Accademia di Venezia

L’Accademia, un des points cardinaux de la ville (elle est indiquée sur les panneaux à l’angle des rues au même titre que les quatre autres directions : Rialto, San Marco, la Ferroveria et Piazz. Roma), est en face du pont de bois au-dessus du Canal Grande qui a remplacé un pont en fer, d’abord provisoirement, mais à la demande des Vénitiens, dit-on, de manière constante. C’est une bonne chose. L’Accademia est un assemblage de plusieurs bâtiments : l’église di Santa Maria della Carità (dont la partie renaissante revient au grand Palladio), de son couvent, de la Scuola Grande du même nom. C’est assez ancien pour être important.

Comme partout, en entrant (noter que l’entrée est dans l’axe de la berge – où il y aujourd’hui le ponton du vaporetto, et non dans l’axe du pont), un écran prend la température à partir de votre visage. Il enregistre. Et personne ne bronche (dès qu’un pantin de la Valeur oblige à s’injecter un modificateur d’ADN réalisé sur un coin de table en quelques semaines, des millions de moutons se précipitent : il n’y a absolument rien à attendre de l’humanité, qu’ils se mettent tous à baver dans quelques années). Heureusement que l’individu, extrait du troupeau, peut toujours avoir une petite étincelle d’intelligence : comme le guichetier qui, alors que je lui présente ma carte de doctorant en histoire de l’art, s’amuse et me donne un billet gratuit. Ç’aurait été 12 euros l’entrée.

On passe à l’étage. Le parcours est fléché, Covid oblige.

C’est la salle des icônes et des peintures gothiques. Je me mets à la place de tous les touristes qui veulent voir Titien, Tintoret et Véronèse, La Tempête de Giorgione et le cycle de Sainte Lucie de Carpaccio : ils commencent par mourir d’ennui. Pourtant, une fois repu de ce qu’on est venu chercher, on gagnera à ne pas se laisser intimider par ces formes jugées primitives, et ces fonds de faux or noirci. Car on y dégote de vrais trésors.

Jacobello Alberegno (avant 1397)

Le polyptyque de l’Apocalypse de Jacobello Alberegno (mort avant 1397). Cinq palettes sauvées d’une église d’autel de Torcello. La bête aux 7 têtes (minuscules) chevauchée par la Grande Prostituée. Le défilée des squelettes qui chantent (tout en mijotant, pour ceux de gauche, à feu doux) un cantique au Dieu planant en trône. L’étrange ange à la faux, les cavaliers dont la richesse est inutile face à la mort (mais pourquoi pas quand même un peu de richesse ici bas, n’est-ce pas?), l’élégante amande où repose sur les genoux de Dieu l’agneau filial. C’est plein de vie et de raffinement, malgré l’économie, somme toute et mis à part le panneau central plus riche, des moyens picturaux.

Maestro di Ceneda (Ercole del Fiore, documenté 1439-1484)

Bizarrement, tout le monde passe devant le Couronnement de la Vierge au Paradis comme s’il se fût agi là d’un vulgaire graffiti. La table fait presque trois mètres sur trois mètres et réunit des centaines de protagonistes. Tous bien classés, bien mis en ordre, bien colorés et selon sa place. Sur une étrange scène comme un pièce montée, truffée de petits angelots musiciens, la Vierge est couronnée par son fils sous les yeux de l’assistance nombreuse. Décorum, musique, accessoires, costumes : on n’a pas lésiné sur les moyens. C’est l’idéal fantasmé des grandes cérémonies religieuses : l’union de la société par l’entremise de la festivité votive ; l’ordre social non pas bien sûr tel qu’il est ou même tel qu’il devrait être, mais tel qu’on veut – « on », c’est-à-dire les autorités – que chacun et chacune y croit. Une belle mascarade pleine de douceur et profondément violente.

Dans la salle suivante, on saute les siècles : la muséographie actuelle s’assoit sur la chronologie. Mais peu importe.

