Triestines

à Mathias Enard, l’auteur de Boussole

Vendredi 3 mai 2019

Arrivée tout à l’heure, à Ronchi dei Legionari, que certains veulent légitimement rebaptiser Ronchi dei Partigiani. Nous sommes sur le front de l’Isonzo, où a combattu Hemingway, ce que j’ai lu avidement avant de venir dans Farewell to the arms. Avec les campagnes de la Lys, parmi les plus odieuses boucheries de la Grande Guerre : c’est ici que le gaz moutarde a été utilisé la première fois. Sur la route de Trieste tranchée dans la roche du Karst au couteau, des cimetières massifs. Mais la plupart des corps ont été pulvérisés par les obus dont des représentations gigantesques servent de poteaux aux portails des lieux de mémoire. De l’autre côté du golf splendide, Grado, et l’antique Aquileia. Aquileia, un songe plus ravissant que Byzance. La Barbarie. Le bus longe la côte. Les usines de Montefalcone. L’histoire oubliée des ouvriers. En contre-bas, la mer qui respire dans la nuit. Duino. Les élégies, jamais aimées, de Rilke. Les fourches de Dante : c’est une cavité naturelle où l’on a aménagé la SS14. Au fond, l’écrin de la ville. Le château de Miramare construit par Maximilien. J’ai lu, avant de venir, l’histoire de l’empereur du Mexique, appelé par les Français, puis lâché par eux. Exécuté par les révolutionnaires : c’est le sujet d’un tableau illustre de Manet (et contrairement à ce qu’on en dit, le sujet est important). Trieste se rapproche. Dans le relief, oui, comme si on avait creusé la montagne à la petite cuillère.

Une odeur de mer et de lessive à la lavande. J’observe les gens : sont-ils si différents parce que nous sommes à Trieste ou est-ce mon attention qui les transforme ? Je suis étonnée par leur taille, par leur blondeur, par leurs yeux clairs, par leur accent, par la cohabitation du laisser-aller et de l’apprêt excessif.

Je suis dans mon lit. Installée dans la chambre où je resterai un mois, via Slataper, près de l’hôpital. Tout près, il y a le Viale, une grande artère piétonne où flâne la ville. Des boutiques, des restaurants, des bars, et le Politeama Rossetti, le théâtre de la ville, haut lieu au siècle dernier de l’irrédentisme bourgeois. Nous sommes au sixième étage et j’ai une vue dégagée par la fenêtre. Les lumières du castello San Giusto brillent jusque dans mon lit. Malgré l’heure tardive, Xenia, ma colocataire, m’a gentiment accueillie. Une jeune femme magnifique. Elle est blonde aux yeux bleus, les traits slaves, fine, karstique. À côté du petit cochon picard que je suis, elle ressemble à une princesse russe. Je l’aurais bien appelée Anastasia. Mais Xenia est déjà un prénom remarquable. L’Étrangère. Nous sommes vraiment aux portes du monde barbare, comme l’écrit Chateaubriand. Nous sommes en mai et le vent froid raidit mes os. Le portique des Balkans. La mère de Xenia est Serbe. Tous les villages alentours sont indiqués en slovène. Une terre inconnue s’ouvre à moi, et il ne dépend que de moi d’être à sa hauteur. Le voyage (l’aéroport, l’attente) m’a fatiguée, je m’endors dans l’euphorie.

Samedi 4 mai

Réveil splendide. Nous sommes presque en Croatie, en Albanie, comme au nord de la Grèce, et le ciel est méditerranéen. Il est tard quand je me lève enfin et Xenia a eu la délicatesse de me préparer sur la table de la cuisine le petit déjeuner italien : café, biscotti, céréales, fruits. Aujourd’hui, je dois retrouver ma professeure au café San Marco. Je n’ai rien à consigner pour l’instant, mais avant de sortir je suis tellement remplie d’énergie que c’est un moyen de me libérer. Mon téléphone n’arrête pas de sonner des messages de mes parents, de mes amis, et je n’ai qu’une envie : le jeter dans l’Adriatique !

*

Café San Marco. Adossé à la synagogue. C’est un jeune Grec qui, récemment, l’a repris. Il y a installé une librairie. Je relis les premières pages de Danubio où Claudio Magris fait une longue description de la vie à San Marco. Rien n’a changé. C’est un café austro-hongrois. Grands miroirs sous des fresques de Vito Timmel. Des apparences de rigidité mitteleuropa mélangées à une sociabilité du mezzogiorno : un paradis. Quelle drôle d’Italie ! Comme dans Magris, des joueurs d’échec, des journalistes, des étudiants, une bourgeoisie oisive, quelques touristes. Bientôt une grande femme élégante rentre, et par son affairement, je devine que c’est Vittoria Crespi Morbio, ma professeure. Elle est en retard d’une bonne demi-heure. Elle s’excuse. Commande un capo in b. « Non, ce n’est pas la note si en anglais », me dit-elle avec un peu de ridicule dans un accent charmant, « c’est une spécialité de Trieste : il cappuccino in bicchiere. Ah, vous avez beaucoup à apprendre ! » Elle est souriante, les dents blanches, bien rangées, la lèvre rouge, les cheveux abondants, les yeux clairs. Elle a bien cinquante ans, et elle est pimpante comme une Parisienne de trente ans. Elle parle. Non, elle piaille. Un oiseau du paradis, dans ce paradis des frontières latines. « Ce n’est pas vraiment l’Italie. On dit que c’est la seule ville du nord de l’Italie qui soit une ville du sud. Les gens ici détestent travailler. Et ça leur réussit. » Puis elle enchaîne, si abondamment que je me demande si elle sait vraiment qui je suis. Mais, à ma plus grande surprise, de but en blanc, elle m’appelle par mon prénom, commente mon parcours, me félicite pour ma bourse et mon projet d’étude, regrette la brièveté de mon séjour, et comme si c’était moi qui avais parlé, elle reprend le cours de sa logorrhée en m’assommant de mille noms qui (me) sont tout à fait inconnus mais qui, à l’entendre, sont célèbres à travers le monde entier. Certains reviennent à plusieurs reprises, dont je me souviens et dont il faut que je me souvienne. Car elle a été proche d’Anita Pittoni qui tenait salon, si j’ai bien compris, que fréquentaient Umberto Saba, Italo Svevo ou encore Bobi Bazlen. Elle a été l’élève de Nora Franca Poliaghi, une spécialiste de Stendhal qui a passé à Trieste quelques mois malheureux comme consul. Je ne la suis pas, impossible, mais son chant m’enchante. Elle a mentionné Gillo Dorfles, Giorgio Strelher et, de nouveau, Roberto Bazlen. Et j’essaie d’avoir l’air moins bête en ponctuant de commentaires savants ces quelques noms. Elle me regarde alors avec attention. Je marque des points.

Dans son flot, une remarque, particulièrement, a retenu mon attention : « Vous savez qu’Albertine a fait son apprentissage lesbien à Trieste ? Dans le quartier de Cavana qui était à l’époque un quartier portuaire et donc mal famé. » Je ne me souvenais plus de ce détail. Sur Internet, je suis allé vérifier et j’ai trouvé, en effet, quelques occurrences à Trieste dans Sodome et Gomorrhe. Comment l’idée est venue à Proust ? J’ai toujours aimé les enquêtes policières : j’aimerais résoudre ce petit mystère. Mais avant cela, il me faut avancer sur ma recherche. Un mois, en effet, c’est court, et je dois rencontrer beaucoup de personnes, lire beaucoup de livres, amasser assez de matériaux pour mon travail sur Leonor Fini. J’ai pu enfin parler un peu, et la Crespi Morbio m’a écoutée en hochant la tête, puis m’a demandé si je maîtrisais l’italien. Nous avons parlé italien et elle m’a quittée aussi précipitamment qu’elle était arrivée, tout sourire, toute contente, en me serrant la main affectueusement et me souhaitant tout ce qu’il y avait à me souhaiter. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser : « Voilà bien une Italienne ! »

Dimanche 5 mai

Dimanche. Il pleut. On se croirait dans une complainte de Laforgue ou de Gozzano. Xenia est partie avec son compagnon, Michele, en villégiature je ne sais où. Il est aussi beau qu’elle est belle. C’en est presque déprimant. Ils ont eu la gentillesse de me proposer de les accompagner, mais à la fois j’aurais été gênée de les déranger, et je suis contente de me retrouver seule dans l’appartement. Et d’avoir le temps d’aller découvrir la ville.

Après de lentes et longues ablutions, je sors enfin. La pluie a cessé, le soleil pointe. Le Viale – où l’on prend déjà l’apéritif en terrasse, des vins blancs et des mousseux (Prosecco n’est qu’à quelques kilomètres sur les hauteurs), des spritz pour les parents, des glaces pour les enfants. La piazza Goldoni – refaite certainement il n’y a pas si longtemps et très mal foutue. La piazza Verdi où trône une statue du compositeur financée (lis-je dans mon guide) par la bourgeoisie irrédentiste, comme un pied de nez aux Autrichiens. Puis le Canal Grande est apparu ; et le Temple San Antonio où vient butter l’eau ; l’église orthodoxe néo-byzantine de San Spiridione ; la piazza Rossa et le pont de Joyce ; la ribambelle des bâtiments Art Nouveau. Quelle symphonie ! La mer, le golfe, Monte Grisa sur le Karst à droite, l’Istrie à gauche, les ports abandonnés ! Quelle merveille ! Je marche grisée. Beaucoup de migrants sur les môles, le long de la mer, comme des chats qui cherchent à se chauffer aux rayons encore frisquets du soleil printanier, et qui refourguent, pour survivre, des livres pour enfants… Petite collation dans un grand bâtiment élégant et moderne, Eataly, d’où la vue est imprenable sur la mer, sur le phare, sur le port, sur le golfe. J’écris ces quelques lignes en mangeant un cornetto al cioccolato.

*

J’ai arpenté piazza Unità, qui est la plus grande place d’Europe donnant sur la mer. Elle me rappelle la place du Commerce à Lisbonne, mais qui donne, elle, non pas sur le large, mais sur le Tage. J’aimerais aller à Thessalonique : là-bas aussi une place donne sur la méditerranée. Voyager donne envie de voyager. Mais je n’ai même pas l’impression de voyager : je vis à Trieste, même si ça ne fait que deux jours, que ce n’est que pour un mois. J’ai l’impression d’avoir déménagé. Le temps s’est élargi. J’ai vu plus en deux jours qu’en deux ans à Paris.

Après un arrêt à l’office du tourisme, j’ai exploré Cavana, à la recherche d’Albertine. Je ne crois pas que Proust – qui a finalement visité Venise – ait jamais mis les pieds à Trieste. Assurément ce n’est plus la même ville. Avant 1918, elle appartenait au grand empire austro-hongrois. Et l’architecture typiquement fasciste qui, avec une certaine réussite – il faut bien l’avouer –, alliait un vocabulaire romain aux canons modernistes, n’avait pas encore marqué la ville, comme c’est le cas du côté du théâtre romain. Et ce théâtre romain, devant le commissariat, c’est justement les fascistes, dans cette ville politiquement stratégique comme partout ailleurs en Italie, ont eu à cœur de mettre à jour.

Xenia me disait que Cavana était encore un coupe-gorge quand elle était petite. Aujourd’hui, c’est le quartier chic. Beaucoup de touristes. Et encore ces Triestines, la jambe longue sous le tailleur, le talon haut, les immenses lunettes de soleil, la peau hâlée que le maquillage met en valeur. Qu’est-ce qui fait le charme de ces femmes mûres ? Une assurance dans la présence, une prestance. Quelque chose que ne peut conférer que l’expérience.

Piazza Attilio Hortis, qui est un petit parc, je salue la statue d’Italo Svevo. À mon grand étonnement – nous sommes dimanche –, la bibliothèque municipale est ouverte. C’est en fait une bibliothèque de revues, une « hémérothèque », au nom de Fulvio Tomizza, où je suis encore plus étonnée de trouver des revues qu’on ne trouverait, en France, que dans les universités. Parmi les badauds éclectiques, j’en feuillette quelques-unes et je m’enfuie : je pourrais y passer la journée ! Mais, comme je vois sur mon téléphone que je me rapproche, je deviens de plus de plus impatiente d’atteindre mon but initial (à peine avoué) : le Museo Rivoltella.

Demeure du baron Rivoltella, grand industriel du XIXe siècle « éclairé » et irrédentiste. La bonne tenue de ses affaires, plus que ses idées libérales (même si les deux sont intrinsèquement liées), le poussaient à prôner le rattachement de Trieste à l’Italie qui cherchait à l’époque, entre imbroglio politique (notamment avec un Napoléon III un peu girouette) et épopée garibaldienne, à se constituer en tant qu’État unifié, contre l’empire Austro-hongrois (on retrouve notre Maximilien soutenu par les Français au Mexique…). Aujourd’hui un beau musée, rehaussé par une architecture moderne qui abrite des collections contemporaines. C’est là, je le sais, que deux toiles de Leonor Fini sont conservées. Bien sûr, je passe rapidement sur le reste : les estampes anciennes de la ville, les collections bourgeoises du baron, les tableaux historiques de Cesare dell’Acqua, les belles femmes qui flânent, parmi d’autres merveilles, et arrivée sur le plateau des peintures du XXe, je ne mets que quelques secondes, mon œil brassant l’espace sans s’arrêter sur de nombreuses toiles qui pourraient pourtant retenir son attention, pour reconnaître instinctivement la couleur, la touche de Leonor Fini. Son autoportrait ! Je suis soufflée autant par la pénétration de son regard, les proportions de son visage (qui, à en croire les photographies qu’on a d’elle, ne semblent pas exagérées), et les couleurs du fond et de son chapeau. Elle est belle et elle semble jeune : elle a pourtant 68 ans. Les photographies de cette époque prouvent qu’elle ne s’enjolive pas. Un peu dodue dans son enfance, un peu pouponne, elle s’était émaciée avec l’âge, avait gagné en angularité. D’où venait cette toile ? Quel avait été son parcours ? Questions simples, qui rempliraient mon étude.

À côté de l’autoportrait, un portrait d’André Pieyre de Mandiargues, qui avait été son amant. Elle le dépeint en mendiant chétif. Il est très efféminé, elle est très sûre, on pourrait dire : virile. Mais elle a beau jeu de sacrifier à cet exotisme de la pauvreté : la fille d’ambassadeur argentine, la grande noble n’aura jamais connu la pauvreté que de très loin… ! Je ne connaissais pas ce tableau. Je découvre aussi (la muséographie est intelligente) un portrait d’elle par un certain Edmondo Passauro. Son professeur je crois. Voilà de quoi remplir encore mon essai, à peu de frais.

Toute excitée, je prends quelques photos, monte sur la terrasse pour respirer l’air marin et contempler le grumelas de la ville puis je repars à l’appartement, via Slataper, pour consigner tout ceci. J’ai prévu de regarder ce soir, pour me délasser, le film de Mathieu Amalric, Le stade de Wimbledon (2001).

Lundi 6 mai

Le film d’Amalric est un peu mon histoire ! Une étudiante qui part sur les traces d’un écrivain qui n’aurait pas écrit (Bobi Bazlen, grand mythe de la modernité, écrivains sans œuvre ayant légué une œuvre sans écrivain). Dans le livre de Daniele Del Giudice (qui est un homme) publié en 1983, le narrateur est lui aussi un homme, un jeune homme. Amalric en fait une femme. J’aime bien ce transfert des genres. Aujourd’hui, c’est très à la mode. Le film est un vrai guide touristique pour Trieste : beaucoup d’endroits que je n’ai pas encore visités, et que j’ai hâte de voir : le bagno piedoni, plage publique où les femmes et les hommes sont strictement séparés par un mur de trois mètres ; Barcolà ; la piscine sur la mer qu’on appelle aujourd’hui « Ausonia » ; d’autres lieux que j’ai oubliés. Il faudra que je le regarde de nouveau : je m’endormais devant.

*

Aujourd’hui, premier jour d’université. Toujours un peu de trac mêlé à l’excitation. Il faut monter sur les contre-forts du Karst pour s’y rendre, par une route en lacis à la pente raide. Encore une vue panoramique splendide. La mer étale, jusqu’à perte de vue. À gauche la mer qui descend vers la Grèce. À droite, la côte, le phare de la Victoire, le château de Miramare. On aperçoit dans une brume le port industriel de Montefalcone. On ne voit pas Venise, mais on la devine. Entre Trieste et Venise, il y a la lagune de Grado. Le bâtiment de l’université est d’une lourdeur fascisante, mais la modernité est atténuée par un classicisme un peu passéiste. J’ai rencontré mon groupe de travail au sein du département Lettere e Arte. Nous ne sommes pas nombreux. La plupart semblent très sympathiques. Un accent étonnant. Ils se lancent des « Bon di’ » pour « Buongiorno » à tout va. Une certaine simplicité, somme toute, qui tranche avec les us et coutumes de Paris. Je me suis tout de suite rapproché d’une fille aux cheveux courts, très belle, qui me rappelle Léa Seydoux dans La Vie d’Adèle. Elle a compris pourquoi c’était d’elle dont je me rapprochais et elle a été très affable. Elle s’appelle Sibilla, comment ne pas fondre ? Un garçon nous a rejoint, Giancarlo, un ami proche de Sibilla. Aujourd’hui, le séminaire consistait en une table ronde où chacun présentait son travail de recherche, ses difficultés, ses doutes et ses questionnements. Une courte discussion suivait. Certains travaillaient sur des sujets locaux comme les rapports qu’entretenait Italo Svevo avec l’art autour de 1900, ou ceux de Robert Bazlen avec l’art entre les deux guerres, ou encore sur le moment de basculement entre l’influence munichoise et l’influence florentine au début du XXe siècle sur les artistes triestins. D’autres travaillaient sur les sempiternels sujets : rapports entre naturalisme et impressionnisme, la place de l’art dans l’œuvre d’André Breton, et d’autres sujets que j’ai oubliés. C’était un peu l’ennui. Les discussions qui suivaient, en revanche, étaient toujours très enrichissantes, et j’en ferai mon miel.

À 18h, après une longue séance éreintante, Sibilla et Giancarlo m’ont proposé d’aller boire un verre dans un café-librairie de Cavana : Knulp. J’ai accepté. On est redescendu en motorino, je me suis accrochée à Sibilla. Le café est moderne, un peu trop à mon goût : je préfère de loin San Marco. Mais c’est clairement ici que se regroupent tous les étudiants en « sciences humaines » de Trieste. Un côté « jeunesse intellectuelle de gauche » qui ne fourbit pas ses idées, mais les répand après qu’on les lui eut prémâchées. Mais je suis peut-être sévère. Sibilla et Giancarlo connaissaient un tas de monde, et j’en ai profité pour poser un tas de questions. On m’a parlé de la décadence de l’Italie, on a tenu des discours ambigus sur Salvini (« Certes, il est d’extrême-droite, mais il est le seul vrai rempart contre les technocrates et les financiers de Bruxelles… »), du sort pitoyable des migrants aux frontières hongroises (il y avait justement une exposition de photographie sur un de ces camps de concentration), de la malchance de Trieste d’être devenue italienne plutôt que yougoslave, de l’opportunité et des risques de l’engagement de la Chine dans la région (Trieste ayant été désignée ultime étape des « nouvelles route de la soie »). J’ai su aussi qu’il y avait plusieurs librairies où je pouvais trouver des livres pas chers. Il libraio del Nono, à quelques dizaines de mètres d’ici, où tous les livres sont à un euro, mais qui est tenue, m’a-t-on dit, par un facho. Et la librairie Dedalus, via Torre Bianca, dans le borgo teresiano (du nom de Marie-Thérèse d’Autriche qui a modernisé Trieste qui était le principal port de l’empire – ce dont sont encore bêtement fiers les Triestins). Contrairement à la France, pas de prix unique du livre en Italie, et personne ne s’en plaint. Au contraire. On m’a conseillé enfin de suivre les cours de Luca Bellocchi à l’université, le mercredi. C’est un spécialiste de l’art triestin, notamment Liberty, qui se partage entre Trieste et Capodistria (Koper en slovène). Tout cela en buvant des spritz à l’Aperol ou au Campari. Quand il y eut un concert, le bruit était trop fort, et j’ai préféré rentrer pour tenir ce journal, et être en forme demain pour attaquer mon étude.

Mardi 7 mai

Beau soleil dès le matin. Les mouettes pleurent. Le réveil est un peu difficile, j’ai un peu trop bu hier. Je repasse la soirée dans ma tête. Giancarlo, petites lunettes, petite barbiche, est très gentil, mais je crois qu’il a des vues sur moi. Il me semble pourtant évident que je ne suis pas intéressée par les hommes. Cela ne l’a pas empêché d’avancer ses pions – qu’il va perdre. Tant pis pour lui. Sibilla a beaucoup parlé avec ses amies, peu avec moi : je crois que c’est pour cela aussi que j’ai bu (par ennui) et que je suis partie plus tôt. Mais je voulais être en forme ce matin : car la première chose que je vais faire, c’est d’aller à la librairie del fascista, comme l’appelle Sibilla.

*

J’ai acheté 10 livres, j’en ai eu pour dix euros. Je n’aurai jamais le temps de tout lire en un mois ! Deux recueils de Claudio Grisancic, poète de langue dialectale, Bora zeleste et La storia de fausta qui me semble un pur chefs-d’œuvre ; deux romans de Fluvio Tomizza, La Città di Miriam et Fanziska ; une grammaire slovène (en italien) ; un petit fascicule intitulé « Casanova a Trieste » ; trois ouvrages de peinture dans la collection, datée mais toujours précieuse, « Classici d’arte » chez Rizzolli : Carpaccio, Boldini, Hayez. Bref, pas grand-chose à voir avec mes recherches… Je suis tombée sur un nid de livres français improbables. Je ne pouvais pas ne pas acheter l’édition Lemerre, non découpée et en bon état, des traductions d’Eschyle par Leconte de Lisle… à un euro ! Une caverne d’Alibaba ! Bien qu’il n’y eut ni le Canzoniere d’Umberto Saba, ni les poésies de Biagio Marin. Le Fasciste, brave gars à l’accent gras et à l’arrière du crâne écrasé (typique de la physionomie slave), plutôt sympathique pour un bouquiniste et un fasciste, m’a expliqué que le Canzoniere se vendait à peine rentré, et que si je le voulais, mieux valait directement l’acheter neuf, c’est-à-dire au prix fort.

J’ai cependant dégotté, en anglais (et toujours à un euro) le livre de Stephen Vizinczey, In Praise of Older Women. Je suis montée sur la place de l’arc de Ricardo (piazza Barbacan), puis dans le parc féerique juste derrière, et là j’en ai lu la moitié d’une traite. C’est ce qu’on appelle « dévorer un bouquin ». Génialissime. Pourtant, mon attente fut déçue : il ne m’apprend rien sur le mystère des vraies femmes matures, comme celles qu’on rencontre à tous les coins de rue de Trieste. Comme si, depuis 1965, la définition même de « femme mûre » a évolué (les Américains ont un acronyme bien explicite que des amies à moi aiment employer – milf) : pour Vizinczey, ce sont presque des femmes de mon âge, ou à peine plus âgées, disons autour la trentaine. Alors que les Triestines qui m’intéressent ont plutôt la cinquantaine. Tout est à écrire encore !

En redescendant de la piazza Barbacan, je me suis arrêtée à la Feltrinelli, via Mazzini. Une plaque commémorative a été accrochée sur le côté de la façade. On peut y lire : « Dans la mansarde de cette maison a vécu Umberto Tommasini, 1896-1980, anarchiste et combattant d’Espagne, exemple d’amour et de liberté. Septembre 1990, groupe Germinal. » Pour 18 euros, j’ai pu repartir avec le Saba, et pour 17 euros avec les poésies de Biagio Marin. C’est cher, mais c’est bien à cela que sert ma bourse d’étude, non ?

Je suis rentrée m’immerger dans tout cela. Demain, premier cours de Bellocchi.

Mercredi 8

Cours de Bellocchi ce matin, de 10h à midi (rythme triestin). Passionnant. Il a été question d’architecture Liberty : la casa Basevi par Eugenio Geiringer (1903), la splendide casa Terni (tout près de la statue de Saba et de sa librairie : car Saba était libraire, il en avait bien la tête!) par Romeo Despoli, l’Ex-Pescheria de Giorgio Polli (1913), la casa Bartoli de Max Fabiani (1906) sise piazza della Borsa (et léguée récemment par une vieille riche au mouvement nationaliste Trieste Libera qu’on voit partout, mais qui récolte, semble-t-il, très peu de voix aux élections), le Narodni Dom (ou « hotel Balkan ») de Fabiani encore (1906) avec des fresques de l’adorable Koloman Moser, incendié par les fascistes en 1920, mais reconstruit à l’identique et bientôt restitué à la communauté slovène. Il était temps ! C’est dans cette Trieste prospère, cultivée, moderne qu’avait grandi Leonor Fini, arrivée de son Argentine natale en 1909 à Triste où Malvina Braun, sa mère, était née avant de suivre son riche mari argentin, diplomate. Le couple était revenu à la faveur de l’après-guerre, alors que le père de Fini avait été missionné sur la question triestine. Mais la mère, jeune femme encore, aux mœurs libres, l’avait quitté pour convoler à d’autres amours. Je songeais à l’influence de son milieu sur ma peintre, quand Bellocchi a déclaré qu’il était temps d’aller manger.

Avec Sibilla, Giancarlo, et presque toute notre classe, nous avons déjeuné à l’OPP (prononcer « o-pi-pi ») qui est l’ancien hôpital psychiatrique. Aujourd’hui, c’est un agglomérat de petits bâtiments dont la moitié est à l’abandon, de jardins, de centres culturels, d’administrations diverses, avec, derrière une petite place au centre de laquelle se dresse une minuscule église (une chapelle plutôt), un bar : Il Posto delle fragole. « Fragole » signifie fraise. On me raconte que l’OPP, jusque-là lieu hermétiquement fermé, avait été ouvert grâce au mouvement anti-psychiatrique de Franco Basaglia, dans les années 60. Comme Pinel avait détaché les enchaînés de la Salpêtrière en 1795 (j’ai en tête un tableau de Tony Robert-Fleury pour illustrer cet événement), Franco Basaglia avait libéré dans la ville les enfermés de l’hôpital psychiatrique. Mais quand je demandai où étaient les gens qui souffraient de troubles mentaux, on m’expliqua qu’on leur trouvait généralement des appartements thérapeutiques à Opicina, un petit village sur le plateau du Karst. On les avait libérés, mais on les avait aussi expulsés de la ville…

Après déjeuner, Giancarlo et Sibilla ont insisté pour me se servir de guides. Nous sommes montés au château San Carlo, nous avons visité la cathédrale, nous sommes allés voir le catafalque, assez bancal à vrai dire, de Winkelmann (qui est mort assassiné dans une auberge de l’actuelle piazza Unità) dans le jardin archéologique, puis nous sommes redescendus piazza Barbican. C’était déjà la fin de l’après-midi et comme il faisait beau, ils ont insisté pour m’emmener à Barcolà. C’est un long front de mer où les – nombreux – retraités de Trieste se font dorer la pilule dès qu’il y a un peu de soleil. On descend dans l’Adriatique par des échelles (mais la mer est encore un peu froide), on se sèche sur la promenade. À la bonne franquette. Au bout, c’est le château de Miramare. Du côté de Trieste, il y a une vague pinède avec deux ou trois cabanons où nous avons bu, comme il se doit, des spritz au coucher du soleil. Tout était paisible et agréable. Des amis de mes nouveaux amis nous ont rejoints, et ça a piaillé infatigablement pendant deux heures. Un vrai chant d’oiseaux ! J’ai profité qu’une fille reparte en voiture dans le centre pour me faire raccompagner. La fille un peu ronde et très léchée travaille dans un magasin de la galerie Torri d’Europa dans un quartier que je ne connais pas encore, San Giacomo. Elle m’a longuement décrit ce quartier d’immigrés balkans, populaire et même pauvre, mais vivant et dynamique. Je me suis promise d’y aller.

Quand je suis rentrée, Xenia dînait avec Michele, et j’ai accepté de me joindre à eux, même si je n’avais absolument rien à offrir. J’ai posé des questions sur les Slovènes. J’avais oublié que la mère de Xenia n’était pas slovène, mais serbe… J’ai tout de même demandé si elle ne connaissait pas quelqu’un qui accepterait de me donner quelques leçons de slovène contre des leçons de français. Elle m’a dit que ce serait facile à trouver : comme partout en Italie, la France a bonne presse, surtout les Parisiens – encore plus les Parisiennes. Il est clair pour moi, aujourd’hui, que ce serait passer à côté de ce qui fait Trieste que de ne pas connaître, au moins un minimum, cette langue qui jusque-là n’existait que vaguement dans ma tête : le slovène.

Jeudi 9 mai

Ce matin, je suis allée à la librairie Dedalus, via Torre Bianca. J’y ai acheté une dizaine de livres. Encore. Non seulement je me ruine, mais surtout je ne sais absolument pas comment je vais faire pour tous les remporter à Paris ! Un livre de Boris Pahor (écrivain centenaire triestin de langue slovène), qui n’existe qu’en français, Arrêt sur le Ponte Vecchio ; une version commentée de Il mio Carso de Scipio Slataper que je n’avais qu’en format numérique sur ma liseuse, et ses Lettere triestine. J’ai acheté aussi deux livres de Giani Stuparich, Ricordi istriani et Guerra del ‘15, précédé d’un essai d’Anita Pittoni, la femme qu’apprécie tant Crespi Morbio.

Sur ma lancée, j’ai embarqué Persuasione e retorica de Carlo Michelstaedter et, chez Einaudi, ses Poesie. Simplement parce que je savais qu’il s’était suicidé à vingt ans, dégoûté par le monde, et que cette histoire me rappelait Victor Escousse et Auguste Lebras qui, à dix-neuf ans, en 1832, s’étaient donnés la mort ensemble, dépités par un échec théâtral alors qu’ils y avaient déjà connu un franc succès quelques mois plus tôt. Il y a quelque chose de fascinant, chez Michelstaedter, à maîtriser si tôt si bien les codes de la pensée universitaire, de pouvoir ouvrir toutes les portes par son rang et son esprit (comme ça a été le cas pour Sartre qui n’a jamais eu de difficulté, d’abord à obtenir l’agrégation, ensuite à publier des romans, enfin à s’engager dans la vie politique à la meilleure place qui soit : celle de l’intellectuel), et de tout sacrifier d’un geste définitif… Même s’il est très peu probable que je m’attelle jamais à la lecture suivie et complète de ce traité (fastidieux, il faut bien l’avouer, dès les premières pages), il m’a semblé – et c’est assez naïf – que de posséder ce livre valait hommage.

Au point où j’en étais, je me suis dit que c’était idiot de ne pas acquérir le livre de référence Trieste, un’identità di frontiera de Claudio Magris et Angelo Ara, même si rien que le titre me paraît louche.

Enfin, il me fallait absolument deux livres plus « géographiques » : un livre immense sur le Carso et un autre sur la région du Frioul-Vénérie julienne…

Mais surtout (j’ai un peu honte de me l’avouer), j’ai acheté autant de livres parce que je voulais rester le plus longtemps possible dans la librairie afin de bavarder avec celle qui est sans aucun doute la patronne, une femme immense qui, avec ses talons de dix centimètres, doit dépasser allégrement les deux mètres ! Elle est tout simplement superbe. Je suis restée médusée par elle, et je crois qu’elle l’a remarqué. Elle me souriait gentiment. Quel corps ! Quel regard ! Je la voudrais comme amie. Si ce n’est comme amante… Mais elle était très occupée, et au moment de payer, alors que la somme fut assez rondelette, elle n’a pas pris la peine de répondre à mes avances. Une pure cisgenre, sans aucun doute. Et qui doit avoir l’habitude des petites gouines dans mon style qui tombent en défaillance à ses pieds… C’est bien triste ! J’ai cherché son nom sur Internet, sur la page Facebook de la librairie, mais je n’ai rien trouvé… Je vais demander à Fabien, il est très fort avec l’espionnage informatique.

J’ai passé l’après-midi à bouquiner, et à travailler : demain j’ai rendez-vous avec la Crespi Morbio. Mais ce soir, je me permets tout de même de sortir un peu !

Vendredi 10 mai

La soirée d’hier a été catastrophique.

J’hésite même à la raconter, ce qui va me la faire revivre une seconde fois !

Pour mon rendez-vous avec la Crespi Morbio aujourd’hui, inutile de préciser que, vu mon état, je n’ai pas pu y aller. J’ai appelé ce matin, et elle a bien voulu accepter qu’on se voie demain. Je crois que ça l’arrangeait qu’on reporte. Tant mieux. Je suis soulagée, je vais pouvoir lentement mourir tout le saint jour, et tenter d’oublier les bribes de souvenirs honteux qui me hantent…

C’était la nouvelle lune. Peut-être que j’ai été influencée. Il faut bien se trouver des circonstances atténuantes… J’aime croire que, par les ovaires, la femme a un lien privilégié avec la lune, même si j’ai bien conscience que c’est un reste (ou un relent?) de l’imaginaire patriarcal qui nous (pré)définit. Comme presque toujours, quand la lune est vide ou pleine, le temps était apocalyptique. Il faisait un vent terrible, qui est monté, au moment même où je sortis pour rejoindre Giancarlo et Sibilla, à 70 km/h. Le vent rend fou, c’est bien connu. Je croyais que c’était la fameuse bora, mais on m’a dit qu’il n’y avait plus de bora à cette époque. La pluie cinglait par moments. Certainement la journée de travail m’a assommée. Je n’en ai pas moins bu. D’abord dans un petit locale dans une perpendiculaire au Viale, sur lequel une plaque indique que Joyce a habité à cette adresse quelques mois (pendant ses dix ans à Trieste, il en eu une vingtaine de maisons différentes!). Da Roby. Avec leurs spritz, j’étais complètement ivre. Surtout qu’il n’y avait que des assiettes et des sandwichs à base de viande et que, du coup, je n’ai rien mangé… Pourtant la soirée avait bien commencé : nous avions longuement parlé avec Sibilla, et je la découvris beaucoup moins superficielle que je le pensais. Touchante. Mais rapidement je ne comprenais plus tout ce qui se passait. Je me suis laissée faire. Il y avait beaucoup de monde. Les garçons tchatchaient, c’était difficile de s’en dépêtrer. On m’a emmenée dans une boîte, pas très loin de là je crois, où la foule était compacte et la musique assourdissante. Les shooters défilaient, et je les descendais cul-sec sans avoir l’impression qu’ils me faisaient quoi que ce soit. Quelle distorsion de la perception ! D’autant plus traître que c’était justement l’alcool qui l’induisait. J’ai beaucoup dansé. Avec beaucoup de garçons. Je ne pensais à rien. Parfois, je lorgnais Sibilla qui fricotait avec une nana très laide. Ça me dégoûtait, alors je buvais de nouveau un shooter (la fille très laide ressemblait à Violette Leduc, ça me rendait encore plus jalouse!). Giancarlo se proposait toujours de m’accompagner, me tendait d’autorité un nouveau verre quand je ne buvais plus. Clairement il en a profité ! Et moi, comme une idiote, je n’ai rien vu venir. Car il m’a embrassé ! Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas embrassé un garçon. Cette impression de brosse autour de la bouche, cette odeur d’eau de colonne rebutante, ces paluches baladeuses… Dégueulasse. Le pire, c’est que je crois qu’il m’aime bien. Il faisait front autour de moi contre l’assaut de gars moins bien attentionnés. Je lui dois au moins cela. Mais, vraiment, quelle idiote ! Ce baiser m’a refroidi, et m’a presque dessoûlé. J’ai profité du moment où il est parti aux toilettes pour filer à l’anglaise. J’ai tourné dans toutes les rues que je rencontrai pour être introuvable : j’étais sûr qu’il m’aurait cherchée partout. Je n’avais pas fui depuis cinq minutes, qu’il a essayé de m’appeler trois fois d’affilée, et m’a envoyé quatre messages. « Où es-tu ? » « Tu es repartie ? » « Tout va bien ? » « Je m’inquiète, tu peux répondre ? » J’aurais préféré mourir plutôt que lui répondre. Le sang cognait mes tempes, j’étais ivre dans les rues vides. Je me sentais salie. Je suis passée devant l’appartement mais j’étais bien trop énervée pour rentrer. Alors je suis allée voir la mer au niveau du môle Audace. Je m’y serais bien baignée. Une ville au bord de la mer, il n’y a rien d’aussi beau ! J’ai remonté le canal. Je titubais et le sommeil commençait à m’engourdir les membres. La piazza Goldoni était vide, ou presque. Mes pas semblaient interminables mais je me suis retrouvée chez moi avant même d’avoir pu y penser. Je me suis allongée. Erreur. Impression d’ascenseur qui n’arrête pas de commencer à monter. Ça m’a tourné sur le cœur. Surtout quand je pensais à ce baiser qui, justement, était écœurant. Je n’ai eu que le temps de zigzaguer, en cognant tous les meubles telle une grosse chauve-souris, tous les murs, jusqu’à la salle de bain et de vomir dans les toilettes. J’ai cru que j’allais mourir, que mon diaphragme allait expulser tous mes organes : cœur, poumons, estomac, gosier ! Et puis je me suis sentie plus légère, et j’ai pu retourner m’écrouler dans mon lit. Enfin, le noir complet.

Pas de mystère, aujourd’hui, grosse gueule de bois. Xenia se moque de moi. Michele est là : je me sens encore plus sale et dégueulasse à côté d’eux. La beauté incarnée… Heureusement que j’ai les livres d’hier, et deux ou trois films à voir, dont The Best Offer qui, en partie, a été tourné à Trieste.

Samedi 11 mai

The Best Offer, film de Giuseppe Tornatore de 2014, est assez mauvais. Il y a aussi des complications de montage au niveau des lieux où se passe l’action qui sont tout à fait injustifiables. Parfois on est piazza Oberdan dans un champ, puis dans une autre ville (à Gorizia) dans le contre-champ ! De plus l’histoire est plate, attendue, et le film enfile les perles. Un vieux spécialiste d’histoire de l’art s’amourache d’une jeune femme intrigante qui, finalement, le manipule. Un seul détail peut sauver cette catastrophe (détail qui, par ailleurs, casse la logique interne de l’intrigue) : le tableau d’Umberto Veruda, Sii contenta, apparaît lors de la série d’expertises par le maître. Je lis sur Internet que c’est, pour Tornatore, un moyen de rendre hommage à Trieste. Dans le film, un mécanisme de montre cassée a été rajouté en bas à droite du tableau. Même si celle-ci n’y est pas, la prochaine fois que j’irai à Revoltella, je regarderai ses toiles de plus près.

Cette apparition d’une toile de Veruda dans un film m’a rappelé une citation oubliée, dans un film de Fassbinder, de Leonor Fini. Dans Roulette chinoise (1976), au moment du dîner, on voit derrière Anna Karina et Margit Carstensen (la seconde appuyée tendrement sur la première qui tient un cigarillo entre les doigts), un tableau de Fini (que je n’ai pas encore identifié, mais qui doit être assez facile à retrouver) dont les couleurs sont reprises par la corbeille de fruits sur la table. Le tout, à vrai dire, a quelque chose d’un peu factice. J’étais contente de cette réminiscence (je réécoute, du coup, Kraftwerk – la bande-son du film).

Je me suis réveillée de bonne humeur, et même en forme. Quelle merveille que ce corps capable de se reconstituer ! J’étais au bord de la mort hier, et me voilà aujourd’hui comme neuve ! Et c’est tant mieux car j’ai rendez-vous à San Marco avec la Crespi Morbio.

*

Crespi Morbio vient de partir, et je suis sous les miroirs et les ors de San Marco, comme Claudio Magris, à écrire. Plaisir d’écrire.

Notre rendez-vous s’est déroulé à merveille. Crespi Morbio m’a conseillé de rencontrer une journaliste du Piccolo, Ariadna Bora, et une professeure à la retraite, Cristina Benuzzi. Elle m’a donné leurs contacts. Aujourd’hui, je crois que j’ai parlé plus qu’elle. Ou, en tout cas, j’ai beaucoup parlé. Je lui ai fait part des premiers résultats de mes recherches et elle a paru enchantée.

D’abord sur les influences de Fini. Non seulement les peintres triestins : Edmondo Passauro, Carlo Sbisà, Arturo Nathan, mais aussi l’éclectisme et le Liberty. Formes et couleurs. Crespi Morbio acquiesce en réfléchissant : elle semble assez convaincue. Je poursuis ma démonstration. Cette architecture qui rivalise avec la sculpture a inspiré les premières toiles de l’Argentine : qu’on pense à la sensualité et au vocabulaire de la casa Terni. Elle plisse les yeux, j’abats mon atout : j’ai sur mon ordinateur des dessins de Fini qui sont des études des femmes à la poitrine nue de cet immeuble. J’ai fait un montage comparatif que je lui expose. Elle écarquille littéralement ses prunelles bleus, et s’exclame : « Ah oui, incroyable ! Je ne connaissais pas ces dessins… Passionnant… » Puis elle se remet à réfléchir.

Comme elle ne disait rien (ce qui m’a paru étrange), j’ai rebondi sur les rapports entre Leonor Fini et André Pieyre de Mandiargues. Elle connaît mal, je crois, Mandiargues. Elle plisse derechef les sourcils. Je lui montre le tableau de Revoltella, son visage s’éclaire. Puis deux photographies prises par Cartier-Bresson, à Trieste, du couple. Sur la première, on ne voit pas très bien Leonor, dissimulée par Mandiargues. Dans l’eau, elle enserre de ses jambes le corps osseux de son compagnon. La deuxième photographie a été prise de toute évidence au même lieu, pendant la même séance. Un corps nu de femme, le sein abondant, le pubis rasé, est allongé dans l’eau, parmi les galets. Mais on ne voit pas la tête, coupée par le cadre. Pudeur sans doute. Cela n’empêche : quel corps ! Nous sommes en 1932. Crespi Morbio, qui ne connaissait ces clichés (elle m’apparaît alors un peu légère tout de même), les regarde avidement et pousse de petits gloussements de poule. Je ne peux me retenir de rire, et elle lève la tête vers moi mi-étonnée mi-amusée. Elle se replonge dans mes notes et conclut : « Très bien, très bien, me dit-elle enfin, je vois que vous avez bien avancé ! Plus en quelques jours que la plupart de mes étudiants en plusieurs mois ! Très bien, très bien, continuez comme cela. » Elle refait un point sur les prochaines dates et notre prochain rendez-vous puis me quitte, comme cela devient une habitude, dans un coup de vent.

Je n’ai rien dit pour l’instant d’Albertine. J’attends d’abord d’avoir mené mon enquête et de pouvoir apporter des éléments probants.

*

Une fois que j’ai terminé de tenir mon journal, je suis allée directement travailler à la grande bibliothèque de la ville, la biblioteca Stelio Crise. J’ai fait un effort pour ne pas me laisser détourner par le musée Sartorio qui est juste en face (et, il faut l’avouer, par un spritz en terrasse via Torino). Et j’ai bien fait, car j’ai pu avancer dans mes recherches. J’ai compulsé les œuvres complètes de Gillo Dorfles. Le célèbre critique (qui fut aussi peintre) a été l’ami de Fini dès l’enfance. Mais, bizarrement, il n’a rien écrit sur elle. Dans l’index de ses œuvres, la vedette « Leonor Fini » est indigente, et les quelques entrées ne renvoient qu’à des allusions, une citation de son nom dans une liste, et toujours pour la classer parmi les Surréalistes, ce qui est plus que discutable. Or, ce que je veux prouver, c’est qu’avant d’être surréaliste (si elle l’a jamais été), elle s’est inspirée de la peinture post-symboliste munichoise, influencée par le Liberty, typique de Trieste. Qu’elle vient donc d’un tout autre univers, pour réaliser une tout autre œuvre, bien à elle, inclassable. J’ai pris quelques notes, feuilleté quelques livres, puis me suis résolue à appeler Giancarlo.

Je n’avais répondu à aucun des messages qu’il m’avait laissés depuis mon départ précipité de la boîte de nuit. Il a décroché en lançant un « Finalmente ! », et nous nous sommes donnés rendez-vous au caffè Tommaseo, autre haut lieu de l’histoire triestine (je profite « d’avoir la main » pour visiter de nouveaux lieux). Le temps de l’attendre, je suis tombée faible, à la librairie Ubik (dans une galerie couverte qu’on appelle le palazzo tergesteo, en face de l’Opéra), sur un recueil bilingue, slovène-italien, de Miroslav Košuta, La Ragazza del Fiore pervinca, dans une édition magnifique de Del Vecchio. Košuta a été pendant plus de vingt ans le directeur du théâtre slovène de Trieste qui, après l’incendie du Narodni Dom par les fascistes, a erré pendant des décennies avant de trouver refuge dans un beau bâtiment de San Giacomo. J’ai aussi craqué (je suis peut-être en train de devenir une acheteuse compulsive, ou une vile matérialiste) les Scritti chez Adelfi de Roberto Bazlen qui contiennent les fameuses Lettere editoriali (je crois qu’elles viennent d’être traduites en français…). Je les avais déjà lues en bibliothèque mais il me semblait important de les avoir sous la main pour mon étude. Bazlen était un ami de Fini, bien sûr. Au Tommaseo, en attendant Giancarlo qui a un peu de retard, je les parcours et mon impression première, vieille déjà de plusieurs années (alors que je ne parlais qu’imparfaitement italien), se renouvelle : Bazlen m’ennuie.

Mais Giancarlo est arrivé, et nous avons commandé deux spritz, qui nous ont été servis avec un tas de stuzzichini : olives et grissins, (incontournables) cacahuètes et chips, petits fours et mini-sandwichs. Ce fut assez pour mon dîner. Le lieu est splendide : un café viennois au bord de l’eau… Nous avons d’abord parlé de l’université et de mon rendez-vous avec la Crespi Morbio, mais on avait tous les deux envie d’en arriver vite au sujet qui nous concernait. J’ai fait le premier pas, et il s’est tout de suite excusé de son attitude, ce dont je suis assez contente. Je me suis excusée à mon tour, et j’ai bien précisé que je n’étais pas, mais pas du tout intéressée par les hommes. Il m’a alors demandé si Sibilla me plaisait et comme je lui ai rétorqué un peu froidement que ça ne le regardait pas, ce qui pouvait être interprété comme une confirmation, j’ai tout de même répondu que non. Même si, à bien réfléchir, je n’en suis pas si sûre… Bref, je n’ai pas apprécié cette intrusion dans ma vie privée, et je le lui ai dit. Il s’est excusé une seconde fois, il avait l’air tout penaud. Il n’est pas méchant, et s’il avait été jeune, j’aurais pu dire qu’il était un peu trop jeune. Mais on n’est plus « jeune » à vingt-six ans et je le trouve donc un peu bête. Ou peu courtois. Je me le dis maintenant, mais sur le moment je ne me suis pas arrêtée à cela : j’étais soulagée que la situation soit éclaircie. Nous avons parlé peinture et littérature, et quand nous avons fini le deuxième spritz (on devient vite alcoolique dans cette ville!), il m’a proposé d’aller dans un restaurant de piazza Cavana, réputée pour le poisson. Je lui ai rappelé que j’étais vegan (dans les faits, juste végétarienne). Mais, surtout, je n’avais aucune envie de prolonger la soirée. Nous nous sommes quittés bons amis.

Via della Cassa di Risparmio (quel nom de rue ! qui rappelle bien que les deux dieux tutélaires de Trieste sont Neptune et Mercure) j’ai croisé les premiers groupes de fêtards du samedi soir. Et j’étais bien contente, moi, de rentrer. Les deux spritz avaient suffi à m’égayer. Même si j’eus aimé ne pas rentrer seule… Via Slataper, j’étais soulagée que Xenia et Andrea soient de sortie. J’ai bu de l’eau et j’ai lu. Je mets à jour mon journal et je vais m’endormir en continuant ma lecture de Pahor.

Dimanche 12 mai

Nouveau dimanche gris. Presque un cliché. Sibilla me propose d’aller à la Risiera di San Saba qui a été un camp de concentration, et même d’extermination (puisqu’il y avait un four crématoire), pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne sais pas d’où lui vient l’idée (peut-être du temps?), mais je suis contente de la visiter.

