Voix d’Antoinette Deshoulières

Les éditions Gallimard ont le souci depuis plusieurs années de publier de plus en plus de poétesses dans leur collection de poche consacrée à la poésie. Pas encore la parité, mais l’effort est notable (on aimerait que la collection « Bibliothèque de la Pléiade » suive l’exemple). Après Clarisse Nicoïdski, Nelly Sachs, un deuxième titre de l’excellente Vénus Khoury-Ghata, Ariane Dreyfus, Inger Christensen, Denise Desautels ou encore Alicia Gallienne, a paru le 15 juin 2023 un recueil des poèmes d’Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine (poésies 1659-1694), édité par Sophie Tonolo (10,10 euros).

Poétesse du XVIIe siècle, Antoinette Deshoulières (1638-1694) n’était toutefois pas tout à fait une inconnue, puisque le regretté Jean-Louis Murat avait enregistré un album à partir d’un choix de ses poèmes en 2000, accompagné d’Isabelle Huppert, et que les éditions Bartillat avaient quelques années après, en 2005, publié une anthologie de son œuvre. Mais pendant presque vingt ans plus grand-chose en dehors de l’Université, quand ce livre de poche vient enfin consacrer Antoinette Deshoulières comme une voix de première importance de la poésie française.

Antoinette Deshoulières a tout pour plaire à notre modernité : liberté de ton, souplesse et clarté de la langue, évocation des sentiments personnels dans un lyrisme à la fois aigu et retenu. Par exemple, sur la fontaine du Vaucluse :

Je laisserai conter de sa source inconnue
Ce qu’elle a de prodigieux,
Sa fuite, son retour, et la vaste étendue
Qu’arrose son cours furieux.
Je suivrai le penchant de mon âme enflammée,
Je ne vous ferai voir dans ces aimables lieux
Que Laure tendrement aimée
Et Pétrarque victorieux.

On rencontrera, dans une première partie que Sophie Tonolo a voulu presque existentialiste (« être femme »), des propos qu’on qualifierait aujourd’hui de « féministes » et qui sont aussi l’expression d’une singularité aristocratique que le siècle de Louis XIV a violemment étouffée, après Madeleine de Scudéry, après Marie de Rabutin-Chantal (dite « Madame de Sévigné »). Et on trouvera la satire et l’ironie cinglante, la chanson, la leçon morale et un humour presque potache digne de l’Hôtel de Rambouillet, notamment dans la série des poèmes pour et par des animaux (avec une « apothéose de Gas mon chien, à Iris »). Les chats ne manquent pas d’évoquer, pour nous, ceux de Colette. Et certains de ces poèmes en particulier sont d’une tonalité si libre qu’on les croirait volontiers des pastiches de 1900.

De libertin, il faut citer aussi cette première strophe d’un étonnant rondeau :

Entre deux draps de toile bleue et bonne,
Que très souvent on rechange, on savonne,
La jeune Iris au cœur sincère et haut,
Aux yeux brillants, à l’esprit sans défaut,
Jusqu’à midi volontiers se mitonne.

Personnage singulier, Antoinette Deshoulières, et personnage historique qui nous permet d’apercevoir dans ce Grand Siècle qu’on croit connaître ce qui nous échappe en grande partie, si l’on ne regarde que du côté de Corneille, Racine, Louis XIV, et pas du côté des libertins (« érudits »), des femmes écrivaines (moquées, hélas, par Molière parmi tant d’autres), de la Fronde et de Nicolas Fouquet. Le Soleil plonge dans l’obscurité tout ce qu’il n’éclaire pas. Épouse d’un frondeur réfugié (et assiégé) à Rocroi, proche du propriétaire de Vaux-le-Vicomte arrêté par d’Artagnan et emprisonné jusqu’à sa mort, encensant la Phèdre et Hippolyte d’un certain Jacques Pradon plutôt que la pièce de Jean Racine, Antoinette Deshoulières pourrait être taxée d’un manque de lucidité ou d’une obstination dans le pari perdant, mais nous aimons mieux y interpréter aujourd’hui les signes d’un goût autre et d’une éthique-esthétique qui n’a pas été celle du pouvoir régnant. Quelque-chose, peut-être, qui nous parlera davantage. Même si, du reste, notre poétesse le flatte ensuite généreusement, ce roi dont elle attend les subsides. Comme la chauve-souris de La Fontaine, autre proche de Fouquet, elle peut dire, selon les circonstances : « Vive le Roi, vive la Ligue » (II, 5). Pragmatisme – plutôt qu’opportunisme – qui appartient à une philosophie exigeante et poussée, que ses « réflexions diverses » versifiées illustrent. Un étonnant mélange de baroque et de classicisme, de clarté et de tourment dans l’expression.

