Note de lecture : “Thérèse et Isabelle”, Violette Leduc (1955)

C’est Virginie Despentes qui, dans King Kong Théorie (2006), fait référence à ce livre loin de son propre style : « 1948, Antonin Artaud meurt. Genet, Bataille, Breton ; les hommes font exploser les limites du dicible. Violette Leduc entreprend la rédaction de ce qui deviendra Thérèse et Isabelle. Texte magistral. Beauvoir à sa lecture écrit immédiatement : ”Quant à publier ça, impossible. C’est une histoire de sexualité lesbienne aussi crue que du Genet.” / Violette Leduc édulcore le texte, que Queneau refuse aussitôt : ”impossible à publier ouvertement”. Il faut attendre 1966 pour que Gallimard l’édite. »
  Le récit constituait la première partie de Ravages (1955). Mais Gallimard sort le livre amputé de ce passage (il n’a été publié dans sa version originelle, c’est-à-dire sans les modifications demandées par Queneau, qu’en 2000). C’est le récit d’un amour (où l’emprise physique est précisément décrite) entre deux jeunes femmes dans un pensionnat.
  On le trouve par hasard, on l’ouvre par curiosité. C’est le choc. Cette écriture de l’intériorité, difficile à qualifier, quasi schizoïdique, qu’on trouve rarement, est à chaque fois une expérience bouleversante. Neige silencieuse, neige secrète de Conrad Aiken (éditions La Barque), Sombre Printemps d’Unica Zürn, ou encore La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart. 
  Il y a une virtuosité de l’écriture qui ne tient pas à l’exercice mais à un souffle intérieur singulier. Les phrases s’enchaînent sans qu’on puisse décider si ce sont des images ou des faits : la parole est si profonde (elle surgit de si bas) qu’elle a quelque chose d’hypnotique. Il y a une irreconnaissance continuelle de ces phrases qui n’ont pourtant rien de heurté ou de difficile : la lecture, au contraire, est facile et envoûtante. Elles échappent continuellement à ce langage ordinaire construit sur des formes expressives communes et pré-données. Elles ignorent le lieu commun, elles ménagent des espaces insolites qui ne sont pas des refuges, mais des tangentes mobiles et, si on veut, des angles (des coins) en mouvement. Ce sont des équilibres.
  Pour comprendre – ou se convaincre – de ce que j’avance, il suffit de lire le début du texte, sur lequel nous finissons cette note.
  De son importance dans ce qui serait une histoire des représentations de la femme, de la prise de parole publique (ici littéraire), de la censure subie, de l’indifférence générale (c’est-à-dire aussi féminine) sur ces questions, je renvoie à l’essai de Despentes.
« J’errais à l’écart autour des cabinets. J’entrai. Une odeur intermédiaire entre l’odeur chimique d’une fabrique de bonbons et celle du désinfectant des collèges persistait. Je ne détestais plus l’haleine de la désinfection générale qui nous délabrait les soirs de rentrée. L’odeur était le rideau de fond avant notre rencontre. Les cris des enfants fous reculaient. Du siège en bois clair souvent savonné montait une vapeur : la vapeur de tendresse d’une masse de cheveux de lin. Je me penchai sur la cuvette. L’eau dormante reflétait mon visage antérieur à la création de la terre. Je palpai la poignée, la chaîne, j’enlevai ma main. La chaîne se balança à côté de l’eau triste. On m’appela. Je n’osais pas mettre le crochet pour m’enfermer. — Ouvrez, supplia la voix. Quelqu’un secouait les portes. Je voyais l’œil. Il bouchait la découpe dans la porte du cabinet. — Mon amour. Isabelle arrivait du pays des météores, des bouleversements, des sinistres, des ravages. Elle me lançait un mot libéré, un programme, elle m’apportait le souffle de la mer du Nord. J’ai eu la force de me taire et celle de me rengorger. Elle m’attend mais ce n’est pas la sécurité. Le mot qu’elle a dit est trop fort. Nous nous regardons, nous sommes paralysées. Je me jetai dans ses bras. Ses lèvres cherchaient des Thérèse dans mes cheveux, dans mon cou, dans les plis de mon tablier, entre mes doigts, sur mon épaule. Que ne puis-je me reproduire mille fois et lui donner mille Thérèse… Je ne suis que moi-même. C’est trop peu. Je ne suis pas une forêt. Un brin d’herbe dans mes cheveux, un confetti dans les plis de mon tablier, une coccinelle entre mes doigts, un duvet dans mon cou, une cicatrice à la joue m’étofferaient. Pourquoi ne suis-je pas la chevelure du saule pour sa main qui caresse mes cheveux ? J’ai encadré son visage : — Mon amour. Je la contemplais, je me souvenais d’elle au présent, je l’avais près de moi de dernier instant en dernier instant. Quand on aime on est toujours sur le quai d’une gare. — Vous êtes ici, vous êtes vraiment ici ? Je lui posais des questions, j’exigeais du silence. Nous psalmodiions, nous nous plaignions, nous nous révélions des comédiennes innées. Nous nous serrions jusqu’à l’étouffement. Nos mains tremblaient, nos yeux se fermaient. Nous cessions, nous recommencions. Nos bras retombaient, notre pauvreté nous émerveillait. Je modelais son épaule, je voulais pour elle des caresses campagnardes, je désirais sous ma main une épaule houleuse, une écorce. Elle fermait mon poing, elle lissait un galet. La tendresse m’aveuglait. Front contre front nous nous disions non. Nous nous serrions pour la dernière fois après une dernière fois, nous réunissions deux troncs d’arbres en un seul, nous étions les premiers et les derniers amants comme nous sommes les premiers et les derniers mortels quand nous découvrons la mort. Les cris, les rugissements, le bruit des conversations dans la cour venaient par rafales. — Plus fort, plus fort… Serrez à m’étouffer, dit-elle. Je la serrais mais je ne supprimais pas les cris, la cour, le boulevard et ses platanes. »