L’endroit, comme il se doit, est sinistre. Quelque part parmi des hangars, près du port. Une architecture moderne accentue l’oppression : de hauts murs aveugles qui contraignent le visiteur. Plus sobre, tout aussi efficace, que le musée juif de Berlin. C’est dans l’essence même de l’usine de servir à la destruction des humains. D’abord par le travail, ensuite par les productions qui les coupent du monde et médiatisent les rapports sociaux, enfin par l’extermination directe. Une logique germinale. Comme dans tous les autres camps devenus musées, il n’y a pas grand-chose à voir, tout est allusion. Mais la partie proprement muséale de la Risiera, en plus de témoignages sonores et visuels, expose quelques objets et des fac-similés de manuscrits. On y trouve Boris Pahor, bien sûr, et on y trouve Zoran Music. « Nous ne sommes pas les derniers. » Ils n’étaient pas non plus les premiers.

Sibilla était autant bouleversée que moi, bien qu’elle connût cet endroit depuis son enfance. J’ai acheté Necropolis de Pahor, en français (dont le titre a été malheureusement traduit en Pèlerin parmi les ombres). Au café, alors que nous avons fait une transition entre le monde des ombres et celui des vivants (le monde du commerce qui me semble l’envers de la même médaille morbide), j’en ai lu les premières pages. Densité et puissance. Ce n’est pas la première fois que l’écriture de Boris Pahor m’apparaît dans l’évidence de sa force. Il est né en 1913 et il est toujours vivant. J’ai imaginé sa mort (le pauvre, je l’ai déjà tué!) et j’ai dû me réfugier aux toilettes pour dissimuler mes larmes. Sibilla n’a pas fait de remarques. Sa pudeur m’a touchée. Nous n’avons pas beaucoup parlé (et je n’aurais pas aimé parler de la fameuse soirée avec Giancarlo), mais cette visite nous a rapprochées.

Tout a été gris dans ma tête tout le reste de la journée.

Malgré ma rencontre avec Cristina Benuzzi.

Très affable, cette dame, en me voyant triste, m’a demandé si tout allait bien. Je lui ai parlé de ma visite. « Plus que la décadence financière, c’est bien la décadence morale qui est à regretter avec l’annexion à l’Italie de Trieste. Sous l’empire austro-hongrois, la tolérance prévalait. C’est l’ancien libéralisme : le commerce nécessite l’égalité des acteurs. Peu importe la nationalité, c’est l’argent qui compte. On venait ici du monde entier : Slovènes, Italiens, Serbes, Grecs, Albanais, Turques, Chinois, Américains, Anglais, Allemands, Français, Chypriotes, Égyptiens, Chilien, Argentins (j’ai pensé à Fini), Russes… Trieste n’était pas une petite New York, c’était New York ! » Je pensais par-devers moi à ce paradoxe du commerce marchand (de la marchandise financiarisée) : la nécessité des échanges regroupait les gens, rejetait à la marge les conflits (quoique nécessaires dans une certaine mesure, on le voit avec les États-Unis), mais elle minimisait l’humain jusqu’à pouvoir s’en passer, jusqu’à vouloir l’exterminer. La fin de l’Histoire est la fin de l’Humanité, la réalisation dialectique de l’Esprit qui n’est que la forme aboutie de la Valeur…

Cristina Benuzzi est revenue sur Leonor Fini, mais ne m’a rien appris de particulier. J’ai griffonné quelques noms, quelques anecdotes que, par politesse, afin de la citer, j’utiliserai dans mon étude. Je la regardai presque sans l’écouter. Elle devait avoir plus de soixante-dix ans, en paraissait vingt de moins. Encore le pur fruit de Trieste : époustouflante d’élégance et de beauté pour son âge. Il paraît que Trieste est la ville où il y a le plus de centenaires en Europe. À cinquante ans, elles ne sont même pas à leur moitié de leur vie : c’est peut-être cela qui fait qu’elles sont si séduisantes si longtemps. Les espèces s’adaptent à leurs milieux…

Lundi 13 mai

Après la Benuzzi, rendez-vous avec Ariadna Bora. Disons-le d’emblée : une vraie butch. En plus elle porte le nom du vent ! Une nouvelle caractéristique de Trieste : non seulement les femmes mûres et magnifiques sont pléthores, non seulement tout le monde est poète, aussi bien l’ouvrier que le boutiquier que le bourgeois (le pompiste tue le temps en écrivant son Rolla), mais il y a aussi plus de personnes LGBTQ+ que n’importe où ailleurs. Il va falloir que j’envisage de déménager ! À mon grand étonnement, la Bora ne porte pas Leonor Fini dans son cœur : « Je l’aimais bien quand j’étais plus jeune, mais je le trouve trop vamp’, trop courtisane à mon goût. » Elle lui préfère désormais Claude Cahun, Djuna Barnes ou Natalie Barney, ses exactes contemporaines. Voilà qui m’apprend plus sur cette femme qu’un tas de confidences qu’elle aurait pu me faire en plusieurs années… Elle m’a longuement détaillé le combat féministe triestin, parmi les premiers en Europe avec l’Angleterre, et m’a parlé d’une revue en slovène à la fin du XIX siècle : Slovenka, « la Slovène ». Ayant paru pendant 5 ans, de 1897 à 1902, en même temps que La Fronde fondée par Marguerite Durand (quotidien de 1897 jusqu’en 1903, puis mensuel jusqu’en 1905). La Bora ignore s’il y avait des liens entre les deux rédactions : ce n’est pas le mien, mais ce serait un beau sujet d’étude. Le spectre chronologique est un peu trop lointain pour que cela me serve dans mes recherches sur Fini, mais il est certain que l’existence d’une telle revue participe à l’ambiance générale de la ville de Trieste où a germé Leonor.

Bora m’a ensuite parlé d’un tas de choses passionnantes, avec une volubilité et un charme parfaits. Elle me conseille le livre de Jan Morris, The Meaning of Nowhere, que j’ai vu plusieurs fois en librairie mais que je n’ai jamais eu la curiosité d’ouvrir : je croyais que c’était un de ces livres un peu faciles pour touristes. Elle m’a expliqué que Jan Morris, aujourd’hui une écrivaine de voyage reconnue, avait été soldat anglais, alors qu’elle était encore un jeune homme, pendant l’occupation de Trieste après la Seconde Guerre mondiale – qui n’a pris fin ici, me précise-t-elle, qu’en 1954… Les tensions avec la Yougoslavie de Tito… Tant que Tito était puissant, il était difficile aux Alliés de lui refuser Trieste, mais après la mort de Staline, et l’isolement du dictateur croate, la réponse fut évidente. Les nationalistes triestins sont encore nostalgiques de cette époque où Trieste était déclaré à l’ONU comme « territoire libre ». Drôle d’antiphrase ! Jan Morris était revenue souvent dans cette ville enchantée et, selon Ariadna Bora, mieux que quiconque, en avait cerné la complexité. Son changement de sexe (la même année que Wendy Carlos) ne devait pas être pour rien dans cette appréciation.

Puis elle m’a vigoureusement enjoint de fréquenter la Casa delle donne. Là, je rencontrerais des gens intéressants, j’y connaîtrais la meilleure part de la ville. Je veux bien le croire. J’ai toujours eu quelques scrupules à ne pas m’engager davantage dans des causes importantes, même si j’espère ne jamais devenir une fanatique bornée comme on en rencontre trop souvent (peu importe la cause en cause, du reste). Mon travail me prend beaucoup de temps, mais je ne dois pas m’en servir comme d’une excuse !

Bref, je dois avouer que son charisme, son enthousiasme, son assurance m’ont envoûtée. Notre entrevue s’est terminée sur des familiarités qui semblaient, de sa part, presque des avances. J’avoue que ce badinage ne m’a pas laissée indifférente. Comment ne pas être flattée de plaire à une femme comme elle ? Elle m’a invitée à une soirée qu’elle organiserait chez elle bientôt, et j’espère qu’elle ne m’oubliera pas.

C’est enthousiaste que je me suis rendue à mon premier cours de slovène. Une amie d’une sœur de Xenia a accepté l’échange de bons procédés : elle m’enseigne les rudiments du slovène, je lui parle français. Katarina est une jeune fille de vingt ans, toute fraîche, qui sent encore le talc. Elle a une bouille de bébé. Elle vit à Opicina, parle slovène chez elle, étudie à Ljubljana dans un master de traduction après avoir fait des études de langue à Trieste. On se met d’accord pour parler français, et c’est par le français qu’elle va m’apprendre le slovène. Curieuse, je lui pose quelques questions sur la situation des Slovènes à Trieste, sur ce qu’en disent ses parents, sur ce qu’elle ressent elle, mais elle me répond avec de grands yeux ronds. J’aurais pu lui poser la question de l’intégration des Algériens en Nouvelle-Calédonie au moment de la colonisation française qu’elle n’aurait pas semblé plus étonnée. Elle me finit par me dire avec une naïveté que j’ai trouvée rafraîchissante sur le moment mais qui, avec le recul, m’apparaît plus effrayante : avec l’Europe, tout cela est terminé depuis bien longtemps ! La Slovénie n’est entrée dans l’Union Européenne qu’en mai 2004 et on ne peut pas dire que la situation, depuis 2008, est pacifiée…

Mardi 14 mai

Après avoir tenu mon journal, hier soir, j’ai beaucoup lu : Slataper, Magris et Ara, Pahor. J’ai fait quelques recherches sur Internet. Le sujet de « l’identité » triestine est passionnant mais je ne dois pas perdre de vue le travail pour lequel je suis venue. En même temps, je crois que j’ai de l’avance : je ne voudrais pas heurter par trop de zèle. Et puis j’ai hâte de me procurer le livre de Jan Morris : je vais en profiter pour retourner à la librairie Dedalus… Je ne sais pas si c’est le printemps, la chaleur qui arrive, mais je suis pleine d’envie. Ma nuit a été agitée malgré moi, et j’ai, ce matin, les yeux cernés. Il va falloir que je me maquille fort.

*

À Dedalus, j’étais dépitée de ne pas trouver ma libraire. J’ai erré, désœuvrée, parmi les rayons. Jusqu’à ce qu’enfin elle fasse son entrée. Toujours aussi immense, toujours aussi majestueuse. Je lui ai dit bonjour comme une collégienne dit bonjour à sa professeure préférée. Elle doit me croire complètement idiote.

Alors que son collègue était à son bureau depuis le début, c’est à elle que j’ai demandé le livre de Jan Morris. Elle ne l’a pas en anglais, mais elle m’assure que je n’aurai pas de mal à le trouver dans une autre librairie. J’aurais voulu encore lui parler mais je n’avais rien à lui dire de plus et elle s’est éloignée… Quelle frustration !

Je suis allée à San Marco où, en effet, il était disponible non seulement en italien et en anglais, mais aussi en français, en allemand et même en chinois… Un best-seller. Je l’ai feuilleté tout en buvant un capo in b. Sibilla et Giancarlo, qui m’avaient appelée, m’y ont rejoint avec un couple d’amis qui participe aussi au séminaire. La conversation fut légère et agréable. On a beaucoup parlé de l’université, des prochaines séances, des professeurs, des intrigues, mais avec une légèreté qu’on ne trouverait pas en France. J’ai hésité à évoquer le vernissage qui a lieu tout à l’heure, comme je l’ai vu sur leur site, à la Casa delle donne, mais je me serais sentie coupable de ne pas le faire. Sibilla et Giancarlo sont enthousiasmés, et je ne peux m’empêcher de regretter d’avoir parlé. À 18h, nous y allons ensemble. Il y a déjà du monde, autour de peintures assez médiocres. Ariadna n’est pas là, et elle ne viendra pas. Elle m’envoie un message pour s’excuser. Je me sens alors plus libre de profiter de mes amis. À 19h se met en place un rituel d’un autre âge : une jeune femme, commissaire de l’exposition je crois (curatrice), se met à présenter l’artiste, puis à commenter quelques-unes des toiles devant les toiles mêmes. Une véritable ekphrasis ! Cela dure une heure. On boit un verre, on échange quelques mots puis on se décide à partir. Comme il fait chaud, Sibilla et Giancarlo veulent aller près de l’ancienne gare, à une ancienne station service réhabilitée en bar de plein air. Roger, je crois. Mais j’ai beaucoup de travail et je préfère rentrer. Sibilla se serait-elle alors montrée déçue ?

Mercredi 15 mai

Ce matin, deuxième cours de Bellocchi. Suite de la séance précédente sur l’architecture Liberty : le palazzo Viviani sur le Viale XX Settembre (aujourd’hui un cinéma) de Giuseppe Sommaruga, un élève de Camillo Boito, avec des sculptures de Romeo Rathmann (1908) ; la Casa de Stabile ; la splendide Casa Valdoni de Giorgio Zaninovich ; la gare (1898). On est revenu sur l’importance de l’académisme un peu lourd du bâtiment de la poste, et sur l’éclectisme : la mairie par exemple. On s’est attardé sur le bâtiment de la région, piazza Unità, qu’on peut lire soit comme la concurrence entre une bourgeoisie commerçante et un pouvoir politique fort, ou alors, au contraire, comme l’entente des deux sphères dans un projet urbain d’envergure. Bellocchi a évoqué l’affaire de Winckelman, que je connais déjà par cœur.

Déjeuner à l’OPP, au Posto delle fragole. Une bonne partie de la classe était là, dont Bellocchi. On a reparlé de l’anti-psychiatrie de Bassaglia (j’ai vérifié dans l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari, son nom n’apparaît pas). Quelqu’un a dit que Vito Timmel, le peintre à qui l’on doit les fresques de San Marco, était mort ici, fou. Bellocchi a rajouté que les toiles conservées à Revoltella laissaient entrevoir les problèmes psychiques du peintre. Je me suis inscrite en porte-à-faux contre cette analyse déterministe, mais la plupart de mes camarades partageaient l’opinion de Bellocchi, ou ne voulaient pas le contredire. Triste, mais aussi réductrice vision des choses…

Après le séminaire de l’après-midi, j’ai travaillé à la bibliothèque. J’ai failli m’endormir. Je n’avais qu’une hâte : profiter du parc, du soleil, de la mer. Mes camarades ont insisté pour je les rejoigne au Posto delle fragole où ils étaient retournés boire l’apéritif. Le patron me reconnaît déjà : « Ce sera quoi pour to0,i Hélène? » Je rougis, j’ai l’impression d’être un pilier de bar. Il y a un concert, un peu de monde, des familles, un ou deux patients qui restent dans les derniers pavillons médicaux du parc, des gens plus ou moins jeunes. Je parviens à me raisonner avant d’être saoule et, malgré l’incitation de Giancarlo et de Sibilla, je m’en vais. Je redescends le parc, parmi les jardins et les pavillons, et la musique faiblit peu à peu laissant place aux sons de la nuit. Et puis c’est le Viale, l’ambiance chaude mais calme des restaurants et des bars. La douceur triestine…

Jeudi 16 mai

Au réveil, temps maussade. Ce qui arrive souvent quand même. Une impression de frontières du monde connu, au-delà desquelles tout est aride. Avant de me lever, je reprends la lecture avec laquelle je me suis endormie : Jan Morris. Tout d’un coup, je tombe sur le passage où, comme si c’était un détail, Albertine se trouve à Trieste. Est-ce que la Crespi Morbio a déniché cette information chez Morris ? Et Jan Morris, où l’a-t-elle trouvée ? La désinvolture avec laquelle elle lâche ce détail capital me laisse croire que la découverte n’est pas de son fait. Il faudrait revenir aux sources, mais comment ? Rien sur Internet. Peut-être dans les quelques publications françaises consacrées à la ville (un numéro d’Europe notamment)… ? Somme toute, un livre plein d’anecdotes, comme tous les bons livres. Mais je trouve les théories de Jan Morris un peu faciles, comme pour se payer du sensationnel à bas coût. Toutefois, cette histoire de « genre », omniprésente à Trieste, m’intrigue de plus en plus.

Rendez-vous – toujours à San Marco – avec ma professeure. La rencontre est très technique : formalités de présentation, calendrier, impression des illustrations, normes à suivre, etc. Mais la Crespi Morbio est en beauté aujourd’hui. Elle sent bon. Ça plairait à Aïssa. Je me laisse aller (je me laisse trop aller en ce moment) à profiter de sa présence. Je deviens libidineuse, dans cette ville douce et dure comme l’enfant de Saba.

Sibilla m’a convié à un dîner chez un couple via Rossetti. Je ne peux m’empêcher de penser à Fulvio Tomizza. Sharon, blonde généreuse à la peau blanche, est néo-zélandaise et Andrea, Triestin, est un grand gars aux yeux bleus très sympathique. Ce sont deux comédiens qui font mille choses : soirées Cluedo, danses dans l’obscurité, entraînements sportifs, ateliers pour enfants, et, pour payer leur appartement, du Airbnb. Ils ont inventé « Le plus petit théâtre du monde » (Il Teatro Più Piccolo del Mondo) : à partir d’un choix hasardeux de symboles et de lettres par le spectateur, ils improvisent un spectacle de quelques minutes dans une cahute d’un mètre sur un mètre, transportable partout. Les deux ou trois spectateurs glissent leur tête sous la toile pour assister au spectacle. Dans la pure tradition dadaïste. Ils ont consenti à une démonstration. Un régal !

Avec Sibilla, nous nous quittons en nous donnant rendez-vous le lendemain pour une promenade sur le Karst.

Vendredi 17 mai

La promenade sur le Karst a été une merveille. Nous avons commencé simplement par le chemin napoléonien. Vue imprenable sur la ville et le golfe. Puis, par Opicina, nous sommes allés visiter les foïbe de Basovizza. Ce sont les fosses creusées naturellement dans la roche minérale du Karst où, tour à tour, les Nazis et les Yougoslaves (pendant la quarantaine de jours où ils occupèrent Trieste après l’avoir libérée) ont précipité les opposants, prisonniers, soldats, rivaux. La grandeur de l’Homme !

Comme il était encore tôt, Sibilla a insisté pour m’emmener à Val Rosandra. Je voulais travailler mais j’étais tellement bien avec elle que je n’ai pas résisté davantage. C’est de l’autre côté de la ville. Une promenade en surplomb du torrente Rosandra, à la base des pierriers, qui mène au village de Botazzo auquel on ne peut accéder qu’à pied. Veit Heinichen en a fait la scène du crime qui ouvre Le Requin de Trieste. Nous sommes descendus à la cascade, y avons trempé nos pieds, puis nous sommes remontés boire une limonade au village, avant d’inscrire nos noms dans un cahier à la frontière avec la Slovénie.

Je suis épuisée et j’écris ces quelques lignes plutôt que de continuer mon travail qui commence à prendre sérieusement du retard. Il faut absolument que j’arrête de procrastiner ! Mais je viens de recevoir un message d’Ariadna qui m’invite demain dans une petite maison qu’elle a à l’entrée de… Val Rosandra ! Quelle coïncidence… Enfin ! Je suis euphorique qu’elle me rappelle. Je croyais qu’elle m’avait oubliée.

Samedi 18 mai

Sommeil profond et réparateur. Je me suis réveillée d’excellente humeur. Après des préparatifs rapides, je suis allée à la bibliothèque où j’ai passé la journée (j’y suis encore). J’ai rédigé mes notes, organisé mon étude, élaboré un plan. Bref j’ai bien avancé, j’ai la conscience plus légère. J’ai notamment découvert – ou plutôt « redécouvert » – Wanda Wulz. Tout le monde connaît, je crois, la photographie, classée futuriste, Moi+chat. Un photomontage. C’est elle. La famille Wulz est une famille triestine dont la passion, de père en filles (Wanda a une sœur du nom de Marion) était la photographie. En revoyant cette photographie, le rapprochement m’a paru évident : cette métamorphose en chat de Wanda Wulz est la même que celle de Leonor Fini. Les deux aïloruphiles qui se connaissaient, cultivaient jusque dans leur corps la félinité. Je commence à faire le tour du Gotha triestin. Un nom, notamment, revient avec régularité, celui d’Aurelia Gruber Benco. La fille de Silvio Benco et de Delia de Zuccoli. J’ai pu ainsi esquisser à grands traits, mais de manière juste je crois, l’ambiance culturelle dans laquelle Leonor Fini avait grandi et appris son art.

Je rentre me préparer et je pars en bus à San Dorligo della Valle.

Dimanche 19 mai

J’ai passé la nuit avec Ariadna.

C’était la pleine lune.

Ce fut un pur bonheur. J’en avais aussi furieusement besoin. Je me rends compte combien le délassement du corps, et son exaltation, sont nécessaires à l’exaltation de l’esprit. L’ascèse – qui, étymologiquement, signifie « exercice » – consiste surtout à trouver l’équilibre entre l’ordre et le désordre.

Hier, en quittant la bibliothèque, je suis passé, par plaisir, piazza Barbican. Sibilla et Giancarlo buvaient l’éternel spritz en terrasse. La pluie menaçait mais tant qu’elle ne tombait pas, pourquoi s’en inquiéter ? Ils m’ont parlé de choses désagréables. Des racontars : untel m’a dit que tu lui avais dit que etc. J’ai coupé court : « les gamineries, ai-je annoncé froidement, j’ai passé l’âge. » J’étais d’autant plus contrariée que ma journée était parfaite et qu’ils venaient me la gâcher. Ou du moins me gâcher la rare perfection. Devant ma réaction, ils ont tout de suite minimisé et changé de sujet. Mais l’ambiance est restée froide. Je regrettai d’avoir commandé, par pure politesse, un verre, et je n’avais qu’une hâte : rentrer me préparer. Quand il a commencé à pleuvoir, ils décidèrent d’aller se réfugier chez Knulp. J’avais bu trop vite et la tête me tournait.

Cette contrariété est passée dès que je suis montée dans le bus, piazza Goldoni. J’étais en voyage ! Je partais à l’aventure ! J’allais me retrouver dans une fête dans une ville qui, il y a trois semaines à peine, m’était inconnue. Le bus a grimpé cahin-caha les côtes abruptes, a passé au pied de l’abominable complexe Rozzol Melara (une monstruosité pire que celles de Le Corbusier qui, plus que la Risiera, rappelle que nous ne sommes pas à l’abri d’un retour des exterminations massives), s’est enfoncé dans l’hinterland vers la campagne montagneuse. Je suis descendue sur la petite place du village, que j’ai traversée sous les yeux de quelques types qui buvaient un prosecco ou un spritz en terrasse de deux vieux bars. Je me suis enfoncée dans la route que j’avais empruntée, la veille même, avec Sibilla et j’ai trouvé la maison. Une grande demeure de pierres de taille, qui jouxte le refuge (qui est le plus bas refuge d’Europe, si ce n’est du monde : 34 mètres d’altitude!). Ariadna était plus lipstick que butch : petit tailleur et rouge à lèvre. Elle était à couper le souffle. Il n’y avait, à mon arrivée, que quatre autres personnes, des amis à elle, et nous discutâmes en buvant un punch maison. Inutile de dire qu’avec l’excitation, le travail de la journée, le spritz piazza Barbacan, je fus très vite grisée. Le ciel s’était dégagé et nous nous étions installés dans le jardin. Un grand jardin plein d’oliviers, avec quelques pieds de vignes, des cerisiers, des noyers. Nous étions à l’entrée même du chemin qu’empruntent les randonneurs pour partir vers Botazzo et la Slovénie. La maison d’Ariadna était tout bonnement la dernière avant le val Rosandra. Et la Slovénie n’était qu’à quelques minutes à pied, sur un sentier de montagne. Un rêve.

Les invités sont arrivés peu à peu, et à minuit la fête battait son plein. Le punch avait fait son office : les gens dansaient, riaient, se galvanisaient dans de grandes discussions politiques. Ariadna m’a présenté à des gens importants, des journalistes, des universitaires, des éditeurs, que sais-je encore, car j’ai tout oublié aujourd’hui. Et pour cause… Je me rappelle seulement qu’il a été question de l’indépendance de Trieste, de sa décadence depuis son retour dans le giron italien, de la double culture italo-slovène, de Mitteleuropa, des routes de la soie voulue par Xi Jinping, des migrants, de la Lega Nord, de la réussite de Salvini, etc. Bref, les sujets habituels. C’est tout de même incroyable : je n’ai pas rencontré un seul soutien (déclaré) à Salvini, parmi les centaines de personnes que j’ai croisées depuis mon arrivée. Qui peuvent donc bien être les personnes qui votent pour lui ? Peut-être le patron du Posto delle fragole ? Les clients de la supérette, via Slataper, où je fais mes courses ? Peut-être la patronne de la panetteria où j’achète mon pain, peut-être le chauffeur de bus qui m’a conduite jusqu’ici… Soit très peu de monde, finalement, soit des gens isolés. Plus il y a de gens isolés, plus il y a de gens qui votent pour la xénophobie ? Bref je n’écoutais que d’une oreille les mêmes discours qui reviennent avec toujours aussi peu d’arguments, et aussi peu de volonté d’agir. Babillage. Et puis, comme on s’enquérait de l’étude que j’étais en train de mener, la discussion bifurqua sur l’art. Il y avait deux galeristes, ils parlèrent de Fini et ce fut intéressant. Ils évoquèrent le rôle de Leo Castelli. De cela, je me souviens : je vais m’en servir. La fête commença à se clairsemer. Il était tard dans la nuit. J’étais bien, doucement ivre. Trois amis d’Ariadna ont continué à boire et à discuter. Elle me lançait parfois des regards de coin, et je lui en retournai de plus explicites encore. Je faisais bien attention de ne sombrer ni dans l’alcool, ni dans le sommeil. Sans me le formuler (je n’en étais plus capable), je la désirais. Elle me proposa de me conduire à ma chambre, à l’étage, salua ses amis, me prit par la main une fois que nous étions dans le salon noir. Je me suis laissé faire. Et c’était très bien…

Mardi 21 mai

Hier, Ariadna m’a emmené en Istrie, à Capodistria et à Piran. Nous sommes rentrées tard le soir. J’ai manqué mon cours de slovène, mais Katarina a accepté qu’on se voie aujourd’hui. Je suis à San Marco et j’écris ces lignes en l’attendant.

La vieille, malgré la fatigue de ma nuit, j’ai réussi à avancer sur mon étude. C’était une fatigue détendue, et quand, dans la soirée, Ariadna m’a proposé cette balade, j’ai accepté. Si je ne peux pas affirmer que je n’ai pas encore mis le pied en Slovénie car je l’y ai effectivement posé pendant la promenade à Val Rosandra avec Sibilla, je ne peux pas non plus affirmer que j’y sois vraiment allée. J’étais donc doublement contente de cette proposition.

Sur la route, nous avons fait un arrêt rapide à Muggia, que tout le monde me vantait, et qui m’a paru assez anodine. En revanche Capodistria m’a beaucoup étonnée. D’abord par sa propreté, loin du négligé italien, sa modernité, un premier abord presque factice. Et puis par sa facture italienne : la place est très belle et on peut admirer dans l’église un époustouflant Carpaccio. En face, sur le fronton de la mairie, sont appendues les bannières de la Slovénie, de l’Europe et de l’Italie, pour rendre hommage aux cultures qui cohabitent encore ici, malgré les douloureuses migrations qui ont eu lieu sous l’ère communiste. À Trieste, sur la mairie, ni nulle part ailleurs, n’est suspendu le drapeau slovène. Je suis pourtant à peu près sûre qu’il y a plus de Slovènes à Trieste que d’Italiens à Koper ! Le port fait concurrence à celui de Trieste. Ainsi, au lieu d’avoir un seul et unique endroit pour polluer l’estuaire du Rio di Ospo, il y en a deux, d’un côté et de l’autre de la rive. À ce propos, Ariadna me précise qu’aucun train, en partance de Trieste, ne rejoint ni Capodistria, ni Ljubljana (j’ai pensé à Katarina), ni aucune autre ville de Slovénie ou des Balkans. Alors qu’à la fin du XIX siècle, quelques heures à peine de train suffisaient pour rejoindre Vienne. Et on nous parlera encore de progrès…

Piran est une stupéfiante petite station balnéaire. La ville est interdite aux véhicules, et de grands parkings payants (chers bien sûr) ont été aménagés à ses abords. Nous sommes hors saison et si les touristes sont déjà nombreux, on peut deviner l’enfer l’été. Tout a été aménagé pour les accueillir : les restaurants, les bars, les commerces, les places. Il ne reste plus grand-chose de typique dans ce village de pêcheurs qui devait être un paradis sur Terre, il y a encore vingt ans, peut-être dix.

Nous avons mangé des éperlans frits sur le port, avec du vin blanc du Karst, c’était tout de même agréable.

Au retour, Ariadna m’a invité chez elle, sur les hauteurs de Sottomonte, le long du chemin de tramway (la maison de Val Rosandra est une maison familiale, de campagne – une villa). Un petit appartement plein de livres féministes, comme il se doit. Nous avons fait l’amour, et je me suis endormie dans son lit. Ce matin, levée tôt, quand je suis rentrée chez moi (par le tramway), Xenia m’a souri. Elle n’osait rien demander mais il était évident qu’elle voulait savoir. Je lui ai dit et j’ai cru percevoir dans son regard une once d’étonnement qu’elle tentait de dissimuler : elle croyait que j’étais hétéro. Elle ne s’était visiblement même pas posé la question.

J’ai dormi une heure et j’ai repris studieusement mon étude. Deux heures bien remplies, à la suite de quoi je me suis octroyée la visite du musée Sartorio. Belle demeure bourgeoise, encore, comme il doit y en avoir des dizaines inaccessibles et toujours habitées par d’ancestrales familles. Ici, on a exposé les œuvres spoliées à l’Istrie et la Dalmatie. Des suiveurs vénitiens de Bellini et de Carpaccio. Un peu de peinture tardo-bourgeoise, encore Biedermeier (Giuseppe Tominz, qu’on retrouve à Revoltella, et que René de Cecccaty fait revivre dans un de ses romans, était de Gorizia – où mourut Charles X en exil) et une salle consacrée à Arturo Fittke (1873-1910). Je suis restée longtemps à regarder ces tableaux dont les couleurs pâles, presque une imitation de pastels, contrastent avec la puissance des sentiments qui s’en dégagent. On retrouve dans les premières toiles de Fini cette tonalité et cette force.

*

Pour le cours de slovène avec Katarina, j’avais pris les numéros de Slovenka. Katarina ne connaissait pas cette revue, et je l’ai fait un peu travailler. L’ensemble est assez modéré, naturellement, parfois désuet, mais on n’en trouve pas moins un grand nombre d’écrivaines, et de poétesses dont, toutes, sans exception, ont sombré dans l’oubli phallocratique. Katarina égrène les patronymes. Tout un coup, une secousse dans mon cervelet : « Répète, s’il te plaît. » : Malvina Braun. La mère de Leonor ! « Tu connais ? » « Oui, c’est la mère de la peintre sur qui je travaille. » « Ah, génial ! » me lance, dans toutes sa fraîcheur, et aussi contente que moi, Katarina. Nous nous sourions : je suis aux anges.

Mercredi 22 mai

Ce matin, troisième cours de Bellocchi. Sur la peinture « impressionniste » triestine : Umberto Veruda, Carlo Wostry, Eugenio Scompari, Arturo Fittke, Isodoro Grunhut, Gino Parin, Glauco Cambon, Bruno Croatto, Guido Grimani, Giovanni Zangrando, Vito Timmel. Deux sculpteurs ont été évoqués : Giovanni Mayer et Romeo Rathmann. Je les connais déjà tous, et même très bien pour certains d’entre eux. Et puis, pas une femme. Pas une ! Bref, je n’ai rien appris, j’étais déçue. Et un peu en colère.

Nous avons tous mangé au Posto delle fragole (comme d’habitude aurais-je envie de préciser) et j’ai posé des questions à Bellocchi. Il m’a regardé en souriant, il était gêné : il ne pouvait pas me répondre. « Pas de femmes, vraiment ? » « Certainement, mais elles ne sont pas connues. » J’ai insisté quelques instants, mais il n’avait rien à tirer de lui. Une idole vient de sombrer. Comme je ruminais dans mon assiette, je n’ai pas tout de suite remarqué que Sibilla me boudait. C’est vrai que je l’ai négligée : elle m’a envoyé plusieurs messages depuis samedi, quand je l’ai croisée avec Giancarlo à l’arc de Riccardo, et je n’avais même pas pris la peine de lui répondre. Nous sommes allés au séminaire, et en sortant je lui ai proposé d’aller le lendemain au château de Miramare que je n’ai pas encore visité. Elle a accepté, un peu triste.

Je me rends ensuite à la Casa delle donne. J’y retrouve Ariadna, mais elle me traite avec indifférence. Ça ne me gêne pas : je n’ai pas envie d’être cataloguée « en couple » avec elle. Il y a certaines filles qui étaient là lors du vernissage et aussi lors de la soirée à Val Rosandra. Je n’arrive pas à me rappeler leurs noms, alors qu’elles me lancent toutes « Hélène ! » avec de grands sourires blancs et rouges. Ce n’est vraiment pas mon jour. Mais la réunion n’est pas mondaine : un couple de jeunes filles s’est fait agresser via Gallina, entre piazza Goldoni et piazza Verdi, et une manifestation se prépare pour samedi. Certaines filles, dont Ariadna, m’invitent à les accompagner boire un verre, mais je décline la proposition parce que je ne suis pas très bien.

Le temps passe à une vitesse fulgurante. Platitude qui n’enlève rien à la réalité du phénomène, hélas. Et ce n’est pas parce que je trouverais un moyen plus original pour évoquer cette idée qu’il passera plus lentement. Bref, je suis de mauvaise humeur. À cause de Bellocchi. À cause aussi de mes menstruations qui me font souffrir et m’empêchent d’en profiter pleinement avec Ariadna. Si elle veut encore de moi…

Jeudi 23 mai

Miramare. Un autre paradis dedans le paradis triestin. Paradis dont l’étymologie, en persan, signifie l’enclos où se trouvent les animaux sauvages (la boîte de communication d’un zoo belge s’en est malheureusement rappelé). Comment ai-je pu ne jamais venir encore ici ? Combien de lieux magiques vais-je manquer ? Je ne suis pas allée dans les grottes alentours (qui sont, paraît-il, les plus vastes d’Europe et du monde), ni à l’emplacement sacré, qu’évoque déjà Virgile, où le Timais se jette dans la mer après son parcours souterrain. Il me reste moins de dix jours, et je n’aurai pas le temps de tout voir. Il me reste peut-être cinquante ans à vivre et je n’aurai pas le temps de tout vivre… Avec Sibilla, nous avons pris un copieux petit déjeuner à Eataly (qu’elle a vertement critiqué), puis nous avons embarqué sur le Delfino, petite embarcation qui fait la navette de Trieste jusqu’à Sistiana. Nous nous sommes arrêtés à Barcola et nous avons marché jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au château de Miramare. C’était splendide. Un vrai château romantique, avec des tours crénelées, du marbre blanc, des vagues qui viennent se rompre au pied des hauts murs, un jardin féerique… Pendant la visite, en lisant les cartels, c’est bête, mais j’ai eu du chagrin pour Maximilien et pour Charlotte. Le gentil prince qui aimait sa femme et la nature, la princesse qui aimait son mari et la peinture. Il a été exécuté lâchement, elle est devenue folle. Ils étaient pourtant, ici, au Paradis !

« Ah, quel sentimentalisme niais ! » me lance Sibilla. « Il n’aspirait qu’à cela, avoir un royaume ! Il s’en moquait bien de sa femme ! Et elle ? Une dégénérée imbue de sa personne. Elle pouvait dire aux mères qui n’avaient plus de pain pour nourrir leurs enfants : ‘‘Donnez-leur des brioches !’’ On ne va pas les plaindre quand même ! Qui sait combien d’ouvriers ont été blessés sur ce chantier, ou même y sont morts ? Combien d’impôts inutiles ont été prélevés pour construire un château où cet idiot n’aura même pas eu le temps de vivre ? Et puis, d’accord, il est mignon, mais c’est quand même un château dans un pur style réactionnaire, qui impose l’image de la supériorité, du pouvoir, de la domination dynastique. Non, vraiment, on ne va pas aller jusqu’à les plaindre ! C’est bien fait si ce fat est allé se faire fusiller pour un royaume de pacotille. On ne va pas se récrier contre la révolution, quand même, Hélène ! » Elle ne riait qu’à moitié, et elle avait raison. Un instant, j’avais été la dupe de la propagande… Mais peut-être suis-je trop sévère ? À force de traîner avec des Femen, je penche dans l’extrémisme, le fanatisme ? Ce qui est sûr, c’est qu’on fait encore rêver les foules avec les histoires de têtes couronnées. Comment s’appelle-t-il cet ancien présentateur télé devenu défenseur du patrimoine, spécialiste des dynasties monarchiques d’Europe ? Dans un livre, on trouve une liste des morts en exil à Trieste, ou dans la région : en 1820, Elisa Bonaparte, appelée la comtesse de Compignano, sœur de Napoléon Ier, est morte à la villa Vicentina mais a résidé tout son exil à la villa Caprara à Trieste (je n’ai pas retrouvé l’adresse exacte de cette villa disparue). Ou encore Charles X, mort et enterré près de Gorizia avec son fils Louis XIX. On en a reparlé il n’y a pas très longtemps en France, alors que certains (qui?) avaient cherché à rapatrier son corps (comme on cherche, plus mollement encore, à rapatrier d’Angleterre la dépouille de Napoléon III). C’est vraiment incompréhensible, dis-je à Sibilla, que Stendhal soit passé à côté de tout cela. Il y avait facilement matière pour un livre : il suffisait de se pencher. « Et encore, me dit Sibilla, connais-tu Sir Richard Francis Burton ? » « Non, lui dis-je, qui est-ce ? » « Un polymathe doublé d’un explorateur, grand traducteur des Mille et une nuits, diplomate anglais ayant servi au Moyen-Orient qui se vantait d’avoir rigoureusement transgressé les dix commandements de la Bible. Bref, un émule du marquis de Sade, moins porté sur la chose. » Cette dernière réclame jeta un soupçon de discrédit sur ce qui précédait mais après un survol rapide, sur mon téléphone, de sa fiche wikipedia, en effet, à lui seul, je convenais qu’il aurait suffi à remplir un gros livre. Étrange qu’aucun plumitif ne s’y soit déjà attelé !

Nous avons pris un verre, au coucher de soleil, à la cahute de la pinède. Nous étions calmes, nous étions bien, à deux, et, sans prévenir, Sibilla s’est mise à m’embrasser. Je ne m’y attendais pas du tout. Et (comme d’habitude, aurais-je une nouvelle fois envie d’écrire) je me suis laissé faire. Je lui ai souri gentiment, de manière à ni m’avancer ni la repousser. Nous avons fini notre verre, elle m’a proposé d’aller manger dans une osmizza sur les hauteurs, à Contovello, mais, après ce baiser, ce simple dîner aurait valu un engagement. J’ai prétexté la fatigue et nous sommes rentrées en bus : elle est descendue piazza Oberdan, et moi à Goldoni.

En rentrant, j’ai cherché sur le site « project Gutenberg » des relations de voyage sur Trieste. J’ai découvert celle de Madame Mercier-Thoinnet. Encore un livre de femme qu’on a oublié. Il y a tellement à (re)découvrir. À ce propos j’écoutais sur France Culture une émission littéraire où un inspecteur général de l’Éducation Nationale qui se croyait aussi poète (la bonne blague) affirmait qu’il ne croyait pas que des chefs-d’œuvre aient pu ou puissent, selon son expression, « passer sous tous les radars ». Faut-il vraiment être inconséquent pour affirmer une telle ineptie ! Et ce type est inspecteur général de l’Éducation Nationale ! Et le présentateur n’a pas bronché… Il n’y a que ça des chefs-d’œuvre inconnus ! Surtout de femmes ! On a beau jeu de dire qu’il n’y a quasiment pas de littérature féminine avant le XIXe et le XXe siècles parce que les femmes étaient maintenues dans l’ignorance. C’est tout à fait inexact : beaucoup de femmes ont écrit, beaucoup de livres nous sont parvenus. Les réserves des bibliothèques en dégorgent ! Le vrai problème, c’est qu’on ne les diffuse pas, et qu’on se contente de dire : « Ce n’est pas que les femmes soient inférieures aux hommes, mais dans les conditions qui étaient les leurs, elles ont beaucoup moins écrit, et il y a donc beaucoup moins de chefs-d’œuvre… » Qu’on est bouffis de préjugés ! Qu’on est aveugles sur nos défauts et, à l’instar de cet Inspecteur Général, futur ministre (si ce n’est pas lui, ce sera son clone), qu’on est ridicules de fatuité !

Ça y est, j’assume : je suis plus radicale que Sibilla, Ariadna et les Femen.

Vendredi 24 mai

La Crespi Morbio, qui m’avait un peu oubliée (mais Ariadna aussi semble m’avoir oubliée…), m’a appelé ce midi et, aussi pressée qu’en gestes, elle m’a demandé de dîner avec elle, le soir même, dans son jardinet, à Farneto, en contre-bas de Longera. Il y a, m’explique-t-elle, une rangée de petits jardins le long d’une rivière : je n’avais qu’à suivre le sentier, je ne pouvais pas la manquer. J’ai regardé sur Internet, ce ne doit pas être difficile à trouver, je décide de traverser le parc.

En fait de parc, c’est un véritable bois. Dommage qu’une route la balafre. En même temps, c’est assez rassurant. Après avoir monté sec du côté de chez moi, je redescends vers les jardins. En effet, je trouve très facilement la Crespi Morbio. Le lieu est idyllique. Elle est en train de parler avec une femme de son âge, une amie qui est aussi professeure à l’université. Tatjana Rochj. Je me rappelle vaguement l’avoir croisée, mais le décor étant différent j’ai un peu de mal à me rappeler exactement à quel moment. La Crespi Morbio nous présente, fait de moi un éloge si flatteur qu’il frôle l’ironie, m’invite à manger. Elle a préparé une collation, il y a du vin blanc, des fruits, des légumes du jardin, des stuzzichini, de la charcuterie (je lui dis que je suis végétarienne). Nous parlons à trois, de manière très détachée, presque informelle. « Au fait, comment se sont passés vos (mais, en italien, où cela vient plus facilement, elle me tutoie) entretiens avec la Benuzzi et la Bora ? » Très bien, c’était très intéressant. « Et comment les avez-vous trouvées ? » Peut-être me trompé-je, mais à cette question j’ai l’impression qu’elle lance une œillade furtive à sa camarade. Je suis obligée de préciser qu’il m’arrive de revoir Ariadna Bora, notamment, tiens-je à préciser, à la Casa delle donne. Elle a un sourire entendu, qui ne laisse aucun doute quant à ce qu’elle pense – et qui, j’aurais beau vouloir la détromper (quoique je ne puisse pas, évidemment, rentrer dans son jeu), est vrai. Mais ce sourire si badin, si enfantin, si primesautier m’empêche de lui en vouloir. Nous serions presque dans la confidence, plutôt que dans l’entretien. Quand Titjana lui lance un regard un peu étonné, un peu interrogateur, et que la Crespi Morbio lui répond d’un nouveau sourire dont elle a le secret, me vient alors l’idée, pas si saugrenue que cela, qu’elles sont ensemble ! Est-ce parce que j’ai trop bu, parce que j’ai l’esprit mal tourné, parce que je ne me suis entourée, depuis mon arrivée, que d’elles, mais je vois des lesbiennes partout… Ces Triestines me font tourner la tête ! Ce serait un beau couple, en tout cas, deux femmes superbes, élégantes, intelligentes, légères, curieuses. Qui me laissent rêveuse.

Mais assez vite, la fraîcheur du bois tombe sur nos épaules nues et les moustiques commencent à nous dévorer. La Crespi Morbio tente de les chasser par des bougies à la citronnelle, mais c’est peine perdue : nous sommes sur leur territoire, nous allons nous faire massacrer. Les deux femmes me proposent donc de me reconduire, et me déposent en haut du Viale, près de chez Roby. En sortant de la voiture, la Crespi Morbio me lance : « Ah, nous n’avons pas du tout discuté de Leonor Fini… Mais tout va bien, n’est-ce pas ? Je ne me fais pas trop de soucis. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me contacter, Hélène. » Titjana me salue amicalement, avec cette familiarité qui s’impose plus simplement quand on n’a pas eu d’abord un contact formel.

Le Viale est plein de vie encore et j’hésite à appeler Giancarlo et Sibilla qui, à n’en pas douter, sont de sortie. Je sors mon téléphone, mais je prends conscience alors qu’Ariadna ne m’a toujours pas rappelée… Une chape de tristesse me tombe dessus, et je décide de rentrer écrire ces lignes, lire mes dizaines de livres sur Trieste, et m’endormir pour être en forme pour la manifestation, demain, via Gallina.

Samedi 25 mai

Je me lève, il fait beau. J’entends les mouettes. Je sens la mer tout près, et la montagne derrière. Une semaine. Il ne me reste déjà plus qu’une semaine à vivre dans ce paradis… Je ne sais pas comment je vais faire pour retrouver Paris. Quelle vie affreuse, Paris. Mes amis me manquent, mes parents aussi, mais je voudrais encore rester un mois, six mois, un an ! Süßes Leben.

Dimanche 26 mai

Hier, après avoir, le matin, fait quelques courses au marché couvert (et papoter avec quelques amies au téléphone, Aïssa et Fabien), j’ai travaillé. À 15h, comme Ariadna ne m’avait toujours pas appelé, j’ai demandé à Sibilla et Giancarlo s’ils voulaient m’accompagner. Ils ont tous les deux accepté avec plaisir, et j’ai été prise d’un vague remords à ne les avoir contactés que par défaut…

Il y avait du monde via Gallina, et une ambiance festive. Des drapeaux arc-en-ciel, des banderoles, des tenues excentriques, de la musique : une mini Gay Pride. Il y avait toute la Casa delle donne dont Ariadna qui, à la dérobée, m’a glissé : « Il faudra que nous parlions. » Dans un grand sourire que j’ai voulu le moins crispé possible, j’ai répondu : « Ne t’inquiète pas, j’ai compris. » Je voulais lui déclamer la tirade de Done Elvire, mais ça aurait cassé mon personnage détaché. (I, 3 : « Je n’en veux pas ouïr davantage, et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et sur de tels sujets, un noble cœur au premier mot doit prendre son parti. ») Par dépit, j’ai bu. Et j’ai dansé, crié, serré Sibilla. Une forme de détresse. Je n’étais pas fière de moi, mais je le suis encore moins, aujourd’hui, avec la gueule de bois.

Car nous avons continué à boire et à danser. Le Teatro di Miele organisait, pour l’occasion, une soirée, et la plupart des manifestantes (elles étaient majoritaires par rapport aux hommes) s’y sont retrouvées – dont Ariadna et ses copines, que, même totalement ivre, j’ai soigneusement évité. La musique n’était pas bonne, une vieille pop-disco italienne, entrecoupée de tubs américains comme Mickaël Jackson (je déteste Mickaël Jackson, et j’espère qu’il sombrera vite dans l’oubli qu’il mérite!), mais l’ambiance était excellente. Je suis restée attachée à Sibilla comme à une bouée. Un amer. Car j’étais amère. Et elle a été à la fois très douce et très noble. Giancarlo nous a laissées (de mauvaise grâce, je crois) et nous sommes rentrées chez elle. Je me suis frottée à elle, mais soit j’étais vraiment trop repoussante dans mon ivresse, soit elle a été d’une grande classe, soit un peu des deux, mais elle n’a pas voulu aller plus loin. Je me suis réveillée dans son lit, dans ses bras, et malgré le mal de tête, ce fut un grand plaisir. Elle m’a proposé un petit déjeuner, mais je me sentais si sale de corps et d’âme que j’ai préféré rentrer au plus vite, avant qu’elle ne se réveille tout à fait et me voit dans cet état.

Aujourd’hui, comme il se doit, j’ai grassement flemmardé. Heureusement, j’étais passée la semaine dernière à la Capella nera (dont le nom n’indique pas qu’il s’agit de la vidéothèque publique, tout près de piazza Venezia, défigurée autant que piazza Goldoni par une municipalité ignare, au centre de deux grands bâtiments austro-hongrois, dont la Poste, immense, a quelque chose de beau et de bouffon). À noter que je n’ai eu besoin que de présenter mon passeport et remplir une fiche pour être autorisée à emprunter cinq films – gratuitement. On a beau dire : le service public, c’est bien. Et, avec un peu de volonté politique, c’est possible. J’ai emprunté La Ragazza di Trieste de Pasquale Festa Campanile (1982), La Coscienza di Zeno de Luigi Squarzina et Daniele d’Anza (1988) et Senilità de Mauro Bolognini (1962), Un Anno di scuola de Franco Giraldi (1977). Que des adaptations de romans. (La Coscienza di Zenoet Un Anno di scuola, tournés pour la télévision, sont disponibles sur Youtube).

