La langue crue de Verlaine (2/2)

Les voix de Verlaine

Verlaine c’est le multiple, le réversible, le débordant. Sans aucun doute le satyre et le Protée. Peut-être un Janus, même si le réduire à la dichotomie grâce/damnation serait erroné. S’il aime les masques, ce n’est pas pour tromper, ou se cacher, c’est parce qu’il est impersonnel, qu’il est un autre (autant que James Ensor). Cette « impersonnalité » qu’il appelle, qu’il concrétise parfois (Romances sans paroles), qu’il ne perd pas de vue, c’est la sensation d’être traversé par des voix. Les voix divines, les voix maléfiques ; les voix du bon mari, celles de l’amant – des amants, des amantes, celles des amis aussi, celles des sociétés. Mais c’est aussi les voix antiques : Tibulle, Virgile, Horace. C’est Villon, Ronsard, Régnier, Sigogne. C’est Hugo, c’est Baudelaire. Cette impersonnalité, c’est la musique. De la musique avant toute chose évidemment, les « ariettes oubliées », « Les uns et les autres » aussi, c’est le plain-chant des recueils chrétiens (si peu chrétiens), Amour, les Liturgies intimes. C’est le patois, le jargon, celui des faubourgs, celui de Philomène, celui des chansonniers des cabarets fin-de-siècle, le Chat Noir, Aristide Bruant, Yvette Guilbert et cie. La prolixité est la véritable richesse : les critères littéraires sont renouvelés, il ne s’agit plus de « littérature », mais bien de sensations. À l’hôpital, Verlaine aime les airs populaires : « Et l’on monte à la salle de chant. / Drôle, ça. / Comme qui dirait la concrétion, la synthèse, la quintessence du goût musical parisien populaire, la romance y domine », les chansons même « écorchées » : « Gestes faux comme la voix gutturale et traînarde à moins que fêlée, ô Paris ! ou alors terriblement méridionale ! Pataquès inouïs qui feraient douter si le chanteur comprend ce qu’il ”envoie”, terminaison en ô des rimes, à l’instar de quelques ”artistes” de très infimes cafés-concerts, et ce, par chic, par un naïf, au fond, et quasi touchant dandysm… ô. » (Mes Hôpitaux, 3). Loin des cercles littéraires envahis de plus en plus par les universitaires, c’est le savoir-faire, et le savoir-se-faire-plaisir qui plait à Verlaine. De ce renversement des valeurs poétiques, le poète est conscient, mais il sait aussi qu’il n’a (plus) rien à prouver. Sans compromis, il compose. Il ne faut donc pas se demander pourquoi il fait cette poésie, mais comment il la fait.

Bien qu’il refuse le vers libre, Verlaine est incontestablement un moderne. Bien plus qu’on le dit. Il refuse le classicisme de la langue et de la syntaxe. Il ne recule devant aucune audace stylistique ou grammaticale, et cherche à enrichir la langue. Une raison de plus de le rapprocher de Villon. Une raison aussi de le rapprocher de Ronsard, de Desportes, de la Pléiade : jargons et patois, termes techniques, barbarismes, néologismes par dérivations, hispanismes, latinismes, anglicismes, etc, le lexique français, si pauvre, se voit gonflé. Syntaxe en origami, courts-circuits, déploiements ou concision, répétitions entêtantes (« …je jouis après des jours, des jours / Et des jours et des jours et des bonnes amours », Dans les limbes, VIII ; « Dans de hautes salles dans un littéral palais, se passèrent les semaines d’apprentissage. » Mes Hôpitaux, 1), la langue de Verlaine ne refuse rien. Et le moteur de cet enrichissement, la machine, c’est l’agencement rythmique. D’où, sans doute, cette fidélité au vers traditionnel, mesuré, cadencé. Certes son appartenance à la génération de 1840, l’âge donc, a joué dans le maintien du vers mesuré, mais il n’en reste pas moins que ce vers est une machine qu’il faut détraquer. Ce cadre, si peu rigide qu’il est devenu chez Verlaine (à la suite de Hugo), fonctionne comme un orgue. Question de tuyauterie : certains courts, d’autres plus longs, que l’on scie, que l’on remonte, et un souffle que l’on module pendant l’expulsion. Quelque chose de l’orgue de barbarie, déréglé.