Accompagné d’un appareil critique précieux, avec des notes concises, rarement bavardes ou superflues, ce volume qui tient ses promesses est, en plus, une invitation à poursuivre les redécouvertes littéraires féminines de toutes les époques, fondamentales pour la nôtre.

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Piotr Pavlenski ou le paradoxe de l’artiste engagé

(publié dans les cahiers d’Artes, n°13, juin 2023, Presses Universitaires de Bordeaux)

Les premières performances de Piotr Pavlenski s’inscrivent dans une tradition déjà longue, et bien définie. Notamment celle de l’Actionnisme viennois. En 1968, pour prendre un exemple caractéristique, lors de sa performance Kunst und Revolution à l’université de Vienne, Günter Brus (1938) avait bu son urine, s’était enduit le corps de ses excréments puis s’était masturbé en entonnant l’hymne national autrichien. Il avait été condamné à six mois prison et s’était exilé à Berlin jusqu’en 1976. Piotr Pavlenski, lui, s’est cousu les lèvres en soutien aux Pussy Riot (Suture, 2012), s’est cloué le scrotum devant le mausolée de Lénine sur la place Rouge (Fixation, 2013), s’est tailladé un bout d’oreille assis (entre Van Gogh et Humpty Dumpty) sur un mur d’hôpital psychiatrique (Séparation, 2014). Son corps était son premier matériau. Puis il y a eu l’incendie de la Loubianka, ancien siège du KGB (Menace,2015). Exilé en France, où il a obtenu le statut de réfugié politique en 2017, il avait la même année réitéré sa flambée, cette fois-ci avec la Banque de France (Éclairage). Dans ces dernières performances, ce n’est plus simplement – si l’on peut dire – son seul corps qu’il met en jeu, mais aussi celui des autres. Et pas seulement les corps – et même pas d’abord les corps – mais les objets, les choses – les biens publics. Une fois digéré l’effet spectaculaire de l’a performance, nous comprenons que c’est renouer en fait avec une manifestation traditionnelle de l’art où l’ego de l’artiste vient transformer la matière selon son propre désir, ses propres idéaux. La dimension symbolique du matériau – la Loubianka, la Banque de France – élève l’art singulier en art collectif (et même internationaliste dans la mesure où Piotr Pavlenski est russe et s’attaque à des institutions françaises). Que nous le voulions ou non, nous sommes tous impliqués : l’œuvre s’impose à nous, sans que nous ayons fait l’effort de nous y confronter. Art politique dans tous les sens du terme (remarque banale, mais espérons ici à bon escient) : un art dont le sujet est politique ; un art qui concerne la polis, la cité, la manière de vivre ensemble, le rapport des individus aux institutions.

Si la dimension politique est indéniable, il n’est pas évident qu’il s’agisse d’art. Pour certains, le statut d’« artiste » de Piotr Pavlenski pourrait s’apparenter à un prétexte, à un alibi pour commettre des actes de vandalisme et de provocation. La question de la définition de l’art ne peut donc pas ne pas se poser dans le cas de Piotr Pavlenski. Mais elle ne se pose pas en termes d’esthétique ou de transcendance : la question n’est pas de savoir « qu’est-ce que l’art ? » mais « quand y a-t-il art ? » C’est la situation de l’art que nous interrogerons en premier.

Grâce à cet outil théorique, le problème de la posture de Piotr Pavlenski pourra alors être interrogé sans s’enliser dans les généralités superficielles. Quelle est la légitimité de cet artiste à juger, critiquer, non seulement des individus mais des institutions ? Quelle est sa posture ? Et, surtout, cette posture est-elle tenable ?