Sortir de soi, s’intéresser à l’extérieur, se concentrer sur un objet complexe et divers comme une ville, est certainement le meilleur moyen de ne pas s’apitoyer sur son sort quand on a la gueule de bois et qu’on voudrait, sinon mourir, au moins s’enfoncer au plus profond de la terre.

Le film de Pasquale Festa Campanile est méconnu – et souvent déprécié. Pourtant, outre qu’il soit très bon, que le titre soit très beau (Campanile adapte, en suivant Pasolini, son propre roman), il réunit deux acteurs célèbres, Ben Gazzara et Ornella Muti. Y apparaissent également le grand Jean-Claude Brialy dans le rôle du psychiatre éclairé, Mismy Farmer, Andréa Ferréol ou encore William Berger. Beau casting. Seule la musique, peut-être, a mal vieilli, comme on dit – mais il faut l’accepter et dépasser ce qui, dans notre goût, dépend seulement des modes actuelles. Une musique qui offre en début de film une légèreté qui, de manière peut-être voulue, contraste avec les révélations à venir. Car ce film est un drame, – et même une tragédie. Une jeune femme, aux problèmes psychiatriques, s’amourache d’un architecte. Ce qui se joue n’est pas le seul fait de la volonté humaine, ce n’est pas une construction dramatique autour d’une situation circonstancielle due à une organisation ou à des décisions : ce qui déclenche et fait tenir l’action jusqu’à une fin qui n’est pas une résolution, c’est l’instinct. L’instinct en tant qu’amour et en tant que folie. On comprendra alors, même sans l’avoir vu, combien Ornella Muti est brillante dans ce rôle. Deux ans auparavant, en 1981, elle incarnait Cass dans l’adaptation du recueil de nouvelles de Bukowski par Marco Ferreri, Conte de la folie ordinaire (le film adopte le singulier pour « conte », tandis que le recueil, notons-le, utilise le pluriel). L’année suivante, en 1982, elle apparaissait déjà dans un film de Festa Campanile, Nessuno è perfetto, où elle interprétait (on taxe trop rapidement ce réalisateur de conservatisme) un transsexuel. Dans le rôle de Nicole, dans La Ragazza di Trieste, elle atteint sans doute un sommet de l’incarnation cinématographique : beauté à la fois époustouflante et fêlée, présence enfantine, trouble et psychopathique, érotisme à fleur de peau et maladif, plasticité et laisser-aller le plus prosaïque. Cette série de contrastes confine au paradoxe, en tout cas évolue en une aporie terminale. Ainsi, l’amour le plus fou, le plus passionné, le plus vrai, dont on suit toute l’évolution, lentement, attentivement, clairement, finit par se mêler à la folie qui ne peut être contrainte ou canalisée par les personnages – l’amant, les amies, le psychiatre. Cette folie est une force qui dépasse l’entendement et les facultés humaines, une force qui est semblable, si l’on veut, à l’hybris d’Œdipe, ou à la passion de Phèdre. Nicole (Ornella Muti) s’apparenterait à la figure de Médée, et à l’ancestrale créature qu’est la Méduse (cette fascination qu’elle exerce est sans limite). C’est la folie, quoi qu’il en soit, qui fait de ce drame une tragédie.

Senilità reprend le thème classique de la femme manipulatrice, dont tombe éperdument amoureux un artiste raté qui vit, avec sa sœur, une existence monotone. Angiolina est interprétée par Claudia Cardinale, dont la coiffure en casque à la mode des années 20 la rend assez méconnaissable. Le film prend de nombreuses libertés avec le livre, publié en 1898, par un Svevo qui ne fut découvert que dans les années 20, peu avant sa mort, grâce à James Joyce qui fut son ami. J’avais lu, il y a longtemps le livre de Svevo, et il m’avait agacé, comme m’a agacé le film. Je crois que c’est ce schéma de la femme et du pantin (que Pierre Louÿs avait exploité à fond, suivi par Bunuel qui en avait réalisé une adaptation décevante) qui m’énerve prodigieusement : comment peut-on être dupe à ce point ? Puis, dédupé, persévérer dans ce rôle de l’être-dupe (il faudrait écrire plutôt de l’étant-dupe) ? Faiblesse, mauvaise foi, médiocrité… Certainement cela touche en moi quelque chose de profondément abject, c’est-à-dire quelque chose que je ne peux pas accepter et qui pourtant est une partie constitutive de mon être-au-monde. Bref, un profond malaise. S’il ne m’a donc pas plu, ce film a rempli néanmoins à merveille sa fonction cathartique, et m’a guéri de mon chagrin d’amour pour Ariadna. La blessure n’était pas non plus très profonde, il faut bien le dire.

Une autre qualité que je veux consigner : la présence de la ville de Trieste. Le giardino pubblico (qui, en Italie, est une institution bien plus codifiée qu’en France, où l’on trouve notamment les bustes des hommes illustres de la cité) semble reconstitué dans un studio. Et pourtant c’est bel et bien une prise de vue en décor réel. Ce n’est pas la première fois où le décor réel semble moins réel qu’un décor reconstitué. Mais, sans en faire une ville factice (les éléments naturels – la mer, le vent, la montagne – sont trop puissants pour réduire Trieste à un rêve, à un fantasme), cette impression cinématographique dit quelque chose de vrai sur elle. Une mise à part. Une mise à l’écart. Et il est bon que cette ville, préservée à son orient par la Slovénie, à son occident par Venise, demeure une ville méconnue – et une ville de « frontière », dans une acceptation décalée du mot. Car, en plus de ce qu’en disent Magris et Ara (mais aussi Morris, Tomizza et d’autres), la frontière n’est pas seulement la frontière slave, c’est surtout la frontière poreuse de la mer.

Trieste fascine parce qu’elle est impossible à saisir, et elle est impossible à saisir car elle est une « ville-pour », une « ville-vers », comme la conscience est toujours conscience de quelque chose. Et les prépositions « pour » et « vers », sont, pour Trieste, ses bateaux (le Lloyd adriatico conquit le monde ; Revoltella creusa Suez avec Lesseps) et ses trains. Le film, dans son langage purement cinématographique (et cette image suffirait à en faire un « bon » film), l’illustre, dans la scène finale, par le passage d’un train entre la mer et la ville où, aujourd’hui, il y a la route. Un train qui n’existe plus.

Que Trieste soit comparé à la conscience, voilà qui est clair dans La Coscienza di Zeno. Encore un livre d’Italo Svevo, alias Ettore Schmidt (« Italo » pour l’Italie ; « Svevo » pour « souabe », assumant ainsi les deux cultures), écrivain longtemps raté (ami de tous les artistes triestins autour de 1900) qui géra une entreprise à Venise pendant des décennies. Mais ce n’est pas tant la psychanalyse et son rapport avec le capitalisme (presque une anticipation de L’Anti-Œdipe qui, du reste, ne mentionne pas plus Svevo qu’il ne mentionne Basaglia : Deleuze et Guatari sont passés à côté de Trieste) que je voudrais relever et souligner, que le rapport direct de Freud à Trieste. Certes, dans le film, il y a la présence du Moïse, dont on retrouve perchée au-dessus d’une bibliothèque l’exacte statuette de bronze noir au musée Sartorio (ce qui doit nous rappeler que c’est par Trieste que la psychanalyse a débarqué en Italie), mais le vrai apport de Freud à la ville est dans le lys qui est son blason. Car le pervers de Freiberg n’a pas manqué d’y observer, derrière ses lunettes rondes, l’organe sexuel masculin en trois parties. Le nom de « Tergestum », qui a donné Trieste, est rapproché communément du vénitien terg– qui signifie « marché », c’est-à-dire le lieu de l’échange marchand. Mais Freud (voulant peut-être par là occulter encore une fois ses collusions avec le capitalisme) propose une lecture déjà lacanienne du nom de la ville. Trieste, Tergestum, c’est le « trois fois en gestation » ! Il ne précise pas lesquelles, et Edoardo Weiss, éminent psychanalyste triestin de la première heure, qui fut son élève, ne le précise pas non plus. Mais il est simple (peut-être simplet… mais nous partons déjà de loin…) de comprendre la première gestation comme une gestation purement physiologique, la deuxième comme une gestation psychologique (la construction de l’individu en tant que tel, après la résolution de l’Œdipe), la troisième comme une gestation culturelle, qu’on appellerait volontiers aujourd’hui « genrée » (mais le terme est déjà marqué historiquement) : c’est-à-dire quand l’individu remet en question son « genre » assigné par la société. Il n’est pas douteux, par ailleurs, que notre milieu social, et donc la ville où l’on naît et grandit, influence la complexité de notre être-au-monde). La réalité historique qui fait de Trieste un lieu de transition des êtres et des choses, des individus et des marchandises, favorise, dans une mesure qu’il n’est pas capable de quantifier mais dont nous esquissons ici la grammaire (la « qualité »), cette remise en question de l’assignation sexuelle chez les individus. Sigmund Freud a entrevu cela, sans aller plus loin, et sacrifiant autant aux stéréotypes de son époque qu’à sa libido extravertie quand il parle – justement – de la « physionomie » (!) des Triestines : « Physiologiquement, je ne sais qu’une chose des femmes de Trieste : elles aiment marcher, et, quant aux recherches anatomiques, il est malheureusement interdit de disséquer des humains. » Dans ma première lecture, influencée par des dessins de Leonor Fini (je pense à ceux des Fêtes secrètes), j’avais lu « il est malheureusement impossible de les disséquer dans leur marche ». Derrière la misogynie crasse et la boutade (ou sous elles – comme le Timais coule sous le Karst, ou qu’il en réalise une manifestation de gravidité), on lit les limites mêmes de la psychanalyse, et comme l’aveu de son insuffisance. « Disséquer des humains », les découper, les manger, les aimer : voilà ce qu’aucune science ne peut réaliser, mais que réalisent parfaitement les arts.

Un Anno di scuola offre une perspective plus géopolitique de Trieste. Quoique Edda Marty figure la ligne de fuite (« la ligne d’erre ») vers une dimension « genrée ». Je ne sais pas si le livre de Giani Stuparich vaut le film, mais ce personnage féminin est bouleversant. Juste avant la déclaration de la Première Guerre mondiale, sous l’empire Austro-hongrois, nous suivons quelques étudiants de la bourgeoisie italienne dans leur dernière année d’étude. Une jeune femme, fraîche et vive, partage les bancs de l’école avec les garçons. Un sujet doublement politique donc : les rapports de la femme et de l’homme, le bellicisme et les doutes d’une population qui attend de la guerre sa libération et qui – elle l’ignore, mais nous le savons – ira surtout se faire massacrer dans la boucherie. Plus que le rattachement à l’Italie, c’est la guerre qui porta le coup fatal à Trieste.

Me voilà en passe de devenir une spécialiste patentée de la ville ! Mieux que Gérald-Georges Lemaire. Une niche peut-être… Mais il est temps de dormir : demain, ma dernière semaine au paradis commence par la visite de ses cimetières.

Mardi 28 mai

Hier, je me suis réveillée fatiguée. Le ciel était gris. J’ai salué Xenia et je suis partie un peu en catastrophe aux cimetières. Sibilla, Giancarlo et le reste de la classe étaient déjà là, à boire des cafés et à fumer des cigarettes. « Mademoiselle Leblanc, on vous attendait. » M’a lancé, fier de son français, Bellocchi. Je lui ai répondu qu’on ne disait plus « mademoiselle » mais « madame » en français. « Tout se perd ! » Il n’a pas tort. « Encore fatiguée ? » m’a soufflé Sibilla, en se collant à moi. Elle sentait bon : je reconnais maintenant son odeur. Je lui souris.

Paul Morand, dont la femme est issu de la noblesse triestine, est enterré ici. Pas loin de Venise qu’il chérissait plus que tout. Dans le cimetière orthodoxe. Car les différentes confessions sont toutes dûment compartimentées, séparées par de vieux murs : le catholique, le juif, l’orthodoxe, le musulman. Trieste peut se prévaloir, au passage, du premier cimetière musulman d’Europe. Encore un endroit que je n’aurai pas le temps de visiter… On déambule parmi les tombes, et Bellocchi poursuit son histoire de la ville. Les cimetières, ça le connaît, c’est le sujet de sa thèse. On passe des mosaïques éclectiques d’avant-guerre à l’expressionnisme massif qui caractérise la sculpture martiale d’après-guerre. Il la dénigre de quelques mots, mais je ne la trouve pas si laide, même si la comparaison avec la dentelle Liberty nécessite un peu de distance.

Après cette longue pérégrination parmi les ombres, Sibilla et Giancarlo m’ont proposé d’aller déjeuner quelque part avec eux, mais outre que j’étais épuisée, je voulais avancer dans mon étude sur Leonor Fini pour la finir au plus tard mercredi afin de profiter pleinement de mes derniers jours. Je leur ai expliqué et nous nous sommes donnés rendez-vous le soir pour prendre l’apéritif ou dîner. S’il le fallait, pensais-je, je décommanderais au dernier moment.

L’après-midi, j’ai dormi une heure et me suis réveillée toute neuve. J’ai pu non seulement terminer une première version de mon étude, mais j’ai eu encore du temps pour approfondir mes recherches sur Albertine. Je me sentais assez en forme pour honorer mon rendez-vous avec Giancarlo et Sibilla.

Mais résumons d’abord, pour la forme, mes recherches sur Albertine. Dix occurrences (sauf erreur de ma part) dans La Recherche, toutes dans Sodome et Gomorrhe II.

Édition de 1922, chez Gallimard (disponible sur Wikipedia qui la présente comme l’édition de 1919, alors que le livre ne paraîtra que trois ans plus tard… Je n’ai pas cherché à résoudre ce mystère).

La première, page 317.

Albertine fomente son coup : « Vous vous rappelez que je vous ai parlé d’une amie plus âgée que moi, qui m’a servi de mère, de sœur, avec qui j’ai passé à Trieste mes meilleures années et que, d’ailleurs, je dois dans quelques semaines retrouver à Cherbourg, d’où nous voyagerons ensemble (c’est un peu baroque, mais vous savez comme j’aime la mer), hé, bien ! cette amie (oh ! pas du tout le genre de femmes que vous pourriez croire !), regardez comme c’est extraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille de ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil. Je ne les appelle jamais que mes deux grandes sœurs. Je ne suis pas fâchée de vous montrer que votre petite Albertine pourra vous être utile pour ces choses de musique, où vous dites, du reste avec raison, que je n’entends rien. »

La Vinteuil ! Lesbienne accomplie et sadique qui s’adonne à ses plaisirs interdits sous la photographie de son père mort – le grand compositeur de la petite sonate – à cause des soucis qu’elle lui causait. Qui est cette amie de l’amie d’Albertine ?

Marcel, d’angoisse, commence à suer et ratiocine tout ce qu’il peut.

Trois occurrences page 323.

« En ce moment Albertine — mon mal — se relâchant de me causer des souffrances, me laissait — elle, Albertine remède — attendri comme un convalescent. Mais je pensais qu’elle allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce que je voulais avant tout, c’était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher de l’emmener à Paris. Certes, de Paris, plus facilement encore que de Balbec, elle pourrait, si elle le voulait, aller à Trieste, mais à Paris nous verrions ; peut-être je pourrais demander à Mme de Guermantes d’agir indirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’elle ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez le prince de… que j’avais rencontré chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guermantes même. »

Et pendant trois pages, Marcel se vautre dans son obsession.

Quatre occurrences page 325, et deux page 326.

« Aujourd’hui, pour qu’Albertine n’allât pas à Trieste, j’aurais supporté toutes les souffrances, et si c’eût été insuffisant, je lui en aurais infligé, je l’aurais isolée, enfermée, je lui eusse pris le peu d’argent qu’elle avait pour que le dénuement l’empêchât matériellement de faire le voyage. Comme jadis quand je voulais aller à Balbec, ce qui me poussait à partir c’était le désir d’une église persane, d’une tempête à l’aube, ce qui maintenant me déchirait le cœur en pensant qu’Albertine irait peut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit de Noël avec l’amie de Mlle Vinteuil : car l’imagination, quand elle change de nature et se tourne en sensibilité, ne dispose pas pour cela d’un nombre plus grand d’images simultanées. On m’aurait dit qu’elle ne se trouvait pas en ce moment à Cherbourg ou à Trieste, qu’elle ne pourrait pas voir Albertine, comme j’aurais pleuré de douceur et de joie ! Comme ma vie et son avenir eussent changé ! Et pourtant je savais bien que cette localisation de ma jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d’autres. D’ailleurs, peut-être même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient pu la voir ailleurs, n’auraient pas tant torturé mon cœur. C’était de Trieste, de ce monde inconnu où je sentais que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à ma chambre de Combray, de la salle à manger où j’entendais causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, [p.326] maman qui ne viendrait pas me dire bonsoir ; comme celle qui avait rempli, pour Swann, les maisons où Odette allait chercher en soirée d’inconcevables joies. Ce n’était plus comme vers un pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés, les carillons tristes, que je pensais maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite que j’aurais voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel. Cette ville était enfoncée dans mon cœur comme une pointe permanente. Laisser partir bientôt Albertine pour Cherbourg et Trieste me faisait horreur ; et même rester à Balbec. Car maintenant que la révélation de l’intimité de mon amie avec Mlle Vinteuil me devenait une quasi-certitude, il me semblait que, dans tous les moments où Albertine n’était pas avec moi (et il y avait des jours entiers où, à cause de sa tante, je ne pouvais pas la voir), elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d’autres. »

Les « carillons tristes » de Trieste. Qu’on relise cette définition parfaite de quelqu’un qui n’est jamais venu : « un pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés, les carillons tristes, que je pensais maintenant à Trieste » ! Et cette suite apocalyptique : « une cité maudite que j’aurais voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel » !

Tout est dit.

« Cette ville était enfoncée dans mon cœur comme une pointe permanente. » Et, pourtant, après, plus rien. Nous sommes en 1919.

Très probablement, l’actualité a offert à Proust le nom de la ville (tout le monde semble s’être arrêté là, la question n’a jamais remué les foules, rien nulle part). Mais au-delà de l’euphonie (« carillons tristes »), pourquoi lier l’homosexualité d’Albertine à la ville de Trieste ?

La réponse m’est venue tout à l’heure en parcourant Barnabooth de Valéry Larbaud : dans le chapitre de Trieste, le personnage de Gertie s’habille en homme pour s’aventurer dans les rues la nuit ! Que Proust ait été frappé par cette image ne fait aucun doute. Et je tiens, je crois, la résolution de mon problème, même si cela me semble un peu facile…

Tout de même contente de ma découverte, j’ai rejoint Sibilla et Giancarlo au Redbrige, piazza Rosso, le long du canal, puis nous sommes allé danser dans le noir dans une petite salle de San Giacomo, à une de ces séances qu’organise régulièrement Sharon (l’épouse la via Rossetti). J’étais sceptique mais, après quelques minutes d’adaptation, l’exercice s’est révélé très libérateur. Une fois les lumières rallumées, et les yeux réhabitués, nous avons bu un verre tous ensemble, et Sibilla m’a proposé de me reconduire en Vespa. J’ai accepté. Nous sommes allés chez elle – et j’ai passé la nuit dans ses bras.

Ce matin, après le petit-déjeuner, bien plus fraîche que dimanche, je me suis arrêtée à la librairie Dedalus. La libraire était là, et malgré ma nuit d’amour, je dois avouer (dois-je en avoir honte?) que j’avais envie d’elle. L’amour vient en aimant… Pleine de confiance en moi, je lui demande de me conseiller des autrices qui auraient écrit sur Trieste. Elle se gratte la tête, réfléchit derrière ses lunettes, puis, me faisant sursauter dans mon fantasme, me cite un roman de la Croate Daša Drndić, sobrement intitulé Trieste (un pavé). Elle pourrait me vendre n’importe quoi. Puis lui vient une illumination : Anna Schimpff ! « La femme d’un libraire, qui publia en 1865, sous le nom de Moritz Horst une série de nouvelles intitulée Aus dem Küstenland (récits des pays côtiers). Littérature allemande donc. » Par (mal)chance, elle n’a plus d’exemplaire. « Mais pas d’Italienne ? » Elle se gratte de nouveau la tête, je la déshabille du regard. « Non, pas d’Italienne… » « Ou, en tout cas, remarquais-je, rien qui n’ait échappé à l’oubli phallocratique. »

J’achète mon livre et je sors, à reculons, un peu déçue.

Il commence à faire chaud. Je fais quelques courses et je rentre. L’appartement est vide. Je travaille tout l’après-midi et je me rends à mon troisième et dernier cours de slovène. On parle du cas duel, des prépositions, de la conjugaison. Nous n’aurons pas le temps d’aller beaucoup plus loin. Katarina, cependant, m’étonne positivement quand elle me dit qu’elle a réfléchi « un peu » à la question slovène en Italie. Elle me conseille un film télévisé slovène qui, à l’époque de sa sortie, en 2009, avait soulevé une polémique en Italie : Trst je nas, « Trieste est à nous ». Je viens d’en regarder quelques extraits sur Internet (où il est disponible en entier). C’est l’histoire burlesque d’un père de famille qui, comme passe-temps, se replonge dans la nostalgie titiste et cultive le fantasme d’un Trieste yougoslave, puis slovène. Cette nostalgie du régime de Tito, j’en avais déjà été témoin au marché aux puces de Koper, quand nous y sommes allées avec Ariadna, où l’on vendait des images du dictateur et des bibelots communistes. Du folklore pour touristes, avais-je alors négligemment pensé, mais sans doute est-ce plus profond.

Giancarlo m’a envoyé un message pour me proposer de boire un verre, et comme j’étais à San Marco, je lui ai dit que, s’il voulait, il pouvait passer après mon cours. Il n’était pas de bonne humeur, et nous nous sommes disputés. Si j’ai bien compris (même s’il ne l’a pas clairement énoncé), il m’en veut de fricoter avec Sibilla. Il est un peu stupide. La caricature du gars cisgenre qui n’accepte pas qu’une nana puisse ne pas être du tout attirée par les mecs en général, et par sa personne en particulier. C’est décevant. J’ai compris que c’était déjà lui, piazza Barbican, qui avait envenimé la conversation. J’ai coupé court et je suis rentrée. J’ai encore quelques lectures à terminer pour mon étude.

Jeudi 30 mai

Hier, c’était mon dernier cours avec Bellocchi, déjà ! C’est étonnant (nouvelle platitude sur le temps) comme une année peut passer vite alors qu’un mois peut être rempli autant qu’une année. Nous avons tous été déjeuner au Posto delle fragole (peut-être la dernière fois, aussi) et j’étais un peu émue, avant d’aller au séminaire, en remerciant Bellocchi pour ses cours et en le saluant. Il m’a invitée à le prévenir quand je reviendrai. Et je suis bien décidée à revenir bientôt.

Lors du séminaire, j’ai présenté les conclusions de mon étude. La Crespi Morbio était aux anges. À la fin du cours, nous avons convenu d’un dernier rendez-vous, vendredi, à San Marco, où je lui rendrai une version imprimée de mon travail.

Puis nous avons passé la soirée ensemble, Sibilla et moi, à nous promener à la marina, près du phare cher à Saba, sur le môle Audace, un peu partout. J’ai dormi encore chez elle, contre elle, et c’était très fort, et c’était très beau.

*

Aujourd’hui, je suis allée en bibliothèque pour mettre la touche finale à mon étude avant de l’imprimer en trois exemplaires dans un petit magasin pour étudiants, juste en face. Mais il s’est passé quelque chose d’incroyable : j’ai fait une découverte…

Alors que je feuilletais sur Gallica les vieux numéros du Figaro, les articles sur « L’Armistice avec l’Autriche » (lundi 4 novembre 1918) et sur « Les conditions de l’armistice » (mercredi 6 novembre 1918) où la question de Trieste est évoquée, puis deux articles sur les « Terres irrédentes (Trentin, Trieste, Istrie) » des 18 janvier et 16 mars 1919, je tombe sur un entrefilet qui ne pouvait pas ne pas me frapper, daté du 15 avril 1919 (quand je pense, au passage, que Boris Bahor avait déjà 6 ans à cette date…) : « Scandale dans le milieu diplomatique de Trieste ». Je lis : « Alors que Messieurs les diplomates de tous les pays d’Europe, mais aussi du monde, puisque Trieste est une ville portuaire de première importance, une histoire d’un cabinet – qui n’est pas un cabinet politique – vient alléger les pourparlers, si ce n’est ridiculiser un pauvre diplomate argentin dont nous tairons le nom, par respect pour sa fonction. Alors que la ville, passablement désorganisée, tend à sombrer dans les mœurs les plus dissolues, l’épouse italienne de ce diplomate, qui, par exception, ne porte pas le nom de son époux et que nous pouvons donc nommer Madame Braun, a été arrêtée dans un hôtel du quartier de Cavana, déguisée en homme, avec une jeune femme qui, elle, n’était pas déguisée. L’embarras de cet esclandre a eu des conséquences graves pour l’Argentine, et donc pour la politique mondiale autant que pour le commerce, puisque Monsieur le diplomate a dû (on le comprendra) se retirer des négociations. Ainsi, les femmes, comme certaines le désirent, ont déjà un rôle actif dans la vie politique, et ce au niveau, si l’on puisse dire, le plus élevé. »

Madame Braun ! Eurêka.

Voilà l’article qui est à l’origine du passé rétroactif d’Albertine ! Madame Braun, l’amie de Mlle Vinteuil… l’amie d’Albertine !

Madame Braun, femme de diplomate argentin ! Qui cela pourrait-il être, sinon la mère de Leonor Fini, Malvina Braun ?

Surexcitée par cette découverte que, sur le coup, je considère comme majeure, mais qui, en fait, reste anecdotique (nous avons tous nos hiérarchies de valeurs…), je téléphone sans attendre à la Crespi Morbio pour la lui rapporter. Ça sonne, elle répond. Je m’excuse de la déranger, et sans la laisser parler, je lui dévoile ma découverte. Sa réaction me refroidit : « Ah, mais c’est très bien ! Bon, ne vous emballez pas : il faut quand même vérifier les parentés, les noms, la véracité de cette anecdote… Et même si tout cela s’avère juste, ça ne suffira pas à remplir un article, ma petite Hélène ! » Elle a dit « ma petite Hélène » en français, et je me suis sentie tout d’en coup comme une enfant qui vient de trouver dans le jardin une coccinelle et qui la ramène à sa tante en croyant avoir mis la main sur la pierre philosophale quand la tante lui assène : « Ah, comme c’est mignon. Allez, maintenant, jette cela, et viens manger ton goûter ! » J’ai dessoûlé sec. Puis je me suis rassérénée. Et, un peu vexée, j’ai rejoint Sibilla piazza Goldoni, où elle m’avait demandé de la rejoindre.

Elle veut m’emmener quelque part, et en attendant le bus je lui raconte ma découverte et ma déconvenue. Elle rit. « Ce n’est pas peut-être pas la trouvaille du siècle, mais on peut dire qu’en un mois de temps, tu auras bien bossé !… et pas seulement… » Et sur cette parole assortie d’un explicite jeu d’yeux, nous nous rapprochons et nous nous embrassons.

Elle m’emmène dans un centro sociale qui tient, en Italie, de l’association et du squat politique. Ce soir, celui de San Giacomo organise un grand dîner pour les migrants. Ils le font une fois par mois, et on peut imaginer la foule qui s’y retrouve. Le lieu est adossé à une pente, bizarrement construit, avec des ponts, des escaliers, un grand gymnase. C’est plus un lieu de passage, entre des habitations privées et la rue, qu’un lieu fermé. L’ambiance est magnifique. Des Africains en majorité, mais aussi beaucoup d’Afghans. Les Africains parlent français et je parle longtemps avec quelques-uns d’entre eux. Les volontaires du centro sociale sont d’une efficacité qui me rend un peu honteuse : ils ont fait à manger, et j’apprends qu’en plus d’assurer l’hébergement d’une centaine de personnes, ils donnent des cours de langue et accompagnent ceux qui le désirent dans leurs démarches administratives de régularisation… Et moi qui m’intéresse au passé imaginaire d’un personnage littéraire… ! Si je suis bien évidemment ravie d’avoir connu ce lieu et ces gens, je me dis que c’est un peu tard. Si j’avais su plus tôt, je me serais investie davantage…

Vendredi 31 mai

Avant de rejoindre Sibilla, j’écris ces quelques lignes.

Dernier rendez-vous avec la Crespi Morbio à San Marco. Elle m’a longuement complimenté, et cela m’a touché. Les compliments, qu’ils soient sincères ou non, ne touchent que lorsqu’on se sent légitime de les recevoir. Mais, à vrai dire, ils ont été plus consolateurs que flatteurs, car je suis triste. À cause du départ dimanche, bien sûr, mais, de manière plus fondamentale, parce que tout départ est une prolepse de la mort. J’ai encore tellement de choses à faire, de choses à voir, des parcs où je ne suis pas allée, des bars où je n’ai rien bu, des musées même que je n’ai pas visités. J’ai encore tellement de choses à faire, oui, que je n’ai rien envie de faire. Sinon l’amour. Sinon pleurer.

Dimanche 2 juin

Il est 17 heures, et j’ai passé les portiques de sécurité de l’aéroport.

J’admire une dernière fois les Triestines. Celle-ci, grande et fine et élégante (exactement comme Freud, aussi, les décrit dans une lettre à Eduard Silberstein), prend soin d’un enfant d’une dizaine d’années. C’est un bel enfant, qui a de sa mère la grâce et l’élégance. Un calme presque aristocratique. Je les regarde longuement en attendant mon vol pour Roissy. Mais si la mère et son fils sont Italiens, la plupart des voyageurs sont Français. Et ils ne donnent pas envie de rentrer.

Entendre cette langue, qui n’a été pour moi quasiment que silencieuse pendant un mois, cette langue à moi parlée par d’autres, me met mal à l’aise. L’italien, qui est la langue d’Autrui, m’est plus agréable à manipuler. Je voudrais que personne d’autre que moi ne parle français. C’est idiot. Oui, au sens littéral, c’est idiot…

Vendredi, nous avons passé la soiré au Posto delle fragole. Une petite fête pour mon départ a été improvisée par Sibilla et mes camarades de classe. Giancarlo était là et nous nous sommes réconciliés. Mais en façade seulement : je ne ressens aucun chagrin à le quitter. Le patron du bar m’a offert une coupe de champagne, et mes camarades un livre… sur Trieste. Ma valise semble remplie de parpaings et je n’ai pas embarqué le quart des livres que j’ai achetés. Xenia a bien voulu les garder le temps que je revienne les chercher. Il me faudra plusieurs voyages.

Il faisait doux et frais sous les acacias de l’OPP. Nous avons été sages, beaucoup sont repartis dès qu’il a fait noir, et après les embrassades d’au-revoir, nous sommes nous aussi, Sibilla et moi, reparties chez elle. Une belle nuit d’amour.

Hier, pour mon dernier jour, comme il faisait un soleil splendide, nous avons passé la journée à la plage de Canovella de’ Zoppoli. Nouvelle chambre du paradis. L’eau était de métal, et les poissons d’argent s’y ébrouaient gaiement. On s’est beaucoup embrassées, on a beaucoup nagé, on a beaucoup ri.

Le soir, j’ai fait mes valises, je suis allé saluer les amies de la Casa delle donne (Ariadna n’était pas là, mais elle vient de m’envoyer un message pour s’excuser de tout – je ne lui en veux pas), puis j’ai retrouvé Sibilla piazza Unità, au caffè degli Specchi. Elle était en grande pompe, robe rouge, maquillée, apprêtée comme toutes les Italiennes qui font des aller-retour dans la rue principale de leur petit village comme on défile sur un podium. Nous en avons bien ri, mais Sibilla était époustouflante. Nous avons dîné à une très ancienne trattoria de Cavana, qui existait sans doute déjà quand Albertine fricotait avec Gertie. Combien d’Albertines, combien de Gerties se sont aimées dans ces rues ? Nous perpétuions ces affinités oubliées. Nous étions heureuses.

Aujourd’hui, Sibilla a emprunté la voiture de sa mère pour me reconduire à l’aéroport. Nous avons pris le chemin de la côte : Barcola, Miramare, Canovella, les fourches de Dante (Sibilla m’a reprise : « Ce ne sont pas ‘‘les fourches de Dante’’ mais simplement la ‘‘roche’’ de Dante ! »), Duino, le Timais, Montefalcone et bienôt Ronchi dei Partigiani

J’ai pleuré, comme il se doit, en quittant Sibilla. Elle me dit qu’elle viendra à Paris dès la mi-juillet. Dans longtemps… Je préférerais revenir à Trieste. Je me vois très bien vivre ici. Enseigner paisiblement à l’université. Même si, avec les routes de la soie, avec les routes de la migration, avec Salvini et ses compères, dans le calme de Trieste, comme il y a un peu plus d’un siècle, résonne presque le pas des bottes. Comme si soufflait à nos oreilles la relève…

Je vais être la dernière à entrer dans l’avion. Et c’est sur ce seuil que prend fin mon journal triestin.

Venise est vivante !

Extrait d’un récit de voyage (état juillet 2021 – disponible sur simple demande).

Table des matières
– “Venise est un cadavre”
– Les couples de Venise / Amour des touristes
– Le homard de Venise (Beauvoir & Sartre)
– Venice is not dead
Accademia
– Parrocchia Santo Stefano
– San Zaccaria
– Pauvre Carpaccio
– Pauvre gamin

– Ca’ d’Oro
– Une démocratie de flics
– Un samedi à Venise
– Ca’ Pesaro
– Ljubinka, Isis & la Popova
– Technologie
– Le palais des Doges
– Le palais Correr
– La gare autoroutière / Paul Morand
– Peggy Guggenheim Collection
– L’Italie, championne d’Europe 2021
– Un spritz Campari
– Il pleut sur Venise
– Basilica Santa Maria Gloriosa dei Frari
– Giuseppe Rensi
– Basilique San Marco
– Museo di storia naturale
– Départ

*

Accademia di Venezia

L’Accademia, un des points cardinaux de la ville (elle est indiquée sur les panneaux à l’angle des rues au même titre que les quatre autres directions : Rialto, San Marco, la Ferroveria et Piazz. Roma), est en face du pont de bois au-dessus du Canal Grande qui a remplacé un pont en fer, d’abord provisoirement, mais à la demande des Vénitiens, dit-on, de manière constante. C’est une bonne chose. L’Accademia est un assemblage de plusieurs bâtiments : l’église di Santa Maria della Carità (dont la partie renaissante revient au grand Palladio), de son couvent, de la Scuola Grande du même nom. C’est assez ancien pour être important.

Comme partout, en entrant (noter que l’entrée est dans l’axe de la berge – où il y aujourd’hui le ponton du vaporetto, et non dans l’axe du pont), un écran prend la température à partir de votre visage. Il enregistre. Et personne ne bronche (dès qu’un pantin de la Valeur oblige à s’injecter un modificateur d’ADN réalisé sur un coin de table en quelques semaines, des millions de moutons se précipitent : il n’y a absolument rien à attendre de l’humanité, qu’ils se mettent tous à baver dans quelques années). Heureusement que l’individu, extrait du troupeau, peut toujours avoir une petite étincelle d’intelligence : comme le guichetier qui, alors que je lui présente ma carte de doctorant en histoire de l’art, s’amuse et me donne un billet gratuit. Ç’aurait été 12 euros l’entrée.

On passe à l’étage. Le parcours est fléché, Covid oblige.

C’est la salle des icônes et des peintures gothiques. Je me mets à la place de tous les touristes qui veulent voir Titien, Tintoret et Véronèse, La Tempête de Giorgione et le cycle de Sainte Lucie de Carpaccio : ils commencent par mourir d’ennui. Pourtant, une fois repu de ce qu’on est venu chercher, on gagnera à ne pas se laisser intimider par ces formes jugées primitives, et ces fonds de faux or noirci. Car on y dégote de vrais trésors.

Jacobello Alberegno (avant 1397)

Le polyptyque de l’Apocalypse de Jacobello Alberegno (mort avant 1397). Cinq palettes sauvées d’une église d’autel de Torcello. La bête aux 7 têtes (minuscules) chevauchée par la Grande Prostituée. Le défilée des squelettes qui chantent (tout en mijotant, pour ceux de gauche, à feu doux) un cantique au Dieu planant en trône. L’étrange ange à la faux, les cavaliers dont la richesse est inutile face à la mort (mais pourquoi pas quand même un peu de richesse ici bas, n’est-ce pas?), l’élégante amande où repose sur les genoux de Dieu l’agneau filial. C’est plein de vie et de raffinement, malgré l’économie, somme toute et mis à part le panneau central plus riche, des moyens picturaux.

Maestro di Ceneda (Ercole del Fiore, documenté 1439-1484)

Bizarrement, tout le monde passe devant le Couronnement de la Vierge au Paradis comme s’il se fût agi là d’un vulgaire graffiti. La table fait presque trois mètres sur trois mètres et réunit des centaines de protagonistes. Tous bien classés, bien mis en ordre, bien colorés et selon sa place. Sur une étrange scène comme un pièce montée, truffée de petits angelots musiciens, la Vierge est couronnée par son fils sous les yeux de l’assistance nombreuse. Décorum, musique, accessoires, costumes : on n’a pas lésiné sur les moyens. C’est l’idéal fantasmé des grandes cérémonies religieuses : l’union de la société par l’entremise de la festivité votive ; l’ordre social non pas bien sûr tel qu’il est ou même tel qu’il devrait être, mais tel qu’on veut – « on », c’est-à-dire les autorités – que chacun et chacune y croit. Une belle mascarade pleine de douceur et profondément violente.

Dans la salle suivante, on saute les siècles : la muséographie actuelle s’assoit sur la chronologie. Mais peu importe.

Carpaccio, La crucifixion et l’apothéose des 10000 martyres du mont Ararat

Proust aimait beaucoup ce tableau : les martyres ont des poses d’une étonnante lascivité. Entre démonstration d’une virtuosité technique et complaisance des beautés corporelles – très matérielles et peu spirituelles – des jeunes hommes. D’un côté le doux supplice qui évoque davantage la « petite mort » que le martyr, de l’autre des distorsions douloureuses. Tout cela s’ouvre, à partir d’un arbre expressionniste, car tordu, cassé, décharné, sur un paradis éternel qui superpose à notre réalité voluptueuse d’ici-bas, une irréalité bien froide et étrangement orageuse… Carpaccio, savant jusqu’à l’illusionnisme, aime jouer des formes selon les besoins du discours, ou de la lisibilité de la composition. Même si la lecture doit être et reste torturée autant que le sujet l’impose.

Giovanni Bellini, Pala di San Giobbo

Ovvero Madonna col Bambino in trono, angeli musicanti e santi Francesco, Giovanni Battista, Giobbe, Domenico, Sebastiano e Ludovico da tolosa.

Composition à la perspective savante et à l’architecture impressionnante. Tout est propre, exact, élégant et somptueux à la fois. L’équilibre de l’ensemble peut appeler le qualificatif de « classique » : pas d’outrance, pas de faiblesse. Majestueux. Sans excès, oui, et sans retenue. On peut se repaître longtemps, comme d’un modèle possible de vie, de cette peinture de Bellini. De celle-ci, et des autres du reste.

Giovanni Bellini, Madonna col Bambino tra le sante Caterina e Maddalena

Ce tableau exceptionnel n’a malheureusement pas de nom d’usage. Il en mériterait un. Dans un clair-obscur intense, qui ne sera la norme qu’un siècle plus tard, les figures de trois-quart son encadrées dans un format paysage. L’intimité est baignée d’une lumière dont la source extérieure est incertaine. Mais le regard de la Vierge (ah, cet art du regard bizarre chez Bellini…) nous guide : la lumière est bien évidemment divine. Le velouté, la douceur, la théâtralité réduite au réduit d’un conciliabule douloureux et amoureux autour de l’enfant, invitent au recueillement.

Cosmè Tura, Madonna dello Zodiaco

Toujours la joie de tomber, au débotté, sur une œuvre d’un de nos artistes préférés. D’autant plus que celle-ci, dont on ne sait rien avant son acquisition en 1896, est d’une qualité adorable. Mort et résurrection liées aux astres, dans une cour de Ferrare baignée de magie scientifique. La reproduction rend encore moins justice ici qu’ailleurs à la beauté du panneau. C’est exquis de détails, de dentelles astrales rouges découpées sur un fond bleu nuit. L’iconographie mariale marie Marie en jeune mère à un Jésus flottant dans son sommeil. Le vin comme le sang : sei di sangue e di vigna. Le modelé est généreux mais accusé par un trait aigu, volontiers sec, presque cassé aux articulations, les doigts, les genoux, la base de la tête vissée sur le cou. Le vêtement de la Vierge déborde le cadre : aucune aridité mais au contraire une luxuriance tendre et raffinée. Une splendeur.

Giambattista Cima da Conegliano (1459-1517)

Cima da Conegliano est parmi ces artistes qui restent (« me » restent) dans un coin de la pensée, toujours salués au passage sans jamais s’y attarder. Jusqu’au moment où, soit parce que les autres qui se présentaient d’abord à l’attention ont été mieux connus, soit à cause de leur retour casuel mais insistant, ils s’imposent enfin à la conscience. Il a fallu attendre Venise pour découvrir Cima. Là, le plaisir de comprendre à quel point cet artiste jugé mineur (ou du moins largement méconnu en dehors des spécialistes de la peinture) s’avère puissant, éclate et laisse, comme le parfum et le bon vin, une traînée qui s’inscrira, on le sait, on le sent, dans la longueur de nos années restantes.

Ce qui fait la particularité de Cima da Conegliano, c’est la ligne marquée, le réalisme mantégnien, les détails naturalistes qui démontrent un intérêt pour la vie terrestre autant, sinon plus que pour les billevesées théologiques. Une attention à la diversité, à la matière, à la texture, à l’étant-là.

Parmi les tableaux, tous très beaux, tous très forts, de Cima qu’on pourra regarder à l’Accademia, la Madonna dell’Arancio (1496-1498) est en ce moment mon préféré. Non seulement pour cet oranger, par goût de l’oranger, mais aussi pour ces oiseaux, par goût des oiseaux, pour ces lapins, pour ces plantes, pour l’étrange ouverture entre la Madone (le visage est souvent le même chez Cima, un visage à la fois dur et d’une tendre jeunesse : le jeu irréconciliable des opposés est le plus précieux) et l’enfant Jésus, ouverture qui donne, dans une conception naturaliste de la religion, naissance à cet oranger. La terre est bleue comme une orange. Fruit solaire et généreux par excellence. Mais il n’y a pas que cela. Le sujet lui même n’est pas à négliger : Ludovic de Toulouse avait renoncé au trône de France pour devenir franciscain…

Giorgione (1478-1510)

Tout est zigzags dans cette Tempête. De l’éclair central, mais dans la diagonale qui régit déjà un bon nombre de compositions de son époque, naît toute forme vivante : le corps de la femme, les branches des arbres et arbustes, le cours du ruisseau, les nuages qui recouvrent à moitié la lune ou le soleil. S’y oppose la droiture de l’artifice, du fait : le jeune homme, l’arbre qui lui correspond, son bâton, le pilier (mais tronqué comme pour marquer la fin de l’Antiquité et l’avènement du christianisme), les édifices. À quelle thématique homologuée rapprocher celle de ce tableau qui oppose si systématiquement le masculin et le féminin ? Giorgione aime les compositions allégoriques, et on sait qu’il en discutait avec les grands lettrés de son temps (les programmes iconographiques obscurs, dictés par ces lettrés dont la science nous échappe en grande partie, sont florès autant à Ferrare que plus tard parmi les aristocrates romains). L’intérêt pour le phénomène atmosphérique n’est pas, en peinture, courant. On pense au Greco, mais déjà un peu plus tard dans le sièle. Faut-il y lire la mise en regard, d’une manière ou d’une autre, du cycle des astres par rapport aux affaires humaines ? Assurément, du moins, de la nature. Le pont, au centre, est nécessairement symbolique. Que relie-t-il ? Que sépare-t-il ? Sans aucun doute, c’est l’initiation spirituelle de l’âme qui est en jeu ici. C’est une apparition, sujet par excellence de la peinture, peut-être même de toute peinture. Les détails de cette initiation, autant que pour les mystères antiques, risquent de nous rester encore longtemps inconnus.

Le tableau, comme tous ceux de Giorgione, est raide. La jeune femme n’est pas belle, le paysage est trop artificiel, tout est compassé.

Palma il Vecchio (1480-1528)

Peut-être à tort, peut-être temporairement, mais Palma le Vieux me plaît amplement plus que le Jeune. Tandis que le Jeune est compassé et grandiloquent, institutionnel et pour ainsi dire administratif, le Vieux est plus large, plus enlevé, plus audacieux. Dans la Madone à l’enfant, avec saint Jean-Baptiste, Joseph et Catherine, les couleurs sont chaudes, les lignes élégantes, à la fois soutenues mais sans dureté, et le rectangle augmenté de moitié à droite, dont les diagonales sont tirées par les attitudes des personnages, est d’une élégance remarquable. On touche à un équilibre du mouvement qui est proche de la perfection formelle. Tandis que la grande partie du tableau (le rectangle initial) présente la conversation enjouée entre le bon Jean-Baptiste, Cathy et Marie, on assiste dans le dernier tiers à une rare intimité entre Jésus et son faux père cocu. On s’imagine ce que raconte le fils naturel à Joseph. Mais ne nous moquons pas trop grivoisement de cette sacra conversazione ou « sacrée conversation » (!) : l’impression d’ensemble est gracieuse.

Si on y regarde de plus près, la visage de Catherine est différent des autres : plus rond, d’un modelé plus lâche, plus fumé : il est de Titien, comme le paysage derrière.

Véronèse (1528-1588)

Immergé dans l’atmosphère vénitienne, Véronèse paraît moins attractif que de loin.

Le Repas chez Levi ne peut manquer de susciter l’admiration, à juste titre. Mais c’est une admiration devant l’exploit, et non une admiration d’affinité.

Dans la salle qui lui est presque entièrement consacrée, les toiles immenses ont perdu leur raison d’être : elles se succèdent comme un manuel pour étudiants à l’école du Louvre. Il faut non seulement s’abstraire du musée, mais repenser ces toiles dans leur contexte. Une véritable gymnastique husserlienne.

Le mariage de Sainte Catherine, par exemple. Alors qu’elle est parmi mes iconographies préférées, parce qu’elle est toujours le prétexte à représenter l’élégance féminine, la grâce, la volupté, cette noce en particulier me déplaît. Les tissus sont beaux pourtant, les couleurs chatoient, la robe de Catherine est somptueuse, à tel point qu’on pourrait se satisfaire de toute cette prolixité sans forme : on aspire à une peinture abstraite. Oui, en fait, nous voudrions nettoyer le tableau de ses figurations, de ses personnages, de ces putti ridicules, de ce rococo avant la lettre.

La Vierge à l’enfant avec Saint Jean-Baptiste a plus de tenue car plus de tonus. Moins de personnages (quoiqu’une tête de bébé décapité s’attache bêtement à un drap, joli par ailleurs), une architecture du coin, dans un palais, une diagonale enlevée.

L’Annonciation s’inscrit dans cette série étrange des peintures vénitiennes qui abusent de la perspective avec des effets presque fantastiques (on en reparlera avec le Tintoret). Elle est mathématique, elle est géométrique (toute cette géométrie de l’angle et du compas renvoie-t-elle de quelque manière à la navigation?). C’est la science soumise à la religion. La pensée au service du mystère. Et pourtant, il y a quelque chose de si outré dans ces jeux de virtuosité (Venise n’est-elle pas la ville de la virtuosité par excellence?) qu’on pourrait remettre en question cette assujettissement : peut-être est-ce quelque chose de plus inquiet. Nous ne sommes plus dans la découverte enthousiaste et solide des Florentins : le temps, pour les raisons qu’on sait, est trouble.

