Les trucs de Pierre Sauvage, et autres malices

Le mot « truc » traduit beaucoup de modestie et beaucoup de malice. Tous ceux qui ont la chance d’avoir rencontré Pierre savent à quel point il est bienveillant et ingénieux. Car le « truc », c’est aussi une « astuce », celle du magicien et celle du voleur. Il renvoie enfin à la grande diversité des choses et des objets qui nous entourent et qui parfois nous déconcertent, soit qu’on y porte une attention assez intense pour rendre étrange ce qui paraît familier (comme quand on commence à analyser un mot jusqu’à ne plus savoir très bien ce qu’il veut dire ou comment il s’écrit), soit qu’on se retrouve face à un objet qu’on n’a jamais vu.

« Trucs » est un livre-objet, sérigraphié, relié à la main et à la japonaise, livre de petites dimensions (5x5cm pour des gravures sur gomme de 30x42mm), de cette petitesse malicieuse qu’on prête à certains animaux (l’écureuil par exemple), et qui peut être aussi la qualité de certains objets.

Mais il n’est pas un livre que pour sa forme. Les « trucs » de Pierre Sauvage suscitent l’amusement, la curiosité, la sympathie, la réflexion, et bien qu’il s’agisse d’un livre sans intrigue, il ne manque pas d’intriguer. Les « trucs » peuvent faire penser parfois à des énigmes ou simplement susciter des questions : « c’est quoi ce truc ? », objet décalé, voire non-identifié. « C’est quoi le truc ? » : comment fait-il pour atteindre cette minutie, et surtout avoir cette prolixité ?

Des questions, des sentiments, presque une histoire des choses (on pense à Georges Perec), celle des objets qui sont communs à tous, particuliers pour chacun, connotés sentimentalement ou selon l’usage d’une pratique quotidienne. On trouvera des jeux d’échos d’une page à l’autre, des vis-à-vis parlants, des clins d’œil et, je crois, de petites confidences personnelles.

Bref, « Trucs » est un « truc » en lui-même.

La diversité (on disait en italien, à l’époque des artistes touche-à-tout, « versalità », qui signifie aujourd’hui « souplesse » et qui a donné en français « versatile »), le fait de se tourner vers le « monde entier des choses », peut qualifier le travail de Pierre dans son ensemble. Par sa nature comme par son iconographie, « Trucs » vient, sinon résumer, au moins renvoyer à l’ensemble des pratiques de Pierre. Qu’on aille se promener sur son site, on passera des bijoux à l’origami, de la sérigraphie à la couture, de la gravure à la poterie, du graphisme à la peluche, et ainsi de suite.

Le bazar devient positif. Le désordre n’est plus synonyme de laisser-aller, d’inconsistance, et d’incurie : il est la preuve au contraire d’une curiosité et d’une énergie sans bornes. Cette curiosité et cette énergie, nous les avons tous, mais la plupart d’entre nous les canalisent dans un schéma préconçu, leurs donnent une forme facile. C’est-à-dire que notre besoin d’agir, par exemple et en simplifiant, ira servir un travail et une entreprise, que notre curiosité ira s’assouvir devant la télévision, que notre appétit se suffira d’un plat pré-cuisiné. Notre énergie d’indignation se satisfera de quelques discours vides d’opposition, toujours les mêmes… L’énergie vient se couler dans des moules. Ici, au contraire, l’énergie vient prendre forme dans la matière même, ou plutôt vient donner forme aux matières (vient « s’informer dans les matières ») sans se contenter de ce qui lui est proposé, sans se laisser aller à la facilité.

Ça va dans tous les sens et c’est jouissif. Pierre Sauvage veut toucher à tout, veut expérimenter, tout expérimenter : le plus possible dans la diversité et le plus possible dans une matière donnée. Et cette générosité est virtuose : tout est réussi, tout semble facile. Le travail s’efface devant la finesse du résultat. La minutie se fait modeste devant la grâce des objets réalisés.

Pierre Sauvage semble se jouer de la difficulté comme un enfant se joue du danger. Et il y a évidemment de l’enfance dans ces pratiques (la peluche, le bijou, l’origami, etc), un refus de ce qui se veut sérieux, c’est-à-dire « l’art » dit « contemporain » – « installations sonores et visuelles », peinture, subventions et galeries, – et qui n’est au final qu’un moule comme un autre, une institution comme les autres. Le nom même de Pierre Sauvage évoque le personnage de Peter Pan. Et en effet, à y regarder de plus près, on peut soupçonner aussi, quelque part, un désir moins naïf que celui de l’enfant (si l’on veut bien croire un instant à cette « naïveté » de l’enfant…), et qui est, je crois, un désir de perfection. Le perfectionnisme n’appartient pas à l’enfant, mais bien à l’artiste : une forme de l’ambition, presque de l’orgueil (un orgueil sympathique), celui de surpasser la difficulté, de déjouer toutes les difficultés (Icare est le fils de Dédale).

Le meilleur outil pour cela, c’est bien l’imagination. C’est l’imagination qui fait que tout l’effort, tout le travail, toute la patience sont si peu sensibles. Que notre attention est déviée, qu’elle accompagne les fantaisies de Pierre. L’imagination abondante et féconde de toutes ces choses, de tous les objets, de tous les colliers, bracelets, pliages, coquillages, affiches, bols, collages, images en général, objets, toujours objets, et qui, comme par magie et par modestie, se retrouvent dans un tout petit livre qui n’est (c’est écrit sur la couverture) que le « 01 »…

Présentation sur le site des éditions Solstices : http://editions.solstices-project.com/fr/accueil/13-trucs-pierre-sauvage.html