25 novembre – 30 février 2025
commissaires : Luigi Gallo (directeur de la Galleria Nazionale delle Marche)
et Ilaria Miarelli Mariani (directrice de la direction des Musei Civici della Sovrintendenza Capitolina)
Catalogue : Gallo, Miarelli Mariani, Tiziano, Lotto, Crivelli e Guercino. Capolavori della Pinacoteca di Ancona (80 pages, Moebius, 19 euros)
Un dossier en italien de 4 pages est accessible en ligne.
Les musées capitolins ont l’habitude d’organiser de petites expositions qui s’apparentent à des dossiers d’étude plus ou moins fournis (il y a eu notamment celles sur Filippo e Filippino Lippi, Luca Signorelli ou, naguère, sur « Le temps du Caravage », d’une qualité inattendue). Elles ont lieu, quand il s’agit d’une œuvre unique, dans les salles des collections permanentes ou, quand elles regroupent quelques œuvres, au dernier étage du palais Caffarelli, qui est adossé au palazzo Nuovo, (à droite de la place du Capitole quand on monte la « cordonata capitolina »). Mais l’exposition Les trésors de la pinacothèque Podesti d’Ancône a lieu dans une salle au rez-de-chaussée du palazzo Nuovo lui-même, et on y accède par une porte autonome qui donne sur la place. L’ambiance est feutrée, et une musique au piano tourne en boucle. Il s’agit du « Clair de Lune » de Debussy, sans qu’on sache très bien pourquoi, et en plus pas dans sa meilleure version.
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photo : RKG)
Mais en quoi, au juste, consiste cette exposition ? Sa cohérence ne tient qu’à deux fils : les œuvres viennent de la pinacothèque d’Ancône ; ce sont des chefs-d’œuvre. C’est que la pinacothèque d’Ancône, fermée depuis octobre 2023 et qui devait rouvrir en novembre de cette année, est toujours en travaux. Pas de date annoncée sur les sites consacrés au musée1. Aussi obscure la situation peut-elle apparaître, au moins les œuvres restent visibles, soit à Ancône même (dans le « lazzaretto » qu’on appelle pudiquement « Mole », et qui est de Luigi Vanvitelli), soit ailleurs en Italie, comme ici à Rome. Cinq peintres, cinq retables et un petit panneau.
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livuccio Ciccarello, Circoncision (photo : RKG)
On pénètre, après avoir regardé avec circonspection une vidéo qui fait la promotion touristique de la ville d’Ancône (qui semble se plaindre de ne pas se plaindre du surtourisme que tout le monde dénonce) et une citation de Germaine de Staël en italien et en anglais (qu’on regrettera de na pas lire aussi en langue originale), dans les trois salles de l’exposition. D’abord, on rencontre Olivuccio Ciccarello (actif de 1388 à 1439), peintre longtemps sans œuvre, auquel on n’a commencé à attribuer une production qu’à partir de 2002, sur la base du corpus de Carlo da Camerino qui, lui, avait une production mais pas d’existence réelle. Sa Circoncision, toute gothique, à l’architecture et à la narration fouillées, partie certainement d’un retable plus vaste, se trouvait dans l’église San Francesco ad Alto, à Ancône, désacralisée en 1862 et devenue, jusqu’à aujourd’hui, propriété de l’armée.
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arlo Crivelli, Vierge à l’enfant (v.1480)
(photo : Wikimedia)
De cette même église, vient une splendide Vierge à l’enfant de Carlo Crivelli, petit panneau de bois d’à peine 21x15cm, peint a tempera, d’une exquisité typique du peintre vénitien, installé à Ascoli Piceno où il connut le succès qu’on sait. L’enfant Jésus, qui tient de la main gauche une ficelle à laquelle est attaché un chardonneret, symbole de la Passion (la tache rouge du chardonneret viendrait de ce que le volatile s’est piqué à une épine de la couronne du Christ), présente de la main droite une noix ouverte, occurrence unique dans l’œuvre de Crivelli. La coquille évoque la croix et le noyau la nature divine du Christ, contenu dans l’enveloppe. Outre les autres symboles traditionnels (le rubis et les perles de la Vierge ; la pomme, etc.), c’est le concombre qui retient généralement l’attention amusée du spectateur. Si le concombre est symbole de résurrection, c’est parce que Jonas en mangea pendant les trois jours et les trois nuits qu’il passa, puni pour avoir désobéi à Dieu, dans le ventre du « gros poisson » (qu’on veut être une « baleine », et que Michel-Ange, à la Sixtine, représenta, suivant le texte biblique, simplement comme un gros poisson), avant d’être recraché et sauvé. Si la pose du Christ, et la guirlande de fruits et légumes, prouvent l’influence de Mantegna, le luxe byzantin du manteau damassé de Marie, sa tournure serpentine, l’épaule apparente et la tête tournée dans le sens opposé, ainsi que l’élégance du dessin, sont les marques propres de Carlo Crivelli.