La définition institutionnelle de l’art

Une fois le constat établi que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (La Société du spectacle, thèse 9), toute sincérité devient suspecte, est dévoyée, ou s’avère alors impossible. Dans un tel monde, l’art n’est qu’une marchandise comme une autre, soumis au fétichisme théorisé par Karl Marx (Le Capital, Livre I, chapitre I.4), reprise par Theodor Adorno1, prolongée par Guy Debord, repensée par la Wertkritik (Théorie de la Valeur)2. Cette « marchandisation »3 de l’art pourrait aboutir au constat facile qu’émet le dernier homme nietzschéen d’une « fin de l’art »4. Mais l’analyse de l’art selon sa « marchandisation » poserait plutôt l’exigence de penser son cadre définitionnel : la question ne serait plus essentialiste, « qu’est-ce que l’art ? », mais elle s’historiciserait et se contextualiserait : « quand y a-t-il art ? » Les conditions d’une attribution statutaire sont générées par des acteurs légitimes à cette attribution : ces acteurs appartiennent, comme l’a étudié Howard Becker, aux « mondes de l’art »5, c’est-à-dire à des institutions. Il s’agit donc de revenir à une définition institutionnelle de l’art, formulée par Georges Dickie6 (après avoir été amorcée par Arthur Danto et la philosophie analytique de Nelson Goodman7), et qui demande aujourd’hui quelques précisions que nous allons tenter d’apporter en partie.

Car ce n’est pas tant la dimension politique qui pose problème dans le cas de Pavlenski, que la dimension artistique. « En quoi est-ce de l’art ? » entend-on. Question que les marchandises artistiques imposent régulièrement, aussi bien devant la télévision ou au repas de famille qu’au long cours de l’histoire contemporaine (à partir de 1789) entraînant, à chaque fois, l’élargissement de la notion d’art. C’est ce qui s’est passé, pour prendre un moment important dans l’histoire de l’art du XXe siècle, en 1927 à l’occasion d’une exposition de Constantin Brancusi aux États-Unis (abandon officiel de la définition mimétique de l’art)8, ou encore lors d’une exposition des fameuses boîtes Campbell d’Andy Warhol (en quoi des cartons de conditionnement sont-ils de l’art ?9). L’interrogation refait surface avec les NFT et le « crypto-art » : « qu’est-ce que l’art ? » D’un côté, on balayera du revers de la main cette question au nom d’un pragmatisme superficiel ou d’un dogmatisme subjectiviste (« c’est là, alors pourquoi se poser la question ? » ; « Pour moi c’est de l’art »), de l’autre la rigueur intellectuelle achoppera la plupart du temps sur des notions métaphysiques comme celles du « sublime » ou de la « transcendance ». Le siècle des Lumières s’est évertué à distinguer ce qui appartenait à la « raison », et ce qui lui était étranger10, il a inventé une nouvelle science, l’esthétique, pour affronter la question de l’art. Mais le mystère n’a été que déplacé : la nature et la qualité des émotions, la différence essentielle entre les émotions face à une œuvre ou face à la nature, le ressenti transcendant qu’une harmonie peut produire, la nature de cette harmonie, etc., toute cette « physiologie » de l’art s’appuie sur un terreau apodictique, voire parfois des errances lexicales. Tout idéalisme écarté, l’art ne peut rigoureusement se définir que par l’agencement dans lequel il s’inscrit.

L’agencement, concept célèbre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, est l’ensemble des conditions génétiques d’un type de réalité historiquement et géographiquement définie11. L’anthropologiste Alfred Gell, lorsqu’il publie en 1997, peu avant sa mort prématurée, Art and Agency, utilise ce concept d’une manière pragmatique : il cherche à comprendre le rôle des « objets esthétiques dans les processus sociaux d’interaction »12, c’est-à-dire le contexte social de production, de circulation et de réception des objets : ce n’est pas « l’art » qui compte, mais la manifestation de l’art.