Carpaccio, La crucifixion et l’apothéose des 10000 martyres du mont Ararat

Proust aimait beaucoup ce tableau : les martyres ont des poses d’une étonnante lascivité. Entre démonstration d’une virtuosité technique et complaisance des beautés corporelles – très matérielles et peu spirituelles – des jeunes hommes. D’un côté le doux supplice qui évoque davantage la « petite mort » que le martyr, de l’autre des distorsions douloureuses. Tout cela s’ouvre, à partir d’un arbre expressionniste, car tordu, cassé, décharné, sur un paradis éternel qui superpose à notre réalité voluptueuse d’ici-bas, une irréalité bien froide et étrangement orageuse… Carpaccio, savant jusqu’à l’illusionnisme, aime jouer des formes selon les besoins du discours, ou de la lisibilité de la composition. Même si la lecture doit être et reste torturée autant que le sujet l’impose.

Giovanni Bellini, Pala di San Giobbo

Ovvero Madonna col Bambino in trono, angeli musicanti e santi Francesco, Giovanni Battista, Giobbe, Domenico, Sebastiano e Ludovico da tolosa.

Composition à la perspective savante et à l’architecture impressionnante. Tout est propre, exact, élégant et somptueux à la fois. L’équilibre de l’ensemble peut appeler le qualificatif de « classique » : pas d’outrance, pas de faiblesse. Majestueux. Sans excès, oui, et sans retenue. On peut se repaître longtemps, comme d’un modèle possible de vie, de cette peinture de Bellini. De celle-ci, et des autres du reste.

Giovanni Bellini, Madonna col Bambino tra le sante Caterina e Maddalena

Ce tableau exceptionnel n’a malheureusement pas de nom d’usage. Il en mériterait un. Dans un clair-obscur intense, qui ne sera la norme qu’un siècle plus tard, les figures de trois-quart son encadrées dans un format paysage. L’intimité est baignée d’une lumière dont la source extérieure est incertaine. Mais le regard de la Vierge (ah, cet art du regard bizarre chez Bellini…) nous guide : la lumière est bien évidemment divine. Le velouté, la douceur, la théâtralité réduite au réduit d’un conciliabule douloureux et amoureux autour de l’enfant, invitent au recueillement.

Cosmè Tura, Madonna dello Zodiaco

Toujours la joie de tomber, au débotté, sur une œuvre d’un de nos artistes préférés. D’autant plus que celle-ci, dont on ne sait rien avant son acquisition en 1896, est d’une qualité adorable. Mort et résurrection liées aux astres, dans une cour de Ferrare baignée de magie scientifique. La reproduction rend encore moins justice ici qu’ailleurs à la beauté du panneau. C’est exquis de détails, de dentelles astrales rouges découpées sur un fond bleu nuit. L’iconographie mariale marie Marie en jeune mère à un Jésus flottant dans son sommeil. Le vin comme le sang : sei di sangue e di vigna. Le modelé est généreux mais accusé par un trait aigu, volontiers sec, presque cassé aux articulations, les doigts, les genoux, la base de la tête vissée sur le cou. Le vêtement de la Vierge déborde le cadre : aucune aridité mais au contraire une luxuriance tendre et raffinée. Une splendeur.

Giambattista Cima da Conegliano (1459-1517)

Cima da Conegliano est parmi ces artistes qui restent (« me » restent) dans un coin de la pensée, toujours salués au passage sans jamais s’y attarder. Jusqu’au moment où, soit parce que les autres qui se présentaient d’abord à l’attention ont été mieux connus, soit à cause de leur retour casuel mais insistant, ils s’imposent enfin à la conscience. Il a fallu attendre Venise pour découvrir Cima. Là, le plaisir de comprendre à quel point cet artiste jugé mineur (ou du moins largement méconnu en dehors des spécialistes de la peinture) s’avère puissant, éclate et laisse, comme le parfum et le bon vin, une traînée qui s’inscrira, on le sait, on le sent, dans la longueur de nos années restantes.

Ce qui fait la particularité de Cima da Conegliano, c’est la ligne marquée, le réalisme mantégnien, les détails naturalistes qui démontrent un intérêt pour la vie terrestre autant, sinon plus que pour les billevesées théologiques. Une attention à la diversité, à la matière, à la texture, à l’étant-là.