Tintoret (1518-1594)

Sartre a fait du Tintoret un marginal. Il mène l’enquête, il édifie une existence. S’il rajoute, le bavard, au caquetage commun (mais l’humanité n’est sans doute que caquetage et massacres), le sien est savoureux. De l’enfance mythique à l’oubli posthume, en passant par l’apothéose du Jugement dernier du palais des Doges. Il y a beaucoup de fantaisie là-dedans, et encore plus d’exagérations. Tintoret ne fut jamais le séquestré de Venise, mais son artiste phare, tout au long de sa vie, et encore après sa mort. Tintoret, à Venise, est partout. À tel point de s’y confondre aujourd’hui : autant son sfumato que ses couleurs sont encore sensibles dans nos promenades. S’il n’en subsume pas la prolixité, Tintoret s’identifie indéniablement à une part de Venise.

(…)

Le tableau qui est un summum de peinture, et qui aurait suffi à faire de Robusti, fils de teinturier, un artiste à considérer (mais ne soyons pas dupe : seule la considération au long cours permet de parvenir à ce tableau-là), c’est le Trafugamento del corpo di san Marco. Nous sommes en 1560. À Rome, et dans quelques autres centres artistiques (à Fontainebleau notamment), nous sommes en plein maniérisme. Aussi insatisfaisant puisse s’avérer ce terme, et cette généralisation, le maniérisme n’en désigne pas moins une trajectoire supputée : la fin de l’observation directe de la nature qui aurait eu lieu chez les artistes de la Renaissance, au profit de l’observation des artistes eux-mêmes (Michel-Ange et Raphaël en premier lieu) et des règles internes de la peinture. On sait cependant que les artistes de la Renaissance eux-mêmes ne répondaient qu’à des critères artificiellement, longuement, patiemment établis par leurs collègues (« le monde de l’art »). Ce tableau du Tintoret est une appropriation des règles en vigueur. Une hallucination. Le Tintoret délire à la fois les règles elles-mêmes, celles de la perspective, celles de la géométrie, jusqu’ les pousser à une limite incandescente (là où elles sont prêtes à se consumer). Mais aussi l’Histoire. L’Histoire sacrée (qui n’est déjà plus la Grande Histoire, mais une mythologie) et l’Histoire de Venise.

Car nous n’avons pas encore vraiment parlé de cette aventure extraordinaire qui inscrit Venise à l’Orient de l’Occident. Le corps de Saint-Marc, retrouvé en Égypte, marque, on le sait, symboliquement le lien avec l’Orient au-delà de la Méditerranée, et surtout une domination : le vrai centre est Venise. Non pas vérité universelle (malgré la symbolique qui cherche à instaurer une légitimité transcendantale) mais vérité temporelle, matérielle, économique, stratégique. Ce tableau aussi est une stratégie. La perspective exacerbée est l’installation dans un espace d’une projection. Si nous retrouvons le même jeu que dans L’Annonciation de Véronèse, l’ajout d’une diagonale (une tangente) et le sujet même du tableau (la gloire initiale de Venise, son fait d’arme fondateur), la géométrie mathématique n’est pas soumise à la religion, mais l’inverse. Venise a distordu la réalité pour soumettre à son pouvoir le monde méditerranéen.

Néanmoins, on le sait aussi, la glorification marque déjà les premiers signes de décadence. C’est un retour, et même un besoin d’affirmation. Nous sommes dans l’ordre du mythe, du récit rétrospectif. Tout flambe dans la palette du Tintoret.

Francesco da Tolmezzo, Madonna col Bambino e angeli muicanti

(…)

Giovani Francesco Caroto, La madonna cucitrice

Cette toile est d’une tristesse indicible. Jésus est fantomatique. On le dirait gangrené. Le paysage est aride, le ciel menaçant. Le geste du Saveur est ambigu. Que nous montre-t-il en soulevant le voile de la mère ? La future mater dolorosa ? La beauté bientôt évanouie ? Ce qui ferait de ce tableau une vanité ? La vanité, thème antique à la mode bientôt du Baroque, est doublé par le thème de la couture. Antique aussi en ce qu’il rappelle les Parques. Jésus, représenté dans une pose de putto (antique encore), tient les ciseaux qui couperont le fil de sa propre vie. Ce que brode Marie est un linceul. Quel est cet arbuste qui épouse le contrapposto de l’enfant ? Le rouge de la robe de Marie est le détail qui fait de ce tableau un chef-d’œuvre de tendresse et de tristesse.

Madonna del Prato (1328)

Dans la même salle, qui est en fait la partie supérieure de l’ancienne église, on trouve une amusante Madone enceinte. La mère est replète, les joues arrondies comme une noix. Son ventre est un monde, une planète bleue. Ne semble-t-elle pas gourmande, et toute joyeuse, cette jeune mère aux pommettes rougies par un plaisir timide. C’est un hymne à la vie. Aucun signe de Passion. Et aucun mystère non plus. Tout est là, presque un peu rustre, un peu simple, débonnaire.

Les Joueurs d’échec

Il en faut pas manquer, au rez-de-chaussée, un ensemble de salles derrière la boutique. On y trouve de tout.

Comme ces Joueurs d’échec. Peinture caravagesque, mais le jeu d’échec est rare au regard des jeux de cartes. C’est un exercice. Du Valentin, mais comme maladroit, un peu scolaire. Geste expressif de l’adversaire, pour détourner l’attention du joueur concentré non pas du jeu lui-même mais de la main de la courtisane qui lui subtilise la bourse. La main vient embrasser l’épaule et c’est pour mieux montrer au spectateur complice le fruit du larcin. Nature morte sous la main. Expressivité du jeune homme. Savoir-faire de la représentation des habits, des plis, des matières. Visage cependant passablement fantomatique de la jeune fille (corset pudique, au passage), et ce jeu d’échec. Le message moral est clair : on perd quand on croit gagner ; l’important n’est pas là où l’on croit ; il ne faut pas se laisser aller à l’orgueil de l’avantage ; etc. L’ensemble plaira assurément aux amateurs de peinture caravagesque.

Domenico Fetti (1589-1623)

À côté de la très fameuse Mélancolie, on trouve de Domenico Fetti un David proche de la manière de Manfredi, et de Baglione dans sa belle période caravagesque. Avec élégance, Fetti fond la figure dans une obscurité dévorante. Il ne reste presque plus rien dans la lumière : le visage, la main sur l’épée. Même le cadavre de Goliath, souvent l’occasion de peindre le gore, s’enfonce ici dans l’ombre. Un David fier, presque arrogant. Cette fierté, on la retrouve aussi, indirectement, dans la représentation de la mélancolie. Fetti, avec ce tableau devenu célébrissime, s’inscrit dans la lignée de Dürer : l’artiste (dont le tempérament par excellence, selon la classification d’Hippocrate, est la mélancolie) s’élève au plus haut rang, sinon de la société civile, du moins de celle humaine. Il a le savoir, le savoir-faire, et un rapport privilégié avec ce qui dépasse l’humain, la Nature (la métaphysique). S’il est torturé, c’est qu’il est tiraillé entre l’ici-bas et l’au-delà (les Romantiques ne traduisent que dans un contexte bourgeois les mêmes sentiments).

Francesco Maffei (1605-1660)

Ce Persée n’est-il pas incroyable ? Sa face comme une bouillie remuée, bouffie, les yeux bouchés par une suinte noire, et ce corps de vieux mercenaire, de gladiateur rodé. Pas grand-chose d’héroïque ici : plutôt un labeur de routier. La touche est lâche, mais enlevée, la couleur est savante quoique discrète, presque terne, la composition très sûre, ternaire, tout autant du reste que la pose et la physionomie des personnages, leurs attitudes. C’est à la fois brouillé et très fluide, précis et mouvementé.

Giambattista Tiepolo (1696-1770)

Bizarrement, nous n’avons pas vu beaucoup de Tiepolo encore. Dernier maître de la Venise fastueuse. Dernier feu. Presque le prototype trop parfait, par ses dates mêmes, de cette fin de vie vénitienne. Nous voilà au summum de la hardiesse picturale, des perspectives audacieuses, des couleurs froufroutantes.

Sainte Hélène, la mère de Constantin, était allée chercher la croix de Jésus pour la ramener à Rome, dans la basilique justement nommée aujourd’hui Santa Croce in Gerusalemme. En voici une traduction allégorique, volontiers musicale, dans un tondo de plus de 4 mètres de diamètre. Comment ne pas s’émerveiller devant l’ingéniosité du peintre ? La composition, malgré le tondo, malgré la contre-plongée, malgré le vide du ciel, est solide, dynamique et même riche.

Francesco Hayez (1791-1882)

Francesco Hayez est né à Venise avant l’arrivée de Bonaparte. Si Tiepolo est le dernier peinture vénitien, de la soi-disant « République de Venise », Hayez est le premier peintre moderne de la nouvelle Venise, alors délaissée, déjà devenue musée. Il mourra à Milan.

On trouve de nombreux tableaux de Hayez à l’Accademia, et on les admirera tous. Mais son autoportrait à 82 ans, qui est le plus célèbre du maître, s’il s’inscrit dans une tradition devenue ancestrale, inaugurée sans doute par Van Eyck, marquée par Rembrandt, notamment par le pathétique et sans concession autoportrait de vieillesse, trouve ici sa traduction dandy. L’homme, vieux, se dépeint fort, stable, l’oeil aiguisé, sans concession non pas sur sa déchéance, ou sa proche fin, mais sur le spectateur qui le regarde comme une vache regarde passer un train. Le peintre du fameux Baiser démontre qu’on peut être vieux et être – jusqu’au bout – puissant.

Andy Warhol, artiste tragique dans la société spectaculaire-marchande

Le mot d’ordre d’Arthur Rimbaud, « La vie est la farce à mener par tous »1, Andy Warhol et ses compagnons de la Factory l’ont suivi à la lettre. Mais à la Factory, autant que pour Rimbaud, la farce a été tragique2.

Pourquoi tragique ?

Le mot semble inapproprié et même incongru pour celui qui prônait la superficialité comme idéal, et qui aimait affirmer qu’il voulait être une machine3. Mais c’est justement dans ce type d’affirmations que se trahit la conscience acérée qu’Andy Warhol a de sa position intenable : qu’il le veuille ou non, il ne peut pas être une machine.

Qu’est-ce que le tragique ? Pour s’en tenir à une définition simple, le tragique est un antagonisme sans résolution possible. Une aporie sans espoir. La fatalité de l’impossibilité. De Sophocle à Racine, de Rimbaud à Warhol, la tragédie consiste toujours, à son degré le plus élémentaire, dans l’incompatibilité des impératifs individuels (au premier rang desquels figurent les désirs) et des impératifs sociaux (les devoirs). Un hiatus entre ce qu’on appelle le « moi » et ce qu’on appelle son « image ». Et, outre ce postulat problématique d’un « moi » originel, c’est bien la dichotomie conflictuelle original/copie (modèle/simulacre), que Platon a consignée et théorisée, qui provoque l’engrenage tragique. Nous voulons démontrer, à travers le paradigme warholien, que l’artiste (la figure de l’artiste), malgré ses prétentions, qu’il vive à New York ou à Dakar, à Londres ou à Hong-Kong4, dans un monde globalisé (à l’ère de la deuxième ou troisième mondialisation5) ne peut dépasser cette aporie qu’il partage, finalement, avec tout individu contemporain. Nous voulons démontrer que l’œuvre d’art est la dernière « marchandise » et que l’artiste est, dans la société spectaculaire-marchande6, le plus efficace de ses protagonistes (la contradiction, sur laquelle nous reviendrons, a été soulignée par beaucoup d’observateurs, et notamment Gilles Lipovetsky et Jean Serroy7). Nous assistons en fait, avec Andy Warhol, à une dialectique de la fascination et du rejet de la société, que la création (qu’elle soit, du reste, verbale ou visuelle, poétique ou plastique) cherche à dépasser – en vain. C’est cette dialectique (dialectique tragique) que nous voulons, dans cet article, mettre en lumière. En quoi y a-t-il tragédie ? Comment fonctionne cette tragédie du banal ? Que nous apprend-elle sur la figure de l’artiste, – sur nous-même ? La question, pour le dire selon la formule du poète – longtemps apatride – Ghérasim Luca, est la suivante : « comment s’en sortir sans sortir ? »8

Plus que tout autre artiste, Andy Warhol permet à la fois de préciser les termes de cette dialectique, et d’apporter un début d’explication. Non seulement en tant qu’il est une icône, mais parce qu’il s’est lui-même érigé en icône – qu’il est sa propre création. Ce geste artistique extrême, accomplissement, pour beaucoup9, de l’art, s’inscrit dans une perspective occidentale, économique et artistique, que nous étudierons dans un premier temps.

Ainsi nous apparaîtra plus clairement cette « tragédie du banal » que nous avons évoquée, et qui semble, aujourd’hui, le lot de tout à chacun. La formule détourne à dessein le titre du livre d’Arthur Danto, La Transfiguration du banal10, où le philosophe analytique cherche à inscrire l’expérience esthétique warholienne dans un universalisme de l’art, en élargissant l’acceptation du mot « art ». C’est aussi pour interroger cette lecture que nous menons notre réflexion. Car la tragédie fondamentale de l’expérience warholienne nous amène à interpréter dans un sens nouveau et plus large l’essentialisme : en cherchant à affirmer un universalisme de l’art, tout individu (qu’il soit un professionnel de l’art ou non) adhère à ce que la société veut lui faire accroire11 : qu’il y a un « universalisme » (ce qui sous-entend la notion de « vérité universelle ») qui transcende la contingence humaine. Pour le dire autrement, en affirmant l’idée d’un universalisme, le philosophe idéaliste (ou même l’artiste) déjoue, parfois malgré lui, la plus fondamentale des critiques à l’encontre d’une société eurocentrée, patriarcale, déshumanisante, dont, par ailleurs, il reconnaîtra tous les travers. C’est cela aussi que nous voulons prouver : que l’idée même d’un « universalisme » est mise à mal par l’aporie warholienne. Si la volonté de l’artiste est nécessairement débordée par la réception de son art, c’est peut-être malgré lui (il ne nous appartient pas d’en juger) qu’Andy Warhol permet de remettre en cause l’idéalisme, dont l’essentialisme est issu12. Et pour prouver cela, nous nous bornerons, dans cet essai, à aborder la théorie platonicienne des Idées. En nous appuyant sur les réflexions de Gilles Deleuze sur le renversement du platonisme dans Logique du sens, nous démontrerons que l’art d’Andy Warhol est une illustration des limites d’un platonisme utilisé par le capitalisme.

Ainsi, loin de s’inscrire dans une universalisme de l’art, Andy Warhol, artiste et œuvre de lui-même, expose toute la tragédie de l’individu de la société spectaculaire-marchande – qui est encore la nôtre. Il expose, selon les termes des théoriciens de la Critique de la Valeur, la tragédie contemporaine provoquée par la Valeur devenue sujet automate. Peut-être sera-t-il possible pour le lecteur et la lectrice, alors, d’envisager d’autres manières d’être-au-monde et de concevoir la création.

Situation de Warhol : un artiste à l’heure du capitalisme triomphant

Andy Warhol a pu échapper à sa condition grâce à l’argent

Andy Warhol suscite une fascination qui l’a – ou l’avait – rendu aussi célèbre que les vedettes (les « stars ») qu’il représentait : sa silhouette (lunettes, pâleur, perruque) était aussi connue que celle des acteurs et des actrices de Hollywood. Acteurs, actrices, musiciens, musiciennes, tous des « artistes », du reste, comme on l’entend dire communément. Warhol est devenu ainsi l’un des symboles de « l’Amérique » (en fait, rappelons-le, seulement les États-Unis d’Amérique), un de ses mythes, une, aussi, de ses « réussites » : un self-made-man. Une illustration du rêve américain. Fils d’immigrés élevé dans un milieu modeste13, Andrew Warhola était devenu riche et célèbre en tant qu’artiste ; ce qui est une double réussite. Qu’on apprécie ou non son œuvre, cette réussite reste un modèle, un idéal pour beaucoup d’artistes, jeunes et moins jeunes. Et qu’est-ce qui a permis cette réussite ? Ce que Howard S. Becker appelle « les mondes de l’art »14.

Pablo Picasso ou Salvador Dali étaient devenus des « stars » de leur vivant même. Picasso avait été, dit-on, le premier peintre millionnaire. Mais cette richesse et cette réussite n’avaient pas été leur objectif premier. Certainement pas pour Picasso qui, au Bateau-Lavoir, avait vécu dans une pauvreté à la limite de l’indigence, ni même pour Salvador Dali dont le personnage médiatique n’est apparu que tard dans sa carrière. Au contraire de ces deux exemples canoniques, Andy Warhol avait toujours eu le désir du succès et de l’argent. Mieux : il savait que succès et argent allaient de pair, et que pour devenir un grand artiste, il lui fallait avant tout être célèbre. Publiciste, il avait mis en place un art (au sens plein de « technique ») fondé sur ce qu’on appellerait aujourd’hui le marketing. Sans doute, la richesse ne pouvait pas venir sans une certaine popularité : Warhol, par souci d’efficacité, avait compris que c’était désormais (à l’heure de l’entertainment et de l’industrie culturelle15) par le grand public qu’il atteindrait le plus vite possible ses objectifs. Quitte à contourner les acteurs traditionnels du monde de l’art, et d’attendre que d’autres n’apparaissent (comme Arthur Danto). Ainsi, contrairement à ses compatriotes de l’élite culturelle (on pense surtout à l’abstractionnisme abstrait, de la puissance d’un Pollock à la peinture intellectuelle et littéraire d’un Motherwell, dont la réception par le grand public était difficile – et le reste), il avait cherché dès le début à se rapprocher de la « culture populaire », c’est-à-dire la « culture » marchande, ce qui a donné le terme de Pop Art.

Rappelons, à cet égard, que le Pop Art précède Andy Warhol et que ce dernier s’est appuyé sur les structures culturelles du Pop Art pour non seulement se lancer sur la scène artistique new-yorkaise mais aussi faire évoluer ses productions en fonction des besoins de ces structures. Arthur Danto explique par exemple que Warhol avait été interloqué par, pour ainsi dire, « l’avance » que Roy Lichtenstein avait sur lui : « Warhol se rendait régulièrement à la galerie Castelli, où étaient exposés les artistes qu’il admirait le plus16. C’était la galerie, où il aspirait à avoir sa place. Lors d’une de ses visites, il découvrit qu’il n’était pas seul : d’autres avaient emprunté une voie très proche de celle qu’il tentait de suivre. [Ivan] Karp lui montra les œuvres de Roy Lichtenstein, qui venait de rejoindre la galerie. / Warhol fut abasourdi : un autre peignait des bandes dessinées et des icônes publicitaires. »17 Ainsi, un peintre qui reprenait des images publicitaires, mais aussi des images de comics, comptait déjà parmi les artistes de la galerie de Léo Castelli qui était, comme on le sait et comme on le voit, à la pointe de l’art contemporain – qui en était, au même titre que les artistes eux-mêmes, un des acteurs. Il fit alors évoluer son art de manière radicale : il expurgea de ses tableaux les reliquats expressionnistes qui les caractérisaient encore. Suivant les conseils d’Emile de Antonio, il élimina les coulures18. Un autre paramètre s’avéra fondamental : alors que, précise Danto, « Lichtenstein s’adressait à un public extrêmement raffiné », Andy Warhol comprit qu’il fallait s’adresser au plus « grand nombre ». Ce « plus grand nombre », en fait, ne l’est pas : il ne s’agit pas de l’Américain « moyen », mais, à New York, plutôt d’une jeunesse « émergente », c’est-à-dire aisée et avide de nouveautés, attentive aux messages publicitaires, bref une « middle class » en passe de prendre, après mai 68, les rênes des institutions, sinon politiques, du moins économiques. Cet appui sur ce « grand public » restera un des principaux amers de Warhol toute sa carrière.

Mais Andy Warhol (cela a été abondamment commenté) ne se restreint pas aux « mondes de l’art ». Ou plutôt, issu du monde de la publicité (ce pour quoi, comme dans une variante de racisme classiste, il sera toujours très critiqué par certains acteurs conservateurs du monde de l’art), il sait qu’il s’imposera aussi – et surtout – grâce à l’argent, en s’appuyant sur le monde des affaires. En cela, du reste, il ne fait que privilégier un des mondes mêmes de l’art : celui du marché. Produit d’une démocratie industrielle (c’est-à-dire d’une démocratie à l’ère industrielle), c’est, dès les années 50, en tant que publiciste, qu’Andy Warhol connaît un certain succès. Il remporte un premier prix pour sa publicité pour les chaussures I. Miller et un second, pour l’ensemble de ses publicités, en 1957. Il fonde alors une société gérant les commandes publicitaires et, en parallèle, expose dans des galeries (sa première exposition a lieu en 1952) : dès le début, la création et les affaires sont inséparables.

Mai 68, moins qu’une révolution, a été une résolution des discordances entre structures économiques et structures sociétales

Mais c’est dans les années 60 que la « conversion »19 a lieu. Plus qu’une conversion, nous interpréterions davantage le changement qui a lieu alors comme un premier accomplissement. Andy Warhol trouve en effet la formule qui fonctionne et connaît le succès. En quoi consiste cette formule ? Dans le principe, en un ajustement du produit artistique avec la société de consommation qui se redéfinit alors. Les événements des années 60 sont connus : début de reconnaissance politique pour certaines « minorités » (les Noirs et les femmes), phénomène para-révolutionnaire de mai 68. Dans ces deux cas, l’évolution se lit davantage comme un accroissement du territoire capitaliste que comme une amélioration des conditions de vie de certaines catégories oppressées (même si, même maigres, améliorations il y eut alors). Il faut comprendre les événements de 68 non pas comme un renversement d’un ordre social injuste, mais plutôt comme une mise à jour d’un ordre social devenu désuet par rapport aux nécessités du marché. Les événements de 68, on le sait, ont touché surtout une population néo-bourgeoise dont les potentialités économiques ne pouvaient pas se réaliser dans l’agencement politico-moral en place. Car qui n’avait pas d’argent n’en a pas eu davantage après 68. Qui était exclu de la société n’y a pas été intégré : l’appareil s’est ajusté, il est devenu plus efficace, c’est-à-dire plus redoutable, il n’a pas été renversé.

En quoi Warhol accompagne cet ajustement ? Il l’accompagne, dans le milieu artistique (où il est déjà introduit et, sinon connu, du moins reconnu), en rendant l’art populaire. C’est-à-dire en réconciliant la consommation de masse avec la production artistique. Ce que personne n’avait tenté de faire, ou réussi à faire20. Andy Warhol sait qu’il y a encore trop « d’art », c’est-à-dire de réflexion critique, chez Jasper Johns, et cherche à simplifier le plus possible les images à la suite de Rosenquist et surtout de Lichtenstein. Devant des œuvres qui mettent à mal les critères esthétiques traditionnels, les critiques d’art (c’est-à-dire l’institution) sont hostiles, mais le public, jeune surtout (celui qui l’accompagnera à la Factory, auprès du Velvet Underground), lui, est enthousiaste. Cela ressemble à un paradoxe : en jouant le jeu de la société, Andy Warhol devient contestataire. En fait, il ne l’est pas, mais semble l’être : c’est le piège qui touche toute culture populaire qui se croit ou se veut « rebelle » ou « contestataire ». Theodor Adorno, puis Guy Debord, parmi d’autres, ont longuement analysé ce phénomène qu’on désigne couramment comme la capacité de « récupération » de la société spectaculaire-marchande des critiques et des attaques dont elle fait l’objet. Les contestations, loin d’apporter une émancipation des individus par un changement des rapports humains (abolition de la Valeur), ont plutôt l’effet d’un assouplissement des technologies de la domination et donc d’un renforcement de la domination elle-même. Pour le dire autrement : alors que nous croyons nous émanciper, nous perdons en fait l’acuité du sentiment de notre soumission, et notre force d’émancipation. Andy Warhol, s’il n’a pas réussi à échapper à cette domination qui l’écrasait, a non seulement cherché toute sa vie à y échapper (notamment en voulant s’identifier au système, pour ne plus le subir), mais en plus a déployé une force créatrice stupéfiante qui nous permet de mieux cerner les processus de domination de la société capitaliste culturelle.

Le « business plan » d’Andy Warhol

En effet, si certains critiquent l’art d’Andy Warhol, et le limitent au rôle d’un publicitaire talentueux, la plupart des critiques et des commentateurs, qu’ils blâment ou qu’ils louent, minimisent, au nom d’une certaine définition de l’art, un aspect fondamental de la « technique » d’Andy Warhol : le business. Or, il faudrait, dans la lignée des travaux d’un Pierre-Damien Huyghe21, étudier cette modalité de la production artistique qui consiste en la prise en compte par l’artiste lui-même des moyens financiers au sein de véritables entreprises qui s’apparenteraient à la bottega renaissante (nous pensons bien sûr, dans la droite ligne de Warhol, au très médiatique Jeff Koons).

En 1964, fort de ses succès, Andy Warhol crée la célèbre Factory. Si l’on relève habituellement ce que cette appellation sous-entend en terme de « production » (puisque factory n’est pas la « fabrique », euphémisme pittoresque, mais bien l’« usine »), plus rares sont les analyses qui portent sur ses structures financières. D’abord au cinquième étage du 231 East sur la 47e rue, où l’ambiance est encore très « underground » (les murs étant recouverts de peinture argentée, on l’appelle la « Silver Factory »), en 1968 (justement), elle se déplace au sixième étage du 33 Union Square West, où, le 3 juin de la même année, Valerie Solanas tire sur Andy Warhol et le blesse grièvement. Première ironie tragique : alors que Warhol cherche à privilégier la froideur de la création, et d’insister sur la déshumanisation de l’acte créatif, la composante humaine pathétique s’impose dans toute sa violence. De plus, on peut interpréter cet événement comme une forme de consécration, dans le milieu spectaculaire, de la réussite d’Andy Warhol : il a atteint un niveau d’abstraction de sa personne qui en fait une « idole », une « star », en proie aux cristallisations névrotiques iconoclastes. Cette consécration prend, dans cette tentative d’assassinat, une valeur « sacrificielle » (comme ce fut le cas pour John Lennon par exemple) : l’artiste, ayant accédé au rang de « star », voué à la société, dépossédé de lui-même et de sa vie, doit être intégré à la société inhumaine par sa négation en tant qu’individu. Andy Warhol canalise les aspirations et les frustrations de qui ne parvient pas à se faire accepter par la société spectaculaire (c’est le cas de Valerie Solanas). Cet incident, qui n’a heureusement pas abouti, accélère la « professionnalisation » et l’« institutionnalisation » de la machine warholienne (mise en place d’un système de sécurité, de laissez-passer, d’une véritable bureaucratie). Pourtant, la réussite est moindre. Ou, du moins, la charge provocatrice des œuvres de Warhol a diminué. S’il poursuit sa course avec la logique spectaculaire-marchande, la dissémination du capitalisme, désormais unifié avec la culture industrielle, ne permettait plus de coups d’éclat aussi frontaux que ceux qui avaient fait le succès de Warhol dans les années 60, et Warhol ne peut plus, alors, que consolider (ou solidifier) sa propre structure artistico-productive. Arthur Danto, tout en apportant quelques nuances, le confirme :

Le passage d’une Factory à l’autre entraîna une différence majeure dans la manière dont on concevait la production de l’art, et donc dans le genre d’art produit. En 1968, cette différence s’était déjà institutionnalisée, plusieurs mois avant que Solanas n’appuie sur la gâchette, début juin. Andy était devenu un cadre supérieur qui agissait en businessman de l’art, ce que symbolisait la deuxième Factory, en quelque sorte, avec son aura professionnelle, ses bureaux à plateau en verre, ses machines et ses téléphones imposants. Il considérait toujours avoir renoncé à la peinture pour se consacrer avant tout à la réalisation de films. Ses avocats travaillaient à donner un statut juridique à Andy Warhol Enterprises. S’il devait y avoir des peintures à l’avenir, elles seraient au regard de la loi la production non pas d’Andy Warhol artiste, mais d’Andy Warhol Enterprises S.A., même siles détails concrets restaient à préciser.22

Après le cinéma, Andy Warhol fait de la télévision. Il cherche à coloniser d’autres domaines de la société spectaculaire-marchande dont, cependant, seuls les professionnels détiennent désormais les codes complexes. Le succès est mitigé, et Andy Warhol, qui mourra en 1987, revient à la peinture, et même, dans un dialogue avec Léonard de Vinci, à la peinture religieuse… Malgré son énergie débordante et ses tentatives multiples, ce sont ses coups d’éclat des années 60 qui restent surtout en mémoire, et qui font, aujourd’hui encore, sa gloire. Il y a donc une assimilation entre les œuvres de Warhol et le personnage lui-même. En cela, Warhol a réussi à atteindre son but : célébrité, richesse, dépersonnalisation. Cependant, ontologiquement, voulant s’identifier à la société inhumaine pour en être accepté mieux que personne (ou autant qu’il voulait), il a dû payer le prix d’une abstraction de lui-même qui aurait pu lui être fatale : et c’est encore tragique.

La banalité du tragique : de l’icône à la remise en cause de la dichotomie original/copie

La banalité tragique du suicide de Marylin Monroe

La banalité du tragique peut s’appréhender d’au moins deux manières : à travers les œuvres d’Andy Warhol, et à travers le monde de la Factory.

L’ambivalence du rapport d’Andy Warhol à la société dans laquelle il vit est fascinante. Ouvertement critique à certains égards, notamment dans la banalisation de la violence des images (notamment avec la série des Deaths & Disasters qui, comme toujours dans l’œuvre de Warhol, accompagne autant qu’il consigne un phénomène), ses œuvres peuvent apparaître aussi bien une célébration qu’une critique de cette société. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple des tableaux de Marilyn Monroe de l’année 1962.

Le 5 août 1962 que Noma Jean Mortenson – Marilyn Monroe – se suicidait. On sait que la jeune femme vivait difficilement l’écart entre qu’elle pensait (ou voulait) être et son image sociétale. Au mieux, « symbole » (de la séduction plus, à bien y réfléchir, que de la beauté), au pire (au plus vrai) « produit ». Warhol, en décidant d’utiliser son image pour ses sérigraphies, accomplit la logique d’un mouvement qu’il avait initié une décennie plus tôt, et que le passage par la Bouteille de Coca-Cola et la soupe Campbell, aussi bien que par les Deaths & Disasters, pouvait enfin permettre. En utilisant des produits inanimés de consommation courante et des images de journaux, Andy Warhol avait conduit le public à accepter, non seulement visuellement, mais surtout moralement, l’utilisation de l’image de Marilyn Monroe : il avait fait basculer la tragédie humaine dans le marchandising. Non pas, bien évidemment, qu’il fût le responsable de cette déshumanisation (tout le système de production, depuis au moins la Traite des Noirs, profitait de la légèreté humaine), mais il a été l’individu qui, dans le contexte artistique occidental, a célébré la tragédie humaine comme sacrifice nécessaire de la société dite de « consommation ». Ce qui se répète régulièrement avec d’autres « stars », notamment dans la musique (Jimi Hendrix, Jim Morrisson, Janis Joplin, John Lennon et Kurt Cobain surtout, ou encore Amy Winehouse, pour ne citer que quelques exemples célèbres). « L’assassinat de Kennedy » est un autre exemple de sacrifice typique de notre société23. Andy Warhol vivait lui-même, on l’a expliqué, cette dichotomie entre être-soi24 et image de soi. Il n’est pas question de juger la sincérité de l’émotion d’Andy Warhol face au suicide d’une de ses idoles. Mais si on peut interpréter le procédé de représentation de Marilyn comme une sacralisation d’une figure profane, que les contrastes forts des couleurs outrées symbolisent le drame intérieur de l’actrice autant que la violence du processus spectaculaire de starification (de déshumanisation de l’individu), ou encore que la sérigraphie permet, dans la perte qualitative des copies successives, un effet mélancolique, voire fantomatique presque romantique, il n’en reste pas moins que ce qu’on voit n’est pas Marilyn Monroe, mais la Marilyn de Warhol – et donc un « produit » warholien. Warhol, en utilisant l’image de Marilyn, sert sa propre cause d’artiste : il nourrit son propre succès. C’est pourquoi il ne prend que des icônes de la culture commerciale ambiante (Liz Taylor, Elvis Presley ou encore Debbie Harry, Jane Fonda, etc. – la liste est longue…), et même s’il prend des inconnus, ce sont des inconnus qui aspirent à la gloire, et qu’Andy Warhol veut rendre célèbre (les Warhol Superstars). Sinon, ce sont des portraits mondains, dans la tradition monnayée du portrait…

Idole, donc, mais idole bafouée. La transgression – si transgression il y a – est trop subtile pour que la portée critique soit entendue : c’est la célébration qui prime. Warhol se confronte au monde, cherche à le dominer, y parvient par des moyens qui font qu’au moment même de sa victoire, intégré par la société qu’il voulait dominer, il perd ce monde. Cette déperdition est la marque même du tragique.

Drames à la Factory

Tragédie aussi, cette scène de la Factory qui était tout sauf une « usine » froide : elle grouillait de personnalités, d’individus en rupture de ban et en quête de reconnaissance. Une tragédie est d’abord une pièce de théâtre, et dans le théâtre de la Factory, comme dans la fameuse pièce de Jean Rotrou, Le Véritable Saint Genest (1646), les acteurs se prennent pour leurs rôles et en meurent.

Nous avons rapproché Warhol et Rimbaud. A priori deux opposés : Rimbaud le pur contre Warhol le corrompu. Mais les deux hommes ont tout deux, cherché par la création, à être-au-monde. Comme pour Rimbaud, l’angoisse et la « nostalgie » (qui étaient déjà celles d’un Musset – bien que Rimbaud l’abhorrât – dans Un Enfant du siècle, comme archétype d’un passé mythique ou fantasmé – à l’opposé des « fantômes » de Warburg qui peuplent, si on veut, notre Jadis) se maquillent à la Factory de jeu, et on pourrait croire à une grande fête, à une grande insouciance. Mais c’est tout le contraire : il y a une tristesse profonde, et souvent un désespoir authentique dans l’univers warholien qu’est la Factory. L’utilisation des procédés spectaculaires-marchands (provocation, publicité, détournement, etc.) s’apparentait encore à une tradition tardo-dix-neuviémiste, c’est-à-dire à une forme de « suicide » rimbaldien, puisque le processus de récupération de l’œuvre (ou du « produit » en général) par le système était le principe même, pour Warhol, de sa propre exposition. Cela revenait à dire que malgré toutes les marginalités (drogue, liberté sexuelle, travestissement…), le système finissait toujours par écraser et faire converger les différences vers un point centralisé, celui du pouvoir – économique, idéologique : c’est-à-dire l’« essence ».

Peut-être ne suffit-il que de cette analyse pour démontrer la teneur nostalgique-conservatrice du Pop-Art d’Andy Warhol et de la Factory. Mais il ne faut pas s’arrêter là : plus que la nostalgie, il y a une véritable mélancolie de l’art d’Andy Warhol. En s’inscrivant au sein même de la société nouvelle (d’après-guerre), c’est-à-dire en épousant son principe essentiel, Andy Warhol ne pouvait plus que produire une œuvre fondamentalement mélancolique. En effet, il se constituait prisonnier de cette société qu’il savait néfaste mais qui lui offrait, en échange de son propre sacrifice, le luxe. Cette lumière spectaculaire désubstantialiserait, déréaliserait tout ce qu’il toucherait. Il le savait, et creusait le processus même de cette désubstantialisation comme pour en sonder le gouffre. À moins qu’image de soi-même, il finit par ne plus avoir la possibilité d’être-au-monde différemment que de manière désubstantialisée.

Qu’on regarde à présent celles et ceux qui l’ont accompagné, et qui portent le nom – sériel encore – de « warhol superstars » : on sera sûrement étonné, si on l’ignorait, de la charge émotive, et parfois tragique, que cet univers dégageait : déchéances ou suicides d’Andrea Feldman, de Paul America et de Fred Herko, « accidents » de Candy Darling, d’Eric Emerson, de Nico ou encore d’Edie Sedgwick. Les survivants ne sont plus que des devenir-fantômes d’une nostalgie incarnée et travestie. Pas de recherche de « renversement » de l’ordre établi, mais un abandon à cet ordre des choses qui s’apparente davantage à une soumission (presque, encore une fois, un « sacrifice ») qu’à une manière de profiter du système. En voulant devenir une machine, Warhol cherche à accompagner le processus de déshumanisation de la société contemporaine, et, donc, à échapper à sa charge destructive. Plus encore : en voulant que l’œuvre échappe à l’authenticité que lui procure la main de l’artiste, Warhol expérimente les limites de toute la modernité. Loin d’être un badinage, il se confronte, seul, à l’Histoire. Ce qui advient, c’est que l’aura se déplace encore : de l’œuvre au moyen de production, du moyen de production à l’artiste lui-même. Comme le souligne Walter Benjamin : « à l’unicité de ce qui apparaît dans l’image, le spectateur tend à substituer l’unicité empirique du créateur ou de son activité créatrice. »25 L’aura perdue est remplacée par l’artiste lui-même, dernier gage de la réalité. Mais le processus de diffusion de l’art et de l’artiste passe nécessairement par l’abstraction des images : si le hinc et nunc ne peut plus être représenté que par l’artiste-star lui-même, c’est au prix d’une abstraction qui, tout en se déclarant le dernier garant de l’authenticité, achève de ruiner toute possibilité d’authenticité. Nouvelle tragédie. Si nous voulions frapper les esprits, nous écririons qu’après la perte de l’aura, Warhol en signe la mort. Pour preuve : alors que, selon Walter Benjamin, en photographie le portrait était la dernière niche de cette aura mise à mal par la reproduction technique, le portrait sérigraphié de Warhol, par le passage du polaroid à la sérigraphie, porte atteinte au principe même du hinc et nunc, authenticité autant de l’artiste que du modèle. Et même si la sérigraphie, pour être précis, présente l’ambiguïté de demeurer un système de reproduction artisanal et limité (de la manière dont Warhol utilise cette technique, en laissant se boucher la trame de l’écran au fil des passages, il ne peut obtenir qu’un nombre limité de copies, ce qui, en toute discrétion, et comme un ultime scrupule ou une énième ironie, laisse à l’œuvre – finalement – une possibilité, même infime, même mélancolique, d’unicité). Mais ce détail, aussi complexe et passionnant puisse-t-il apparaître, n’entrave pas la marche forcée de l’œuvre d’art vers sa reconnaissance en tant que marchandise. Andy Warhol, en tuant l’aura (ou en en consignant tragiquement la mort dans la société spectaculaire-marchande), expose le fait que l’œuvre d’art n’est plus qu’un « produit ». Pour le dire autrement, l’art n’est plus et ne peut plus être que commercial, à partir du moment où il est reconnu comme tel dans les mondes de l’art. C’est sans doute cela la tragédie ultime.

Contre l’essentialisme ou le renversement du platonisme

Pourtant, nous ne pouvons nous arrêter à ce constat terrible. En effet, à partir du moment où l’art institutionnel ne peut plus être que commercial, où l’artiste ne peut plus être qu’institutionnel et un rouage de la Valeur, bref à partir du moment où le système se réalise lui-même, il s’écroule à son tour – ou, du moins, permet d’apercevoir sa propre finitude. Ainsi, Andy Warhol permet d’entrapercevoir le dépassement du système capitaliste par sa négation radicale26. S’il ne nous est pas permis de développer ce point dans le cadre de cet article, nous voudrions cependant nous arrêter sur une des prémices du processus : le renversement du platonisme.

Bien sûr, nous n’affirmons pas l’équivalence du platonisme et du capitalisme. Mais nous proposons d’analyser dans le capitalisme ce qui prend appui sur une pensée platonicienne (ou néo-platonicienne). Historiquement, dans sa mise en place à partir d’une pensée positiviste, qui elle-même s’est appuyée sur une tradition kantienne des Lumières, qui elle-même s’est construite à partir de Descartes, et de l’humanisme renaissant27. Logiquement, à partir d’un double postulat d’abstraction des réalités matérielles (la finance s’appuyant sur une tradition idéaliste) et d’une copule croissance-progrès dont l’héritage complexe pourrait être résumé à un néoplatonisme chrétien renaissant (Marsile Ficin) et, avant cela, plotiniste (Plotin a vécu au IIIe siècle)28. Le renversement du platonisme (c’est-à-dire non pas un abandon des idées platoniciennes, ce qui paraît aussi grossier qu’absurde, mais une analyse critique du platonisme) ouvre donc la voie à un renversement du capitalisme (compris comme Valeur). Et c’est chez assez logiquement Andy Warhol qui nous permet le mieux d’illustrer les enjeux d’un renversement du platonisme.

Rappelons que ce renversement du platonisme est une mission que s’est assignée Nietzsche et que Gilles Deleuze rappelle dans Logique du sens : il s’agit d’abolir « le monde des essences et le monde des apparences »29. Or, ce que Warhol fomente, avec une ironie socratique, dans ses différentes « séries », est justement cette double récusation à partir de la négation de l’inégalité entre simulacre et modèle (distinction au principe même de la théorie platonicienne des Idées30). Comment cela se manifeste-t-il ?hol ? Dans son investigation des potentialités de divergence (sa « recherche du temps perdu » – titre, ô combien significatif, d’une de ses œuvres), Warhol ne fait que buter contre le modèle, sans faire émerger les simulacres : le portrait multiplié de Marilyn demeure une copie-icône ; la série de la chaise électrique a même l’effet pervers (et assumée par Warhol) d’en faire l’éloge par sa puissance réactualisée, plutôt que d’en dénoncer la banalité inacceptable. Il n’y a pas d’opposition avec des simulacres-phantasmes : il n’y a que des fantômes. Un tableau à partir du portrait du Christ par Léonard, conservé dans les musées du Vatican, est à ce titre très intéressant. Sur un fond blanc, simplement la ligne noire de contour de la figure du Christ (la silhouette). Mais à un premier contour est ajouté, avec quelques millimètres de décalage, un deuxième contour, identique au premier. Un jeu d’optique est ainsi créé par la superposition des copies qui fait vibrer, comme dans certaines œuvres de l’Op art, l’image. Image, comme toujours chez Warhol, ambivalente (ou même simplement ambiguë), puisque, tout en s’inscrivant dans la tradition de l’art chrétien (le tableau est conservé dans le département d’art contemporain au Vatican), la puissance sacrée est simulée par un jeu minimaliste d’optique… Le sacré est intégré au monde profane, marchand : il est annihilé.

Mais il ne faut pas se contenter de cette première impression et rappeler qu’Andy Warhol est toujours resté chrétien (il était issu d’une famille catholique ruthène, attachée – cela n’a pas manqué d’être relevé – à la tradition iconique) et a même demandé à être enterré selon le rite catholique : on ne peut donc restreindre cette toile à un jeu ou (cette fois-ci non plus) à une forme d’échec. Par son sujet, par sa simplicité, par ses antécédents (les expériences sur les pouvoirs de l’image par le publiciste qu’était Warhol), et même par cette recherche d’un effet, ce tableau s’inscrit dans la tradition de l’icône. Copie-icône ? Warhol, sans aucun doute, le voudrait. Car c’est justement cet effet recherché qui révèle l’aporie de la posture warholienne : la volonté de réinvestir d’une aura l’œuvre d’art, et ici plus particulièrement, de faire œuvre sacrée (nous sommes en face d’un très bel exemple de Kunstwollen), se réduit à un procédé technique qui interdit toute transcendance. Non pas parce que procédé serait « médiocre » (le dévoilement par le rideau n’a rien d’exceptionnel en soi), mais parce qu’il s’inscrit dans un dispositif, dans un agencement spectaculaire à la fois synchronique et diachronique, vertical et horizontal, ou si l’on veut, « événementiel » et « historique ». Événementiel car c’est une œuvre parmi les autres dans un complexe muséal qui, du reste, renferme un nombre important de chefs-d’œuvre officiels ; historique parce que la réception de l’icône répond à des critères précis, et le spectateur peut d’autant moins honorer les conditions qu’il est la construction, en tant que sujet historique, de la désacralisation et de l’histoire de l’art (on ne peut plus penser l’icône, par exemple, de la même manière depuis Malévitch). Ainsi, encore une fois, et de plein fouet, Warhol se heurte à la représentation de l’image sacrée par les procédés industriels de reproduction. Le Vatican, du reste, ne met pas en évidence cette œuvre (nous n’avons, par exemple, trouvé aucune image sur Internet).

Pourtant, là non plus, nous ne devons pas nous arrêter à cette énième impression d’échec. Car, sans conteste, Andy Warhol était conscient de ne pouvoir produire une icône, surtout par ce procédé un peu vulgaire : son ambition n’en était pas moins grande, et peut-être beaucoup plus orgueilleuse (hubris tragique), puisqu’il voulait, dans les conditions qui étaient les siennes (chef de file du Pop Art, producteurs de musique, de films, de publicités, etc.), produire une œuvre d’art sacrée en sachant qu’elle rentrerait dans la tradition séculaire de l’art sacré. Il entendait rivaliser ainsi avec l’artiste dont il copiait l’œuvre : Léonard de Vinci. C’est par un procédé qui avait entériné son propre succès qu’il cherchait à faire une œuvre d’art qui rentrait dans la catégorie de l’art sacré. Le tableau se réduit donc, formellement, à un simple jeu – qui n’est toujours pas, cependant, une « plaisanterie », mais plutôt une mise en scène théâtrale totale (puisque comprenant l’objet, le sujet, et les agencements symboliques et sociétaux) dans un monde reconnu comme un monde de l’illusion (pourrait-on aller jusqu’à établir une analogie – ou même une continuité – avec le baroque contre-réformiste ? La Réforme n’était-elle pas, avant d’être dévoyée en un affranchissement par rapport à l’ordre économique imposé par Rome, une remise en cause de l’argent ?). Cette œuvre, chrétienne, renouerait alors avec le profond nihilisme que ne cesse de dénoncer Nietzsche et qu’on pourrait résumer par l’acceptation volontaire, et presque enthousiaste, du désespoir face à un monde dont il n’y a rien à attendre, le salut ne pouvant que se produire dans l’au-delà (échapper à la société spectaculaire-marchande). Loin de la fête new-yorkaise, les cimaises du Vatican exposent, dans l’ombre et l’oubli, le désespoir du « Pope » du Pop Art – l’échec annoncé d’une tentative d’échapper à un monde régi par un paradigme platonicien.

Sur un plan technique, l’usage privilégié de la sérigraphie31 est à ce sujet significatif : nous sommes entre l’artisanat et le refus de l’industrialisation. Plutôt que de choisir une impression en offset, Warhol préfère une technique artisanale qu’il contribuera à diffuser. C’est dans le choix même de cette technique que réside toute portée symbolique duPop Art warholien : il préfère encore les aspérités à l’aseptisation d’une impression commerciale, la tâche humaine (même si, comme chez les artistes conceptuels dont il se rapproche par plusieurs aspects, il délègue à des collaborateurs la réalisation – ce par quoi, du reste, il échappe à la contradiction que nous avons relevée plus haut à propos de l’artisanat comme « alternative » à l’art) au produit sériel, et d’une certaine manière, la main à la machine autonome. Contrairement à ce qu’on prétend, jamais Warhol n’a totalement abandonné les coulures et les tâches de ses premières toiles : on les retrouve avec la sérigraphie. Par ailleurs (et ce n’est pas qu’un détail), la sérigraphie ne peut donner qu’un nombre limité, voire très limité, de « copies ». Toutes les copies, de plus, seront différentes à cause des aléas induites par les manipulations : insolation, encres, température, geste (raclage), etc. C’est donc encore dans l’unicité de l’œuvre d’art (même si elle est reproduite à plusieurs exemplaires, comme le sont déjà beaucoup d’œuvres de la Renaissance et du XVIIe siècle au sein de la « bottega ») que réside la valeur du Pop Art (la cote de Warhol reste par ailleurs élevée, bien que le goût actuel ait quelque peu changé). Par là, nous retrouvons la réflexion de Deleuze et du platonisme. Car renverser le platonisme signifie – : faire monter les simulacres, affirmer leurs droits entre les icônes ou les copies. Le problème ne concerne plus la distinction Essence-Apparence, ou Modèle-copie. Cette distinction tout entière opère dans le monde de la représentation ; il s’agit de mettre la subversion dans ce monde, ”crépuscule des idoles”. Le simulacre n’est pas une copie dégradée. Il recèle une puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction.32

C’est un renversement complet des valeurs et des « modèles » visuels que ne peut pas supporter une création inscrite dans le jeu des institutions, sinon au prix d’une lourde mélancolie, d’un nihilisme qui s’ignore (ou qui s’achève en condamnation et/ou en suicide). C’est se perdre, non pas dans le labyrinthe, mais dans les jeux de miroir (le palais des glaces), c’est nourrir la nostalgie d’un lieu qui n’a jamais été. Le savoir visuel n’est ni gai, ni inquiet, il est déprimé : ce n’est plus un « effondement » mais un affaissement.