Ainsi il nous est permis aujourd’hui de revenir sur la définition institutionnelle de Georges Dickie en la couplant à l’analyse sociologique des mondes de l’art par Howard Becker. La théorie institutionnelle fait du reste une large place à la dimension sociologique (du monde) de l’art : « Une conception ouvertement sociologique d’un monde de l’art permet de résoudre certains des problèmes que pose cette théorie »13. Car redéfinir l’art régulièrement, en fonction de l’apparition de nouvelles créations, sacrifie soit à une téléologie (affiner la définition jusqu’à parvenir à son expression parfaite) soit à un relativisme inconsistant. L’art ne peut s’envisager détaché de son agencement. Arthur Danto précise : « Pour considérer une chose comme de l’art, il faut quelque chose que le regard ne peut discerner, un environnement de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art. »14 C’est ce « monde de l’art » – cet agencement – qui compte.

Dès 1974, Georges Dickie, inspiré par Arthur Danto, élabore donc une définition qu’il appelle « institutionnelle » : « Une œuvre d’art au sens classificatoire est 1) un artefact 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) ont conféré le statut de candidat à l’appréciation. »15 Ilmet l’accent sur deux points : la « fabrication » (« artefact ») ; la réception par un monde de l’art. Comme l’art conceptuel ou la performance (pour faire court) relègue l’« artefact » aux oubliettes, la définition de G. Dickie peut être resserrée : ce qui fait « œuvre d’art », c’est la « déclaration » par le monde de l’art. Ce serait « faire œuvre » comme on dit « faire sens ». Réception et production ne font plus qu’un. Mais qui serait légitime alors pour cette déclaration ? Howard Becker, en 1988, cherche à le comprendre : « Aucun de ceux qui ont participé à ce débat n’a envisagé les mondes de l’art dans toute leur complexité organisationnelle comme je le fais ici, même si mon point de vue n’est pas incompatible avec leur thèse. »16 S’ensuivent quatre questions qui circonscrivent l’œuvre d’art, l’art et son monde : « Qui ? À quoi ? Combien ? Jusqu’où ? » Limités par le format de l’article, concentrons-nous sur la dernière question qui nous intéresse particulièrement dans le cas de Piotr Pavlenski et qui éclaire aussi les autres.

« Jusqu’où ? » La question n’est d’abord pas très claire : « jusqu’où vont les mondes de l’art ? » ou « jusqu’où vont les théories esthétiques » ? Pourtant H. Becker soulève à partir de là un nouveau point primordial : le statut de l’artiste. « Les ‘‘institutionnalistes’’ tirent une conséquence importante de leur analyse : si les artistes veulent être reconnus comme tels, ils doivent convaincre les personnes ad hoc de certifier le caractère artistique de leur travail. »17 Deux conséquences. D’abord, que la question centrale n’est pas l’art lui-même, mais bien l’objet qu’on qualifie « d’œuvre d’art » : le léger déplacement de perspective permet une approche nouvelle du problème. Ensuite, que le statut d’artiste devient plus important que la « force créatrice » elle-même, ce qu’on appelle communément le « génie » selon l’héritage idéaliste. « Artiste » est une fonction, un métier, un statut social. Statut plutôt « bourgeois » puisqu’il faut non seulement posséder un certain degré de culture mais aussi pénétrer dans un certain milieu économique aisé (Auguste Lesage, mineur, se fit artiste-spirite – renouant avec le vieux mythe du vates – pour échapper à sa condition). La question peut alors être reformulée de la manière suivante : « Jusqu’où faut-il aller dans l’organisation d’un monde de l’art et la mise en place de son appareil institutionnel avant de pouvoir faire accepter l’œuvre en question au-delà du cercle des initiateurs de ce nouveau monde ? » Mais c’est aussi, tout simplement, d’abord, ce que, en France, le réseau des écoles d’art mis en place par l’État enseigne à ses artistes en herbe : « convaincre les personnes ad hoc de certifier le caractère artistique de leur travail ». Qu’est-ce qui est art, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Voilà tout l’enjeu.

Plusieurs difficultés se présentent quand on veut créer un monde de l’art pour y faire homologuer des œuvres qui ne trouvent pas leur place dans les mondes de l’art existants. Les ressources (notamment les soutiens financiers) sont déjà attribuées aux activités artistiques en place, de sorte qu’il faut exploiter de nouvelles sources de financement, de nouveaux secteurs d’offre de personnels, d’autres modes d’approvisionnement en matériel, fournitures, etc., sans oublier les espaces où présenter les œuvres. Étant donné que les théories existantes n’homologuent pas les œuvres concernées, il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique, et énoncer de nouveaux critères de jugement.