Parmi les tableaux, tous très beaux, tous très forts, de Cima qu’on pourra regarder à l’Accademia, la Madonna dell’Arancio (1496-1498) est en ce moment mon préféré. Non seulement pour cet oranger, par goût de l’oranger, mais aussi pour ces oiseaux, par goût des oiseaux, pour ces lapins, pour ces plantes, pour l’étrange ouverture entre la Madone (le visage est souvent le même chez Cima, un visage à la fois dur et d’une tendre jeunesse : le jeu irréconciliable des opposés est le plus précieux) et l’enfant Jésus, ouverture qui donne, dans une conception naturaliste de la religion, naissance à cet oranger. La terre est bleue comme une orange. Fruit solaire et généreux par excellence. Mais il n’y a pas que cela. Le sujet lui même n’est pas à négliger : Ludovic de Toulouse avait renoncé au trône de France pour devenir franciscain…

Giorgione (1478-1510)

Tout est zigzags dans cette Tempête. De l’éclair central, mais dans la diagonale qui régit déjà un bon nombre de compositions de son époque, naît toute forme vivante : le corps de la femme, les branches des arbres et arbustes, le cours du ruisseau, les nuages qui recouvrent à moitié la lune ou le soleil. S’y oppose la droiture de l’artifice, du fait : le jeune homme, l’arbre qui lui correspond, son bâton, le pilier (mais tronqué comme pour marquer la fin de l’Antiquité et l’avènement du christianisme), les édifices. À quelle thématique homologuée rapprocher celle de ce tableau qui oppose si systématiquement le masculin et le féminin ? Giorgione aime les compositions allégoriques, et on sait qu’il en discutait avec les grands lettrés de son temps (les programmes iconographiques obscurs, dictés par ces lettrés dont la science nous échappe en grande partie, sont florès autant à Ferrare que plus tard parmi les aristocrates romains). L’intérêt pour le phénomène atmosphérique n’est pas, en peinture, courant. On pense au Greco, mais déjà un peu plus tard dans le sièle. Faut-il y lire la mise en regard, d’une manière ou d’une autre, du cycle des astres par rapport aux affaires humaines ? Assurément, du moins, de la nature. Le pont, au centre, est nécessairement symbolique. Que relie-t-il ? Que sépare-t-il ? Sans aucun doute, c’est l’initiation spirituelle de l’âme qui est en jeu ici. C’est une apparition, sujet par excellence de la peinture, peut-être même de toute peinture. Les détails de cette initiation, autant que pour les mystères antiques, risquent de nous rester encore longtemps inconnus.

Le tableau, comme tous ceux de Giorgione, est raide. La jeune femme n’est pas belle, le paysage est trop artificiel, tout est compassé.

Palma il Vecchio (1480-1528)

Peut-être à tort, peut-être temporairement, mais Palma le Vieux me plaît amplement plus que le Jeune. Tandis que le Jeune est compassé et grandiloquent, institutionnel et pour ainsi dire administratif, le Vieux est plus large, plus enlevé, plus audacieux. Dans la Madone à l’enfant, avec saint Jean-Baptiste, Joseph et Catherine, les couleurs sont chaudes, les lignes élégantes, à la fois soutenues mais sans dureté, et le rectangle augmenté de moitié à droite, dont les diagonales sont tirées par les attitudes des personnages, est d’une élégance remarquable. On touche à un équilibre du mouvement qui est proche de la perfection formelle. Tandis que la grande partie du tableau (le rectangle initial) présente la conversation enjouée entre le bon Jean-Baptiste, Cathy et Marie, on assiste dans le dernier tiers à une rare intimité entre Jésus et son faux père cocu. On s’imagine ce que raconte le fils naturel à Joseph. Mais ne nous moquons pas trop grivoisement de cette sacra conversazione ou « sacrée conversation » (!) : l’impression d’ensemble est gracieuse.