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itien,Pala Gozzi(1520)
(photo : Wikimedia)
L’œuvre majeure de cette exposition vient également de cette ancienne église de San Francesco. Installée dans la dernière salle, face à l’entrée comme le maître-autel du chœur de l’église dont elle provient, il s’agit bien sûr de l’Apparition de la Vierge à saint François et saint Biagio qui la désigne au commanditaire, Alvise Gozzi, d’où son autre nom, la pala Gozzi. Alvise Gozzi est un marchand de Dubrovnik (que les Italiens nomment Ragusa), installé à Ancône où il a fait fortune. Pour remercier sa ville d’adoption, l’avisé Alvise Gozzi finance les embellissement de San Francesco, dont la rénovation du chœur avec ce maître-autel commandé à la star montante de l’époque, Titien. Sur la rive d’une île de la lagune vénitienne, saint François exhibe ses stigmates et Biagio, évêque protecteur de Dubrovnik, présente à la Vierge apparue dans le ciel Alvise Gozzi, agenouillé et avec une tonsure assez originale. On reconnaît au loin le palais ducal, la coupole et le campanile de Saint Marc, un bateau devant la punta della Dogana. À gauche, un paysage minuscule où un personnage assis tourne le dos au spectateur rappelle d’autres personnages de l’œuvre du Titien, dans la Vierge au lapin, Le Concert champêtre ou encore la fameuse Bacchanale des Andriens. Au premier plan, une branche de figuier qui pousse sur un tronc coupé, symbole de la persévérance dans la foi, et des herbes secouées par la brise marine. Au centre, sur un papier déplié, la signature fière du peintre. L’ambiance générale qui se dégage de ce tableau crépusculaire est envoûtante, mais le message politique est très concret : Ancône et Dubrovnik sont sous la coupe de Venise, et le marchand Gozzi, homme fort de la cité, fait acte d’allégeance. Au dos de ce panneau, on peut aller observer des dessins, des esquisses et des caricatures qu’on prête au Titien et aux élèves de son atelier. Il y a toujours quelque chose de touchant à voir ces esquisses modestes pour la plupart, en comparaison du résultat splendide : on suit l’apprentissage des plus jeunes, on entre dans le quotidien de l’atelier.
Dessins au dos du panneau (photo : RKG)
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itien, Crucifixion(1558)
(photo : Wikimedia)
L’exposition présente une autre œuvre du Titien, une Crucifixion avec la Vierge, saint Dominique et saint Jean l’Evangéliste, datée de 1558, et provenant cette fois-ci du maître-autel de l’église San Domenico d’Ancône. Chef-d’œuvre également, mais qui pâtit de la présence de la pala Gozzi, plus originale, plus poétique peut-être. Cette crucifixion frappe néanmoins par la présence au premier plan de toutes les figures, dans un effet à la fois monumental, spectaculaire et oppressant. Les couleurs sombres, saturées, et saint Dominique accroché, écroulé, à la croix avec ses doigts allongés (qui viennent davantage, tout comme la Vierge, de la tradition des pays germaniques que du maniérisme florentin), cherchent à frapper le fidèle, dans le sens même que le Concile de Trente est justement en train de définir. C’est la première des deux commandes du Vénitien Pietro Cornovi della Vecchia qui habitait alors à Ancône (la deuxième est une Annonciation pour San Salvador à Venise, en 1559).
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orenzo Lotto, Pala dell’Alabarda (vers 1539)
(photo : Wikimedia)
En plus de Crivelli et de Titien, on peut admirer un tableau de Lorenzo Lotto, une Vierge à l’enfant avec saint Etienne, saint Jean l’Evangéliste, saint Simon, saint Laurent, appelé depuis les années 1990 Pala dell’Alabarda, c’est-à-dire de la hallebarde, du nom de l’arme que tient saint Simon. Lorenzo Lotto l’a peinte pendant une de ses périodes d’errance inquiète dans la région, et la hallebarde retournée et cassée est un message d’espoir pour la population d’Ancône qui, depuis 1532, est passée sous la coupe de l’autorité du pape Clément VII (qui avait demandé à Sangallo le Jeune de construire une citadelle, plus pour contrôler la ville que pour la protéger des menaces extérieures). On retrouve dans ce tableau le goût archaïsant de la phase tardive de ce peintre singulier, les anges qui couronnent la Vierge selon le motif flamand largement diffusé en Italie dès le siècle précédent, la symétrie de la composition, mais cassée par la variété des poses dans une agitation anxieuse.
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e Guerchin, Immaculée Conception (1656)
(photo : Wikimedia)
Enfin, l’exposition présente une Immaculée Conception du Guerchin, dont une grande rétrospective est organisée en ce moment même aux Scuderie del Quirinale (article à venir?). Cette œuvre datée de 1656 appartient à la phase tardive du Guerchin, c’est-à-dire à cette phase classique mal aimée aujourd’hui (le public et le marché préfèrent, comme le montre encore récemment la vente du Moïse retrouvé, sa phase de jeunesse). Mais ce classicisme parfois dur qui plaisait infiniment à ses contemporains est tempéré par la chaleur des coloris, le sujet hautement poétique de l’Immaculée Conception, le paysage marin du soir (peut-être la marine d’Ancône). L’écume des vagues semble refléter l’argent du croissant de lune sur lequel est posée la Vierge. Le peintre prend, du reste, dans cette composition élégante et douce, des libertés avec l’iconographie traditionnelle, en omettant la couronne d’étoiles et la mandorle dorée. Ce tableau, commande de Carlo Antonio Camerata, noble bergamasque installé à Ancône et documenté dans le fameux « Libro dei Conti » (qui recense toutes les commandes du peintre depuis le 4 janvier 1629), rappelle qu’il ne faut pas trop négliger, et encore moins mépriser, la production tardive d’un peintre si prolixe et dont l’atelier fut si riche de talents.
Le catalogue revient sur les détails de ces tableaux, et sur l’histoire générale d’Ancône et de sa pinacothèque, sans véritablement apprendre rien de nouveau. C’est que contrairement à d’autres expositions-dossiers des musées Capitolins, la cohérence de celle-ci est fragile. Il n’en reste pas moins que la muséographie est agréable (malgré un Debussy inopportun) et permet de profiter pleinement, et de près, de ces chefs-d’œuvre.
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1 Le site de la municipalité d’Ancône, qui héberge la page de l’institution muséale ne précise rien à ce jour (consulté le 13/12/24).