Conclusion : « artiste », un statut institutionnel – ou la création contre l’art

Nous espérons ainsi avoir démontré qu’Andy Warhol était un artiste tragique. En cherchant à transcender les limites de l’art et de la réalité, il se confronte au problème d’une révolution qui ne vient jamais, sinon dans le sang et au prix de nouvelles dominations33. La tragédie warholienne peut être ainsi résumée : la distanciation vis-à-vis d’une domination ne permet pas de s’affranchir de cette domination, elle n’en donne qu’une conscience plus aiguë et, de fait, souvent plus douloureuse. L’utilisation du narcissisme pour devenir célèbre est une distanciation vis-à-vis du narcissisme qui ne permet pas à Warhol de s’en libérer.

Il y a, enfin, un véritable hybris warholien. En se voulant une machine, en se voulant l’égal de la société inhumaine qui dirige les humains, Andy Warhol ne voulait rien moins que transcender sa condition d’homme. La célébrité ne lui suffisait pas. On ne peut limiter Andy Warhol à une figure de l’imposteur. Encore moins à celui d’un petit artiste. Cette pulsion de démesure qui le caractérise, sans être un critère suffisant ni exhaustif pour redéfinir sur des critères non marchands et non institutionnels la figure de l’artiste, fait qu’Andy Warhol s’inscrit dans une certaine lignée, et non pas des moindres : celle qui court de Michel-Ange à Picasso. Warhol permet, on l’aura compris, non pas d’élargir le concept d’art, mais de le mettre en question. Car s’il y a (au moins) deux héritages directs de Warhol (d’un côté des artistes comme Jeff koons ou Damien Hirst, de l’autre le monde quotidien des « graphistes », anciens publicitaires et nouveaux artistes du capitalisme), il y a aussi un héritage indirect qui permet de mieux prendre en compte le fait que le véritable artiste ne peut plus s’appeler « artiste », et que pour changer la société, il sera prêt à être emprisonné et qu’il cherchera à abattre la Valeur. Comme un Piotr Pavlenski mettant le feu, en octobre 2017, anniversaire d’une révolution, place de la Bastille, lieu d’une révolution, à la Banque de France.

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*

1Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer, in Poésies, Une Saison en Enfer, Illuminations, Poésie/Gallimard, Paris, 1973, p.42.

2Pour ce rapprochement, a priori contre-intuitif, entre Warhol et Rimbaud, plaide aussi la dialectique de la fascination et du rejet des deux artistes vis-à-vis de la société qui était la leur. Après avoir vécu à Paris et à Londres, Rimbaud arrêta d’écrire, et s’il rejoint un monde non-occidental, c’était encore pour devenir marchand ; Andy Warhol, s’il ne cesse de proclamer sa fascination pour la société contemporaine, le fait avec une ironie qui rend à ce terme toute sa puissance, et dans une course effrénée qui ressemble fort à une fuite en avant. Cet article cherche à défendre et illustrer cette lecture particulière et, nous semble-t-il, originale de l’œuvre d’Andy Warhol.

3« Moins ça a de choses à dire, plus c’est parfait », interview réalisée par Gretchen Berg, citée par Hector Oblak, Andy Warhol n’est pas un grand artiste, Flammarion, Paris, 2001, p.82 ; « Si je peins de cette manière, c’est parce que je veux être une machine. », R.G. Swenson, Artnews, nov.1963, cité également par Hector Oblak, p.98. Nous voyons que nous interprétons ces citations et, en général, l’art d’Andy Warhol dans un sens diamétralement opposé à celui d’Hector Oblak.

4Selon une des acceptations les plus courantes – qui est autant un reliquat du Romantisme qu’une idée reçue – l’artiste, démiurge et prophète, échapperait à la situation de ses contemporains par sa capacité à donner une image du monde dans lequel il vit et à transformer ce monde par ses créations. Cette acceptation n’est pas la seule, mais elle est une des plus répandues, à travers le mythe du « génie » ou de la « vocation », comme l’a étudié Nathalie Heinich dans ses ouvrages, notamment dans La Sociologie de l’art, éditions La Découverte, Paris, 2001.

5On parle couramment de la première mondialisation autour entre 1870 et 1914. L’Empire romain était déjà une mondialisation. Sans doute, ces perspectives eurocentristes sont à renverser, mais nous les conserverons ici par commodité.

6Nous nous référons principalement à deux sources, liées entre elles, pour désigner la société dans laquelle nous vivons : d’un côté Guy Debord avec, surtout, La Société du Spectacle (Gallimard, Paris, 1996), de l’autre Anselm Jappe avec, surtout, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la Valeur (Denoël, Paris, 2003), et La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction (éditions La Découverte, Paris, 2017).Pour la bonne compréhension de cet article, même si de manière schématique, il est utile de rappeler que l’analyse debordienne porte sur la déshumanisation du monde par l’abstraction des rapports humains (« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des images », §4, La Société du Spectacle) et que la Critique de la Valeur analyse cette déshumanisation à partir d’une relecture de Marx (qui s’oppose au « marxisme ») en expliquant que la Valeur (qui est l’argent et la marchandise à leur niveau le plus abstrait) est devenue, avec l’évolution du capitalisme, un sujet à part entière, ce qu’ils appellent le « sujet automate ». La Valeur dirige nos vies bien plus que n’importe quelle politique, d’où l’impossibilité des États à s’opposer véritablement à l’ordre économique mondial. Du « spectacle » à la « Valeur », nous comprenons la pertinence de tels outils pour analyser l’art d’Andy Warhol.

7Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthétisation du Monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard, Paris, 2013.

8Ghérasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir, récital télévisuel, 1989.

9Une certaine modernité artistique pose la création de soi comme finalité idéale de l’art, de Lord Byron à Oscar Wilde en passant, bien sûr, par Charles Baudelaire : la figure du dandy en est le prototype. Et Andy Warhol a le flegme, le détachement, le soin de soi du dandy.

10Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Seuil, Paris, 1989. L’expression (dans un autre contexte) est présente dans le livre de Danto, Andy Warhol, p.59.

11Il faudrait, pour être tout à fait précis, opposer la « société » et « l’État », dans la lignée de l’essai de Pierre Clastres, La Société contre l’État (Les éditions de Minuit, 1974). La société, au contraire de l’État, n’instaure pas d’institutions dont le fonctionnement peut s’opposer à l’intérêt général. L’État est, étymologiquement et lexicalement, un « stans », une « station », c’est-à-dire une fixité, tandis que la société fluctue incessamment. Nous nous appuyons sur les ouvrages de Michel de Certeau, notamment L’Invention du quotidien (Folio, Gallimard, 1980). Le problème, cependant, se complexifie alors que l’État n’est plus l’instance qui prédomine (ou peut prédominer) sur la vie sociale, mais que c’est bien aujourd’hui le système économique – la Valeur. Cette « grande transformation » (pour reprendre le titre de Karl Polanyi) de la société nous fait privilégier, dans le cadre de cet article, l’opposition entre « société » (comprise comme « société du spectacle », « société spectaculaire-marchande ») et « individu », si l’on veut bien garder en tête que l’« individu » ne peut se définir et exister que par rapport à une communauté d’individus (c’est-à-dire qu’il n’est pas dans notre propos de valoriser l’individualisme par rapport à une communauté des individus).

12Ne serait-ce que par la reconnaissance d’Idées en soi qui transcenderaient les particularités historiques humaines, voire même l’humanité (ou pour le dire en termes sartriens, que l’essence précéderait l’existence).

13Pour les informations sur la vie d’Andy Warhol, nous renvoyons aux très nombreuses biographies sur le sujet. Nous puisons nos informations notamment chez Mériam Korichi, Andy Warhol (Gallimard, 2009).

14Nous ne pouvons plus ne pas faire référence au travail du sociologue Howard Becker quand nous employons cette expression.

15Nous renvoyons à Theodor Adorno sur cette notion. Il est notamment possible de consulter en ligne l’article de Theordor Adorno « L’industrie culturelle. In: Communications, 3, 1964. pp. 12-18. », disponible à l’adresse suivante : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1964_num_3_1_993 (consulté le 31/10/2018).

16Rappelons que les artistes qu’admirait « le plus » Warhol étaient Rauschenberg, Johns, Twombly. Il faut, à cet égard, rapprocher les œuvres du premier avec ses aînés, ce qui apparaîtra évident, sans l’avoir nécessairement été a priori (notre note).

17Danto, Ibid., p.32.

18Danto, Ibid., p.33.

19Danto, Ibid.,p.36.

20Si nous prenons l’exemple du mouvement anglais Arts & Crafts, animé par John Ruskin et William Morris, il s’agissait davantage d’une volonté de résister à l’industrialisation par le quotidien de chacun (mais les réalisations artisanales, ne pouvant échapper, une fois sur le marché, aux lois capitalistes, la tentative fut en partie en échec) ; et si nous prenons l’exemple du Bauhaus, l’esthétique avant-gardiste, proposée comme une avancée sociale, même s’appuyant sur des moyens de production industriels, n’a pas permis de rencontrer le succès escompté. Dans les deux cas, la volonté d’un changement sociétal est revendiqué. Ce qui n’est pas le cas chez Andy Warhol.

21Notamment Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, Circé, 2015.

22Danto, Ibid., p.124.

23Il faudrait aller plus loin dans cette analyse anthropologique du fonctionnement de notre société. La difficulté principale est le manque de distance qui ne permet que d’utiliser des schémas d’analyse permis par cette société même. Mais certainement on trouvera tout de même des analyses plus précises et plus pertinentes chez des spécialistes comme René Girard ou encore Georges Bataille.

24Nous utilisons par commodité l’expression « être-soi » : nous devrions utiliser la formule « devenir-soi », dans une acceptation nietzschéenne, c’est-à-dire épouser le mouvement qui nous fait (l’existence – en tendant vers une virtuosité d’être-dans-l’existence, d’étant). Puisque nous posons comme postulat l’absence de « nature humaine ».

25Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, Gallimard, p.19.

26Ce que, par ailleurs, expliquent de nombreux auteurs, d’André Gorz à, tout récemment, Annie le Brun dans Ce qui n’a pas de prix.

27On comprendra la difficulté, dans le cadre de cet article, de prouver cette généalogie. Nous renvoyons donc à Anselm Jappe, La Société autophage (La Découverte, 2017) et à Alain de Libera, L’Invention du sujet moderne, (Vrin, 2015).

28Nous renvoyons aux pages stimulantes sur la concomitance de l’apparition des abstractions philosophiques et de l’argent vers le VIe siècle avant J.-C. dont parle Anselm Jappe dans Les Aventures de la marchandises, au chapitre 4 : « Histoire et métaphysique de la marchandise », notamment à la sous-partie : « L’histoire réelle de la société marchande : l’Antiquité ».

29« Que signifie ‘’renversement du platonisme’’ ? Nietzsche définit ainsi la tâche de sa philosophie, ou plus généralement la tâche de la philosophie de l’avenir. Il semble que la formule veuille dire : l’abolition du monde des essences et du monde des apparences. », Gilles Deleuze, Logique du Sens, Les éditions de Minuit, 1969, p.347.

30« En termes très généraux, le motif de la théorie des Idées doit être cherché du côté d’une volonté de sélectionner, de trier. Il s’agit de faire la différence. Distinguer ‘’la chose’’ même et ses images, l’original et la copie, le modèle et le simulacre. », Ibid., p.347.

31Le mot, malgré les apparences, ne signifie pas « impression en série » : séri- vient du grec et signifie soie, car la maille des écrans étaient à l’origine de cette matière.

32Gilles Deleuze, Ibid., p.357 (Deleuze souligne).

33La teneur – et même la portée politique de l’art d’Andy Warhol mériterait qu’on s’y arrête plus longuement. Pas seulement à cause des portraits de Mao ou des emblèmes communistes, mais déjà pour la bouteille de Coca-Cola. « Ce qui est formidable dans ce pays, (…) c’est que les plus riches achètent en fait les mêmes choses que les plus pauvres. Le président des États-Unis boit du Coca, Liz Taylor boit du Coca, et, rendez-vous compte, vous aussi vous pouvez boire du Coca. (…) Aucune somme d’argent ne vous donnera un meilleur Coca que celui boit le clodo au coin de la rue. Tous les Coca sont pareils et tous les Coca sont bons. » (Ma philosophie de A à B, Flammarion, Paris, 1977, p.89-90). Dans ce passage célèbre, Andy Warhol semble faire l’éloge du système américain qui permettrait un rapprochement entre les différentes classes sociales. Mais ce passage se lit davantage comme la consignation d’une hypocrisie sociale permise par le système capitaliste américain : on s’émerveille de consommer les mêmes produits, mais le président restera le président et le clodo restera clodo. Rendre familiers les présidents, les riches, les patrons, c’est créer l’illusion qu’ils sont comme tout le monde alors qu’ils ont un statut différent. D’une certaine manière, la toile de Warhol nous rappelle cette différence fondamentale : le Président ou Liz Taylor pourront s’acheter la toile de Warhol représentant ce Coca commun, le clodo pas.

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Nirvana ou la révolte impossible

Que faire de nos premiers émois quand on comprend qu’ils dépendent du capitalisme industriel qu’on rejette ?

La révolte contre le capitalisme industriel peut-elle être suscitée par le capitalisme lui-même ?

Comment s’inscrit un groupe comme Nirvana dans cette dynamique ?

Au-delà de l’exemple de Nirvana, pour le dire d’une autre manière, peut-on rester fidèle à nos émois de jeunesse alors qu’ils sont le produit du capitalisme, surtout quand on prend conscience que suscités par l’industrie culturelle, ces émois de jeunesse sont un des moyens les plus efficaces du système capitaliste pour s’imposer à la société ?

Introduction – La grâce et la crasse

Partie I – Déterminations
A. De l’industrie intime
Heurs et malheurs de l’industrialisation
Soumission & rébellion
B. Petite histoire du grunge
Seattle et le grunge
Le Riot Grrrl : du féminisme dans le punk-rock

Partie II – Contingences irréductibles
A. Nirvana
Bleach
Nevermind
Incesticide
In Utero
Unplugged in New York
B. La banalité du cas Cobain
La vie d’un jeune homme
Des mots & des paroles
L’enfance fantasmée
De l’abstraction musicale à la destruction finale
Eloge de Courtney Love

III – Dialectique tronquée
A. Puissance et faiblesse des critiques de Nirvana
Dénonciation du viol
Une histoire de genre
Dénonciation du racisme
B. Critique tronquée de l’industrie culturelle
Eloge du marginal
Critique des faux fans
Critique de la scène musicale

Epilogue – Critique radicale & impropriation

Bibliographie
Sur Nirvana, Kurt Cobain, le grunge
Livres cités

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Épilogue – Critique radicale & impropriation

Marcel Proust, qui avait lui-même étouffé sa critique politique (forte dans Jean Santeuil) en une critique morale (quoique dès le début et jusqu’au bout dreyfusard), s’était fait l’analyste infaillible des sensations dans le temps de nos expériences. Enfant de la Révolution industrielle, il n’a pas manqué de saisir l’importance des incidences d’une chanson populaire sur notre vie. Il a eu encore ces lignes magnifiques : « Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. (…) Le peuple, la bourgeoisie, l’armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs, porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d’amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. (…) Tels arpèges, telle “rentrée” ont fait résonner dans l’âme de plus d’un amoureux ou d’un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher comme un cimetière ou comme un village. Qu’importe que les maisons n’aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s’envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l’autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci. »1 Faut-il se contenter de la beauté de cette nostalgie ?

Le problème est dans la réception. Kurt Cobain, souvent, jetait la pierre au public, attaquait les « faux fans ». Jamais, semble-t-il, il ne remet en cause son propre hermétisme, ses propres ambiguïtés. Et la première de ces ambiguïtés n’est-elle pas sa « mauvaise foi » au sens sartrien : jouer un rôle et s’y identifier. Croire qu’on ne peut y échapper. Incarner l’idole, le prototype de l’idole, de cet étalon vide mis en vedette, et de refuser de l’incarner. De refuser d’incarner l’idole, et de continuer à nourrir la machine de l’industrie culturelle. Car si Kurt Cobain répète sans relâche que le succès lui est pénible, n’a-t-il pas, d’abord, tout fait pour le connaître (il passe de Sub Pop à Geffen dans les conditions qu’on a vues) puis, ensuite (car entre le fantasme et la réalité, le hiatus est incommensurable), n’a-t-il pas nourri ce succès ? Et si nous lui reconnaissions des circonstances atténuantes, son jeune âge, ses addictions, ses illusions, à quel point était-il piégé par la machine ? Pourquoi ne pouvait-il pas s’en échapper ?

En posant ainsi le problème, il semblerait que soit incriminé Kurt Cobain lui-même. Mais ce problème interroge bien davantage qui le pose plutôt que celui à qui il est posé. Kurt Cobain n’étant plus là, et n’étant pas nous-mêmes Kurt Cobain, c’est notre image de Kurt Cobain que nous interrogeons, c’est notreréception de Kurt Cobain qui nous turlupine, c’est notre rapport à l’industrie culturelle qui d’un côté nous dérange, de l’autre nous ravit, qui est au centre de notre préoccupation et, bientôt, de notre angoisse. Nous voudrions sauver Kurt Cobain, sauver Nirvana de la machine industrielle, sauver les Sex Pistols, Georges Brassens, Rage against the machine, et les autres, mais justement, sans cette machine industrielle, ni Kurt Cobain ni Nirvana ni les autres n’auraient jamais été portés à notre connaissance, n’auraient même jamais existé. Et il en va de même pour tous nos goûts culturels. La culture qui nous amène les possibilités d’émancipation n’est que le produit du capitalisme industriel qui non seulement en assure la production autant techniquement que qualitativement, mais en assure surtout la diffusion qui in fine en constitue le contenu. The medium is the message2. Car il y a bien des musiciens qui échappent à l’industrie musicale, mais alors ils restent cantonnés à la sphère amicale, puis tomberont dans l’oubli des âges.

La question, on l’aura senti, déborde le cadre de la musique et s’énonce exactement de la même façon avec le cinéma bien sûr, mais aussi avec la littérature. Elle s’exprime de manière presque analogue avec les autres arts. Et c’est toute notre construction culturelle, celle qui nous est la plus chère car touchant à notre manière de sentir, qui est remise en question. Le vertige de cette remise en question, qui apparaît pour certains comme une remise en cause existentielle, peut effrayer, et quand elle n’effraye pas, elle agace : « Et alors quoi, nous devrions ne plus rien écouter, ne plus rien regarder, ne plus rien lire ? » Ce serait là concevoir le monde de façon binaire, et même manichéenne. Et cette manière binaire et manichéenne ne serait finalement qu’un argument des nerfs pour éviter de réfléchir, pour éviter d’avoir mauvaise conscience, et pour continuer à consommer paisiblement les produits de l’industrie culturelle tout en se croyant – et se revendiquant très critique, très libre-penseur, très libéré, très conscient. Illusion parmi les illusions. Car, en effet, si le geste de rejet de toute l’industrie culturelle est un geste sublime, il se condamnerait à une autre illusion : celle de croire qu’on peut vivre en dehors de toute construction sociétale commune. Ce qui est appelé « société individualiste » n’est qu’un mythe : il est le postulat de la possibilité d’une société qui pourrait exister sans que les individus n’interagissent entre eux. Or, même quand c’est par la violence et l’exclusion, l’interaction est là. L’ermite dans la forêt était abordé par les visiteurs, par les voyageurs. Saint Antoine a été visité par le diable. Il ne reste plus donc qu’une seule autre possibilité : la critique de l’industrie culturelle la plus clairvoyante, sans remise en cause inutile et hors propos de l’existence elle-même. Affronter la réalité sans pathos narcissique inutile. L’exigence sans fanatisme. Nous avons aimé ce qui est détestable ? Soit. Détestons-le. Nous avons cru à une rébellion par le punk, par le rock, par le rap. Soit, cela n’était qu’une illusion : il faut aller plus loin désormais.

Mais il ne s’agit là que de la part critique, c’est-à-dire analytique, celle qui veut entrevoir à partir du constat froid et sans complaisance du système, des voies nouvelles. Car dans le quotidien, nous sommes tributaires des contraintes. Celle, déjà, de ne pas devenir fou. Le pragmatisme (celui de William James, de John Dewey) peut servir de boussole : évaluer à l’aune de la pertinence du résultat la pertinence de l’énoncé. Et de ce pragmatisme qui, dans le même temps, permet une action directe et une prospective au long cours, qui s’inscrit dans le temps de l’Histoire (sans quoi rien n’est compréhensible) et dans l’urgence des situations, peut être judicieusement rapprochée une notion du sociologue Michel de Certeau : le braconnage culturel.

Le domaine institutionnel est une aire de codifications. Il impose des règles, et une série d’interdits qui sont, somme toute, quasiment impossibles à respecter dans leur entièreté. Ces contradictions, qui sont interprétées ordinairement comme des « failles » (si le domaine culturel en connaît, c’est la sphère judiciaire qui en est le plus clairement truffée), font en fait partie intégrante du système. Les failles permettent à la fois une flexibilité dans l’exercice de la répression de la part des institutions du pouvoir (il viendra assez vite en tête des exemples à chacune et chacun) et induisent chez les personnes qui doivent respecter les règles du système un sentiment de culpabilité constant qui les pousse à s’auto-surveiller, à s’auto-censurer, bref à intérioriser la répression, autant qu’un sentiment de malaise qui appelle à se réfugier dans l’autorité et empêche un épanouissement dans l’indépendance. C’est ainsi qu’il n’y a plus, dans la période actuelle, de développement de véritable modèle alternatif radical de fonctionnement de la société, et que tous les efforts se concentrent, malheureusement et à tort, sur une forme de résistance. Comme l’exemple topique de Kurt Cobain peut nous le montrer, plus on tire sur le nœud coulissant, plus on s’étrangle. Nous sommes sacrifiés sur plusieurs générations : les puissances régressives polluent le tissu social. Michel de Certeau et son équipe de sociologues, avec leur enthousiasme grisant, ont cependant mis en lumière des pratiques de « braconnage » dans ce milieu coercitif. C’est une forme d’appropriation, de « faire avec », de débrouille (de « système D »). La logique globale est renversée, et c’est peut-être un schéma à généraliser dans les luttes : les « résistances », les « braconnages », les débrouilles ne sont pas des îlots sur une mer d’interdits : ce sont au contraire les interdits, les territoires surveillés, les oppressions institutionnelles et capitalistes (la pandémie du Covid a montré l’imbrication exceptionnelle du système politique et financier3), qui forment des îlots de coercitions sur la mer des pratiques humaines toujours bouillonnantes, toujours délictuelles, toujours mobiles et modulables4. Les individus s’approprient ce qui leur est imposé, et le détournent par un usage plus ou moins décalé, plus ou moins impropre. Oui, impropre. Peut-être alors mieux vaudrait-il parler d’impropriation plutôt que d’appropriation. Non pas faire rentrer dans le « propre » (le proprius n’est pas le contraire du « sale », c’est d’abord étymologiquement notre « intériorité »), mais détourner de ce qu’on a voulu en faire. En l’occurrence (comme en général), il s’agit de rendre impropre à la consommation, d’échapper à la marchandisation, à l’argent, à la déshumanisation du système qui médiatise les rapports humains par l’échange marchand, ce qu’on peut appeler la Valeur. Et sans qu’il y ait de recette, de règle – par définition –, cette impropriation sera différente pour chacun, pour chaque groupe, dans chaque manière d’être-au-monde.

Faut-il oublier Nirvana ? De la même manière que Baudrillard appelait à oublier Artaud, c’est-à-dire en réitérant son geste plutôt qu’en adulant ce qu’il a fait. Faut-il oublier nos amours enfantines ? El Topo, le premier film d’Alejandro Jodorowsky (1973), s’ouvre sur une scène de cet ordre : le jeune garçon doit enterrer sa poupée et la photographie de sa mère morte. Puis le père l’oblige à achever un moribond dans un village ravagé par une razzia de bandits. Contrairement à l’admiration que Grail Marcus voue, dans Lipstick Traces (1989), aux groupes punks qui lui ont appris, dit-il, à s’ouvrir à la révolte et à la rébellion, on ne peut s’en satisfaire. Sans la remise en cause de ces modèles, de ces idoles, de notre admiration, l’engrenage n’a aucun intérêt. Au contraire même : il ne nous aura permis que d’embrasser d’un regard nostalgique et un peu condescendant les révoltes de toutes les jeunesses. Comme un vieux professeur paternaliste affirme à un élève anarchiste sur lequel il se projette sans le comprendre : « Moi aussi, quand j’étais jeune, j’étais marxiste… »

Quand on ne sacrifie pas à ce pénible désistement, à cette résignation, loin de sacrifier sur l’autel de quelque idole jalouse et exigeante, objective et fétichiste, on creuse encore plus profondément la nostalgie – la douleur de la terre perdue. Car il y a la perte. Le temps, l’enfance, et bientôt la jeunesse, et bientôt le reste. Qui a quitté la scène tôt a résolu cette angoisse. Pour les autres, l’expérience continuant il n’est pas obligé de céder à la pression, à la fatigue, à la peine de chaque jour. C’est la puissance à l’écoute de ces chansons qui est à cultiver, et non pas la nostalgie de cette puissance perdue avec ces chansons d’un autre âge. C’est la puissance qu’on soigne, qu’on nourrit, qu’on rengorge à force d’expériences et de réflexion. Sauver le folklore n’a d’intérêt que pour qui a abandonné, que pour qui a capitulé. D’autres chansons, d’autres manières de les créer, de les partager, de les écouter restent à inventer. Rien ne sert de vouloir sauver ce qui est perdu, penser et expérimenter est plus vivifiant, est plus vivant. Et cela, même s’il est à peu près certain que nous ne connaîtrons pas, dans le temps long de l’Histoire, d’autre système que celui dans lequel nous nous vautrons.

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Bibliographie

Sur Nirvana, Kurt Cobain, le grunge

COBAIN, Kurt, Journals ;

CROSS, Charles R., Heavier Than Heavier, A Biography of Kurt Cobain ;

EVERETT, True, Nirvana, the biography ;

GOLDBERG, Danny, Serving the Servant, remembering Kurt Cobain ;

MCDOUGALL, Chrös, Kurt Cobain alternative rock innovator ;

Never fade away, the Kurt Cobain story ;

SOULSBY, Nick, Cobain on Cobain, interviews and encounters ;

– I found my friends, the oral history of Nirvana ;

TOW, Stephen, The Strangest Tribe, How a Group of Seattle Rock Bands Invented Grunge, 2011;

YARM, Mark, Everybody Loves Our Town, History of Grunge.

Livres cités

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ADORNO, Theodor, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz, Klincksieck, 1995 (1970) ;

Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 1980 (1951) ;

Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, 1962 (1958).

BENJAMIN, Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, édition comparée, comportant une nouvelle traduction par Lionel Duvoy de la 4eme version de l’essai (1936) et une traduction inédite des passages non conservés par Benjamin figurant dans la deuxième version de l’essai (fin 1935-février 1936), Allia, 2003 ;

JAPPE, Anselm, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, republié aux éditions La Découverte, 2017 ;

La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, 2017.

CERTEAU, Michel de, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, Gallimard, 1990.

DESPENTES, Virginie, King Kong Théorie, Grasset, 2006.

FOUCAULT, Michel, Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical, PUF, 1963.

KLEIN, Naomi, La Stratégie du choc : Montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, coll. « Babel », 2010.

LABRY, Manon, Riot Grrrls, éditions La Découverte, 2016.

POLANYI, Karl, La Grande transformation, Gallimard, 2009.

SCHOLZ, Roswitha, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Crise & Critique, 2019.

PROUST, Marcel, Les Plaisirs et les Jours, Calmann-Levy, 1896.

ZINN, Howard, Une Histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, Agone, 2003.

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1Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, chapitre 13.

2Marshall McLuhan, nom du premier chapitre de Understanding Media: The Extensions of Man (1964).

3Sandrine Aumercier, Clément Homs, Anselm Jappe, Gabriel Zacarias, De Virus Illustribus : crise du Coronavirus et épuisement structurel du capitalisme, Crise & Critique, 2020.

4« À scruter cette réalité fuyante et permanente, on a l’impression d’explorer la nuit des sociétés, une nuit plus longue que leurs jours, nappe obscure où se découpent des institutions successives, immensité maritime où les appareils socio-économiques et politiques feraient figure d’insularités éphémères » (L’Invention du quotidien, I – Arts de faire, Folio, p.67).

III – Dialectique tronquée

Durant sa courte existence – quatre ans entre l’arrivée de Dave Grohl en 1990 et le suicide de Kurt Cobain en avril 1994 –, Nirvana est resté toujours profondément uni. Les membres du groupe ont partagé, durant cette période, une même vision musicale et une même attitude face aux polémiques. Ils ont partagé également, dans cette jeunesse, un même engagement social. Et si certains supposent que Kurt Cobain désirait quitter le groupe, sa mort le vérifie autant qu’elle le dément : il voulait tout quitter.

Définir Nirvana comme un groupe apolitique est erroné. Chris Novoselic ne cachait pas sa sympathie pour les Démocrates, et il déclarait assez régulièrement soutenir pour Bill Clinton, quitte à corriger – dans Sold Out! –, maladroitement, des saillies libertaires (plus tard, il s’engagea dans divers partis politiques). Sans doute Kurt Cobain était plus circonspect envers la politique et les politiciens, mais il n’a jamais précisé clairement sa position (il n’en avait sans doute pas) ni exprimé d’accointances anarchisantes. Ses préoccupations étaient d’ordre moral et psychologique. L’ère Reagan (deux mandats de 1981 à 1989, avec George Bush comme vice-président), autant que l’ère Thatcher en Angleterre (1979-1990), en imposant un régime et un imaginaire capitalistes financiers, restreignait consciencieusement toute opposition populaire à ces seules questions sociales. Dans les États-Unis du tournant des années 90, comme dans le reste de l’Occident, à l’heure de la chute lamentable de l’URSS identifié à la dictature, il était difficile – et sans doute impossible, et pas seulement pour de jeunes gens, de concevoir la possibilité d’un autre système.

A. Puissance et faiblesse des critiques de Nirvana1

Une des principales critiques sociales exprimées par Nirvana est celle de la place des femmes dans la société : violence, dénigrement, invisibilisation. Cette critique s’élargit à celle du genre. Même si, nous l’avons vu, les femmes sont importantes dans le quotidien des membres, le groupe reste exclusivement masculin, ce qui les appelle à s’interroger aussi sur la question du genre, Kurt Cobain ne se reconnaissant pas tout à fait dans celui qui est le sien. Puis, dans une forme instinctive d’intersectionnalité, à la question du racisme. Toutefois, la critique n’est pas aboutie : autant – nous l’avons rappelé – des failles existent dans l’image projetée de la femme, autant l’absence de réflexion radicale sur le mode de production capitaliste empêche d’en saisir toute l’épaisseur.

Dénonciation du viol

La dénonciation des violences contre les femmes est sans doute celle qui tient le plus à cœur à Nirvana. Tous trois, Kurt Cobain, Krist Novoselic et Dave Grohl, avaient subi le virilisme de la High school et se sentaient aussi étrangers au sein des groupes scolaires qu’ils étaient exclus par ceux – et celles – qui l’incarnaient.

Le milieu musical était tout aussi phallocratique et, dans son ensemble, le rock prônait un imaginaire univoque de virilité. Même les allures efféminées de Led Zeppelin, le déhanchement de Robert Plant, n’empêchaient pas par ailleurs une misogynie brutale2. Les élans révolutionnaires des années 60 et 70, s’ils voient les mouvements féministes émerger, ne sont pas exempts de constructions sexistes. Et une large partie de la scène punk n’est pas non plus épargnée. Nous avons vu que le Riot Grrrl, puissant dans l’état de Washington, avait sensibilisé les membres de Nirvana à la question de la situation des femmes, même si la position de leader du groupe portait naturellement en avant surtout Kurt Cobain. Souvent il répétait que l’ère viriliste de la musique était épuisée et qu’il aimait à penser que les « women are the only future in rock and roll. »3 Et les années 90 furent en effet une période de recrudescence des luttes féministes, notamment au sein de la scène musicale. Il y eut, parmi les tubes, « Just a Girl » de No Doubt, le « You Oughta Know » d’Alanis Morrisette ou encore le « Bitch » de Meredith Brooks. Plus largement, l’influence de Bikini Kill, de Hole, de L7 (Pretend we’re dead, Beauty Process…), de Garbage, autant que des personnalités comme Kim Gordon au sein de Sonic Youth, de PJ Harvey et de Patty Smith transformaient profondément les imaginaires. Bientôt une traduction grand public prit forme avec les Spice Girls et leur Wannabe. Néanmoins cette traduction commerciale tendait, comme d’habitude, davantage à une récupération anesthésiante d’un mouvement de profonde transformation socio-économique : car il n’est rien, dans le système du capitalisme industriel intrinsèquement patriarcal, qui ne vienne servir le système lui-même, et même ce qui semble le remettre en cause (ce que nous détaillerons bientôt).

Ont beaucoup été comparés le féminisme de Nirvana et celui de Pearl Jam. Le geste d’Eddie Vedder, qui représentait le « beau gosse » qu’exécrait Kurt Cobain (qui se trouvait très laid, et bien qu’il fut lui-même devenu une icône masculine), lors du catastrophique concert « unplugged » de MTV, avait été apprécié : après avoir dégringolé de son tabouret, à terre et comme pour conjurer cette honte, avait écrit sur son avant-bras : « pro-choice » prenant alors fait et cause pour l’avortement. Mais c’était encore mettre en lumière des figures d’hommes qui prenaient cause pour des femmes invisibilisées.

Il est donc important de rendre au Grrrl Riot ce que Nirvana, comme Pearl Jam et les autres, lui doivent. Comme nous l’avons déjà précisé, c’est Tobi Vail qui fit lire le SCUM Manifesto de Valerie Solanas à Kurt Cobain (Valerie Solanas avait tiré sur Andy Warhol, le blessant grièvement, le 3 juin 1968). Le texte marqua durablement le chanteur qui déclarera une fois : « In the animal kingdom, the male will often piss in certain areas to claim his territory, and I see macho men reacting towards sex and power in the same way. I’d like to see these lost souls strung up by their balls with pages of SCUM Manifesto stapled to their bodies. » C’est aussi auprès de Tobi Vail, Kathleen Hanna et des autres, qu’il découvrit la jeune Camille Paglia dont les Collected Essays sont mentionnés, avec ceux de Katherine Dunn, Valerie Solans et Elinor Wylie, parmi ses lectures préférées. Camille Paglia est toujours très active aujourd’hui, même si le féminisme intersectionnel, anti-impérialiste et anti-universaliste, ont élargi le spectre des théories féministes. Camille Paglia avait beaucoup réfléchi au viol et Virginie Despentes, qui l’avait découverte à la même période, s’en réclame régulièrement dans King Kong Théorie (2006). Elle raconte :

« En 1990, je monte à Paris voir un concert de Limbomaniacs, TGV, je lis Spin. Une certaine Camille Paglia y écrit un article qui m’interpelle et commence par me faire rigoler, dans lequel elle décrit l’effet que lui font les footballeurs sur un terrain, fascinantes bêtes de sexe pleines d’agressivité. Elle commençait son papier sur toute cette rage guerrière et à quel point ça lui plaisait, cet étalage de sueur et de cuisses musclées en action. Ce qui, de fil en aiguille, l’amenait au sujet du viol. J’ai oublié ses termes exacts. Mais, en substance : « C’est un risque inévitable, c’est un risque que les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles veulent sortir de chez elles et circuler librement. Si ça t’arrive, remets-toi debout, dust yourself et passe à autre chose. Et si ça te fait trop peur, il faut rester chez maman et t’occuper de faire ta manucure. » Ça m’a révoltée, sur le coup. Haut-le-cœur de défense. Dans les minutes qui ont suivi, de ce truc de grand calme intérieur : sonnée. Gare de Lyon, il faisait déjà nuit, j’appelais Caroline, toujours la même copine, avant de filer vers le nord trouver la salle rue Ordener. Je l’appelais, surexcitée, pour lui parler de cette Italienne américaine, qu’il fallait qu’elle lise ça et qu’elle me dise ce qu’elle en pensait. Ça a sonné Caroline, pareil que moi. Depuis plus rien n’a jamais été cloisonné, verrouillé, comme avant. Penser pour la première fois le viol de façon nouvelle. Le sujet jusqu’alors était resté tabou, tellement miné qu’on ne se permettait pas d’en dire autre chose que « quelle horreur » et « pauvres filles ». Pour la première fois, quelqu’un valorisait la faculté de s’en remettre, plutôt que de s’étendre complaisamment sur le florilège des traumas. Dévalorisation du viol, de sa portée, de sa résonance. Ça n’annulait rien à ce qui s’était passé, ça n’effaçait rien de ce qu’on avait appris cette nuit-là. Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. Une liberté inouïe, de dédramatisation. Oui, on avait été dehors, un espace qui n’était pas pour nous. Oui, on avait vécu, au lieu de mourir. Oui, on était en minijupe seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes, et faibles, incapables de leur péter la gueule, faibles comme les filles apprennent à l’être quand on les agresse. Oui, ça nous était arrivé, mais pour la première fois, on comprenait ce qu’on avait fait : on était sorties dans la rue parce que, chez papa-maman, il ne se passait pas grand-chose. On avait pris le risque, on avait payé le prix, et plutôt qu’avoir honte d’être vivantes on pouvait décider de se relever et de s’en remettre le mieux possible. Paglia nous permettait de nous imaginer en guerrières, non plus responsables personnellement de ce qu’elles avaient bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu’il faut s’attendre à endurer si on est femme et qu’on veut s’aventurer à l’extérieur. Elle était la première à sortir le viol du cauchemar absolu, du non-dit, de ce qui ne doit surtout jamais arriver. Elle en faisait une circonstance politique, quelque chose qu’on devait apprendre à encaisser. Paglia changeait tout : il ne s’agissait plus de nier, ni de succomber, il s’agissait de faire avec. Été 2005, Philadelphie, je suis en face de Camille Paglia, on fait une interview pour un documentaire. Je hoche la tête avec enthousiasme en écoutant ce qu’elle dit. « Dans les années 60, sur les campus, les filles étaient enfermées dans les dortoirs à dix heures du soir, alors que les garçons faisaient ce qu’ils voulaient. Nous avons demandé « pourquoi cette différence de traitement ? » on nous a expliqué « parce que le monde est dangereux, vous risquez de vous faire violer », nous avons répondu « alors donnez-nous le droit de risquer d’être violées. » »

Dans Baise-moi, la scène initiale du viol, et le discours qui suit, traduit cette attitude : on ne se laisse pas abattre, le viol, c’est le risque à prendre pour la liberté. L’espace public est un champ de bataille. Si Kurt Cobain n’a pas puisé cette énergie nietzschéenne dans ses combats intimes, il retient néanmoins la leçon de la dénonciation du viol dans plusieurs chansons. Camille Paglia, sans conteste, a inspiré à Kurt Cobain Rape me (à noter au passage que la précieuse revue Spin a aussi accueilli bon nombre des interviews les plus engagées du chanteur). Le discours est très similaire : refus de la victimisation par le défoulement, par l’énergie. Très justement, cette prise de position d’un homme – blanc, hétérosexuel – pour des femmes lui a été reprochée, et s’il ne savait pas très bien comment se dépatouiller de cette critique, il l’entendait, il la comprenait, il tentait de trouver une place adéquate.

Le féminisme de Nirvana est donc clairement et continuellement revendiqué. Sans ambages, il déclare : « I am definitely a feminist. I am fucking disgusted by the way women are still treated. It’s 1993 and some people still think we’re in the 1950’s. We need to make more progress. There needs to be more female musicians, more female artists, more female writers. Everything is dominated by fucking males and I’m sick of it! »4. Ailleurs, après avoir exprimé sa préférence amicale pour les femmes, il ajoute : « And I just always felt that they weren’t treated with respect, especially because women are just totally oppressed. »5 Dans Rolling Stone, il surenchérit : « I definitely feel closer to the feminine side of the human being than I do the male – or the American idea of what a male is supposed to be. Just watch a beer commercial and you’ll see what I mean. »6 Au-delà des déclarations, en septembre 1993, il joue avec Courtney Love au Rock Against Rape au bénéfice de la First Strike Rape Prevention (une organisation non-commerciale de Los Angeles). Il lève également 50 000 dollars pour le Groupe de Femmes de Tresjnevka, une organisation croate qui assiste les victimes de viol au sein du « nettoyage ethnique »7. Kurt Cobain décrit le viol comme « one of the most terrible crimes on earth and it happens every few minutes. The problems with groups who deal with rape is that they try to educate women about how to defend themselves. What needs to be done is teaching men not to rape. »8 Le viol comme culture, la violence faite aux femmes comme pratique intégrée, voilà qui peut apparaître aujourd’hui comme avant-gardiste pour l’époque, et qui ne l’est donc pas. Inutile d’insister. Mais il ne s’agit pas seulement, chez Nirvana, de critiquer les marques les plus phénoménales, les plus odieuses, les plus tragiques de cet aspect des choses : c’est la lancinante imagination misogyne qui est à la fois remise en cause et contrebalancée dans les chansons. Aux dénonciations directes s’ajoutent des références positives : dans Territorial Pissing, par exemple, un « pun » (ici une paronomase) est utilisé de manière non critique, ce qui est rare dans l’écriture de Kurt Cobain : « Never met a wise man, if so it’s a woman ». Mais ce n’est pas tout. Dans Been a Son (1992), Nirvana dénonce le regard porté sur les femmes, vilipende les stéréotypes, esquinte les postulats communs qui lui sont assimilés : qu’une femme doive faire attention à ne pas se donner inconsidérément (« She should have stayed away from friends »), qu’elle doive être à la disposition des gens (« She should have had more time to spend »), qu’elle doive faire la fierté de la mère en respectant la morale (« She should have made her mother proud »), qu’elle doive se tenir à l’écart de la foule – et donc rester chez elle (« She should have stood out in the crowd »), qu’elle soit une fille modèle si elle est malheureuse, sacrifiée, religieuse (« She should have worn the crown of thorns »), bref que c’est mieux d’avoir un garçon qu’une fille : « She should have been a son », « She should have died when she was born » sont aussi des références explicites aux féminicides infantiles.

Mais c’est dans In Utero que la sensibilité féministe est la plus explicite. La couverture expose une femme ailée, de viscères, de chair et d’os, et enceinte (même si, comme nous l’avons déjà relevé, cette image sacrifie encore à un fantasme idéaliste de l’« éternel féminin »). Dès la première chanson, Serve the Servants, la référence aux sorcières de Salem poursuit la thématique. Et puis il y a Heart-Shapped Box, Rape me bien sûr, et surtout Frances Farmer Will Have Her Revenge on Seattle qui est le modeste « J’accuse » de Nirvana contre l’industrie culturelle. La chanson traduit la volonté de réhabilitation d’une femme persécutée pour ses frasques, sa folie, sa différence. Mais c’est une autre chanson enregistrée avec Steve Albini, et malheureusement écartée de de cet album, qui est particulièrement précieuse sur cette thématique : Sappy. La voix de Kurt Cobain y est écartelée, la musique simple bouleverse par sa puissance. Les paroles illustrent la domination quotidienne sur les femmes d’une société structurellement machiste et phallocrate. Elles illustrent enfin l’intériorisation de cet état de soumission par la femme elle-même. La femme est maintenue sous une « cloche » : « He’ll keep you in a jar / And you’ll think you’re happy » (Y a-t-il une référence à The Bel Jar de Sylvia Plath ? Kurt Cobain ne cite jamais la poétesse.) Cette femme soumise par l’homme est alors amenée à se faire mal (« And if you cut yourself / You will think you’re happy ») et à se diminuer pour combler l’ego social de l’homme (« And if you fool yourself / You will make him happy »). La mélancolie qui, comme la part des anges d’un vin, s’évapore de cette litanie puissante, est la transcription la plus limpide de ce qu’est Nirvana : une révolte impossible.

Une histoire de genre

Mais ce n’est pas seulement la dénonciation des maux féminins par un homme, c’est aussi les maux de l’homme lui-même à travers l’image de la femme qui sont souvent exprimés en filigrane dans les chansons. Car cette dénonciation des violences systémiques envers les femmes, cette dénonciation du virilisme, est enrichie d’une remise en cause de la notion même degenre (« gender ») par les membres du groupe. La dénonciation du virilisme remet en cause l’identité genrée elle-même. La violence masculine interroge la polarité homme/femme selon des caractères : être dominant, être solide, être fort, et bientôt, peut-être, être capitaliste (car le capitalisme est si profondément patriarcal qu’il est légitime de parler de « partriarcapitalisme »).

Peu au fait des débats au sein de l’élite intellectuelle, comme ceux autour des « Gender Studies » nourries par les travaux de Joan W. Scott ou de Judith Buttler, c’est à travers les retombées dans la société ou les préoccupations très concrètes, très quotidiennes de leur entourage que ces jeunes gens y sont sensibilisés. Act Up a été fondé en 1987 (et interviendra dans les écoles de Seattle en 1991). Le sida décime les milieux marginaux dont se sentait proche Kurt Cobain, notamment les homosexuels qui subirent une recrudescence de l’homophobie. Or l’homosexualité est un thème récurrent dans les chansons de Nirvana, mais aussi dans les entretiens comme dans le journal où Kurt Cobain écrit : « I am not gay, although I wish I were, just to piss off homophobes. » All Apologies et Stay Away citent toutes deux le mot « gay », même si, dans Stay Away, son usage maladroit a donné lieu à un malentendu. « God is gay » n’est pas une insulte homophobe mais une critique des religieux homophobes qui ne voient pas que l’homosexualité appartiendrait à la Création comme tout le reste. Kurt Cobain l’expliquera dans plusieurs interviews et les membres du groupe, à plusieurs reprises, auront à cœur de s’embrasser à pleine bouche en public, pendant les concerts ou en 1993 aux MTV Video Music Awards.

Se sentant proche des femmes, quoique hétérosexuel, Kurt Cobain n’était pas ce qu’on appelle aujourd’hui « cis-genre ». Sans anachronisme oiseux, on peut relever toutefois quelques faits qui démontrent qu’ils remettaient en cause l’identité genrée qu’ils considéraient comme une construction de la société patriarcale. En janvier 1993, ils jouèrent un concert entier en jupe. Le clip In Bloom avait déjà été tourné en jupe. Le groupe se produisit à l’occasion de l’opposition de la « Measure 9 » qui était une ordonnance de l’État d’Oregon qui interdisait, en pleine épidémie du Sida, la protection pour les personnes LGBT. Dans une déclaration au sujet de cette initiative, on peut lire que la « Measure 9 goes against American traditions of mutual respect and freedom, and Nirvana wants to do their part to end bigotry and narrow-mindedness everywhere »9.

Enfin, sur cette question, il y a les dénonciations virulentes de Nirvana contre la scène rock, et de manière précise contre Axl Rose, le puissant leader de Guns’n’Roses. À plusieurs reprises Kurt Cobain dénonce le sexisme et l’homophobie d’Axl Rose : « He is a fucking sexist and a racist and a homophobe, and you can’t be on his side and be on our side. I’m sorry that I has to divide it up like this, but it’s something you can’t ignore. »10

Dénonciation du racisme

La dénonciation du racisme, sans être confondue à la question du féminisme ou du genre, vient nourrir une critique que l’on qualifierait aujourd’hui d’intersectionnelle. D’un côté il met en avant l’importance de la culture Afro-américaine dans la musique : « the Afro American invented rock and roll and yet has only been rewarded for their accomplishments when conforming to the white man’s standards. I like the comfort in knowing that the Afro American has once again been the only race that has brought a new form of original music to this decade (hip hop/rap). »11 De l’autre, clairement conscient que le racisme imprègne l’industrie musicale, et les États-Unis tous entiers (jamais les crimes racistes, notamment policiers, n’ont pris fin aux Etast-Unis), régulièrement il dénonce ces faits lors d’entretiens : « I would like to get rid of the homophobes, sexists, and racists in our audience. I know they’re out there and it really bothers me. »12 Qu’on rappelle encore ce qui peut être lu dans Incesticide : « If any of you, in any way, hate homosexuals, people of a different color, or women, please do this one favor for us – leave us the f*** alone. Don’t come to our shows and don’t buy our records. »

Ce sont donc toutes les formes d’oppression, toutes les formes d’intolérance, toutes les formes de violence qui sont dénoncées, sans être confondues, mais se croisant à certains moments, dans certaines situations, en certaines personnes. La critique d’ensemble est donc une critique sociale plus encore que morale qui trouve sa clef de voûte dans un anti-autoritarisme qui n’est pas seulement une critique de la société ou des institutions mais qui est surtout une critique des idéologies consacrées : « All isms (sic) feed off one another but at the top of the food chain is still the white, corporate, macho, strong ox male. Not redeemable as far as I’m concerned. I mean, classism is determined by sexism because the male decides whether all other isms still exists (sic) » Le pouvoir coercitif est celui des hommes blancs, et cette compréhension fine des racines de l’oppression sont toujours aussi valables.