Si on y regarde de plus près, la visage de Catherine est différent des autres : plus rond, d’un modelé plus lâche, plus fumé : il est de Titien, comme le paysage derrière.

Véronèse (1528-1588)

Immergé dans l’atmosphère vénitienne, Véronèse paraît moins attractif que de loin.

Le Repas chez Levi ne peut manquer de susciter l’admiration, à juste titre. Mais c’est une admiration devant l’exploit, et non une admiration d’affinité.

Dans la salle qui lui est presque entièrement consacrée, les toiles immenses ont perdu leur raison d’être : elles se succèdent comme un manuel pour étudiants à l’école du Louvre. Il faut non seulement s’abstraire du musée, mais repenser ces toiles dans leur contexte. Une véritable gymnastique husserlienne.

Le mariage de Sainte Catherine, par exemple. Alors qu’elle est parmi mes iconographies préférées, parce qu’elle est toujours le prétexte à représenter l’élégance féminine, la grâce, la volupté, cette noce en particulier me déplaît. Les tissus sont beaux pourtant, les couleurs chatoient, la robe de Catherine est somptueuse, à tel point qu’on pourrait se satisfaire de toute cette prolixité sans forme : on aspire à une peinture abstraite. Oui, en fait, nous voudrions nettoyer le tableau de ses figurations, de ses personnages, de ces putti ridicules, de ce rococo avant la lettre.

La Vierge à l’enfant avec Saint Jean-Baptiste a plus de tenue car plus de tonus. Moins de personnages (quoiqu’une tête de bébé décapité s’attache bêtement à un drap, joli par ailleurs), une architecture du coin, dans un palais, une diagonale enlevée.

L’Annonciation s’inscrit dans cette série étrange des peintures vénitiennes qui abusent de la perspective avec des effets presque fantastiques (on en reparlera avec le Tintoret). Elle est mathématique, elle est géométrique (toute cette géométrie de l’angle et du compas renvoie-t-elle de quelque manière à la navigation?). C’est la science soumise à la religion. La pensée au service du mystère. Et pourtant, il y a quelque chose de si outré dans ces jeux de virtuosité (Venise n’est-elle pas la ville de la virtuosité par excellence?) qu’on pourrait remettre en question cette assujettissement : peut-être est-ce quelque chose de plus inquiet. Nous ne sommes plus dans la découverte enthousiaste et solide des Florentins : le temps, pour les raisons qu’on sait, est trouble.

Tintoret (1518-1594)

Sartre a fait du Tintoret un marginal. Il mène l’enquête, il édifie une existence. S’il rajoute, le bavard, au caquetage commun (mais l’humanité n’est sans doute que caquetage et massacres), le sien est savoureux. De l’enfance mythique à l’oubli posthume, en passant par l’apothéose du Jugement dernier du palais des Doges. Il y a beaucoup de fantaisie là-dedans, et encore plus d’exagérations. Tintoret ne fut jamais le séquestré de Venise, mais son artiste phare, tout au long de sa vie, et encore après sa mort. Tintoret, à Venise, est partout. À tel point de s’y confondre aujourd’hui : autant son sfumato que ses couleurs sont encore sensibles dans nos promenades. S’il n’en subsume pas la prolixité, Tintoret s’identifie indéniablement à une part de Venise.

(…)

Le tableau qui est un summum de peinture, et qui aurait suffi à faire de Robusti, fils de teinturier, un artiste à considérer (mais ne soyons pas dupe : seule la considération au long cours permet de parvenir à ce tableau-là), c’est le Trafugamento del corpo di san Marco. Nous sommes en 1560. À Rome, et dans quelques autres centres artistiques (à Fontainebleau notamment), nous sommes en plein maniérisme. Aussi insatisfaisant puisse s’avérer ce terme, et cette généralisation, le maniérisme n’en désigne pas moins une trajectoire supputée : la fin de l’observation directe de la nature qui aurait eu lieu chez les artistes de la Renaissance, au profit de l’observation des artistes eux-mêmes (Michel-Ange et Raphaël en premier lieu) et des règles internes de la peinture. On sait cependant que les artistes de la Renaissance eux-mêmes ne répondaient qu’à des critères artificiellement, longuement, patiemment établis par leurs collègues (« le monde de l’art »). Ce tableau du Tintoret est une appropriation des règles en vigueur. Une hallucination. Le Tintoret délire à la fois les règles elles-mêmes, celles de la perspective, celles de la géométrie, jusqu’ les pousser à une limite incandescente (là où elles sont prêtes à se consumer). Mais aussi l’Histoire. L’Histoire sacrée (qui n’est déjà plus la Grande Histoire, mais une mythologie) et l’Histoire de Venise.