Verlaine nourrit la langue, et nettoie du même coup la morale. Il est porté par un grand projet, qu’il construit sans plan pré-établi. Cellulairement a été sciemment démantelé (d’où l’étrangeté du choix des éditions Gallimard), au profit de ce projet que Verlaine gardait – et alimentait : « Idées pour la 2e édition de Parallèlement : un dialogue entre éphèbes et vierges, à la Virgile : ce cadre me permettra les dernières hardiesses. Intitulé « Chant alterné ». Je grossirai le lamento sur L. L. [Lucien Létinois] dans Amour mais laisserai sans doute Sagesse tel qu’il est. De la sorte (car Parallèlement sera augmenté de 4 à 500 vers), les volumes de ma tétralogie, si j’ose parler ainsi de mon « élégie » en quatre parties, seront d’importance égale. » (Lettre à Cazals de 1889). Cette « tétralogie » est définie par la musique (le terme renvoie insensiblement à Wagner), c’est un grand œuvre, d’où découle une pensée profondément originale : il s’agit notamment de mettre sur le même plan la pornographie la plus crue et le mysticisme le plus exalté. Oui, Verlaine est bien plus moderne, bien plus décapant, bien plus riche qu’on ne le pense. Érotisme, volonté d’un grand œuvre, refus des finalités (« Nulle conclusion à tirer de là comme des trois quarts de toutes les remarques, n’est-ce pas ? » Mes Hôpitaux, 3) : déjà du Bataille. La sexualité, qui est au cœur de l’œuvre (musique érotique) permet d’atteindre une intensité qui ne peut pas être « rapportée » par le texte (qui n’est qu’une trace, une recension), à moins qu’il soit impersonnel et musical. Dans cette expérience sexuelle, l’autre, quelque soit son sexe, est Dieu : « Ô ma femme, qui recevras mon souffle ultime ! » (Dans les limbes, IX) ; « C’est fait, littéralement je t’adore ! / On adore Dieu, créateur géant. / Or ne m’as-tu pas, plus divine encore, / Tiré de toutes pièces du néant ? » (Dans les limbes, XIV) ; « Je fus mystique, et je ne le suis plus, / (La femme m’aura repris tout entier) » (Chansons pour elle, XXV) ; « Gland, point suprême de l’être » (Hombres, XIV). En ce sens, la primauté de l’anecdote, c’est le refus de la sublimation. Le vil, le sale, le répugnant équivalent le noble, le sublime, le beau. Attraction et rejet du dandysme (selon la définition qu’on lui prête). Le crime, le repoussant, « l’infernal » de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly, de Huysmans (qui le fait connaître à un public élargi en 1884 avec À Rebours). Pour Verlaine, la religion ne se pratique plus sur le mode d’une transcendance, mais selon la purgation des passions, comme une hygiène.

Mais tout cela a été éclipsé. La postérité de Verlaine (la réception de l’œuvre d’après 1884) subit les deux grands mouvements de la première moitié du XXe siècle. Le néo-classicisme et le Surréalisme.

Au XVIIe siècle, avant même les années 60, la littérature pâtit d’une contre-révolution : après la Pléiade, Malherbes censure, biffe, épure. Boileau applaudit, Vaugelas renchérit. S’ensuivent deux siècles d’anémie. Jusqu’aux Romantiques (certains d’entre eux, du moins). Il en va de même après les Décadents et les Symbolistes. Contre l’excessivité, un retour à l’ordre est promulgué : le néo-classicisme porté par l’école Romane de Mauréas et Maurras se prolongera toute la première moitié du XXe siècle, de Gide à Anna de Noailles, de Gregh à Dorgelès. Clarté d’un vers traditionnel, refus des images bizarres et alambiquées, respect d’une langue grammaticalement correcte, pour soutenir une pensée « humaniste », parfois lourdement nationaliste. De l’autre côté, le Surréalisme préfère, de cette époque, Rimbaud et Lautréamont. Le goût du sale et du vil répugne à Breton qui, à la suite des Romantiques, n’encense que le sublime. Le Verlaine des années 80 et 90 devient donc confidentiel…

Conclusion

Lire les derniers recueils de Verlaine, contre les idées reçues, et contre cette image galvaudée qu’on véhicule encore d’un « Verlaine impressionniste ». Et voir chez Verlaine, accueilli par l’excellent peintre Jan Toorop en Hollande, et le poète Arthur Symons en Angleterre, sinon le précurseur, du moins un jalon de la « modernité ».

Voir aussi qu’il avait cette exigence d’abondance et de « babélisme », cette gouaille et ce bagout dans le récit, que l’on retrouve chez Jude Stéfan et chez Guy Goffette.

Voir enfin en lui un précurseur d’Ezra Pound et de Joyce, et, quoique sans filiation directe peut-être, de ces poètes qui mêlent différentes langues et langages dans leurs poèmes, Amelia Rosselli ou encore Michele Sovente disparu en 2011. Certainement Verlaine appartient à ce mouvement qu’il serait enrichissant de retracer, baroque, qui évolue, parfois confondu, avec un classicisme qui ne fait qu’entériner des extravagances bienvenues. Et Retrouver cette audace, en français, dans tous les français du monde.