À l’heure de l’industrie culturelle (la Kulturindustrie d’Adorno et Horkheimer), toute la question est de savoir quand une marchandise peut être qualifiée d’« œuvre d’art ». Pour cela, la production doit être homologuée par plusieurs institutions.

​Les trois institutions : le Musée, le Marché, la Critique

« Qui peut agir au nom de cette institution sociale qu’est le monde de l’art ? » Ni G. Dickie ni H. Becker ne répond définitivement à cette interrogation. Une réponse claire peut être pourtant apportée. Pour qu’il ait « art », deux critères sont nécessaires parmi les trois suivants : la reconnaissance par le musée, la possible circulation dans le marché, le discours critique. Ce sont donc les institutions du Musée, du Marché et de la Critique (qui adoubent des « acteurs » des mondes de l’art) qui font l’art. Et pour l’instant rien n’échappe à ce cadre. Les institutions peuvent sans doute varier (les « personnalités » se succèdent cependant plus rapidement que ces institutions), mais elles sont intrinsèques au système social de production. Elles sont sensiblement les mêmes depuis la fin du XIXe siècle, ayant été établies par la République capitaliste, productiviste, patriarcale, sur l’héritage des Empires et de l’Ancien Régime.

En ramassant ainsi la citation de H. Becker, se retrouvent en filigrane nos trois « actants », Musée, Marché, Critique : « Plusieurs difficultés se présentent quand on veut créer un monde de l’art (…). Les ressources (notamment les soutiens financiers) (…), sans oublier les espaces où présenter les œuvres. (…) il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique. »18 Les « espaces » renvoient au musée (et à son avatar privé, la galerie) ; la nécessité d’« élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique » renvoient à la Critique ; les « soutiens financiers » au Marché.

1. Le critique est celui qui promeut l’œuvre, qui la soutient, qui l’explique au besoin (depuis la Seconde Guerre mondiale, le critique est souvent artiste, voire l’artiste lui-même : c’est ce qu’on apprend aux étudiants des écoles d’art). Qu’est-ce qui fait un critique d’art ? Le critique d’art qui se considère comme critique d’art. Ou plutôt celle ou celui qui produit des critiques d’art. Le critique d’art aura souvent un autre travail, comme tout « créateur » (ce que souligne Nathalie Heinich avec le concept de « régime vocationnel »), il sera reconnu par un diplôme étatique ou par une activité dans des instances reconnues (une revue ou une galerie). D’autres modalités sont possibles qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter exhaustivement (par exemple, l’inscription dans l’Association Internationale des Critiques d’Art, AICA, fondée symptomatiquement en 1950, etc.).

2. Le musée. Parce qu’il est une institution qui dépend de l’État, et depuis De Gaulle et Malraux d’un ministère particulier. Institution qui expose l’art et le met en contact du public de manière privilégiée. Musée public ou privé, jusque dans sa déclinaison bourgeoise de la « galerie » ou civique du « centre d’art », cette institution rassemble les plus nombreux membres du monde de l’art et n’est pas sans offrir le plaisir d’une agora (même si la bibliothèque municipale, à ce titre, est bien plus capitale). Au musée travaillent conservateurs habilités par un concours d’État ou nommés par un consortium. Eux-mêmes habilitent les contractuels par les procédures du recrutement : restaurateurs, médiateurs, manutention. Se rencontrent aussi des amateurs plus ou moins éclairés, un public plus ou moins intéressé. Il demeure cependant, à bien y regarder, assujetti au marché19.

3. Le marché (de l’art) abrite lui-même la plupart du temps des membres reconnus par un diplôme ou une charge (commissaire-priseur par exemple) mais a la particularité de reposer sur des spéculations et la « circulation » des œuvres, dans l’unique but de créer de la plus-value. Il est régi, comme tout marché, par le « sujet automate » qu’est la Valeur20.