Car nous n’avons pas encore vraiment parlé de cette aventure extraordinaire qui inscrit Venise à l’Orient de l’Occident. Le corps de Saint-Marc, retrouvé en Égypte, marque, on le sait, symboliquement le lien avec l’Orient au-delà de la Méditerranée, et surtout une domination : le vrai centre est Venise. Non pas vérité universelle (malgré la symbolique qui cherche à instaurer une légitimité transcendantale) mais vérité temporelle, matérielle, économique, stratégique. Ce tableau aussi est une stratégie. La perspective exacerbée est l’installation dans un espace d’une projection. Si nous retrouvons le même jeu que dans L’Annonciation de Véronèse, l’ajout d’une diagonale (une tangente) et le sujet même du tableau (la gloire initiale de Venise, son fait d’arme fondateur), la géométrie mathématique n’est pas soumise à la religion, mais l’inverse. Venise a distordu la réalité pour soumettre à son pouvoir le monde méditerranéen.

Néanmoins, on le sait aussi, la glorification marque déjà les premiers signes de décadence. C’est un retour, et même un besoin d’affirmation. Nous sommes dans l’ordre du mythe, du récit rétrospectif. Tout flambe dans la palette du Tintoret.

Francesco da Tolmezzo, Madonna col Bambino e angeli muicanti

(…)

Giovani Francesco Caroto, La madonna cucitrice

Cette toile est d’une tristesse indicible. Jésus est fantomatique. On le dirait gangrené. Le paysage est aride, le ciel menaçant. Le geste du Saveur est ambigu. Que nous montre-t-il en soulevant le voile de la mère ? La future mater dolorosa ? La beauté bientôt évanouie ? Ce qui ferait de ce tableau une vanité ? La vanité, thème antique à la mode bientôt du Baroque, est doublé par le thème de la couture. Antique aussi en ce qu’il rappelle les Parques. Jésus, représenté dans une pose de putto (antique encore), tient les ciseaux qui couperont le fil de sa propre vie. Ce que brode Marie est un linceul. Quel est cet arbuste qui épouse le contrapposto de l’enfant ? Le rouge de la robe de Marie est le détail qui fait de ce tableau un chef-d’œuvre de tendresse et de tristesse.

Madonna del Prato (1328)

Dans la même salle, qui est en fait la partie supérieure de l’ancienne église, on trouve une amusante Madone enceinte. La mère est replète, les joues arrondies comme une noix. Son ventre est un monde, une planète bleue. Ne semble-t-elle pas gourmande, et toute joyeuse, cette jeune mère aux pommettes rougies par un plaisir timide. C’est un hymne à la vie. Aucun signe de Passion. Et aucun mystère non plus. Tout est là, presque un peu rustre, un peu simple, débonnaire.

Les Joueurs d’échec

Il en faut pas manquer, au rez-de-chaussée, un ensemble de salles derrière la boutique. On y trouve de tout.

Comme ces Joueurs d’échec. Peinture caravagesque, mais le jeu d’échec est rare au regard des jeux de cartes. C’est un exercice. Du Valentin, mais comme maladroit, un peu scolaire. Geste expressif de l’adversaire, pour détourner l’attention du joueur concentré non pas du jeu lui-même mais de la main de la courtisane qui lui subtilise la bourse. La main vient embrasser l’épaule et c’est pour mieux montrer au spectateur complice le fruit du larcin. Nature morte sous la main. Expressivité du jeune homme. Savoir-faire de la représentation des habits, des plis, des matières. Visage cependant passablement fantomatique de la jeune fille (corset pudique, au passage), et ce jeu d’échec. Le message moral est clair : on perd quand on croit gagner ; l’important n’est pas là où l’on croit ; il ne faut pas se laisser aller à l’orgueil de l’avantage ; etc. L’ensemble plaira assurément aux amateurs de peinture caravagesque.