Nous sommes au tournant des années 90. Les critiques sont nombreuses, les scandales, les émeutes, les meurtres sévissent. Si le Ganstarap a rapidement abandonné la critique politique au profit des attaques internes, jouant le jeu médiatique, d’autres groupes, d’autres modes musicaux vont s’emparer de ce sujet, et notamment, au-dessus de tous, Rage Against the Machine. Cependant, Rage Against the Machine présente les mêmes failles, les mêmes faiblesses que Nirvana, et peut-être davantage encore puisque la dénonciation anti-capitaliste est bien plus consciente et bien plus revendiquée.

B. Critique tronquée de l’industrie culturelle

Nous y voilà.

Ces critiques – nos critiques sont formulées à travers le prisme de l’industrie culturelle qui appartient à la machine coercitive. Un point aveugle, un point d’aveuglement qui englue, qui empoisonne, qui suicide. Impossibilité de se sortir de ce point qui est le nôtre, qui est le point de départ de notre parcours tout en étant, toujours, le point où nous sommes au fil de ce parcours.

Ainsi la critique de l’industrie culturelle ne peut qu’explorer les abords de ce point névralgique indéfini, indéterminé, pressenti mais insaisissable, explorer les pourtours sans jamais renverser la perspective. Si L’Enfer fait partie des livres préférés de Kurt Cobain, il connaît ce renversement du monde quand Dante traverse le sexe du diable. Tout bascule. Mais jusqu’à ce point de basculement, contrairement à Dante, Kurt Cobain n’est pas arrivé. Ni purgatoire, ni paradis.

De ces pourtours, de ces contrées prochaines, plusieurs motifs se dessinent : la figure du marginal, la critique des faux fans, la critique de l’industrie musicale. Jamais, donc, la prise de conscience de la graine germinale du système capitaliste, seule aire où la critique du capitalisme ne peut plus être récupérée par le capitalisme lui-même.

Éloge du marginal

Le pas de côté, la prise de conscience, même incomplète – ou incomplètement énoncée –, est figurée par le marginal – l’outsider. C’est la tangente du social. Car cette figure du marginal, finalement, sinon dans les assertions journalistiques, du moins dans l’intimité des chansons, s’élève au-delà du Bien et du Mal. Kurt Cobain dénonce sans ambiguïté certaines attitudes dans les interviews, mais de nombreuses chansons qui mettent en scène des marginaux sont beaucoup plus troubles. C’est que le marginal n’est pas simplement la figure sympathique du laissé pour compte, du mal aimé pour qui l’on ressent de l’empathie : c’est aussi celui qui peut blesser, qui peut, par son attitude, être exécrable. Il est à côté, presque en dehors. Il n’appartient pas tout à fait au même monde, ne partage pas les mêmes règles. D’où la constante ambiguïté (quand l’ambivalence se trouve débordée) des personnages caricaturés ou satirisés. Dans, encore, In Bloom : qui est ce jeune homme qui ne sait pas ce que tout cela veut dire (« he doesn’t know what it means ») ? Qui est-il sinon nous toutes et tous, finalement malgré nous, un peu ? Dans la sphère sociale, l’attaque est sans équivoque. Dans le théâtre de sa propre conscience, la porosité des limites, frontières sans barrières, rend le fonds humain plus commun, plus flou, plus inidentifié.Stain, Floyd the Barber, Negative Creep, Scoff, Lithium, Scentless Aprentice, etc. : comme une foule de variations sur le même thème. Malaise social, solitude, pulsions antisociales (se retrouvent, par échos, des accents de Joyce Carol Oates, que n’a pas lu pourtant, semble-t-il, K. Cobain – mais la lignée est ancienne).La voix (narrative) est éclatée, je suis un autre, je est un autre (les antiennes de Nerval et de Rimbaud sont nées dans la constitution du sujet de l’époque industrielle), je ne suis personne, je suis ce que je suis dans le mouvement de l’être, je suis ce mouvement de l’existant.Je n’est personne, je est ce que je est dans l’expérience, dans l’existant, dans l’action de chaque instant. Je est remis en cause incessamment. Impossible d’arrêter sans tout arrêter.Toute la puissance de mes convictions n’est qu’une baudruche tant qu’elle n’est pas actualisée dans l’épreuve sociale. Mais, à un moment ou un autre, il faut agir, dire, jouer, s’embrasser devant une troupe d’homophobes. Un moment il faut mourir. C’est le Bisogna morire de la passacaille. En attendant, la norme est vide. Et elle n’est tenue artificiellement que par la violence des virilistes hommes et femmes de la high school.

Le marginal, en anglais, c’est le freak. Topos littéraire, des romans picaresques (antiques déjà avec le Satyricon – nom d’un club où se sont peut-être recontrés Love et Cobain) jusqu’à la bande dessinée. Samuel Beckett, William Burroughs, Jack Kerouac, Ham On Rye et Post Office de Charles Bukowski, Grenouille de Patrick Süskind, The Outsiders de S.E. Hinton – tous parmi la liste des livres préférés du chanteur. De David Bowie à TheBlack Hole de Charles Burns (2005). Les Freaks de Ted Browning (1932). À tel point que cette figure fait partie des mythes des États-Unis. Dans sa manifestation plus épique, plus désirable du bandit. Le marginal convoqué par Kurt Cobain dans ses chansons, jamais positif, toujours méprisé et méprisable, est toutefois sauvé par la figure de Kurt Cobain lui-même. Car le processus cathartique se met en marche. C’est la réussite même de Kurt Cobain qui permet à la catharsis de fonctionner à plein : identification de chacun avec cette image de l’enfant de divorcés, du looser, du perdant, du mec qui se trouve laid – puis sublimation par l’illusion que ce looser est accepté par la société à travers le succès de la musique. Celui qui se croyait laid devient un sex symbol. Celui qui n’avait pas d’amis devient celui qu’on recherche comme amis. Celui qui était à la marge est adulé parce qu’il est à la marge. N’est-ce pas ce dont on rêve toutes et tous : être justifié dans notre singularité par la société grâce à la célébrité ? Être justifié dans notre monstruosité qui est parfois une monstruosité simplement de la vacuité intérieure. Vacuité intérieure puisque nous n’avons rien en nous que ce que nous y mettons : l’identité est flottante. On sait à quel point cette pulsion peut être puissante : elle régit encore la vie de certains criminels à la veille de leur exécution, et jusque dans une mauvaise foi au pied de la chaise électrique (Ted Bundy a été mis à mort en 1989). Le marginal n’est pas chez Kurt Cobain manichéen : il est insaisissable, fuyant, pétri de contradictions. Sa réussite c’est d’avoir toujours eu l’exigence de maintenir cette complexité.

La musique est le domaine favorable du marginal. De nombreux musiciens ont plus ou moins représentés cette marginalité : Bob Dylan, Leonard Cohen, Johnny Cash. Bientôt un filon commercial rendu grand public par Nirvana lui-même. Moins le trop viscéral Zero des Smashing Pumpkins dans le pur chef-d’œuvre que resteMellon Collie & Infinite sadnessque le tube imbuvable de Nada Surf,« I’m popuplar » qui est de la même année :1995. Stephen Row n’a sans doute par tort de parler de décadence. Exploitation sans vergogne de ce Mal du siècle distillé par Nirvana, et tragiquement vécu par Kurt Cobain. Mais c’est désormais un adage : « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux »13. La tragédie réelle du suicide de Kurt Cobain est devenu un énième pic du spectacle continuel, du spectaculaire intégré.

Critique des faux fans

La marginalité devient donc trendy. Il est à la mode d’être hors-mode. Ou plutôt : à côté de la traditionnelle « vague » qui sert de norme – même mouvante – à qui voudrait désespérément et au prix d’efforts terribles rester dans le rythme de la marche, émerge la possibilité d’être à côté de la vague, à côté de la plaque. Ce n’est pas l’opposition binaire in/out, mais la participation égale, sur deux modes parallèles, à un même système. La mise en scène fictionnelle, même satirique, de marginaux entraîne nécessairement des malentendus : elle est le malentendu. Le succès finit par brouiller ce qui est vraiment « à côté de » et ce qui est « dedans ». Les plus « populaires » des lycéens se mettent à écouter Nirvana. Nevermind, puis In Utero caracolent en tête des ventes pendant des semaines dans le pays industriel qui impose au monde occidental ce qu’il doit écouter : tout le monde écoute donc Nirvana. Nirvana passe à la radio, à la télévision, dans les émissions les plus suivies, dans les centres commerciaux, dans les salles d’attente, dans les transports en commun, dans les magasins. Partout. Kurt Cobain devient à bas coût une idole, un sujet de tabloïd. Il est sollicité constamment et, sans doute, comme on peut le constater dans les vidéos, il paraît content et même heureux de prendre la parole. Il répond aux interviews la plupart du temps avec complaisance et développe allègrement les sujets qui lui tiennent à cœur. Tout en critiquant le succès qui le ronge, il est heureux pour lui et pour son groupe d’avoir connu le succès. Kurt Cobain déclare détester la célébrité, mais il l’a voulue, il l’a cherchée, et une fois obtenue, il l’a cultivée. Alors il reporte son malaise sur des détestations irrationnelles. Il élabore des constructions projectives d’épouvantails. Il brode sur le motif : ce qu’il déteste le plus, affirme-t-il, c’est la bêtise de certains de ses fans. Le fan concentre en tant qu’étalon vide toutes les déjections de l’industrie culturelle, tous ces vices, tous ces torts. Et l’erreur est terrible : au lieu d’analyser avec clairvoyance l’industrie dans laquelle il baigne, il se construit un fétiche qu’il peut à loisir incriminer. Le fan, qui n’existe pas plus que le reste en tant qu’abstraction généralisée, mais qui est élevé en tant que personnage à part entière du show-business, lui fournit une source intarissable de mécontentements, vient canaliser ses griefs mal dégrossis, son malaise urticant. Insaisissable, inidentifié dans ses particularités, le fan est le résultat de l’opération mentale d’individualisations dans la foule. Cette opération mentale s’appuie sur des phénomènes mais les fantasme, s’en tient à la superficialité de l’apparence infinie, s’enivre et se perd dans le chatoiement des surfaces. Bref, le fan n’existe pas en tant que « fan », mais la présence encombrante de certaines personnes instables à certains moments et qui elles-mêmes canalisent sur autrui un malaise dont elles ne savent pas quoi faire, comme un vêtement trop large qui gêne le moindre de nos mouvements et qu’on n’arrive pas à retirer, cette image du fan dévie l’attention, magnétise la concentration, obnubile sur un objet et, somme toute, travaille et aliène de façon à ne plus avoir le loisir (l’oisiveté, l’otium) de penser et de pratiquer l’étant-au-monde d’une toute autre manière que celle qui nous est habituellement imposée. Plus que jamais, même dans l’art, surtout peut-être dans l’art en ce qu’il prétend justement l’inverse, le neg-otium (la négation du loisir) qui est le négoce (la marchandise fétichisée qui aliène) interdit l’otium qui est le temps de chercher à vivre mieux, et donc à vivre-mieux-ensemble.

Après Nevermind, c’est dans l’album le moins séduisant pour le grand public de Nirvana, prévu et vérifié comme un échec commercial, Incesticide, que Kurt Cobain s’adresse directement à la foule des fans : « At this point I have a request for our fans. If any of you in any way hate homosexuals, people of different color, or women, please do this one favor for us leave us the fuck alone! Don t come to our shows and don t buy our records. Last year, a girl was raped by two wastes of sperm and eggs while they sang the lyrics to our song Polly. I have a hard time carrying on knowing there are plankton like that in our audience. » Adresse bien naïve en petits caractères sur une pochette qui ne sera jamais lue d’un album peu vendu… Mais c’est surtout accepter et légitimer le système des « fans », et donc du show-business. Enfin, c’est vouloir « nettoyer » ou réformer un système en s’attaquant à la partie la plus superficielle de ce système : c’est soigner une gangrène avec quelques sparadraps.

Mais il n’y a pas que des violeurs et des rednecks, des racistes, des sexistes, des homophobes, toutes ces catégories qu’on peut sans réserve conspuer à l’envi : arrivant pour un concert, Kurt Cobain raconte avoir surpris des jeunes gens fumer de l’héroïne dans de l’aluminium : c’était cela aussi l’individualité de ses « fans ». Il prit alors conscience ce que signifier symboliser la rock star droguée : légitimer la toxicodépendance de jeunes gens qui vous adulent. Ses déboires, et ceux de Courtney Love, faisaient de plus en plus souvent la une des tabloïds, et le couple se vit retirer Frances Bean à la suite du fameux reportage de Lynn Hirschberg dans Vanity Fair. Cette identification le mit aussi mal à l’aise que l’utilisation de Polly lors d’un viol. Mais c’était encore s’aveugler d’une naïveté difficilement défendable : la musique, les paroles, les interviews, tout faisait de Nirvana le groupe du malaise, d’une jeunesse en perdition, d’un éloge des paradis artificiels bien plus rude, bien plus dépouillé, bien plus aride que celui d’un Baudelaire. Les médias lui renvoyaient l’image peut-être pas si faussée de sa propre instabilité, de son manque de confiance, de ses défauts d’assise. Les médias lui renvoyaient l’image, faussée cette fois-ci, d’un échec, ou plutôt d’un abandon, d’un cynisme par rapport à la société, à ses questions. Kurt Cobain, Nirvana, le grunge, représentaient une jeunesse dépolitisée, écervelée, perdue jusqu’à la toxicomanie.

Mais cette génération est plus sûrement encore l’héritière de l’échec de leurs aînés, dans les années 60 et 70, de transformation fondamentale de la société. Elle assistait à la chute de la seule entité politique qui, même si c’était à tort, représenta pour la plupart des gens, pendant des décennies, la seule alternative concrète au capitalisme sauvage : l’URSS. Kurt Cobain incarnait – et encore plus après sa mort – la victime sacrificielle d’un idéal, l’icône de l’échec de la révolte. Nirvana représentait, dans le système capitaliste, la figuration de ce qui était décalé, délaissé, désespéré. Il permettait à toute une frange de la société de canaliser cette puissance mélancolique, de lui offrir un moule confortable où elle put s’installer sans trop déranger. Il en allait de même avec le ganstarap qui fédéra, dans le cadre (le carcan) même d’un système qui les exploitait, les écrasait, les utilisait, les jeunes gens dont la violence était plus dangereuse, parce qu’armée : entre deux émeutes épidémiques, les gangs se décimaient les uns les autres pour des questions fondamentalement économiques, jouant les importants, les grands patrons, dans cette sphère de la population qui n’avait pas eu accès à des charges officielles, institutionnelles, légales. Ces personnes pouvaient s’identifier avec Tupac et Notorious B.I.G., et espérer leur succès, quitte à finir comme eux, assassinés à 24 et 25 ans. Il en faut pour tout le monde : certains pencheront pour le ganstarap, certains pour Nirvana et le grunge, certains pour la techno naissance et déjà les rave sauvages, certains se contenteront des Spice Girls. Tant que l’industrie elle-même n’est pas remise en cause, rien n’est possible.

Critique de la scène musicale

La thématique de l’industrie culturelle, chez Nirvana, ne dit finalement jamais véritablement son nom. Dans In Utero, elle est encore camouflée, comme nous venons de le voir, la plupart du temps par la thématique des « mauvais fans ». C’est le folklore qui est dénoncé, ce sont des symptômes, mais la maladie est ignorée. Ou elle apparaît incurable. Ou elle apparaît comme un mal nécessaire. Fatalisme aveugle et écrasant.

Pourtant, les chansons qui dénoncent cette emprise de l’industrie culturelle apparaissent avant le succès, dès le premier album, Bleach. « Big Cheese », qui est interprétée comme une chanson anti-autoritariste (« Big Cheese » est une manière de dire « Big boss », « grand patron » ou « gros bonnet »), vise tout particulièrement les deux patrons de Sub Pop, et notamment Jonathan Poneman, qui alors, pourtant, ne gèrent qu’un label amateur. On aura toutes et tous observé autour de nous ces jeunes gens (car il ne faut jamais oublier qu’ils ont tous alors une vingtaine d’années) qu’un succès local rend imbuvables. L’attaque est facile. Mais la thématique se retrouve dans Nevermind aussi, puis elle se fait plus aiguë dans In Utero. D’abord parce que le succès est écrasant depuis plus de deux ans maintenant, ensuite parce que la volonté de dépasser les thèmes adolescents incite Kurt Cobain à se concentrer sur d’autres sujets qu’il connaît. Ainsi il s’identifie à l’actrice Frances Farmer ou il fait référence à la chasse aux sorcières et à la tragédie de Salem (Serve the Servants) qui catalyse plusieurs de ses centres d’intérêt : le féminisme, la persécution, la marginalité, la littérature (les sorcières de Salem sont le sujet à de nombreuses œuvres littéraires, notamment au dramaturge Henry Miller, un temps marié à Marilyn Monroe). Mais, somme toute, l’attaque dans ces chansons comme dans d’autres en demeure au stade du folklore. Soit Kurt Cobain n’avait pas les outils théoriques pour penser l’industrie culturelle (si sa connaissance du féminisme et des questions du gender sont nourries, la part politique reste dérisoire). Il est difficile de vivre de sa musique et de pousser la critique de l’industrie culturelle qui la produit et, fondamentalement, la permet. Ou alors on critique la branche musicale de cette industrie, comme si les particularités de cette industrie la rendaient tout à fait détachée de l’industrie culturelle en général. Critiquer un aspect de la question sans attaquer les racines n’a jamais eu aucune incidence. Radiohead est un exemple typique de la contradiction sans issue de ce problème : dénonciation farouche du système, mais pur produit de ce système honni. Les subterfuges pour échapper à l’industrie, qui semblent rendre fiers les membres de ce groupe, ne sont que d’inutiles falbalas (la vente d’un album directement via Internet sans passer par des majors ne fait qu’accompagner les mutations économiques, les qualités superficielles de la marchandise). Et même l’excellent Rage Against The Machine n’échappe guère à cette critique. La valeur produite (qui est l’essence du système capitaliste) est due à la critique même du système… Il faut s’inquiéter de cette dérive, bien plus qu’il ne faut louer le message subversif du groupe. À force de subversion inutile, la subversion faiblit. Et quand il n’y a plus de subversion, comment alors sensibiliser ? De manière très simple et simplifiée, on entend dire que Kurt Cobain a été victime du système. On comprendra don qu’en un certain sens l’assertion est juste. En assimilant la morale délétère des sexistes, homophobes et racistes à une partie d’un public qu’il savait indifférent aux valeurs des musiques qu’il consommait, il entrevoyait le rôle de l’industrie culturelle dans l’oblitération des consciences, et dans l’affirmation des valeurs détestées. En effet, si le moyen de diffusion de nouvelles valeurs est inefficace, il ne peut que renforcer par son inefficacité même le jeu des dominations en place. L’invisibilité de la part progressive la rend non seulement inutile quant à ses objectifs intrinsèques, mais la rend utile aux dominations visibles qui se renforcent de cette faiblesse. Si la volonté de changement se montre incapable de changer quoi que ce soit, la perte de crédibilité entraîne sa disqualification : la légitimité de l’institution est confirmée.

La frustration est violente. C’est un nœud coulissant : plus on tire pour rompre le lien, plus on s’étrangle. C’est un sable mouvant : plus on se débat, plus on s’enfonce. La puissance des efforts est toujours puissance contre soi-même. Le geste le plus décisif contre la société sera le plus auto-destructeur. Ou la frustration se défoule sur l’autre, projection objectivée de soi-même. Kurt Cobain s’attaque à ses semblables. Si le cas d’Axl Rose est connu, sans doute, la critique contre Pearl Jam l’est moins et peut apparaître comme plus étonnante. En effet, Pearl Jam, notamment sur la question féministe, est proche de Nirvana. Pourtant, à plusieurs reprises Kurt Cobain critique sévèrement le groupe avec qui il partage une large part de son public. Et c’est justement sur la question de l’industrie culturelle, de la scène musicale, qu’est critiqué Pearl Jam. Kurt Cobain dénonce leur carriérisme : « pioneering a corporate, alternative and cock-rock fusion. » Malgré le féminisme revendiqué – et reconnu – de Pearl Jam, est dénoncée la dimension viriliste du groupe. C’est que, de manière très juste, et presque instinctive, il entrevoit la profonde similitude entre capitalisme et virilisme qui peut donner lieu, aujourd’hui, à ce mot-valise : patriarcapitalisme14. Eddie Vedder répétera souvent que Kurt Cobain ne les avait pas compris, que c’était là un malentendu lié à leur grande jeunesse. Eddie Vedder se trompe : Kurt Cobain avait parfaitement saisi ce qu’il y avait de détestable chez Pearl Jam, autant qu’il avait parfaitement saisi ce qu’il y avait de détestable chez Gun’n’Roses. Le problème est que cet aspect détestable innervait Nirvana lui-même, le rongeait comme un cancer. De cela aussi, à n’en pas douter, Kurt Cobain avait l’intuition viscérale.

C’est ainsi le début d’une dialectique critique qui se met en place, entre la nécessité d’exister par l’industrie culturelle et la dénonciation fondamentale de cette industrie culturelle. Mais cette tension entre un état des choses inacceptable et la velléité d’un renversement impossible aboutit à une aporie que Kurt Cobain, pour toutes les raisons qu’on a invoquées, n’a pas su résoudre. La dialectique critique restait tronquée. Sans prendre conscience de la nature profonde du problème, qui est celle de la Valeur, c’est-à-dire de la cellule germinale de la marchandise, et donc du capitalisme, Kurt Cobain ne pouvait que stagner à la surface d’un marécage nauséabond, patauger perdu sous son pont. En ce regardant dans le miroir, il se trouvait horrible, et tout le monde lui ressemblait : il ne pouvait reconnaître sa différence avec les personnes qu’il critiquait, les personnes qu’il exécrait. Son orgueil soupçonné lui donnait mauvaise conscience, et tous ces efforts pour construire un équilibre concret – musique, famille, maison –, au lieu de le combler, rajoutait à ses angoisses.

Ce mécanisme est devenu topique dans la sphère musicale : le hiatus entre un idéal naïf et la réalité crue aboutit à des drames quotidiens et, pour détourner la fameuse formule d’Hannah Harendt, à la banalité du suicide. Canaliser la critique sur la superficie des phénomènes (ce qui est le cas, aussi, malheureusement, dans d’autres milieux que dans celui de la musique), donne lieu, finalement, à une dialectique bien particulière, pernicieuse, dangereuse, mais difficilement critiquable car touchant à la sensibilité profonde de l’individu, et qu’on peut appeler la « dialectique pop ».

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1On aura utilisé : https://medium.com/cuepoint/when-nirvana-and-pearl-jam-stood-up-for-feminism-96ec0b5c13 ; http://affinitymagazine.us/2016/08/27/nirvana-a-legendary-feminist-grunge-band/

2Susan Fast : « Rethinking Issues of Gender and Sexuality in Led Zeppelin : A women’s View of Pleasure and Power in Hard Rock » : https://www.jstor.org/stable/3052664?seq=1

3Lip Magazine : https://lipmag.com/featured/kurt-cobain-isms/

4La source exacte de la citation n’a pas pu être retrouvée, mais le propos, certainement authentique, reste même apocryphe, un bon condensé la pensée de Cobain.

5L’interview de Blank on Blank est disponible en vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=C1Z2BkZaOQc

6Michael Azerrad, « Nirvana: Inside the Heart and Mind of Kurt Cobain »,Rolling Stone le 16 avril 1992 : www.rollingstone.com/music/features/nirvana-19920416

7Cf http://www.oocities.org/~dperle/ms/rape/benefit.htm

8Entretien avec Mary Anne Hobbs pour NME pulbié le 23 novembre 1991 : https://www.nme.com/blogs/nme-blogs/nme-meets-nirvana-in-1991-archive-feature-770299

9The Register Guard, numéro 290, le 8 août 1992 : https://news.google.com/newspapers?nid=1310&dat=19920808&id=LUVWAAAAIBAJ&sjid=h-oDAAAAIBAJ&pg=6669,1568864&hl=en

10Keith Harris et Kory Grow : « Guns N’Roses vs. Nirvana: a beef history », Rolling Stones, le 11 avril 2016 : https://www.rollingstone.com/music/music-news/guns-n-roses-vs-nirvana-a-beef-history-166180/

11Lip Magazine : https://lipmag.com/featured/kurt-cobain-isms/

12Dans Spin, décembre1992 : https://www.angelfire.com/mo/juliejess/spin1.html

13Guy Debord, La Société du Spectacle, thèse 9.

14Sur cette similitude, de nombreuses études sont disponibles. Roswitha Scholz est celle qui nous paraît avoir été la plus exacte dans son analyse : Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Crise & Critique, 2019.

II.B. La banalité du cas Cobain

Démythifié, Kurt Cobain redevient un jeune homme de la classe moyenne, profondément meurtri par le divorce de ses parents, vaguement délaissé, médiocre à l’école mais curieux et sensible à l’art, et qui rêvait de devenir une rock star. Sa seule originalité est d’être doué d’une voix splendide, médiane, à la fois déchirante et lumineuse, sans afféterie (contrairement à celle de Billy Corgan des Smashing Pumpkins, de Michael Stipe deR.E.Mou encore d’Eddie Vedder de Pearl Jam). Il a écrit quelques bonnes chansons et a connu un succès sur lequel personne n’aurait parié, et qui relève de ces phénomènes aléatoires qu’on observe aujourd’hui très souvent, sans vraiment les comprendre, dans le succès « viral » de vidéos en ligne. Phénomène aléatoire de propagation. Même si a posteriori il est possible d’avancer certaines explications : cette voix, la simplicité des mélodies, la puissance pop, la médiatisation du couple Cobain-Love. Sa mort l’a consacré à l’instar de Jim Morrisson dont il peut être rapproché pour son goût pour la littérature, sa sensibilité exacerbée, sa vague teneur rimbaldienne. Mais autant Jim Morrisson, à la fin de sa courte vie, a imaginé et a tenté d’échapper, à Paris et au Maroc, à la société spectaculaire, autant Kurt Cobain, engoncé dans ses obsessions, n’y semble jamais avoir pensé.

La vie d’un jeune homme

Kurt Cobain s’est suicidé dans sa maison bourgeoise de Seattle, plus précisément dans l’abri de jardin, le 5 avril 1994. Un employé d’une entreprise d’éclectricité le retrouva trois jours après, le 8 avril. Il était né le 20 février 1967 à Aberdeen. Les yeux bleus translucides, le menton fendu, mal rasé, les cheveux de foin sales, il souffrait de scoliose depuis son enfance et de maux d’estomac que l’héroïne et les médicaments aggravaient tout en les soulageant. Sa chemise de bûcheron et son gilet moutarde, son t-shirt « grunge is dead » alors qu’il berce sa fille Frances Bean, son jean trouvé, ses sneakers Converse, ses mitaines inutiles, sa guitare portée très basse, son élocution à la fois mystérieuse et engagée, viennent compléter l’image de cette idole des années 90.

Sa mère, Wendy Elizabeth Fradenburg, née en 1948 en plein Baby-boom, était serveuse et son père, Donald Leland Cobain, né en 1946, était mécanicien automobile. Ils se sont mariés le 31 juillet 1965 à Coeur d’Alene, dans l’Idaho. Une sœur cadette, Kimberly, est née le 24 avril 1970. Si ces ancêtres sont de pauvres bougres, sa famille maternelle compte bon nombre de musiciens et de musiciennes et sa grande-mère paternelle, Iris Cobain, était une artiste professionnelle. C’est donc dans un milieu modeste, sans être totalement pauvre, sensible à la création sans être vraiment artiste, que grandit Kurt Cobain. Sa propre émotivité fut donc à la fois bercée et contrariée par le cadre familial qui lui transmit cette sensibilité sans l’impossibilité de la faire fructifier à cause d’une situation économique trop précaire.

Les années d’enfance n’en furent pas moins heureuses dans le cocon familial où la musique populaire (celle des Beatles, d’Arlo Guthrie, de ce qui passait à la télévision, et bientôt d’Electric Light Orchestra et des Ramones) promettait davantage que la peinture ou l’écriture. Heureuses, elles le furent du moins jusqu’au divorce parental qui eut lieu alors que Kurt Cobain avait 9 ans. Au premier âge de la construction consciente, tandis que l’enfant se déchire du tissu qui le lie à ses parents, le divorce impose une cassure extérieure, plus brutale que celle qui émerge de l’enfant lui-même, entre le monde aveugle d’avant et le monde nu d’après. Cette rupture, pour Kurt Cobain comme pour beaucoup d’autres, fut un traumatisme immense. À la fois envers lui-même qu’envers autrui, dans sa constitution sociale : « I remember feeling ashamed, for some reason. I was ashamed of my parents. I couldn’t face some of my friends at school anymore, because I desperately wanted to have the classic, you know, typical family. Mother, father. I wanted that security, so I resented my parents for quite a few years because of that. »1 Pendant longtemps, il ne put, disait-il, se faire d’amis que parmi les enfants de divorcés. Le peu qu’il y avait de décalé dans son milieu familial devînt chez lui une part entière de sa personnalité : il se reconnut comme un marginal.

Le père se remaria au grand dam de Kurt Cobain qui se retrouva isolé quand le couple eut, en 1979, un autre fils. La mère fut plus malhreuseuse : son nouveau compagnon était si violent qu’elle se retrouva une fois à l’hôpital le bras cassé. Kurt Cobain devînt turbulent, insupportable, intenable et le thérapeute à qui son père l’amena déclara, du haut de sa science, qu’il lui fallait un seul environnement familial. Les parents se disputèrent cette garde. Mais toujours aussi impossible, Kurt Cobain fut envoyé un temps dans la famille de son ami Jesse Reed où il retrouva un semblant d’équilibre, notamment autour de la religion. Par la suite, son père voulut en faire un sportif : lutte, baseball, rien ne lui plaisait, il ne pouvait plus répondre à l’image du jeune garçon modèle. Il se détacha alors de ce père ni aimé ni haï, définitivement étranger.

Enfin il rencontra Roger « Buzz » Osborne avec qui il découvrit le punk et le hardcore, en plus des premières ivresses et des premières drogues. Ensemble ils découvrirent surtout la seule possibilité de s’en sortir sans l’école et sans le travail : la musique. Kurt Cobain fonda en 1985 son premier groupe un peu sérieux, Fecal Matter, avec Dale Crover à la basse (futur Melvins) et Greg Hokanson à la batterie. Puis il y eut Osborne à la basse et Mike Dillard à la batterie. Spank Thru et Downer datent de cette période. C’est avec une démo de Fecal Matter qu’il convainquit Kris Novoselic, rencontré au lycée d’Aberdeen, de former un groupe qui devient, en 1987, Nirvana.

Peu avant d’obtenir son diplôme à la Aberdeen High School, Kurt Cobain arrêta ses études et sa mère l’obligea à trouver un emploi. Il se retrouva sur le canapé de ses amis. Puis trouva un job dans un hôtel d’Ocean Shores, une petite ville sur la côte. Il traînait à Olympia, y assistait aux concerts, se mit en ménage avec Tracy Marander, la fille d’About a girl et la photographe de la couverture de Bleach. Puis il rencontra Tobi Vail avec qui il voulut construire une relation classique tandis qu’elle considérait ce modèle comme sexiste, dépassé, idiot. Tobi Vail lui fit son éducation. Aussi bien politiquement, philosophiquement que musicalement : tandis que Kurt Cobain restait empêtré dans l’enfance incapable, Tobi Vail créait un fanzine, jouait dans un groupe, lisait Valerie Solanas et Camille Paglia. Elle lui offrit la profondeur qu’un groupe du nom « Fecal Matter » n’aurait jamais pu espérer.

Le reste appartient à l’histoire du groupe : le succès, le suicide. Et même la rencontre avec Courtney Love sur laquelle nous reviendrons.

Mais il reste une chose dont il est à peu près impossible de dire quoi que ce soit sans sacrifier à la marmelade des mots : sa voix. Sans doute faut-il reprendre les plus banales expressions pour en parler. Sa voix est une grâce. À la fois pure beauté du chant (dans le cadre historique des critères de la beauté vocale) mais grâce aussi en ce qu’elle est « ce qui sauve ». Or Kurt Cobain n’est pas sauvé par sa voix. Au contraire. La grâce de sa voix le condamne. Sa mère, encore en 2014, le compare à un « ange ». La comparaison est pénible de platitude, mais dans son schéma simpliste, elle peut fonctionner pour expliquer le paradoxe qu’est Nirvana en tant que groupe d’un petit genre musical confidentiel, le grunge, devenu musique d’une génération et, au-delà encore, d’un capitalisme industriel qui ne laisse aucune échappatoire. Car c’est dans le cadre de l’industrie musicale qu’il faut replacer, même si cela heurte, la beauté déchirée de cette voix. Si Kurt Cobain est un « ange » aux yeux de sa mère, c’est qu’il appartient à la dimension sacrée de la famille. Si la famille est la religion, l’enfant est un ange. Expulsé de cette famille (ou pour être tout à fait précis de l’état de non-conscience que traverse quasi tout mammifère humain dans son enfance), de cette unité idéale que l’on reconstruit sous les projections d’un au-delà, ou d’un rêve de Pamphilien, il devient un ange déchu, un ange sali, un ange qui ne retrouverait pas son paradis. Et pour cause : il n’y a pas de paradis. Kurt Cobain a donc perdu la foi (la foi en la famille). Mais il ne remet pas en cause l’illusion elle-même du paradis perdu. Il ressent que c’est une illusion, il vit ce paradis perdu comme une illusion, mais ses tentatives pour recréer un « paradis perdu » (avec Tobi Vail, puis Courtney Love, Frances Bean et le pavillon bourgeois absurde du Lake Washington Boulevard East) prouvent qu’il n’affronte pas cette illusion. Dans sa critique, il n’est pas allé assez loin. Il n’est pas allée aussi loin qu’il aurait pu aller. Et tout ce qu’il exprime dans ses paroles est cette impossibilité, est cette révolte tronquée.

Des mots & des paroles

La place des paroles a toujours été secondaire pour Kurt Cobain et cette négligence aura toujours été la source de conflits. « Music comes first; lyrics are secondary. Most of my lyrics are contradictions. I’ll write a few sincere lines, and then I’ll have to make fun of [them]. I don’t like to make it too obvious, because if it is too obvious, it gets really stale. You shouldn’t be in people’s faces 100% all the time. We don’t mean to be really cryptic or mysterious, but I just think that lyrics that are different and weird and spacey paint a nice picture. It’s just the way I like art. »2 Voilà un véritable « art poétique » : de l’indécis, de l’étrangeté, de la modeste beauté.

Dans une interview d’août 1993 avec Erica Ehm de MuchMusic, il explique : « People expect more of a thematic angle with our music. They always want to read into it. And before, I was just using pieces of poetry, and just garble—just garbage. Y’know, just stuff that would spew out of me at the time. And a lot of times when I write lyrics it’s just at the last second, ‘cause I’m really lazy. And then I find myself having to come up with explanations for it, you know? »

Faut-il vraiment porter crédit à ce qu’il dit au fil d’une longue conversation ? Les carnets, le journal, les brouillons ne viennent-ils pas démentir en partie cette déclaration de spontanéité ? Et même s’il y a spontanéité dans l’écriture des paroles, n’est-ce pas déjà le résultat d’un lent et profond processus qui relève de l’écriture automatique et de l’habitude même de cette forme d’écriture ?

L’influence de William Burroughs est transparente dans les écrits de Kurt Cobain. Les histoires de son journal, véritable officine de création, en portent l’ascendance. Autant dans les thématiques que dans la conception du fait littéraire. Dans ses livres, ses nouvelles, ses poèmes, William Burroughs traite de drogue – et de dépendance à la drogue –, de marginalité, d’inaptitude à se sociabiliser, de violence, et de la place extraordinaire, dans nos vies, de l’imaginaire. Junky, Naked Lunch et Queer sont trois romans parmi les préférés de Kurt Cobain. Comme Jimmy Page une décennie plus tôt, Kurt Cobain se fera photographier avec William Burroughs, dans une attitude infantile, dans un rapport explicitement filial avec l’écrivain. Une collaboration à l’initiative de Kurt Cobain (qui avait contacté William Burroughs en 1992) donnera « The ‘‘Priest’’ They Called him » le 1 juillet 1993. Les deux hommes ne se rencontreront qu’en octobre 1993, brièvement. William Burroughs y lit froidement le texte « Junky’s Christmas » (enregistré en septembre 1992 à Lawrence au Kansas) tandis que Kurt Cobain ajoutera des sons de guitare (l’enregistrement a lieu en novembre 1992 à Seattle).

Mais cela va encore plus loin : les modalités d’écriture de Kurt Cobain s’inscrivent dans la longue tradition dadaïste et surréaliste dont la Beat Generation, dont est proche William Burroughs, est l’héritière directe. L’imagination à outrance, volontiers morbide, cauchemardesque, maladive, cherchant dans l’inconscient ce qui révèle le malaise d’une société consumériste, impérialiste, raciste, violente, inhumaine ou déshumanisante ; le cut up qui, de la même manière, libère le potentiel signifiant de la parole, transcende l’individualité en accédant à la sphère collective, et laisse ouvert à l’infini le jeu des interprétations. Certaines paroles de Smell like teen spirit accumulent visiblement de manière aléatoire, ou selon des similitudes dogmatiques, des mots en dehors de leur sens ; les couplets d’In Bloom fonctionnent selon la technique du cut up ; certaines paroles de Come as you are jouent sur l’antiphrase (« hurry up, take your time ») ; Lithium enchaîne des non-sens, etc. Bien sûr, les mots ou les phrases sélectionnés gardent une saveur qui plaît à Kurt Cobain et de ce tri discriminant peuvent alors s’élever des possibles de significations. On retrouve des isotopes circonscrits : la drogue, l’aliénation, l’abandon, l’enfance, etc. Mais le sens est volontairement flouté, floué, afin que Kurt Cobain ne se sente pas enfermé dans des assertions qu’il ne veut pas assumer, puisqu’il aspire à ne pas subir la pression extérieure, la pression sociale, celle qu’il a connue durant sa scolarité, celle qu’il assimile à la société entière. Malheureusement, c’est bien tout l’inverse qui va se produire : la souplesse de l’interprétation va entraîner d’incessants contre-sens qu’il devra sans cesse corriger et qui l’épuiseront.

Mais cette imprécision des paroles a permis aussi une diffusion très large de sa musique. Autant les non-anglophones ont l’habitude d’écouter des chansons anglaises sans en comprendre les paroles, mais les anglophones eux-mêmes ont tendance à minimiser l’importance des paroles, voire à les ignorer. De cela, Kurt Cobain se plaindra souvent alors même qu’il se défend de donner à ses chansons des sens trop précis. La contradiction ne peut manquer de jouer en sa défaveur. Les scrupules de Kurt Cobain à écrire des chansons engagées brouillent les messages qu’il aimerait faire passer et favorisent les incompréhensions dont il se plaint par la suite.

In Bloom, qui dénonce particulièrement l’incompréhension des adolescents qui écoutent sans comprendre, joue à plein de cette ambivalence. Le refrain dépeint un jeune homme qui fredonne une chanson (de Nirvana?) sans comprendre et préfère tirer avec son arme. Image du redneck viriliste. Pourtant ce jeune homme semble surtout perdu, seul, et attiré par une arme avec laquelle il tire au hasard et qui pourrait devenir l’arme avec laquelle il mettra fin à son propre ennui. « En fleur » confère à ce portrait une fragilité de l’âge qui semble bien éloignée d’une dénonciation brutale. Et les couplets n’aident guère à nous aiguiller : le sens ouvert par le cut up, par l’image de la Nature maltraitée (« Nature is a whore » n’est pas une affirmation, mais comme toujours chez Kurt Cobain le « discours rapporté » de ceux qu’il dénonce), par l’enfance brutalisée (« Sell the kids for food »), ont plutôt tendance à justifier le déboussolement du teenager qui tire seul, avec une arme à feu facile à se procurer, simplement pour tromper son ennui et, finalement, son mal-être. La société est violente, les armes à feu sont courantes, et même Kurt Cobain ne répugne pas à poser devant les photographes avec ce pistolet qui revient avec insistance dans ses chansons (dans les 3 premières chansons de Nevermind : Smell like teen spirit – « Load up your gun » -, Come as you are, In Bloom…) : malgré lui, l’ambivalence est totale.

Mais peut-on vraiment croire qu’il n’en avait pas conscience ? À la fois, il prétend que les paroles n’ont pas d’importance, mais il se plaint qu’elles ne sont pas comprises. Ainsi, on croira que Polly et Rape me sont des éloges du viol ou que « God is gay » (Stay Away) est une attaque homophobe – alors que c’est au contraire d’un côté une dénonciation de l’invisibilisation du viol et une dénonciation de l’homophobie religieuse. Les exemples d’incompréhension sont nombreux, peut-être amplifiés ou cultivés par la maison de disque (le scandale est une publicité) et il semblerait finalement que Kurt Cobain, quoi qu’il en dise, s’en réjouisse souvent.

L’exemple des premiers mots de Smell like teen spirit est sans doute le plus révélateur : « Load up your gun and bring your friends » (« Charge ton arme et amène tes amis »). Deux interprétations sont possibles : un appel à la révolte de la jeunesse ; une référence à la drogue. Car la formule « load up » veut dire aussi « charger une seringue ». Le message devient alors une invitation à se droguer ensemble, loin d’un appel à une transformation révolutionnaire de la société…

Mais faut-il vraiment trancher entre l’appel à la révolution et l’habitude mortifère du toxicomane ? N’est-ce pas les deux faces d’une même pièce ? La confusion d’un Janus ? Une révolution par la destruction ? Dans la continuité du punk rock (tradition à laquelle, somme toute, Nirvana se rattache par de nombreuses chansons), on ne sait plus quel message porter pour renverser cette société que l’on sait mortifère mais qui a patiemment et solidement condamné toutes les issues. Détruire la société, c’est aussi se détruire soi-même. Et c’est sentir, c’est ressentir une vérité sociale que le capitalisme libéral a ouvertement nié : l’indissociabilité de l’individu et de la société. C’est la réponse à la fameuse phrase de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas ! » (31 octobre 1987 dans le magazine britannique « Woman’s Own »). Détruire la société telle qu’elle est, c’est se détruire soi-même puisque nous sommes la société. No future. Le slogan éculé n’est pas l’apanage des punks, il est la traduction simple, concise, effrayante d’un état des choses : l’impuissance de la société à échapper à sa soumission. Et cela parce que l’entité de la domination n’est pas bien claire : le capitalisme, les capitalistes, des individus néfastes, les idées dans les individus, les idées en nous-mêmes, nous-mêmes… C’est cette incapacité à définir précisément le problème qui entraîne une suspicion envers la raison et le langage. Au lieu d’incriminer l’ouvrier, on incrimine l’outil. Kurt Cobain écrit « quelques lignes sincères » puis se sent obliger de les moquer, de les transformer, d’en faire quelque chose de « fun ». Il ne saisit pas que c’est justement l’entertainment qui l’empoisonne. Il ne déconstruit pas : il brouille. Il s’amuse : il n’assume pas.

L’enfance fantasmée

Le jeu de brouillage, l’amusement, l’entertainment devient un « divertissement » au sens de Pierre Bourdieu : il fait diversion. Pierre Bourdieu lui-même reprend, laïcise – ou sociologise – le discours de Blaise Pascal autour du mot : le divertissement est une consolation face aux difficultés que rencontre le moi. Se divertir, c’est se détourner de « soi » (non pas un « soi » comme « identité », mais un « soi » comme immédiateté au monde). L’hostilité ressentie par Kurt Cobain vire au délire obsidional. La dénonciation des « faux fans », nous y reviendrons, est dans une certaine mesure, sous cette forme, largement irrationnelle. L’autre versant est le désir d’un retour à l’état utérin. L’entertainment devient, comme l’a dit cyniquement le conseiller de Jimmy Carter, le tittytainment3.

La thématique du bébé, et même du fœtus, traverse assidûment tout l’œuvre, jusqu’à donner son titre au dernier album studio. Plus le sentiment d’insécurité grandit, plus la thématique s’impose. Bébé sur la pochette de Nevermind, fœtus sur celle d’In Utero. Scentless Apprentice s’ouvre sur l’image d’un Jean-Baptiste Grenouille qui est un bébé sans odeur (la thématique de l’odeur est fondamentalement liée à l’enfance) : « He was born scentless and senseless ».

Mais l’exemple le plus frappant est la chanson Drain you que Kurt Cobain affectionnait tout particulièrement et qui était systématiquement jouée en concert. Elle concentre en effet plusieurs obsessions : la frustration du couple, sa normalisation jusqu’à l’ennui, la peur de l’échec, le monde de l’enfance. Le couple mis en scène est réduit à l’état de deux bébés : « One baby to another says I’m lucky to have met you… » On pense à la tendance immonde, par les diminutifs hypocoristiques comme « mon bébé », qu’ont les individus en couple de se maintenir dans une régression intellectuelle et morale (la jalousie, la possession, la colère, le désir de manger, le confort domestique…). Pourtant il ne faut pas s’en tenir à ce sens unique qui serait la dénonciation d’un ridicule ou d’un abrutissement par le couple : il faut entendre aussi la tendance de Kurt Cobain à lui-même s’enferrer dans l’infantilisme. Car l’image des « bébés » n’est pas premièrement ou évidemment négative : c’est le vampirisme des individus qui est condamné dans la chanson, la tendance du couple à se nourrir l’un de l’autre – ce qui déclenche d’inévitables conflits (la chanson est aussi un dialogue avec la musicienne féministe Tobi Vail). L’image des « bébés », elle, renvoie même une charge positive : en plus de la fragilité et de l’empathie auxquelles elle renvoie, cette image semble représenter un stade primitif pas encore tout à fait corrompu par la société. Le bébé serait même chez Kurt Cobain l’image expressionniste de l’innocence en proie à la corruption sociale. Du Rousseau qui s’ignore. Mais nous sommes loin d’une image idyllique : ils sont déjà un peu monstrueux, ces bébés qui parlent, discutent, s’engueulent. Et c’est justement dans cet écart, et même dans cet écartèlement que se joue toute l’esthétique cobanienne : c’est à la fois pur et monstrueux. L’idéal n’est plus tout rose, tout pimpant, tout propre : il est monstrueux, sale, amusant dans l’outrance – mais il reste un idéal en tant que projection sublimée d’une réalité terrestre pervertie, ou du moins imparfaite, comme s’il manquait quelque chose qu’on trouverait dans un ailleurs.

In Utero, donc, achève – puisqu’il est le dernier album studio (et que Unplugged in New York n’est constitué que de reprises) – le processus d’infantilisation. Il pousse la logique jusqu’à son terme : l’enfance n’est pas suffisante, c’est le retour au stade minimum de vie qui est recherché. Kurt Cobain confère au fœtus une nouvelle dimension symbolique. Le fœtus n’est pas tout à fait vivant – car il ne peut survivre sans la mère –, mais il est déjà un début de vie. C’est la vie a minima. C’est la vie plus ou moins consciente (qui renvoie aussi au cocon de la drogue) mais, surtout et avant tout, c’est la vie protégée. Cette quête de protection est tellement obsédante chez Kurt Cobain que son unique tatouage représente un bouclier au centre duquel apparaissait la lettre « k » (il y fait référence dans Lounge Act : « I’ll wear a shield »). Et c’est encore l’argument de la protection qu’il invoque dans sa lettre de suicide4, même s’il s’agit cette fois de protéger sa fille, Frances Bean, à qui il s’identifie – ou qu’il identifie à lui : « I have (…) a daughter who reminds me too much of what I used to be, full of love and joy, kissing every person she meets because everyone is good and will do her no harm. And that terrifies me to the point to where I can barely function. I can’t stand the thought of Frances becoming the miserable, self-destructive, death rocker that I’ve become. » Et dans les quatre lignes rajoutées comme un ultime au-revoir, dans cet abri de jardin : « for Frances / For her life, which will be so much happier without me ». Cette identification sur sa fille, outre qu’il dénote un égoïsme aveugle, nous renseigne sur la nature de l’échec insupportable qui explique, en partie du moins, le geste définitif du chanteur : l’échec consiste à pas être parvenu à se construire, à dépasser les traumatismes enfantins et à affronter les difficultés (toutes relatives pour un jeune homme marié, père de famille et devenu riche…) de la société, et plus précisément à être capable d’assurer sa propre protection ainsi que celle de sa fille.