Domenico Fetti (1589-1623)

À côté de la très fameuse Mélancolie, on trouve de Domenico Fetti un David proche de la manière de Manfredi, et de Baglione dans sa belle période caravagesque. Avec élégance, Fetti fond la figure dans une obscurité dévorante. Il ne reste presque plus rien dans la lumière : le visage, la main sur l’épée. Même le cadavre de Goliath, souvent l’occasion de peindre le gore, s’enfonce ici dans l’ombre. Un David fier, presque arrogant. Cette fierté, on la retrouve aussi, indirectement, dans la représentation de la mélancolie. Fetti, avec ce tableau devenu célébrissime, s’inscrit dans la lignée de Dürer : l’artiste (dont le tempérament par excellence, selon la classification d’Hippocrate, est la mélancolie) s’élève au plus haut rang, sinon de la société civile, du moins de celle humaine. Il a le savoir, le savoir-faire, et un rapport privilégié avec ce qui dépasse l’humain, la Nature (la métaphysique). S’il est torturé, c’est qu’il est tiraillé entre l’ici-bas et l’au-delà (les Romantiques ne traduisent que dans un contexte bourgeois les mêmes sentiments).

Francesco Maffei (1605-1660)

Ce Persée n’est-il pas incroyable ? Sa face comme une bouillie remuée, bouffie, les yeux bouchés par une suinte noire, et ce corps de vieux mercenaire, de gladiateur rodé. Pas grand-chose d’héroïque ici : plutôt un labeur de routier. La touche est lâche, mais enlevée, la couleur est savante quoique discrète, presque terne, la composition très sûre, ternaire, tout autant du reste que la pose et la physionomie des personnages, leurs attitudes. C’est à la fois brouillé et très fluide, précis et mouvementé.

Giambattista Tiepolo (1696-1770)

Bizarrement, nous n’avons pas vu beaucoup de Tiepolo encore. Dernier maître de la Venise fastueuse. Dernier feu. Presque le prototype trop parfait, par ses dates mêmes, de cette fin de vie vénitienne. Nous voilà au summum de la hardiesse picturale, des perspectives audacieuses, des couleurs froufroutantes.

Sainte Hélène, la mère de Constantin, était allée chercher la croix de Jésus pour la ramener à Rome, dans la basilique justement nommée aujourd’hui Santa Croce in Gerusalemme. En voici une traduction allégorique, volontiers musicale, dans un tondo de plus de 4 mètres de diamètre. Comment ne pas s’émerveiller devant l’ingéniosité du peintre ? La composition, malgré le tondo, malgré la contre-plongée, malgré le vide du ciel, est solide, dynamique et même riche.

Francesco Hayez (1791-1882)

Francesco Hayez est né à Venise avant l’arrivée de Bonaparte. Si Tiepolo est le dernier peinture vénitien, de la soi-disant « République de Venise », Hayez est le premier peintre moderne de la nouvelle Venise, alors délaissée, déjà devenue musée. Il mourra à Milan.

On trouve de nombreux tableaux de Hayez à l’Accademia, et on les admirera tous. Mais son autoportrait à 82 ans, qui est le plus célèbre du maître, s’il s’inscrit dans une tradition devenue ancestrale, inaugurée sans doute par Van Eyck, marquée par Rembrandt, notamment par le pathétique et sans concession autoportrait de vieillesse, trouve ici sa traduction dandy. L’homme, vieux, se dépeint fort, stable, l’oeil aiguisé, sans concession non pas sur sa déchéance, ou sa proche fin, mais sur le spectateur qui le regarde comme une vache regarde passer un train. Le peintre du fameux Baiser démontre qu’on peut être vieux et être – jusqu’au bout – puissant.