Dans cette lettre de suicide, du reste, le thème de l’enfance explose dans tout son pathétisme. Il l’adresse à « Boddah », son ami imaginaire (il a 27 ans), un « bouddha » intime, c’est-à-dire intérieur, la projection de son moi apaisé (Nirvana…), projection qu’il n’a pas su réintégrer. Les premières lignes, violemment déceptives, parlent d’elles-mêmes : « Speaking from the tongue of an experienced simpleton who obviously would rather be an emasculated, infantile complain-ee. » Après cet autoportrait en simplet et en looser, tel qu’il apparaît dans de nombreuses chansons (In Bloom, dont on a relevé l’ambivalence, On a plain, Dumb, et déjà dans School, Negative Creep et, finalement, dans un peu toutes de ses chansons), il revient non pas sur son enfance en tant que période de sa vie, mais sur son état infantile en tant que stade psychologique et social : « I must be one of those narcissists who only appreciate things when they’re gone. I’m too sensitive. I need to be slightly numb in order to regain the enthusiasms I once had as a child. » Référence banale au « narcissisme » mais qui n’est sans doute pas tout à fait fausse (nous laissons l’appréciation aux psychanalystes), et référence à une sensibilité à la fois apaisée et aiguisée par la drogue qui, devenue indispensable, permet de retrouver la protection, voire l’enthousiasme de l’enfance.

Car l’enfance, l’état émotionnel de l’enfance, tel qu’il est fantasmé, apparaît dès lors comme un idéal. Ou pour être plus précis, c’est à l’âge de la conscience de soi, à l’âge où les anciens Romains différenciaient l’infans – celui qui ne parle pas, ou du moins pas de manière réfléchie – du puer, jusqu’à l’adolescent, que les choses, pour Kurt Cobain (et pas seulement lui), se gâtent : « I have it good, very good, and I’m grateful, but since the age of seven, I’ve become hateful towards all humans in general. » Sept ans. Pourtant l’on sait que les parents ont divorcé alors qu’il avait neuf ans et que c’est l’évènement traumatique à partir duquel, selon ses proches, il a changé. Mais sept ans, c’est l’âge de la prise de conscience. Sept ans, c’est l’âge d’un certain abandon, d’un détachement et de la construction de soi. Dans Silver, il est laissé par ses parents chez ses grand-parents, c’est la crise. Mais à la fin il se rend compte que les parents, c’est le poison. De nouveau, cette ambivalence qu’il a le mérite de ne pas chercher à simplifier. C’est mal, c’est bien : non, c’est les deux à la fois. Impossible à résoudre. Ce qui en ressort, c’est la dissociation d’avec les autres, jusqu’à la haine de l’autre (et bientôt la haine de soi – qui n’est qu’une forme prolongée de la haine de l’autre, ou l’inverse). Et face à ce constat d’un indéfectible écart avec les autres, rien n’y fait, aucun effort, aucun succès, aucune tentative de construction – famille, maison, travail. « I’m too much of an erratic, moody baby! » L’état d’ataraxie du bouddhiste, le nirvana n’est pas atteint, et n’est pas atteignable : c’est la défaite.

Car, à bien y penser, ce n’est pas à sept ans que la rupture consciente s’est produite, mais au moment où il s’est dit que c’était à sept ans que la rupture s’est produite. Ce moment, il est difficile de l’identifier mais nous pouvons le supposer à l’adolescence. Car plus encore que l’enfance, c’est l’adolescence qui semble avoir été le stade de la construction difficile de son identité. Au moment où il n’est pas tout à fait adulte, plus entièrement enfant. Si les chansons reflètent une ambition artistique et un univers esthétique, les interviews sont plus prosaïques, plus pragmatiques, plus sociales : quand les chansons construisent un monde, les interviews explicitent ou tentent d’expliciter des rapports au monde réel. Or dans ces interviews, Kurt Cobain revient volontiers et avec insistance sur ses années scolaires. Il est de ceux qui restent hantés par ses années de lycée. Il semble que c’est pour lui l’image et le condensé de la société. C’est aussi, il faut le dire, le public auquel Nirvana s’adressera et qu’il touchera. Pourtant si 25 ans, c’est jeune, ce n’est pas non plus 15 ans. Ni même 17. Or la virulence des propos d’un homme de 25 ans à l’égard des adolescents qui l’adulent démontrent une absence de recul significative. Dans la sphère de l’industrie musicale, on maintient les groupes au niveau de leurs fans. Une prise de distance nécessaire n’a pas été non plus engagée par Kurt Cobain qui porte des jugements virulents à l’égard de ceux qui, tout en l’adulant, se droguent ou ont des idées régressives. Il se braque. Il refuse d’assumer sa position d’idole. Il se cache derrière sa sensibilité exacerbée, derrière ses problèmes domestiques, derrière ses angoisses infantiles, pour ne pas accepter le rôle social que sa position, qu’il le veuille ou non, lui impose. Il s’adresse même à ses fans, dans Incesticide, d’une façon possessive : « Please do this one favor for us leave us the fuck alone! Don’t come to our shows and don’t buy our records. » Nous laisser seuls… Nulle compréhension, nulle bienveillance, nulle empathie. Il se sent attaqué, il se défend. Seuls avec le monde. Seul contre tous. La fuite encore, le déni, la volonté de protection. Mais cette protection ne peut pas venir de l’intérieur, ne peut pas être imposée par la volonté de l’individu, hélas : elle ne peut que se construire de l’extérieur et avec l’extérieur. La subjectivité doit prendre en compte la réalité objective et tenter de la construire. En ce sens, Dave Grohl, qui a eu le temps de mûrir, a plusieurs fois, pour ce que nous en savons, su intégrer ses fans. Il leur en demande moins aussi : sa musique est facile, acidulée, un peu écœurante. Lui-même, par rapport à Kurt Cobain, est moins iconique, moins déchiré, moins déchirant.

À ce symbole régressif de l’enfant-fœtus s’ajoute enfin, dans l’univers d’In Utero, celui de la femme ailée. Car il aurait été trop simple et univoque de ne célébrer que le fœtus. Cela n’aurait pas été non plus tout à fait sincère : car ce n’est pas le fœtus, le stade du fœtus, que recherche Kurt Cobain, mais bien une échappatoire. Il faut au moins penser pour pouvoir jouir de la protection. Ainsi nous trouvons à la fois l’enfant protégé et la femme ailée : la femme ailée est le pendant « adulte » de la recherche du retour au stade prénatal. Elle symbolise surtout la reconnaissance que ce n’est pas tant dans le passé fœtal que se trouve cette « issue » désiré que dans un avenir politique : les ailes représentent ce qui va venir (le futur), la femme représente le couple, c’est-à-dire la construction d’un vivre-ensemble (le politique). Mais demeurer au niveau de symboles éculés permet sans doute de toucher le plus grand nombre de personnes dans un cadre commercial, mais pas de résoudre des problèmes de société. Car, au passage, tout féministe qu’il fut, Kurt Cobain en mettant en avant la figure d’une femme ailée, même écorchée, sacrifie à l’idéalisation de la femme qui la relègue à l’état de fantasme, loin des réalités sociales bien concrètes.

Le dernier album studio propose donc les symboles rebattus du « spleen » et de « l’idéal », de l’infantilisation à outrance, de la non-acceptation de l’abandon de l’état infantile. Or Kurt Cobain reconnaît lui-même qu’il n’y a pas de passé perdu à retrouver. Le passé était infernal, et c’est pourquoi tout le présent l’est. Deux mythes, deux mensonges, deux formes d’aliénation, dont il ne parvient pas à s’échapper. Il souffre. Il subit. Au lieu de lutter, il sombre dans l’enfance des suppositoires (« laxatives ») et du « lait chaud » (Pennyroyal Tea).

Mais se limiter à une analyse psychologique et personnelle serait manquer la partie la plus importante du problème : car tout est lié à l’impossibilité de se construire en tant qu’adulte dans une société qui infantilise les individus. Non pas l’adulte responsable, et qui travaille, et qui construit une famille (Kurt Cobain a tenté de « construire une famille »), mais l’adulte qui sait se détacher de l’enfance, qui n’a pas peur de connaître la peur (connaître la peur revient plusieurs fois dans ses chansons : dans le très symptomatique Lounge Act, on entend « afraid of never knowing fear »), qui s’investit pour mieux vivre avec les autres. Or l’enfant a besoin qu’on s’occupe de lui, et n’est pas en mesure d’être indépendant. Il est en manque. Constamment en manque. C’est cet échec, dont personne ne pouvait le sauver, qui plombe Kurt Cobain. On pourrait toujours invoquer d’éventuelles carences affectives du père ou de la mère, la psychanalyse ou l’existentialisme ont déployé les exemples à outrance, et ils sont, quand ils sont bons, souvent valables, mais même dans ce cas le père et la mère ne peuvent se limiter, en tant qu’individus, à leur fonction reproductrice : on ne peut pas reprocher, sans mauvaise foi, le manque d’affection à des parents qui, somme toute, ont élevé et pris soin de leur enfant. Le problème réside plutôt dans l’absence de prise de conscience des racines des maux capitalistes (même si, bien sûr, rien de moral là-dedans) qui ont plus sûrement enfoncé et maintenu Kurt Cobain dans sa dépression, ses addictions, son idéalisme rompu. L’industrie culturelle qui broie les individus autant que la drogue que les politiques mondiales économiques favorisent. Les toxicomanies sont possibles parce que les produits sont disponibles, que les trafiquants cherchent à faire de l’argent, que la société propose comme image de la réussite de « faire de l’argent » et que vendre et produire de la drogue est un moyen facile d’en faire. Que l’ivresse a été, en grande partie, rejetée par la société dans l’illégalité et que ceux qui n’ont pas les codes sociaux pour rentrer dans le monde légal de la réussite social se tournent naturellement vers la seule zone qui leur est accessible, c’est-à-dire l’illégalité. Etc. La puissance de vie de Kurt Cobain aurait pu se canaliser sur un engagement plus concret (au risque de faire de lui un dogmatique, ou un con) mais elle s’est retournée contre lui-même. L’alternative était celle-là : tomber dans le dogmatisme militantiste, sombrer dans le nihilisme. D’autres voies auraient pu être possibles, bien sûr, comme construire une carrière replète, se retirer pour profiter de la vie et de sa famille, etc., mais Kurt Cobain a sombré trop tôt pour les envisager. Et finalement cette première alternative, qui est l’alternative à son stade premier, se pose communément. Peut-être de manière encore plus aiguë au tournant des années 90, au moment de la chute du mur de Berlin (9 novembre 1989), au moment où le capitalisme américain semblait avoir triomphé à tel point que l’Histoire avait pu paraître avoir épuisé toutes ses possibilités – qu’elle était « finie », que tout semblait fini et sans issue.

De l’abstraction musicale à la destruction finale

La tentation de l’abstraction est liée pleinement à ce sentiment, ou plutôt à cette sensation d’impossibilité. C’est un moyen formel d’y échapper. Concrètement, l’ambiguïté des paroles qui brouille la réception, la simplicité des mélodies et des structures sont prolongées dans des phrases musicales totalement abstraites. Comme si la simplicité visait à laisser transparaître la puissance sans figure, sans forme (ou informelle, au sens batallien du terme5), la puissance nue. Le son grunge, par sa distorsion, par son inexactitude (tout à fait maîtrisée et soignée), ne tendait pas nécessairement à cette abstraction, mais la simplicité recherchée (« simple is better ») la facilitait. C’est une de ces deux tendances possibles, et peut-être même la même tendance qui, passée un certain degré, virevolte sur elle-même de manière à se retrouver totalement inversée, et par suite de ne plus répondre aux mêmes critères de réception. La tendance à la simplification de la mélodie élargit ainsi progressivement le panel de l’audience jusqu’à ce que cette simplification fasse disparaître tout repère mélodique : alors l’audience se resserre et diminue comme peau de chagrin.

Car cette tentation de l’abstraction manifeste la volonté d’échapper aux règles musicales classiques, et même à une certaine tendance « pop ». Par suite logique, elle révèle une volonté d’échapper à ce qui a institué ces règles, ou du moins de ce qui y répond et les respecte (car il est difficile de ne pas condamner, pour la plupart d’entre nous, ce qui transgresse les règles que nous nous imposons à nous-mêmes). Échapper à la mélodie, c’est échapper aux règles musicales, c’est échapper à la volonté d’être écouté par le plus grand nombre.

Mais l’abstraction peut renvoyer aussi à un monde pré-adolescent, pour ne pas dire enfantin et prénatal (comme, plus tard, chez Sugar Rós) : c’est retrouver le monde utérin où les règles ne semblent pas, aux yeux de qui l’examine, correspondre aux règles d’après la naissance. Dans le monde utérin, tout est pour nous atténué. Comme les sons dans le milieu aquatique. Après le bébé dans la piscine (Nevermind), c’est l’utérus dans le ventre exposé de la femme ailée (In Utero).

Dans les deux cas, c’est échapper à ce qui, dans la société, nous est contraire et hostile. C’est échapper aux lois, aux schémas, à la morale, aux préjugés. Pas tellement un imaginaire de la « pureté » (il n’y a pas d’imaginaire de la « pureté » chez Kurt Cobain, comme nous l’avons dit, ou cet imaginaire est impossible, interdit), mais une forme de liberté. Liberté conçue davantage, donc, comme fuite plutôt que comme victoire. Contrairement à ses camarades du Riot grrrl, le combat renvoie pour Kurt Cobain au virilisme, à la compétition (à la lutte qu’il pratiqua à l’université), et il se considère et se déclare trop fragile pour le mener.

Techniquement, cette abstraction musicale, dans les quelques chansons de Nirvana où elle se manifeste (Drain you etEndlessNamelesssurtout) mais surtout dans l’album qu’il réalise avec William Burrough, The « Priest » They Called Him (1993), utilise le feedback de la guitare. Et il faut, à cette occasion, évoquer la Fender Mustang qui fut produite jusqu’en 1982 et que la marque ressortit en 1990. Déjà privilégiée par Jimi Hendrix, elle fut utilisée par Kurt Cobain sur Nervermind. Jimi Hendrix l’appréciait pour la double rangée de capteurs et le système de vibrato qui démultipliaient les possibilités à la fois dans la texture du son et dans la gestion des feedbacks. L’ampli à ampoule Marshall, puissant, gras, sujet à ces « retours », et la fameuse pédale de distorsion Boss DS-1 constituaient le matériau que Kurt Cobain exploitait avec ravissement pendant de longues minutes en début et surtout en fin de concerts quand, après les mélodies, les abstractions aboutissaient à la destruction de la scène.

Car la destruction régulière des instruments en fin de concert, qui n’a pas peu fait dans la notoriété de Nirvana, doit être considérée dans ce qu’elle réalise. Elle fut pour beaucoup la garantie d’un esprit « punk » du groupe, et bientôt une caractéristique de l’esprit « grunge ». Kurt Cobain a souvent prétendu que cela évitait les rappels. Beaucoup y ont vu une violence gratuite et délétère. Spectaculaire quoi qu’il en soit, cette destruction s’apparentait à un rituel, accompagné par de longues plages abstraites, et presque d’expérimentations sonores (il faut rappeler, à cet égard, l’admiration de Kurt Cobain pour Sonic Youth). Les guitares venaient se fondre aux amplis, dans une apocalypse qui tournait à l’orgie fusionnelle. C’était le son de la fin, mais dans une satisfaction consommée jusqu’au bout. Une vraie fin en ce qu’elle n’était pas arbitraire, mais qu’il n’y avait plus possibilité de jouer après.

Éloge de Courtney Love

Pour conclure ce portrait en mouvement de Kurt Cobain, il est indispensable d’évoquer un peu plus en détail Courtney Love. Le traitement qui lui est réservé depuis maintenant presque 30 ans à Courtney Love est nauséabond et odieux. Certaines théories complotistes, qui postulent le meurtre de Kurt Cobain, font de sa femme la première suspecte, et la coupable toute désignée. Et quand elle n’aurait pas été la commanditaire de ce soi-disant assassinat, elle aurait été la goule qui aurait vampirisé et vidé l’âme du pauvre Kurt. Dans tous les cas, se répètent à l’âge du capitalisme industriel les schémas misogynes qui pourrissent la vie des femmes au fil des siècles. Yoko Ono, pour évoquer un exemple célèbre, et de qui on a souvent rapproché Courtney Love, a subi des attaques similaires (même si, par ailleurs, les rapports de Yoko Ono au monde marchand et spectaculaire sont condamnables). Le couple est devenu tellement iconique qu’il est difficile d’en retracer la romance. Tout a été définitivement perverti par les médias et, pour une fois, c’est sans doute mieux ainsi : seule Courtney Love, aujourd’hui, sait ce qu’il en est. Cela appartient à son intimité.

Née en 1964 à San Francisco dans un milieu de contre-culture, d’une mère psychiatre et d’un père manager de Grateful Dead, Courtney Michelle Harrison fut élevée à Portland où elle intégra dès son adolescence des groupes de punk. Elle passa un an à Dublin et à Liverpool avant de revenir aux États-Unis s’installer à Los Angeles où elle figura dans deux films, Sid and Nancy (1986) et Straight to Hell (1987) d’Alex Cox qu’avait vus Kurt Cobain. Elle fonda ensuite le groupe Hole avec le guitariste Eric Erlandson. Leur premier album, Pretty on the Inside (1991), est une pure merveille, violent, décharné, déstructuré, étrange, difficile. Il avait été produit par Kim Gordon (Hole avait joué en première partie de Sonic Youth en novembre 1990 sur la tournée de Goo). Le deuxième album, Live Through This, sortit en 1994. Beaucoup plus pop, ou plutôt plus « grunge », il bénéficia de la notoriété du couple devenu « people » Love-Cobain. C’est un des meilleurs albums de la décennie. Courtney Love, de toute évidence, était plus solide que Kurt Cobain qui l’admirait sincèrement. Même si, sans doute, le couple battait de l’aile, le suicide du père de son enfant ne peut être qu’un traumatisme inimaginable. Plus tard, en 1996, elle apparaît dans The Peaople vs. Larry Flynt de Milos Forman. Elle n’y est pas mauvaise. Mais son rôle dans Man on the Moon, en 1999, est l’apex de sa carrière d’actrice.Les albums de Hole, en revanche, sombrèrent dans l’inanité. Elle donna ensuite quelques écrits, une série de trois mangas avec Stuart Levy, Ai Yazawa et Misaho Kujiradou, Princess Ai (2004-6), et des mémoires, Dirty Blonde : The Diaries of Courtney Love (2006).

Cultivée, aventurière, sans conteste ambitieuse, elle ne pouvait que fasciner Kurt Cobain qui était attiré par ces femmes fortes. Si Courtney Love refuse d’être associée au Riot grrrl, beaucoup le firent pour elle : la teinte féministe de Teenage Whore qui ouvre Pretty on the Inside ou de tout l’album Live Through This est évidente. Les deux leaders se rencontrèrent soit en 1989 au Satyricon de Portland (version de Michael Azerrad) soit le 12 février 1990 (version de Charles Cross). Courtney Love a dit qu’elle avait rencontré son futur mai au Dharma Bums à Portland, mais Eric Erlandson croit savoir qu’ils s’étaient connus sur un parking à la sortie du concert de L7 au Hollywood Palladium le 17 mai 1991. Ils se retrouvèrent quoi qu’il en soit fin 1991 grâce à Jennifer Finch, la géniale bassiste de L7 justement, et se mirent en couple en 1992. Le couple se maria rapidement le 24 février 1992 bien que Kim Gordon le déconseilla vivement à Courtney Love. France Bean naquit le 18 août 1993.

Kurt Cobain était aussi ambitieux que Courtney Love, sans en avoir la carrure. Ils ne fuirent pas les médias, s’affichèrent dans un abominable reportage racoleur de Lynn Hirschberg, « Strange Love », publié dans Vanity Fair en septembre 1992. Nervermind avait projeté Kurt Cobain sous la lumière scialytique des médias, et bientôt le monde entier fut au courant de leur addiction à l’héroïne. On leur retira leur fille, on les poursuivit, on les moquait, on attaquait incessamment Courtney Love. Ils jouèrent quelquefois ensemble, notamment au Rock Against Love le 8 septembre 1993, enregistrèrent quelques chansons à deux, cherchaient à avancer tant bien que mal. Quand Kurt Cobain se suicida, Courtney Love était en cure de désintoxication à Los Angeles. Elle se retira quelque temps au Namgyal Buddhist Monatery d’Ithaca, dans l’état de New York. Le 16 juin 1994, Kristen Pfaff, la splendide bassiste de Hole, succomba à une overdose d’héroïne à Seattle. Melissa Auf der Maur la remplaça au pied levé pour assurer la tournée de Live Through This qui fut, à juste titre, un succès commercial et critique. Mais les années 1994-5 furent évidemment des années troubles dont Courtney Love dit ne pas se souvenir. Mais, contrairement à son mari, contrairement à beaucoup, Courtney Love s’en tira cahin-caha, en titubant, en gueulant, en frappant même Kathleen Hanna, en passant plusieurs fois devant les tribunaux mais, somme toute, sans abandonner. Si elle n’a pas su s’extraire du système toxique de l’industrie culturelle, l’ériger en sorcière ne fait que renvoyer au fond misogyne qu’elle a toujours dénoncé, et encore en 2005 à propos d’Harvey Weinstein (la vidéo est devenue virale à partir d’octobre 2017).

*

1Entretien avec John Savage : « Kurt Cobain: The Lost Interview »:

https://web.archive.org/web/20040430011407/http://www.nirvanafreak.net/art/art8a.shtml

2La musique vient d’abord ; les paroles sont secondaires. La plupart de mes paroles sont contradictoires. Je n’écris que quelques lignes vraiment sincères, puis j’essaie d’en faire des choses amusantes. Je n’aime pas quand c’est trop évident, parce que quand c’est trop évident, c’est vraiment fade. On ne peut pas être en face des gens 100 % du temps. Ça ne veut pas dire qu’il faut être cryptique ou mystérieux, mais je pense juste que les paroles qui sont différentes, étranges, planantes créent un bel effet. C’est comme ça que j’aime l’art.

3Le terme est relevé par Anselm Jappe, dans Crédit à mort : « En outre, l’industrie de l’amusement – de la télévision à la musique rock, du tourisme à la presse people – joue un rôle important de pacification sociale et de création de consensus. Ce fait se trouve très bien résumé dans le concept de « tittytainment » De quoi s’agit-il ? En 1995 s’est réuni à San Francisco le premier « State of the World Forum » auquel ont participé environ 500 personnes parmi les plus puissantes du monde (entre autres Gorbatchev, Bush junior, Thatcher, Bill Gates…) pour discuter de la question suivante : que faire dans l’avenir avec les quatre-vingts pour cent de la population mondiale qui ne seront plus nécessaires à la production ? Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller du président Jimmy Carter, aurait alors proposé comme solution ce qu’il appela « tittytainment » : aux populations « superflues », et potentiellement dangereuses en raison de leur frustration, sera destiné un mélange de nourriture suffisante et d’amusement, d’entertainment abrutissant, pour obtenir un état de léthargie heureuse ressemblant à celui du nouveau-né qui a bu au sein (tits en jargon américain) de sa mère. En d’autres termes, le rôle central assuré traditionnellement par la répression, afin d’éviter les troubles sociaux, s’accompagne désormais amplement de celui de l’infantilisation (mais sans la remplacer complètement, contrairement à ce que certains semblent croire). »

4On trouvera cette lettre et des lectures en suivant les liens suivants : https://genius.com/Kurt-cobain-kurt-cobains-suicide-note-annotated ; https://handwritinguniversity.com/members/weekly-newsletters/kurt-cobains-suicide-note-analyzed/

5L’informe se démarque de la forme en tant qu’elle la travailla, la déconstruit plus qu’elle ne l’annihile.

Partie I – Déterminations

Le mécanisme logique (c’est-à-dire « naturel ») du capitalisme industriel est d’imposer l’idée d’une pureté, d’une irrationalité fondamentale, essentielle, dans la construction des phénomènes. La Raison est profondément irraisonnable en ce qu’elle écarte tout ce qui ne correspond pas à ses critères. Non pas le mysticisme, la religion et la magie (qu’elle prend en compte), mais la Nature, l’Autre, le non-raisonnable. Ainsi elle a imposé et continue à imposer sa domination en invisibilisant une partie de l’humanité, en invisibilisant et en soumettant le reste de la réalité des choses1. Elle ménage un espace de croyances afin de faire diversion. Elle crée le divertissement autour de ces croyances afin de faire diversion. Elle met en scène et promulgue, tout en les critiquant, une foule de croyance afin de faire diversion. Complotisme, mysticisme, spiritualisme. Autant que « le Grand Homme » dans l’ordre de la politique (le messie capable de « reprendre en main la situation »), la star foudroyée fait partie de la panoplie de ces mythes. Elle symbolise ce qui échappe à la détermination sociale. Elle symbolise la solution facile, sans effort, et surtout sans que le monde ait à changer. Quand la vedette connaît un destin tragique, elle est transcendée par l’apothéose : elle devient la preuve que l’au-delà est en harmonie avec le système d’ici-bas (De l’exception qui confirme la règle ou l’Apococyntosis).

Pourtant, aussi exigeante à saisir soit-elle, il existe une détermination socio-historique qui explique, sans l’aide de mythes, cette réalité de « l’au-delà » qu’est le vedettariat. Nul génie, nulle grâce – mais l’industrie culturelle. Le phénomène « Nirvana », le phénomène « Kurt Cobain » s’inscrivent dans la détermination de cette industrie culturelle.

A. De l’industrie intime

Il ne sera pas question – ou à la marge – de Nirvana dans cette partie. Sans le réseau des nervures, rien n’est compréhensible des émotions. Il est nécessaire de contextualiser dans un déroulé au long cours, au large cours, le phénomène qu’est Nirvana. Ce sont les prolégomènes déterminatifs.

Heurs et malheurs de l’industrialisation

Il n’est pas certain que nous ayons, malgré des publications massives, encore saisi pleinement la portée des transformations induites par l’industrialisation.Le Capital de Karl Marx (1863) et La Grande Transformation de Karl Polanyi (1944), pour ne citer que deux ouvrages canoniques, ont bien sûr éclairé, au-delà des engagements politiques de leurs auteurs, des fondements reconnus pour la compréhension de notre contemporanéité. Mais le phénomène est si complexe, c’est-à-dire qu’il traverse tant de domainesa priori détachésde la vie (si ce n’est la totalité des domaines de la connaissance, autant que la vie elle-même qui les englobe) qu’il rend sans doute impossible sa compréhension globale. Dans l’exigence de connaissance, la propension à la classification, à la spécialisation, à la complexification de chaque domaine d’étude – propension purement arbitraire – accentue cet aveuglement global.

Mais cette interdiction du savoir total est compensé par un atout majeur : nous touchons, dans chaque domaine de la connaissance, à une exquise précision qui ouvre autant de possibilités pour l’avenir. Ce n’est pas tellement la synthèse des savoirs pour une compréhension globale qui manque, ou dont nous ressentons toutes et tous le manque, car plus qu’un système synthétique, c’est plutôt une manière d’appréhender le monde qui nous fait défaut et nous donne l’impression d’une aliénation, une manière d’avoir prise sur ce monde.

Or cette velléité d’emprise sur le monde ne s’inscrit-elle pas dans la tradition cartésienne, du moins moderniste de « l’homme maître de la nature » qui est justement accusée aujourd’hui d’avoir imposé un monde technologique où l’humain, finalement, et comme par ironie, se retrouve soumis et aliéné ? Pourtant, d’un autre côté, si l’on prône vertueusement un mode moins agressif d’être-au-monde, un étant-au-monde plus sensible, plus humble, plus doux, cette manière d’être-au-monde ne tend-elle pas à un passéisme politique qui lâche, aux plus cyniques, aux plus violents, aux plus vindicatifs, la bride sur le cou, c’est-à-dire, concrètement, leur laisse la possibilité de régir la vie des autres, de la soumettre à leurs propres intérêts ? Qui interdit, autant que le savoir total, une transformation totale ?

Voilà sinon l’impasse ou l’aporie, du moins l’embarras et la gêne qui sont les nôtres aujourd’hui.

Postuler que l’industrialisation est néfaste ne va pas de soi. La plupart des gens jugeront que l’industrialisation a été une bonne chose, ne serait-ce que parce que nous vivons plus longtemps et en meilleure santé. Cet argument ultime, le plus répandu, est pourtant le plus fallacieux quand on l’examine de plus près, car ce n’est pas l’industrialisation elle-même mais les progrès de la médecine qui ont permis cette meilleure santé globale. Or la médecine n’est pas systématiquement ni nécessairement liée à l’industrialisation. Ni la médecine en particulier, ni la science en général. Bien au contraire, chaque jour ou presque éclatent et sont étouffés les scandales où l’industrie entrave la science et la médecine plus qu’elle ne les encourage. L’industrie pharmaceutique, les brevets industriels, la nécessité d’application sont, au débotté, quelques exemples bien connus qui ne sont pas quelques malheureuses dérives du système, mais bien les composants intrinsèques au système lui-même. Il est tout à fait concevable d’imaginer que les inventions se détachassent des impératifs économiques indissociables, eux, de l’industrialisation. L’industrialisation moule notre matière quotidienne. Elle s’est insinuée jusque dans nos corps par nos manières de sentir, de ressentir, d’aimer, de se donner à l’autre – de mourir.

En ce qu’elle touche d’abord nos sens, la musique est le vecteur privilégié des doctrines du capitalisme industriel, non pas (d’abord) par une propagande verbale, mais par ce qu’elle est produite et diffusée par le capitalisme industriel qui tend à faire accroire que sans lui, la musique n’est pas possible. Elle véhicule par son existence même l’illusion de la nécessité de l’industrie. Sans industrie, la musique qu’on aime, celle qui nous a vu naître, celle que nos parents écoutaient, celle qui a accompagné notre vie, disparaîtrait. Voilà l’argument par l’absurde qu’il est possible d’entendre. Argument absurde parce qu’il est très peu probable qu’il y ait un véritable effondrement de la civilisation. La collapsologie, loin de remettre en cause le capitalisme industriel, le sert : hormis les quelques rares – mais tenaces, certes – illuminés qui s’y préparent, l’imaginaire d’une chute de la civilisation engage le commun des mortels à le soigner comme un pis aller plutôt qu’à espérer son dépassement. Malgré des évènements qui paraîtront a posteriori révélateurs et malgré l’attention que notre société porte à ce genre de signes, la transition d’un monde civilisationnel à un autre, sera invisible aux contemporains. Qu’on n’appréhende pas, donc, trop vite la perte inestimable de ne plus pouvoir écouter les vieux tubes de l’été. L’industrialisation continue à modeler la musique comme elle modèle nos rapports humains, et nos vies en général. Des technologies de la création aux techniques d’enregistrement, de la diffusion médiatique aux modes de réception, la musique n’est pas seulement indissociable du capitalisme industriel, elle est un des masques de ce capitalisme industriel au même titre que le cinéma, la télévision, la voiture, les vêtements, etc. Et cela n’est pas récent, même si l’accélération (si violente, du reste, qu’elle se brouille elle-même dans une multiplicité qui dépasse les capacités humaines de réception, nivelant d’une certaine manière sa propre puissance) donne l’impression que le XIXe siècle est aussi éloigné de nous que l’Antiquité. Avant même la possibilité de reproduction des œuvres musicales, l’industrialisation commençait à façonner la musique, indirectement, par la transformation de la société : l’urbanisation développait les cafés où les bourgeois et les ouvriers se retrouvaient, et les spectacles programmaient des chansons : les cafés chantant, les caf’conc de la Belle Époque sont restés dans l’imaginaire commun.

1900. C’est déjà l’époque d’une mondialisation. Aujourd’hui, la même musique s’entend dans l’ensemble des pays industrialisés, et même dans les pays écrasés par la domination des pays industrialisés. Cette mondialisation pourrait sembler ambivalente : d’un côté, elle créerait des liens entre les humains ; de l’autre, elle tendrait à l’homogénéisation. Mais ce n’est vrai ni tout à fait d’un côté ni tout à fait de l’autre.

Si, bien sûr, la mondialisation met en contact des personnes qui jamais, sans elle, ne se seraient côtoyés (et sans évoquer ici à quel prix humain ce contact a été mis en place), ce lien (désormais instauré) reste superficiel, souvent anecdotique, le plus souvent immatériel, ou simplement stérile. Il est, toujours, médiatisé. C’est la nécessité du commerce qui crée ce lien. Or cette nécessité commerciale, qu’elle soit favorable ou hostile, empêche les personnes de créer des liens personnels. Ce qui est vrai à l’échelle mondiale, l’est également, du reste, à l’échelle locale. Un rapport avec un.e employé.e de bureau, une caissière ou un caissier, une boulangère ou un boulanger, ou même un serveur ou une serveuse de bar, est toujours un rapport tronqué, biaisé, déterminé à son origine par une finalité marchande qui fausse la politesse ou la bienveillance qu’on voudra y insuffler. Pourtant ce type de rapport « professionnel » – c’est-à-dire « marchand », – est notre rapport le plus régulier des inconnu.es. À tel point que tout rapport qui sort de ce cadre habituel est un rapport suspect, potentiellement néfaste (ce qui finit parfois par s’avérer), ou simplement si difficile à provoquer qu’il est d’une rareté précieuse. De la même façon qu’échapper à un premier rapport marchand pour tisser un lien amical relève du miracle (les miracles ont quelquefois lieu). Contre cet état des choses, des lieux, des moments et des rencontres sont aménagés. Envie-besoin de chacun, peut-être nécessité sociologique et biologique. Bars, festivals, sorties organisées : mais ces espaces sont encore tributaires de l’ordre marchand et ils requièrent encore un effort pour s’en extraire.

Le phénomène est plus impressionnant à l’échelle internationale. Autant les nationalités et les cultures se côtoient, autant les échanges sont pauvres. Se retrouver à Goa pour écouter de la psy-trans, au carnaval de Rio pour apprécier la samba, à Fez pour transcender ses particularismes dans des « musiques du monde », etc., ne crée pas nécessairement des liens entre les participants. La distance et l’exotisme offrent l’illusion d’un dépaysement qui n’est que de surface : loin de toucher le monde entier, ces événements regroupent des individus appartenant peu ou prou aux mêmes classes sociales. Nombreuses sont les anecdotes de rencontres a priori improbables et ahurissantes d’un voisin à l’autre bout du monde. Proximité & méconnaissance, distance & ressemblance : le double hiatus antinomique brouille à bas prix la perception : c’est croire que le bâton est rompu quand on le voit dans un verre d’eau. La réalité reste simple : l’industrie culturelle ne rapproche les gens que par classes socio-économiques, mais les rend toujours plus étrangers les uns aux autres.Dans une salle de concert ou dans un stade, chacun écoute pour soi ou dans la sphère de ses amis, et les inconnus ne nouent qu’assez exceptionnellement des liens entre eux. Certaines musiques, sans doute, privilégient plus que d’autres la formation de liens. Soit qu’elles se déploient dans des événements particuliers, soit qu’elles véhiculent des messages d’union (le reggae par exemple). Mais c’est toujours au prix d’un malentendu fondamental (l’idéologie « rastafari », qui est en fait une religion, est méconnue de l’immense majorité des fans de reggae) ou alors, encore une fois, en rassemblant des personnes appartenant déjà à une même sphère, à une même classe sociale.

Pourtant la dénonciation d’une standardisation des pratiques ou d’une homogénéisation des goûts est à la fois erronée et pernicieuse. Erronée car ce serait méconnaître la puissance des habitudes autant que les réalités quotidiennes qu’on qualifie : s’il est vrai qu’on boit le même Coca-Cola d’un bout à l’autre de la planète, et jusque dans les recoins les plus reculés du globe, on ne le boit pas de la même façon. On le mélangera avec du vin en Espagne, on le boira chaud en Asie, on le boira avec du whisky au Sri Lanka, on le boira à l’apéritif ici, le soir là, seulement lors d’une fête à tel autre endroit. Le produit fera l’objet d’uneappropriation. Comme le démontrent et l’expliquent Michel de Certeau et ses collaborateurs, Luce Giard et Pierre Mayol2, les manières de consommer sont des actes singuliers et le piège du sociologue est de s’en tenir à des données chiffrées au lieu d’élaborer un lexique des pratiques3. Rien n’est quantifiable dans cette réalité mouvante des imaginaires. Que se passe-t-il dans la tête de qui regarde une publicité ? Quelle machine désirante se met en branle ? La musique, par sa réception sensorielle, par la richesse de ses dimensions facilite les appropriations. Outre la musique, il y a les paroles – même et encore plus si elles ne sont pas comprises –, les images et les vidéos, les discours rapportés sur elle dans telle ou telle sphère sociale et institutionnelle.

De manière générale, l’homogénéisation des goûts n’est qu’un écran de fumer pour masquer la standardisation des économies. Si l’on conçoit l’économie dans un sens large en tant que modalités d’échange, c’est bien là où l’on peut discerner le plus violemment une « homogénéisation ». Loin d’être « naturel », le capitalisme, on le sait, s’est imposé et s’impose encore à coups de guerres, de massacres, de coups d’État, de propagande, etc. Il n’y a pas d’homogénéisation des pratiques culturelles, mais des modes d’appropriation par les cultures d’apports extérieurs qui, autant que le langage des animaux ou des végétaux, nous échappent dans la plus large partie. Toutes ces modalités se nourrissent pour faire naître mille variations qui sont le chatoiement des vies. La dénonciation d’une « homogénisation » par la mondialisation est un mythe nourri par le capitalisme industriel qui fait écran à la véritable cause de souffrance : l’annihilation des modes et des mondes indigènes par le capitalisme. Il est nourri par le capitalisme industriel qui proposera de soigner lui-même ce qu’il extermine : c’est la mode du « tribal », du « fair market » (comme si un marché pouvait être « juste ») et des mensonges du capitalisme vert, ou de la production respectueuse de l’environnement.

Soumission & rébellion

Malgré cette capacité à l’appropriation et, pour reprendre un terme cher à Michel de Certeau, au braconnage, il n’est pas question de nier les effets catastrophiques de la mondialisation par la musique sur les individus. Simplement, ces effets catastrophiques ne sont pas nécessairement ceux qui sont généralement invoqués : comme souvent, la mise en lumière dévie l’attention. Il y a bel et bien un effet dommageable à cette mondialisation de la musique qui est la soumission à une superstructure qui s’impose par le biais sensoriel.

La musique saisit les chairs, crée une hypnose, un rythme qui a sur l’être humain une puissance que tout le monde connaît. Ce n’est pas magie ou sorcellerie, divination ou mysticisme, le phénomène peut être expliqué physiologiquement. On pourra parler de région limbique, de cervelet, de phéromones, etc. Le résultat est là. Le corps est saisi, l’empathie fonctionne, la raison est balayée. La sensibilité, longtemps prônée comme moyen d’échapper à la domination de la raison, notamment morale, est manipulée afin de soumettre à la raison de la puissance capitalo-industrielle. Le danger est la séduction par la musique. De l’inoculation de dynamiques mortifères par la musique. Comme elle touche le corps, la chair, et non pas les idées (à moins qu’elle soit « engagée »), la musique est assimilée au divertissement, à l’amusement, à la décontraction, à la relaxation, elle est jugée inoffensive, elle sera défendue, peu importe son mode de production, contre les détracteurs. Qui s’attaquera à ses manifestations passera au mieux pour un marginal ou un rabat-joie, au pire pour un « réactionnaire ». Theodor Adorno, sans doute celui qui est allé le plus loin dans l’analyse des phénomènes industriels, a été victime de ce malentendu en mai 68, vilipendé par des étudiant.es que pourtant il soutenait, et qu’il incitait à aller encore plus loin dans leur révolte : pour lui, il ne fallait pas s’arrêter à la critique de la morale bourgeoise, mais bien à l’économie bourgeoise. Ainsi la musique la plus engagée, comme la plus anodine, ne vaut pas tant en elle-même que pour ce qui lui permet d’exister : ce qui la produit, ce qui la diffuse. Elle va à son tour diffuser, à travers les moelles et le corps de qui l’écoute, les idées du temps. Comment s’articule cette dialectique ? En quoi une musique sans message peut-elle servir le capitalisme industriel ?

Il y a là sans doute une nouvelle manière de conquérir. Ou plutôt, le raffinement et l’exaspération d’anciennes techniques secondaires. Certes la culture (dont la religion) a toujours été utilisée pour dominer. Mais dans certains cas le propos est plus flagrant, la propagande plus lourde. La propagande capitaliste, elle, est subtile, elle est profonde, émotionnelle, elle est intime. Car le capitalisme ne dépend pas d’une personnalité précise, d’un gouvernement donné, elle ne dépend pas non plus de l’individu, de chacun de nous (dans un moralisme impossible à mettre en place sans fascisme, ni à respecter sans névrose) : il dépend du « sujet automate » qu’est la Valeur.

Qu’est-ce que la Valeur ? Toute marchandise, qu’elle soit un bien ou un service, a une double nature : elle a une valeur d’usage et elle a une valeur d’échange. Mais cette « valeur d’échange » nécessite, en toute logique, une « valeur » neutre, objective, à partir de laquelle cette valeur d’échange puisse se décider. Peu importe ce qu’on mettra derrière cette Valeur supérieure (nommée avec une majuscule pour la différencier), et longtemps ce fut l’or (jusqu’à l’abandon de l’étalon-or en 1976, nouveau stade de l’évolution du capitalisme) : cette Valeur sera toujours in fine immatérielle, inexistante : c’est une abstraction. Mais comme tout le système se fonde sur cette abstraction, elle est déjà définie par Karl Marx par la très belle formule oxymorique : « abstraction réelle ». Ainsi la Valeur s’apparente à un fétiche : c’est une construction de l’humain à laquelle il prête des pouvoirs qu’elle n’a pas. De manière très concrète, par analogie, un billet de 10 euros ne vaut pas 10 euros : pourtant tout le monde l’accepte – et le croit. La Valeur se voit dotée d’une dimension ontologique autonome. Elle est donc appelée « sujet automate »4. C’est ce sujet automate qui régit nos vies, qui médiatise les rapports humains. Certes personne ne prétend qu’un banquier, qu’un politicien, qu’un policier n’est pas coupable : ce sont des salauds au sens sartrien, dans le meilleur des cas, des criminels dans d’autres (parfois reconnus comme tels et punis, en guise de bouc-émissaire, par la société, à l’instar d’un Jérôme Kerviel). Mais nous sommes toutes et tous un peu salauds, et cela malgré nous (une des thèses de cet essai est que Kurt Cobain n’a pas su vivre avec cette dissociation ontologique – et il est loin d’être le seul). Qu’on prône le véganisme, la culture de la terre, le retour à la campagne, le boycott des technologies, il est désormais impossible d’être « pur », d’échapper à l’emprise globale du capitalisme industriel : la transformation sera nécessairement globale, et elle sera sans doute plus longue que nos vies, et que celles de nos descendants. Mais c’est cette nature intime du capitalisme, ce capitalisme physiologique, qui trouve sa meilleure propagation par l’émotivité.

La musique réside, comme cela a été souligné, dans la médiatisation sensorielle : le rythme, le son ; la cadence, la couleur. Elle touche l’intimité et suscite une affection. Cette affection crée une dépendance intime avec elle. Or elle est produite, elle est diffusée, elle est reçue dans le cadre très précis du capitalisme industriel : le groupe, la star, l’époque, la télévision, la radio, le concert, le bar, le bal, la victoire de telle équipe, etc. Elle mêle notre intimité à l’impersonnalité du capitalisme. Une indulgence accompagne sa réception. Une bonhomie tempère sa critique. « Oui, c’est nul, mais ça me rappelle les soirées avec mes parents… » ou « les bals du samedi soir… » Tout le monde aura un souvenir existentiel à lier avec la musique. C’est Proust (qu’il transfigure par l’intensité de sa réflexion). Cette bonasserie engendre un attachement qui rend superficiel la critique, qui nourrit l’illusion que la réforme vertueuse est possible, qu’on peut sauver certains aspects considérés comme positifs du capitalisme industriel, parce que liés à l’émotion intime. En fait les aspects qui peuvent – et doivent – être sauvés sont ceux justement qui échappent au capitalisme industriel – et que le capitalisme industriel soit condamne par le système judiciaire (la débrouille, le braconnage, etc.), soit tente d’intégrer dans son mécanisme (l’auto-stop, offrir le gîte, etc.).

Pourtant l’émotivité ne peut être circonscrite à un outil de soumission : elle est aussi une puissance d’émancipation. C’est dans cette irréductible ambivalence que tout se joue. C’est cette irréductible ambivalence qui, dans une même personne, permet les actes les plus généreux et les plus odieux. C’est aussi dans cette irréductible ambivalence que la tragédie couve. Le capitalisme industriel a constitué les médiations comme aire de combat. Mais ces médiations sont mouvantes, instables, toujours changeantes, toujours renouvelées, par là semblables et dissemblables à la fois. Or cette complexité d’appréhension rend fou. Par surenchère, la société est contrainte de circonscrire toujours davantage le domaine de la santé5, de déployer toute une politique médicale et une batterie médicamenteuse pour endiguer le flux des jugés fous. Cette prise en charge médicale, médicamenteuse, mais aussi carcérale (car les prisons sont pleines à craquer de gens qui ont craqué), est assurée par le capitalisme industriel. L’émotivité réprimée et astreinte à certains circuits reflue sur l’individu à la manière d’un retour de flamme. Alors que cette émotivité en tant que puissance peut transformer l’ordre social.

Ce n’est pas qu’il y a une « bonne » et une « mauvaise » émotivité. L’usage seul en qualifie la portée. L’émotivité en tant que débordement hors des cadres du corps social, quand il n’est pas canalisé par la société (par la fête, par la guerre6), est une puissance chaotique – c’est-à-dire qui instaure le chaos. Elle se retourne contre l’Autre, et se retourne également contre cet Autre que figure le Moi. C’est l’autodestruction lente ou fulgurante. Elle peut aussi, dans certaines circonstances, tourner à la rébellion. Quand la rébellion précise son ennemi, elle devient une révolte. Une révolte qui se structure est une révolution. Toute révolution, outre l’événement spectaculaire vendu comme une anecdote et un vieux tableau, s’étale en fait sur la longueur. Révolutions américaine, française, russe, chinoise : aucune ne se limite à l’irruption plus ou moins étroite et bornée que le schématisme commun lui assigne. Révolution-évolution. Cette (r)évolution sur la longueur est antinomique avec le fonctionnement intrinsèque du capitalisme industriel qui est tout d’à-coups, de chocs, de crises7. La société a désappris à l’individu le long cours. Tout désormais fait long feu. Pire, les institutions, par un système savant de commémorations et de célébrations, désamorce les révoltes au long cours. Pas seulement par la répression directe, mais par la reconnaissance. Or aucune révolte n’est plus possible au moment de sa reconnaissance institutionnelle par le capitalisme productif. Toute révolte reconnue est désamorcée dans son potentiel (long) révolutionnaire. Elle est ravalée soudain au rang de marchandise. Elle est régurgitée dans les limbes de la médiation – des médias.

La suite du raisonnement est sans surprise. La portée révoltée de la musique, qui assure pour beaucoup le rôle de garant de la liberté, est pour ainsi dire annihilée. Car cette liberté est bien sûr illusoire : on ne se libère pas par des images, par des sons, par des musiques ou des séries ou des films, ou ce qu’inventera la technologie capitaliste, on ne se libère pas par le défoulement des émotions, mais par des manières de vivre ensemble. « Manière de vivre ensemble » : telle est la définition en besogne du terme dévoyé de « politique ».

B. Histoire du grunge

C’est dans ce décor en mouvement que s’inscrit, au tournant des années 90 et jusqu’au mitan de la dernière décennie, l’histoire de Nirvana. Il faut encore le circonscrire, au moins à ses débuts, à sa genèse, dans son terreau, c’est-à-dire son aire territoriale : l’État de Washington aux États-Unis. Il faut encore, un instant, grossir le verre de la loupe sur Seattle, Olympia et même la petite ville d’Aberdeen. De cette banalité la plus totale, la renommée devenue mondiale de Nirvana et le suicide de Kurt Cobain révèlent ce qui se joua souvent dans l’ombre et dans l’ennui de cette fin de sièle, ce que cet ennui même eut de tragique.

Seattle et le grunge

L’histoire se déroule principalement autour de trois villes : Aberdeen, Olympia, Seattle. Toutes trois dans l’état de Washington. Aberdeen est la ville de naissance de Kurt Cobain et de Kris Novoselic. Olympia, chef-lieu de l’état, est une ville étudiante : là germa le grunge. Seattle, enfin, la « grande ville » qui permit la notoriété mondiale de ce mouvement marginal.

Seattle, dont le site est occupé depuis la dernière période glaciaire du Wisconsin (8000 ans avant J.-C.), a été envahi par les colons européens à partir de 1851. La tribu des Duwamish (Dkhw’Duw’Absh, « le peuple de l’intérieur »), que les colons ont chassée, peuplait une vingtaine de villages dans la baie Elliott et le long de la rivière qui porte son nom. Celui même de Seattle vient d’un de leur chef, Si’ahl (1786-1866). En 2001, le Bureau des affaires indiennes déclaraient la tribu éteinte, mais des descendants qui s’y reconnaissent tentent de faire révoquer cette décision. C’est le groupe Denny, du nom de leur leader, Arthur Amstrong Denny (1822-1899), qui mena l’expédition. Arthur Denny fonda officiellement la colonie de Seattle en 1855 et en devint naturellement le citoyen le plus riche.

La ruée vers l’or transforma profondément la ville en l’introduisant dans la sphère du commerce international. Le transport de marchandises, de passagers, et bientôt le port firent sa prospérité (dans l’Entre-Deux-Guerres, Seattle sera le deuxième port des États-Unis après New York). L’exposition « universelle » de 1909 (celle de la zone « Alaska-Yukon-Pacifique ») la consacra dans son importance. Mais elle n’émerge véritablement dans l’histoire nationale des États-Unis qu’en février 1919 à la faveur d’une grève générale.

Howard Zinn en fait le récit dans son livre désormais classique, Une Histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours. C’est la fin de la guerre, les membres de la direction de l’International Workers of the World (IWW, syndicat à prétention internationale fondé en 1905) sont en prison, la demande d’augmentation des salaires se fait de plus en plus pressante : ce jour-là, il y eut un débrayage général sur les chantiers navals. La centaine de syndicats locaux, après des tractations difficiles, s’unirent. Des soldats sont dépêchés sur place, mais la grève de cinq jours, à la surprise générale, fut pacifique. Des répressions eurent tout de même lieu. Ce fut à la fois la manifestation tangible d’un fond socialisant de la ville, et sa dernière manifestation avant longtemps. En 1924, l’économie était florissante et l’IWW, après une scission interne, perdit bon nombre de ses adhérents. Le silence retomba sur la ville.

À l’autre bout du siècle, Seattle fut de nouveau un lieu de contestations, avec les premières manifestations altermondialistes d’ampleur. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) y organisa sa troisième rencontre et de partout confluèrent des milliers d’opposants. Ce fut l’occasion d’une convergence des disparités que souligne Howard Zinn : « On assista à d’étranges alliances : les sidérurgistes rejoignaient les écologistes et les mécaniciens se joignaient aux défenseurs des droits des animaux. Le 30 novembre, les paysans participèrent à une manifestation syndicale réunissant environ quarante mille personnes, et les syndicats participèrent quelques jours plus tard à une manifestation de paysans. » Les discussions de l’OMC durent être interrompues.

Mais la ville natale de Jimi Hendrix est célèbre en grande partie pour la scène musicale qui s’y est développée dans la première moitié des années 1990. Ou plutôt qui s’est fait connaître mondialement à partir de 1991, et jusqu’en 1995 environ, après avoir fleuri pour ainsi dire dans la nuit des années 80. Stephen Tow, historien spécialiste de la musique populaire, dans son ouvrage The Strangest Tribe, how a group of Seattle rock bands invented grunge (2011), retrace la genèse du mouvement « grunge » dont il remet en cause l’existence effective sous cette appellation. Si une scène musicale vivante et puissante a bien émergé dans les années 80 à Seattle, une fois qu’elle fut révélée au monde sous le nom de « grunge », nous dit Stephen Tow, ce fut son déclin.

Seattle – et sa région – est donc le berceau de groupes mondialement célèbres comme Pearl Jam, Soundgarden, Alice in Chains, et la scène privilégiée d’une myriade de groupes plus ou moins confidentiels comme The Melvins, Mudhoney, Skin Yard, TAD, ou encore le très bon Walkabouts, Pure Joy et – surtout – Bikini Kill. Son aire d’influence rayonne sur Olympia, à mi-chemin avec Portland (Oregon). C’est à Olympia que se trouve l’Evergreen State College qui est l’université alternative à celle de Washington à Seattle. La radio de cette université plus libre, moins stricte, moins guindée, s’appelait radio KAOS. Elle était animée par John Foster et devint rapidement un label d’une certaine notoriété. Bruce Pavitt y fit ses premières armes, avant de créer son fanzine, Subterranean Pop, qui devint en 1988 le fameux label Sub Pop. C’est Sub Pop qui produisit une bonne partie de la scène grunge des débuts, dont Nirvana. Bruce Pavitt fut rejoint par un autre animateur de radio – KCMU –, Johathan Poneman, qui avait lancé également un fanzine devenu incontournable, Rocket. C’est dans un entretien publié dans Rocket que Bruce Pavitt, en avril 1988, utilisa le premier, semble-t-il, le terme « grunge » pour définir la musique produite par Sub Pop. Un mélange de hard-rock et de punk, lourdement influencé par les Ramones. Le son, saturé, devait être sale (« grunge » renvoie à la crasse des ongles) et tendit de plus en plus à une forme d’efficace simplicité. Ce « simple is better », moto d’Olympia promu par Calvin Johnson (entre autres choses, fondateur du label K Records), trouva sa manifestation la plus aboutie dans Nirvana.

Outre le peintre Robert Motherwell, Kurt Cobain et Kris Novoselic, tout comme Dale Crover (un des premiers batteurs de Nirvana) et Matt Lukin des Melvins sont nés ou ont grandi à Aberdeen, petite bourgade fondée en 1884 par un certain Samuel Benn qui s’ouvre sur la péninsule olympique et le port de Grays Harbor. Longtemps, elle fut un lieu mal famé, réputé pour ses tripots et ses maisons closes, abrutie par Billy Gohl, dit Billy Ghoul, assassin de 140 hommes, et si l’on en croit Kurt Cobain elle restait dans les années 80 un lieu de « rednecks », ces culs-terreux aux idées nauséabondes qui pullulent sur tout le territoire américain et en constituent finalement, d’une certaine manière, aussi l’unité.

Entre port et usines industrielles, entre mer et forêt, entre horizon barré et front bas, Aberdeen semble isolée mais peut vite s’ouvrir sur Olympia et Seattle. Un trou parmi des milliers d’autres. Mais quelques enfants paumés de la basse « middle-class », nés là par hasard parmi des milliards d’autres, devinrent pourtant célèbres. De la petite maison pavillonnaire, un peu sordide, négligée, semblables à toutes les autres, quelques-un.es eurent une trajectoire exceptionnelle.

Le Riot grrrl : du féminisme dans le punk-rock

Mais davantage que cette contingence qui ne vient nourrir que l’illusion du mythe de la grâce (grâce foudroyée), ce qui mérite d’être mis en avant au milieu de cette scène musicale en voie de garage, est le mouvement féministe qui l’innerva. Beaucoup l’ont oublié, ou pire, l’ignorent, mais au tournant des années 90, et au milieu du virilisme totalisant qui rejetait les féministes dans l’hystérie ou l’extrémisme (mais n’est-ce pas encore le cas aujourd’hui?), émergea une dynamique puissante et fraîche et libératrice : le Riot grrrl8.

Assimilé au féminisme de la « troisième vague » (l’expression apparaît dans un article de Rebecca Walker en 1992, « Becoming the Third Wave »), déjà intersectionnel, postmoderne9, éco et trans-féministe, le Riot grrrl se déploie dans la scène musicale d’Olympia, puis de toute la région, puis à l’internationale. Le groupe Bikini Kill en est sans doute la figure la plus connue, mais il y aussi Bratmobile, Skinned Teen, Excuse 17, Emily’s Sassy Lime ou encore, parmi tant d’autres et juste un peu plus tard (à partir de 1994), l’excellent Sleater-Kinney.

La chanteuse de Bikini Kill, Kathleen Hanna, étudiait au Evergreen State College d’Olympia. Elle avait très tôt commencé à former des groupes et avait comme amis Kurt Cobain, Kris Novoselic, Dave Croler, Matt Lukin, Bruce Pavitt. Elle s’acoquina avec la batteuse Tobi Vail qui inventa le superbe « grrrl ». Tobi Vail était une jeune femme super-active, curieuse, intelligente, pleine d’envies. En plus de la musique, elle avait lancé en 1989 le fanzine féministe Jigsaw. Alors que Kathleen Hanna flirta avec Dave Grohl, une fois qu’il eut rejoint Nirvana, Tobi Vail se mit avec Kurt Cobain qu’elle connaissait au moins depuis 1986. L’idylle fut brève, mais le jeune homme écrivit en pensant à elle beaucoup de chansons de Nirvana jusqu’à In Utero. C’est au contact de ces jeunes femmes que les membres de Nirvana furent sensibilisés à toutes les thématiques qui firent et qui font le succès de Nirvana. Ce sont ces jeunes femmes qui leur transmirent une morale qui dénote avec les valeurs du milieu rock, et qui, finalement, les sauvent de l’oubli. Comme trop souvent, on se souvient des hommes devenus célèbres, pas tellement des femmes, restées dans l’ombre.

*

1Une critique ramassée de la Raison a été proposée par Norbert Trenkle, dans Critique de l’Aufklarung en 8 thèses, disponible sur le site Palim-psao : http://www.palim-psao.fr/article-critique-de-l-aufklarung-8-theses-par-norbert-trenkle-groupe-krisis-122096801.html

2L’Invention du quotidien, 1. Les arts de faire ; 2. Habiter, cuisiner.

3« Ces faits ne sont plus les données de nos calculs mais le lexique de leurs pratiques. » Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, I – Arts de faire, Folio, p.52.

4Sur le sujet automate : Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise (Denoël, 2003, pp. 96-105), Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale (Mille et une nuits, 2009).

5L’histoire de la clinique a été écrite par Michel Foucault dans Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical (1963).

6Nous entendons « émotivité » de manière proche de ce que Georges Bataille appelait « part maudite » : c’est l’excès.

7Naomie Klein, The Shock Doctrine (2007).

8Cf Manon Labry, Riot Grrrls, éditions La Découverte, 2016.

9Le terme « postmodernisme » est à entendre ici de la manière très large de l’abandon des théories « modernistes » qui ont foi dans le progrès de la modernité aussi bien au niveau économique et industriel que dans les théories intellectuelles qui l’accompagnent.

II – Contingences irréductibles

Personne n’écoute le même Nirvana. Le son est intraduisible. Il est même difficilement communicable. Qu’entend l’autre ? En écoutant une musique ensemble, que partage-t-on ? Un enthousiasme ? Ou plutôt le son d’une époque, la reconnaissance dans cette époque selon ce qu’elle produit, sa texture musicale, une série d’instruments, des modes de composition, des réseaux de diffusion ? Dans ce déterminisme, pourtant, se meut une multitude de singularités contingentes, irréductibles. Il y a nous, il y a tous ceux qui écoutent Nirvana, et au sein de Nirvana, il y eut Kurt Cobain.

A. Nirvana

Nirvana s’est formé en 1987 à Aberdeen. Le groupe a enregistré 3 albums studio et en a sorti 2 autres (une compilation d’outtakes et un live)entre 1989 et 1994. 52 millions de copies vendues. Dans sa formation finale, il était composé de Kurt Cobain à la guitare et à la voix, de Kris Novoselic à la basse et de Dave Grohl à la batterie. Le nom du groupe vient du concept hindou et bouddhiste que Kurt Cobain définit avec justesse comme « un état de libération par rapport à la douleur, à la souffrance et au monde extérieur. » Le nom est bon. La musique ne répond pas vraiment à ce programme. Le nirvana est un spleen, un « paradis perdu » qui n’a jamais existé, et un idéal.

Avant de former Nirvana avec Kris Novoselic, Kurt Cobain faisait partie d’un groupe dont le nom est peut-être l’un des plus courants dans l’histoire de la musique depuis les années 80 : « Fecal Matter ». Quand Dave Grohl intègre définitivement Nirvana, lui conférant la précision la puissance incomparable de sa frappe, il avait été précédé, comme il le rappelle lui-même lors de l’entrée du groupe au Hall of Rock en 2014, par quatre autres batteurs dont nous conservons des enregistrements et qui marquèrent eux aussi de leur empreinte des chansons devenues cultes. D’abord Bob McFadden, Aaron Burckhard, Dale Crover puis Dan Peters, tous deux des Melvins, dont restèrent toujours proches les membres de Nirvana. En 1988, Chad Channing se joignit au duo et c’est avec cette formation qu’ils enregistrèrent Bleach pour le label Sub Pop.

Sub Pop est devenu le label iconique de la scène et du son de Seattle. Chez eux signèrent entre autres Green River, Soundgarden ou encore Mudhoney. Sub Pop fut fondé par Bruce Pavitt et Jonathan Poneman aux alentours de 1987-8. Ils découvrirent Nirvana par l’intermédiaire du producteur Jack Endino qui aida considérablement le groupe à s’améliorer. Jeunes encore, ils n’étaient cependant pas des débutants : ils avaient vingt ans et ils devinrent musiciens quand leurs parents étaient devenus employés.

Bleach

Un premier single sortit chez Sub Pop, Love Buzz, qui est une reprise du groupe hollandais Shocking Blue, sur l’idée de Kris Novoselic, composée par Robby Van Leeuwen (deuxième LP Sensational). Tout, là aussi, y est déjà contenu : simplicité de la musique, des motifs, des paroles ; passage « noise » du solo ; obsession, expression de la frustration ; volonté de puissance contrariée ; un murmure d’amour qui est plein de rage et qui exprime la dimension politique (du vivre-ensemble en société) de la relation de couple. La version originale est chantée par une femme, Mariska Veres (1947-2006), à la voix grave, légèrement rude, qui peut rappeler celle de Grace Silk. Le succès fut important, même si Kurt Cobain semble avoir déprécié cet enregistrement qu’il jugeait trop mou. La critique s’accorde sur l’insuffisance de la voix qui fait, oui, pâle figure en comparaison de l’original.

Sub Pop se décide à les enregistrer, mais veulent éviter le contrat. Bruce Pavitt et Jonathan Poneman expliqueront qu’à cette époque ils n’en signaient jamais : le label était confidentiel encore. Kris Novoselic insistera et Nirvana signera le premier contrat officiel du label.

Nous sommes en 1988.

Kurt Cobain désire un deuxième guitariste et Chad Channing propose Jason Everman. Ils joueront ensemble, mais n’enregistreront rien bien que Jason Everman sera quand même listé dans Bleach : il donnera 606,17 dollars pour la session studio. L’album, produit par Jack Endino, a été enregistré en 72 heures. Il sort le 15 juin 1989. C’est un succès. L’album sera vendu à 40 000 copies mais le groupe se plaindra que la faible distribution n’ait pu assurer des ventes plus importantes. Les premiers fans sont déjà là.

C’est un album noir. Le son est lourd, métallique, mais la simplicité musicale et l’esprit d’ensemble en font le parangon du son grunge. 13 chansons. Les paroles sont simples car Kurt Cobain avouait avoir des difficultés à les retenir. L’impression obsessionnelle, voire obsidionale, en est accentuée. Il s’ouvre sur Blew, qui est aussi la première chanson à avoir été enregistrée. Le thème de la honte, présent dans tout l’album, et dans les deux albums suivants, ouvre le bal. Le divorce des parents est évoqué, et la dépendance, déjà, à la drogue. On y entend le palimpseste de Leadbelly, Ain’t it a shame, chanson que, par ailleurs, ils reprendront comme ils reprendront à Leadbelly, bien sûr, l’ultime Where did you sleep last night ? Inauguration et clôture sous un patronage très beau.

Suit le satirique, le tragi-comique, et le dégoûtant Floyd the Barber. Un détournement d’une série culte des années 50, The Andy Griffith show. La culture télévisuelle innutrira de nombreuses chansons de Nirvana : c’est la voix de la société, la société de l’image, la société où les rapports sociaux sont médiatisés par les images. Un garçon qui veut s’échapper un instant du foyer étouffant finit étouffé par la touffe de l’Aunt Bee : « I die smothered in Aunt Bee’s muff ». « Muff » est argotique pour « vagin ». « Smother », c’est « étouffer » mais c’est aussi la « mother ». Glissement des mots, honte sociale (« I was shaved/shamed »), inadéquation, enfermement, malaise familial. Introspection rance. Incapacité à se tourner vers l’extérieur. L’obsession, comme dans Love Buzz, claquemure et asphyxie.

About a girl a été popularisée par sa reprise en acoustique lors de l’Unplugged in New York (1994). Elle a été composée pour la petite copine de Kurt Cobain, Tracy Marander (ce qu’elle dit n’avoir su qu’en 1998). Très pop. Trop pop sans doute, et pas seulement pour Sub Pop. Mais ce genre de mélodies, qu’affectionnait Kurt Cobain dans un éclectisme qu’il faut souligner, a assuré au groupe sa large diffusion. Et même son utilisation dans des publicités… Kurt Cobain l’a écrite après avoir écouté en boucle les Beattle’s qu’il admirait, et avec l’intention de copier R.E.M.

Le quatrième morceau reste dans l’ambiance high school dont il porte le titre. Mais en marque le décalage. C’est l’histoire d’un janitor, d’un portier : l’ancien élève se retrouve portier de l’école qu’il a fréquentée. Expérience vécue, a-t-on prétendu à tort, par Kurt Cobain. « Would you believe in just my luck ? » Ironie douloureuse. Honte peut-être. Dénonciation du travail : « no recess ». Il n’y a plus de « récréation » pour qui est entré dans le monde du travail. Mais c’est peut-être surinterpréter des paroles qui s’offrent continuellement à l’interprétation plurielle. Le rythme initial, schématique, brutal, rapide mais s’évasant sur sa fin, se retrouvera dans d’autres chansons :Negative Creepet surtout dans Scentless Apprentice d’In Utero. Simplicité absolue, presque punk, quoique la distorsion soit trop lourde pour renvoyer au dépouillement punk.

Après Love Buzz, Paper cut. Une des plus puissantes, émotivement, des compositions de Nirvana. L’histoire, encore, d’un enfant enfermé chez lui. Lourdeur lente, crissements, clarté fantomatique du refrain. Entre l’hypnose et l’obsession. Entre le songe et le cauchemar. Presque confortable. Amère et sucrée. La seule fois qu’apparaît le mot « nirvana » dans une chanson.

Comme School,Negative creep est lourde, métallique, enragée. Plus métal que punk, plus punk que grunge. On retrouve ce principe musical de la corde à vide, sous une distorsion pesante, qui est scandée par une note alternative, ici à l’octave. Les guitares sont presque toujours « tuned », c’est-à-dire descendues d’un ton ou d’un demi-ton. Le refrain démarque celui de Mudhoney : « Sweet young things ain’t sweet no more » donne « Daddy’s little girl ain’t a girl no more ». L’image dépréciée de soi, déjà postulée dans toutes les chansons précédentes, est ici exposée, revendiquée, presque hurlée, ou crachée. « I’m a negative creep and I’m stoned. I’m negative creep and a criminal. » C’est, comme on dit en Italien, l’io narratore, le « je-narrateur », le narrateur et le masque fictionnel endossé par le chanteur, Kurt Cobain, comme au théâtre grec. Qu’il ne quittera plus et avec lequel il sera incessamment confondu. La chanson plaisait à un public versé dans le metalet elle a été reprise, entre autres, par Machine Head. La version de Dee Dee Ramone n’est pas nulle.

Pendant longtemps Scoff me semblait être une chanson de couple. Un jeune homme était repoussé par une femme pour un tas de raisons qu’il énumérait (notamment qu’il n’était pas assez vieux pour être accepté dans sa chambre). Elle se moquait de lui (« to scoff ») et il retournait à l’alcool (« Give me back my alcohol »). Car c’est l’apanage de la musique – et de la poésie – de permettre toutes les interprétations, toutes les fantasmagories. D’autant plus que les paroles de Nirvana préfèrent le vague, le soluble, et joindre l’imprécis au précis. Mais le thème en est en fait la relation père-fils, la négligence du père, alcoolique, envers son fils. On sait combien Kurt Cobain était éloigné de son père : « I decided, écrira-t-il dans son Journal,to let my father know that I don’t hate him. I simply don’t have anything to say and I don’t need a father-son relationship with a person whom I don’t want to spend a boring Christmas with. In other words, I love you. I don’t hate you. I don’t want to talk to you. »1

Swap meet, elle, parle bien d’un couple. Elle fut peu jouée. Sa mélodie est bizarre. Y poser la voix est ardu. Pourtant elle a quelque chose d’envoûtant : « She loves him more than he will ever know. He loves her more than he will ever show. » Encore une distorsion sonore : le « him » est en réalité un « it » et la chanson est en fait une satire du couple ordinaire, tout en superficialités et en ennui. Mais ce n’est pas sans ambiguïté.

Mr. Moustache est une caricature – et donc encore une satire – du redneck, ce bof de base, raciste, sexiste, homophobe, d’un populisme à la Bush (père et fils) ou à la Trump, qui pullule aux États-Unis (nous avons pu voir vers 2013, près d’Albany, dans l’État de New York, un autocollant derrière un pick-up qui assimilait Barak Obama aux terroristes islamistes…). Kurt Cobain en avait fait également un « strip » qu’on trouve dans son journal. La focalisation est bien rodée : le narrateur est le personnage visé. Ce parti pris évite à la satire de sombrer dans la naïveté ridicule, mais a provoqué de nombreux malentendus : on a considéré parfois que les paroles de Nirvana étaient au premier degré.

Sifting est longue, lente, lourde. Le solo de la fin est particulièrement écorché. Elle teinte l’album en profondeur. Elle est obscure dans son sens. Il y est question d’école, de honte, de retrait, de persécution. Le titre trahit le goût de K. Cobain pour certaines sonorités (comme dans School, Scoff, Swap meet).

La satire morale se double d’anti-autoritarisme dans Big Chesse – le « big boss ». Il paraît que c’est Jonathan Poneman, le patron de Sub Pop, qui serait visé. Il avoue lui-même avoir pris la grosse tête à cette époque-là.

Enfin, Downer est sauvée du groupe précédent de Kurt Cobain, Fecal Matter. Logorrhée libre reprenant les thèmes dès lors habituels : anti-autoritarisme, ressentiment et critique de la morale ambiante. Le mot « communisme » apparaît : c’est la seule fois. La chute du mur est imminente. Mais on ne peut rien en tirer sur la connaissance, sans doute à peu près nulle, du communisme par Kurt Cobain en dehors de ce qu’il en a sans aucun doute entendu de vague et de vide à la télévision.

En 1992, après le succès de Nevermind, Sup Pop ressortira cet album, mais c’est Geffen qui assurera sa diffusion à travers le monde.

En 1990 un différend, d’ordre musical, selon les dires de l’intéressé, éclate avec Chad Channing. Alors que Kurt Cobain cherche à assouplir les musiques, Chad Channing préfère les durcir. « The early songs were really angry… But as time goes on the songs are getting poppier and poppier as I get happier and happier. The songs are now about conflicts in relationships, emotional things with other human beings. » (ce qui est inexact, parce qu’on a vu que les principales thématiques sociales et morales étaient déjà bien représentées dans le premier album). Nirvana enregistre quelques chansons avec le nouveau batteur de Mudhoney, Dan Peters, dont certaines figureront sur Incesticide. Mais la collaboration s’arrête là quand Buzz Osborne leur fait rencontrer Dave Grohl qui passera une véritable audition avant d’intégrer le groupe. Leur premier concert dans cette formation finale a lieu le 11 octobre 1990 à Olympia, état de Washington. Dave Grohl est donc le cinquième – et dernier batteur du groupe.

Les rapports tendus avec Jonathan Poneman se dégradent. Outre une antipathie personnelle, Kurt Cobain reproche à Jonathan Poneman une distribution trop faible. L’album est un succès, mais il n’est pas assez diffusé. Le patron de Sub Pop le reconnaît : « « Our metric for success was much more modest than even the bands, and that’s actually got us into trouble. Kurt would tell me regularly, ‘‘We should be selling a million of these !’’ » Même Kim Gordon avait dit du bien de la musique de Nirvana (n’y a-t-il pas une certaine proximité métallique entre Bleach et Confusion is sex?). Alors qu’un deuxième album, intitulé Sheep, était programmé chez Sub Pop, les démarches entreprises pour trouver un major plus compétent aboutissent, en avril 1991, à la signature avec David Geffen Company (DGC). Nevermind sort le 24 septembre 1991.

Nevermind

DGC imaginait en vendre 250 000 copies, il s’en est écoulé 30 millions. Deux mois après sa sortie il obtient le Gold et le Platinium. Il est numéro un des ventes – « Billboard 200 » – le 11 janvier 1992. Ce groupe qui aurait pu rester une niche pour une poignée de personnes, à l’instar de l’extraordinaire Slint, de Sloy, ou même de Pere Ubu, de Pavement, de Bikini Kill, pour ne citer que quelques exemples précieux – est devenu sans conteste le groupe emblématique des années 90. La touche de Butch Vig y est bien sûr essentielle. Mais cette surproduction rend aujourd’hui l’album parfois indigeste.

Alors que le label misait sur Come as you are, balade facile, c’est Smell like teen spirit qui, inopinément, devient la chanson phare. L’histoire est connue : Kathleen Hanna, chanteuse des Bkini Kill, aurait tagué quelque part que « Kurt smells like Teen Spirit ». « Teen Spirit » étant le nom d’une marque de déodorant à bas prix qu’utilisait Tobi Vail, la batteuse de Bikini Kill, et la petite amie alors de Kurt Cobain. On a qualifié cette chanson d’hymne de la jeunesse. Entre vague ennui et ennui vague, appel indécis à la révolution ou à la drogue : « Load up on guns and bring your friends » : métaphore pour la seringue ? Rage frustrée, adolescence perdue. Et finalement, ce n’est pas tout à fait faux, inutile de le nier, quoiqu’un peu plus compliqué. Nous y reviendrons.

In Bloom prolonge les thématiques habituelles : délaissement, déclassement, satire (ambivalente) du type de base, qui est un peu trop paumé pour être tout à fait antipathique. Cette chanson est importante dans l’histoire du groupe.

Beaucoup ont glosé sur Come as you are. Mélodieuse, très pop, à propos du rapport à l’altérité où rien, encore une fois, n’est vraiment dit alors que tout le monde attend quelque chose de précis. Chacun supplée, fantasme. N’y a-t-il pas dans cet horizon d’attente toujours déçu la clef de la fascination envers Kurt Cobain ? La drogue, les armes, l’autre. Des paroles assemblées par le principe du cut up de la Beat Generation. Des détournements. « Come as you are » est le message écrit sur les panneaux d’Aberdeen (à moins qu’Aberdeen ait inscrit bêtement ce message en l’honneur de Kurt Cobain?). Hypocrisie quotidienne. « Doused in moud, soaked in bleach » ne peut manquer d’interroger : il s’agit d’un message de prévention à destination des toxicomanes pour les inciter, en pleine épidémie du sida, à nettoyer leur seringue (quand le linge tombe dans la boue, il faut le nettoyer à la Javel). Et même des proverbes autour du thème de l’ami/ennemi qui permet un jeu des contradictions (« take your time, hurry up ») qui confère, à bas prix, une profondeur et qui n’est que l’expression de la confusion.

Le premier titre de Breed était Imodium, médicament contre la constipation (due à l’héroïne), dont nous conservons de nombreuses versions. Prend à contre-pied la chanson précédente. Tobi Vail est encore une fois à l’origine de ce morceau qui semble être une critique du couple, du mariage trop tôt, de l’enfant non désiré… Tout ce à quoi Tobi Vail répugnait et qui arrivera exactement à Kurt Cobain… Il dira : « Well, I have apocalyptic dreams all the time. Two years ago, I wouldn’t even have considered having a child. I used to say that a person who would bring a child into this life now is selfish. But I try to be optimistic, and things do look like they’re getting a little bit better—just the way communication has progressed in the past ten years. […] I was helpless when I was 12, when Reagan got elected, and there was nothing I could do about that. But now this generation is growing up, and they’re in their mid-20s, they’re not putting up with it. »2

Dans les nombreux tubes de Nirvana, Lithium tient une bonne place. Dénigrement de soi (« I’m so uggly »), rapport inconfortable à l’autre (« I found my friends in my head »), amour impossible. Bipolarité : de l’excitation à la dépression, de la dépression à l’euphorie. On a voulu voir une critique de la religion dans cette chanson (en rapport avec un séjour que Kurt Cobain, en rupture avec son père, aurait fait chez les parents très catholiques d’un ami où il aurait lui-même versé dans le mysticisme). Le lithium, médicament contre la dépression, serait aussi une image pour la religion, « opium du peuple ».

Polly s’inspire de l’enlèvement et le viol d’une enfant de 14 ans en 1987 qui est parvenue à s’échapper de sa séquestration.

La caution punk-rock-grunge de l’album est bien Territorial pissings. Défense de la femme, des « Natives », et attaque contre la violence suprématiste de l’homme occidental blanc.

Drain you est une des chansons préférées de Kurt Cobain, celle que le groupe a le plus jouée dans les concerts. L’histoire est celle d’un couple, dépeinte sous les traits de bébés, qui se vampirisent l’un l’autre.

Une des chansons les plus émouvantes de Nirvana est sans doute Lounge Act dont l’introduction à la basse, à la fois portée et cassée par la guitare, est d’une pure beauté. Sur la relation avec Tobi Vail. Sur l’impossibilité de se sentir en sécurité.

Stay Away porte un titre parlant. De teinte punk. Autant sur les problèmes d’incompréhension que sur l’arrogance, encore une fois, de l’homme blanc occidental. Le « God is gay » a posé de nombreux problèmes : Kurt Cobain, fondamentalement anti-homophobe (le thème revient souvent dans le journal et les entretiens), n’insulte ni les homosexuels ni Dieu, mais prétend que Dieu existait, il serait homosexuel. C’est maladroit.

On a plain est très pop dans sa mélodie, mais les paroles sont très noires. Le contraste sauve ce morceau. Sur le manque d’amour de soi et l’addiction aux drogues.

Something in the way introduit un violoncelle. La version avec la distorsion est sans doute plus belle, plus puissante. On retrouve l’univers de Bleach. Lourd, froid, solitaire. Le pont a été identifié, et il est devenu un lieu de culte pour les fans du groupe. Cette solitude au milieu d’une banlieue suburbaine dégueulasse parle à beaucoup de gens dans l’occident industriel et post-industriel. C’est l’univers des friches, des ruines, de la pollution des cours d’eau, de la saleté, de la misère. C’est le spectre du vagabondage3. On a prétendu que Kurt Cobain aurait dormi sous ce pont quand sa mère l’a jeté dehors parce qu’il avait arrêté ses études et ne trouvait pas de travail, mais Kris Novoselic et plusieurs autres de ses proches le démentent : les crues de la rivière empêchent qu’on y dorme.

L’album comprend une chanson fantôme. Subterfuge expressif d’un après, non pas d’un au-delà mais d’un en deçà. Le procédé sera réemployé dans In Utero. Ce qui porte le nombre de chansons à 13 (12+1). Endless, nameless tend à effacer la mélodie pour laisser apparaître le son pur dans une abstraction caractéristique chez Kurt Cobain. Le titre construit cette ambiance « grunge » de désarroi, de déstabilisation jusqu’à la perdition de soi. Image, se complut-on à dire, de la jeunesse désorientée, désœuvrée.

En 1992, aux MTV Awards, Nirvana remporte un prix dans les catégories « Best Alternative Video » et « Best New Artist » avec Smell like teen spirit. On refuse que soit jouée Rape me que commence cependant à entonner K. Cobain avant d’enchaîner avec Lithium (la vidéo est connue où, au lieu de jouer Lithium dans l’émission britannique « Tonight With Jonathan Ross », Nirvana balance Territorial pissings).

Incesticide

Le 14 décembre 1992, alors qu’est déjà ressorti Bleach, pour profiter du filon sort Incesticide qui compile des démos et des « outtakes » enregistrées depuis 1988. L’album est sans doute le moins aimé, et pourtant il est meilleur que Nevermind à bien des titres. Mais le son déstabilise les fans. On revient au grunge de Seattle.

Il s’ouvre sur Dive qui construit une complexe relation à l’autre. La vacuité, l’attente et la frustration (« everyone is hollow, everyone is waiting ») qui ne soignent pas dans l’autre (« Dive in me »).

Suit l’étrange Stain qui, outre l’habituelle inadéquation à la vie, évoque les douleurs d’estomac chroniques de Kurt Cobain. L’empilement de trois guitares sur la même mélodie ne renforce pas sa puissance mais l’écrase. Le solo distordu souligne l’aberration.

Been a son est une chanson féministe, et presque déjà sur le gender. C’est l’histoire, trop commune, d’une fille qu’on aurait préféré être un fils.

Turnaround est une reprise du groupe Devo, et Molly’s lips et Son of a gun sont des reprises de l’excellent groupe écossais The Vaselines. Puis, à la suite, une version rapide de Polly.

Le batteur, sur Beeswax, est Dale Crover. Les paroles sont farfelues, typiques de Kurt Cobain. Comme dans Floyd the Barber, c’est une série télévisée qui semble l’avoir inspiré. Dans l’épisode numéro 1 de la saison 4 de The Brady Bunch intitulé « Hawaii Bound », Bobby Brady, le plus jeune des trois fils, trouve une poupée vaudoue tiki et la reporte chez lui en pensant qu’elle porterait chance.

Comme Polly, Downer est accélérée.

Dale Crover assure encore la batterie sur Mexican seafood qui, comme le titre le laisse envisager, raconte les douleurs d’estomac du chanteur.

Même topo pour Hairspray Queen qui est une des plus étranges de Nirvana, autant dans la mélodie que dans la voix. Quelque chose de burlesque, tout en restant profondément triste.

Aero Zeppelin semble accoler les noms d’Aerosmith et de Led Zeppelin. Nouveau thème qui, jusqu’à présent, n’a été qu’effleuré : celui de l’industrie musicale. Kurt Cobain aurait déclaré : « Christ!? Yeah, let’s just throw together some heavy metal riffs in no particular order and give it a quirky name in homage to a couple of our favourite masturbatory 70’s rock acts. » Avec le succès, cette thématique, tout aussi classique que les autres, prendra de plus en plus d’importance.

Big Long Now appartient à la collection des mélodies lentes, lourdes, froides, fantomatiques et déchirées de Nirvana. Et comme les autres, elle en est une des plus belles réussites.

Mais Aneurysm aura beaucoup plus de succès. L’introduction, pour une fois, a le temps de se déployer à son aise. Elle raconte le malaise de Kurt Cobain lors de son premier rendez-vous avec Tobi Vail, et de sa défection à la dernière minute.

La volonté de casser le son de Nevermind est assez claire, au-delà de l’opportunité commerciale d’un album sans enregistrement, dans la sortie d’Incesticide. Il aurait dommage, aussi, de garder ces mélodies dans un placard. L’univers de Nirvana y est plus intimiste, moins produit que dans Nevermind. Même la couverture insiste sur cette intimité recentrée : le dessin est de Kurt Cobain qui laisse libre cours à ses velléités artistiques. L’occasion aussi d’adresser un message aux « mauvais fans » dont on reparlera.

In Utero

Pour casser le son de Nevermind, le groupe fait appel à Steve Albini. Le musicien de Big Black, de Rapeman, de Flourpuis, plus tard, de l’excellent Shellac, favorisait un son plus naturel, plus brut, avec plus ou moins l’idée, fausse, de révéler une authenticité de la musique ou d’un groupe. Tous les albums qu’a touché Steve Albini sont des réussites, au moins sous l’aspect du son. Parmi toutes ces merveilles, Tweez et Untitled de Slint (1987 et 1994), Sufer Rosa et Death to the Pixies de ce groupe (1988 et 1997), Pure et Head de Jesus Lizard (1989 et 1990), Pod, Title TK et All Nerve des Breeders (1990, 2002 et 2018), In on the Kill Taker de Fugazi (1992), Rid of Me de PJ Harvey (1993), Plug et Planet of Tubes des trop méconnus Sloy (1995), Starters Alternators, Turns et surtout l’indépassable Dizzy Spells de The Ex (1998, 2004 et 2001), Walking into Clarksdale de Jimmy Page et Robert Plant (1998), Chateauvallon de Chevreuil (2003) en plus de quelques autres, plusieurs albums de Mono, The Weirdness d’Iggy & the Stooges (2007),ou encore Don Caballero et Sunn O))). La liste exhaustive est incroyable et c’est une mine de pépites pour les curieux. À quoi s’ajoute une éthique forte, le refus des royalties, un travail souvent gratuit ou en tout cas loin du coût des prestations habituelles, la dénonciation systématique du système capitaliste (dont il fait partie pourtant – mais cela est un autre problème).

In Utero sort le 13 septembre 1993 et devient numéro 1 aux États-Unis, plus par suite de Nevermind que pour ses qualités propres. Douze chansons plus une fantôme. La volonté est affichée et revendiquée de varier l’inspiration, d’être plus « impersonnel », de rentrer dans l’âge adulte. Pourtant l’album demeure profondément identique aux autres : l’enfance, la frustration, la drogue, le couple (Courtney Love, sa femme depuis l’année précédente, a inspiré plusieurs chansons), la dénonciation des violences contre les femmes, l’image publique.

L’album s’ouvre sur Serve the Servants qui parle, comme dans Scoff, de la relation au père, de la « teenage angst » qu’il veut surmonter sans y parvenir, du ras-le-bol – déjà – de la soumission aux fans ou du moins au « star system », d’où le titre. (Pygmy Lush a réalisé une belle reprise de ce morceau en 2014.)

L’inspiration littéraire s’impose dans Scentless Apprentice qui fait explicitement référence au Parfum de Suskind et à son personnage principal, Grenouille. Figure du marginal hanté par la mort, la décomposition et le suicide. Un petit goût de Kaspar Hauser. Mais si l’inspiration est plus « noble » que celle de Floyd The Barber, finalement, rien n’est profondément renouvelé. L’obsession cloisonnante persiste.

Heart-Shaped Box est une des mélodies qui a sauvé l’album auprès du public. Cette boîte en forme de cœur est celle qu’il a offerte à Courtney Love pour lui déclarer son amour. Dans une interview Courtney Love évoque la métaphore de son vagin pour cette fameuse boîte. Peut-être a-t-elle participé à l’écriture de la chanson. En tout cas, la similitude avec Live Through this est évidente : le couple s’enrichit mutuellement.

Rape me, sur le viol, a connu le succès et le scandale que l’on sait.

Frances Farmer will have her revenge on Seattle est dédiée à l’actrice Frances Farmer (1913-1970) qui, à cause de ses troubles psychologiques a subi l’acharnement médiatique. Le prénom n’aurait pas donné celui de Frances Bean, la fille de Kurt Cobain et de Courtney Love, qui viendrait plutôt de Frances McKee, la guitariste des Vaselines. Toutefois, Courtney Love portait une robe de Frances Bean à son mariage.

Dumb raconte la vie simple et idiote d’un jeune homme, entre critique et projection de soi. Très proche d’In bloom. Dans une interview avec Melody Maker qui l’interroge sur l’ironie de la chanson, Kurt Cobain explique assez clairement cette ambivalence récurrente :

« MM: The lyric for “Dumb” seems peculiarly direct, a song about life’s simple, silly little pleasures. Like “I think I’m dumb/Or maybe just happy.” Is it intended to reflect that new-found optimism you’ve mentioned, or should we be reading it ironically?

KC: That’s just about people who’re easily amused, people who not only aren’t capable of progressing their intelligence but are totally happy watching 10 hours of television and really enjoy it. I’ve met a lot of dumb people. They have a shitty job, they may be totally lonely, they don’t have a girlfriend, they don’t have much of a social life, and yet, for some reason, they’re happy.

MM: Are you ever envious of them?

KC: At times. I wish I could take a pill that would allow me to be amused by television and just enjoy the simple things instead of being so judgmental and expecting real good quality instead of shit. And just using the word “Happy” I thought was a nice twist on the negative stuff we’ve done before.

MM: So this has a negative tone, too, you’ve just hidden it?

KC: Yeah (laughs) »4

Very Ape, comme Territorial Pissings ou Stay Away, dénonce l’arrogance de l’homme blanc occidental, et remet en cause l’idée même de progrès. Kurt Cobain dit avoir voulu copier les Pixies dans cette alternance de rythme et d’intensité, courante chez Nirvana, entre les couplets et le refrain. Le résultat est totalement différent.

Milk it est une des chansons les plus agressives de Nirvana. Noire, désespérée, elle n’a pas la lenteur simple de Something in the way ou Big Long Now : elle est tout simplement hautement torturée. La célébrité, la drogue, le suicide y effacent tout distance et les jeux de mots ne font que renforcer le malaise (avec « look on the bright side/suicide », nous sommes loin des Monty Python).

Kurt Cobain était insatisfait de l’enregistrement de Pennyroyal Tea qui présentait à ses yeux trop de défauts. La chanson date de 1990. On y trouve cité Leonard Cohen et, de manière indirecte, Samuel Beckett et Rainer Maria Rilke. Loin, désormais, les réminiscences des séries télévisées… Solitude, douleur, autoportrait en souffrance. Les thèmes demeurent les mêmes.

Tandis que Radio Friendly Unit Shifter brosse les inconvénients de la célébrité, Tourette’s explicite son sujet par son titre. La première est assez originale dans ses sonorités, la seconde est traditionnellement proche du punk-rock.

Autre mélodie charmante, All Apologies est dédicacée à Courtney Love et Frances Bean. Balade mélancolique d’un bonheur qui ne vient que dans un soleil voilé. Elle fermerait l’album si la chanson fantôme, Gallons of Rubbing Alcohol Flow Through the Strip, ne revenait instaurer un chaos sec et dénudé, à propos des drogues. Improvisée au Brésil, elle a été jugée assez construite pour être publiée, peut-être comme un pied-de-nez par rapport à la production léchée de Nevermind.

D’autres morceaux de cette superbe session d’enregistrement de janvier 1993 à Rio de Janeiro, sous la houlette du très bon Craig Montgomery, auraient eu leur place dans In Utero. Intelligemment agencés les uns avec les autres, ils auraient même constitué un album à part entière, le plus noir et le plus viscéral de Nirvana. I hate myself and I want to die ; Gallons of Rubbing… ou son jumeau Other Improv ; le Season in the sun (dans une version plus sérieusement enregistrée) qui n’est rien d’autre que Le Moribond de Jacques Brel qui faisait pleurer, dans la version de Terry Jack, le jeune Kurt Cobain (David Bowie avait déjà repris Le Port d’Amsterdam en 1973). Et puis la chanson la plus torturée et la plus bouleversante de Nirvana : Marijuana – connue aussi sous le titre Moist Vagina. L’épure du schéma de composition, l’intensité du cri, le dépouillement halluciné jusqu’au cauchemar des paroles sacre ce morceau comme le plus déchirant du répertoire. Rarement une musique, par les oreilles, aura fouillé si profond les viscères.

De cette époque datent également plusieurs autres chansons produites par Steve Albini, dont Sappy. Le thème est celui de la violence à l’encontre des femmes. Musicalement, c’est la chanson typique de Nirvana : introduction, couplet-refrain 1, couplet-refrain 2, solo, reprise du couplet-refrain 1. La voix est sublime, écorchée jusqu’à la fêlure qu’elle frôle. D’une force mélancolique rare. Et c’est bien la principale caractéristique de Nirvana (partagée avec des Smashing Pumpkins plus arty) que cette puissance dans la mélancolie.

Unplugged in New York

Autant In Utero rompait avec Nevermind, autant Unplugged in New York rompt avec In Utero qu’il suit pourtant de très près. Enregistré en public le 1 novembre 1993 dans les studios de MTV, le concert sera diffusé le 16 décembre et sortira en album en avril 1994, peu après la mort de Kurt Cobain. Le groupe est désormais iconique. Pat Smear, présent depuis septembre 1993, assurera la deuxième guitare, et on fera appel aux frères Kirkwood, Cris et Curt (presque un double de Nirvana), du groupe Meat Muppets. Les Kirkwood connaissaient Pat Smear depuis l’enfance. C’était donc en famille. Le violoncelle sera assuré par Lori Goldston qui avait commencé à jouer avec le groupe lors de la tournée d’In Utero. Krist Novoselic, sur Jesus doesn’t want me for a sumbeam, emmanchera l’accordéon.

L’image de Kurt Cobain fut figée à jamais : gilet miteux, jean déchiré, t-shirt Frightwig, cheveux douteux, Converse aux pieds. Avec la chemise de bûcheron, voilà la panoplie du parfait grunge, endossée par toute une génération. Mais l’ensemble a été très soigné, et la réalisation a presque été trop sérieuse. De toute évidence, le groupe voulait éviter le ridicule de la prestation de Pearl Jam, l’année précédente, le 16 mars 1992, où Eddie Vedder tombe pitoyablement de son tabouret tandis que Jeff Ament monte sur la batterie. Ne furent interprétées que des reprises, soit des albums précédents soit d’autres groupes.

Ouverture sur About a girl qui deviendra la version culte, enchaînement avec Come as you are qui soulève l’approbation. Puis la troisième reprise de The Vaselines, Jesus doesn’t want me for a sunbeam. Premier acmé avec The Man who sold the world qui vaut bien la version, déjà très bonne, de David Bowie (la version avec refrain saturé est encore meilleure). Kurt Cobain assure seul un pathétique Pennyroyal Tea. À 26 ans, sa voix est devenue parfaite. Ce qu’il faut d’éraillement et de puissance. S’ensuivent Dumb et le désormais classique Polly (la moins bonne version). On a plain, un peu molle sans distorsion. Un Something in the Way plus chaleureux que sur Nevermind, et qui en perd sa charge émotive (c’est une chanson de la solitude qui s’accommode mal d’un public). Puis revient une montée extraordinaire en puissance avec le cycle Meat Puppers dont sont joués Plateau, Oh, Me et Lake of Fire, toutes trois tirées de l’album Meat Puppets II (1984) et qui incite à redécouvrir cet album qui a marqué également Pavement. Un bel hommage. All Apologies se révèle davantage ici, en acoustique, que sur In Utero, dont le son était trop brut pour une telle mélodie. Et, enfin, la définitive et dramatique Where did you sleep last night, reprise à Leadbelly (dont la version reste cependant incontournable), qui clôt le concert avec fracas, avec maestria, avec une élégance déchirante. Pourtant cette prestation sublime, au-delà des mots, n’a pas empêché qu’elle soit reprise et utilisée dans la plus vile et la plus ridicule des publicités. Tout est dit.

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1Le contexte est celui de l’écriture de Serve the Servants : https://s3.amazonaws.com/filepicker-images-rapgenius/qg2RadzsSgy6cyCjwIy3_journals%202.jpg

2The Advocate, février 1993 (Kurt Cobain fait la couverture du numéro : « The dark side of Nirvana’s Kurt Cobain, an exclusive interview », Kevin Allman).

3Il m’a toujours semblé que Larcenet s’en était fortement inspiré pour Blast.

4Entretien avec Melody Maker le 21 août 1993 : http://kurtcobain.com/interviews/dark-side-of-the-womb-part-1-melody-maker/