Le cas Pavlenski : succès et écueils

Selon cette définition, Piotr Pavlenski a le statut d’« artiste ». Il est reconnu par la critique, il est exposé dans des galeries21. Mais il profite – c’est évident – du flou persistant de la définition de l’art liée à une volonté d’en conserver une vision idéaliste et transcendante. Deux choses l’une : soit il croit réellement en la force de l’art pour changer la société et s’inscrit dans la tradition démiurgique romantique, soit il agite le drapeau de l’art pour se protéger. Dans les deux cas, il suit son programme et utilise les armes de la société contre la société. Piotr Pavlenski est un artiste en guerre – qui semble jouer sa vie, comme peu d’artistes ont joué la leur – Vincent Van Gogh (à qui il a rendu hommage), Antonin Artaud. Il fait de la société le matériau de la création : la transformation de la société est sa pratique. Piotr Pavlenski nous entraîne dans une zone grise qui ne peut qu’effrayer : il est donc dangereux.

Mais dans les deux cas également, il tombe sous le coup de l’imposture. S’il croit réellement en la capacité de l’art à transformer la société, il se présente sous la figure de l’artiste-« prophète » (voire de l’artiste-« gourou ») qui, contre les autres, connaît seul la vérité qu’il veut répandre (il est, selon la formule sartrienne, de « mauvaise foi »22 : il se confond avec son statut d’artiste). S’il cherche à se protéger par un statut reconnu par la société, c’est un tartuffe.

Clairement il se construit une image de probité : sans concession avec lui-même, il n’en fait pas avec les autres. Froid stratège, d’une austérité admirable, il a purgé onze mois de prison préventive dans un quartier pénitentiaire pour terroristes, d’où il a refusé de sortir avant son jugement alors qu’il en avait la possibilité. Il n’accepte aucune aide financière étatique. Ainsi il peut se permettre de diffuser une vidéo intime dans l’espace public : intransigeant avec lui-même, il impose que les autres le soient aussi. D’autant plus quand ils ont une envergure publique (c’est la teneur du discours qui a servi à justifier l’action intitulée Pornopolitique qui a entraîné la chute de Benjamin Griveaux).

Pourtant, cette image est mise à mal par son attitude ainsi que par des accusations qui, bien qu’elles ne soient pas, en vertu de la présomption d’innocence, des preuves d’une quelconque culpabilité, viennent néanmoins l’ébrécher, et en ébréchant cette image, diminuer la portée de ses actions. Il ne s’agit pas ici de raviver le débat sur la distinction entre vie et œuvre d’un artiste. En effet, la nature de l’art de Piotr Pavlenski nous impose, a priori de tout débat, de regarder sa vie intime : il tire sa légitimité de sa propre droiture, c’est-à-dire de la cohérence entre ses discours et ses actes. S’il peut attaquer l’hypocrisie des autres, c’est que lui-même ne l’est pas : sinon quelle serait la crédibilité de cette dénonciation ? Et même si nous acceptions le principe que l’hypocrisie puisse être dénoncée par d’autres hypocrites, quel est alors le poids de cette dénonciation ? Ce serait la reconnaissance d’une hypocrisie irréductible, irrémédiable contre laquelle on serait impuissant. Imaginons que des politiciens condamnés par la justice continuent à exercer des fonctions publiques : toute dénonciation serait plus que vaine, elle aurait même l’effet de normaliser l’hypocrisie et le non-droit. D’autre part, il ne s’agit non plus, bien sûr, de porter un jugement moral sur la vie de Piotr Pavlenski, mais d’évaluer la véritable influence d’une œuvre politique, d’une production artistique politique, sur la société. Or qu’est-ce que nous savons ? Laissons de côté la question de ses revenus. Un autre problème plus fondamental se pose. Il a été accusé d’agression sexuelle contre Anastassia Slonina en 201623, il est toujours entouré de filles jeunes24, de manière plus directe, plus intime, son ancienne compagne, Oksana Shalygina, déclare publiquement : « Je montre le visage nu d’un hypocrite, un maître de la mascarade, un opposant irréductible au pouvoir, acclamé dans le monde entier, qui, entre quatre murs, s’est révélé être un tyran domestique, un dictateur, un gardien de prison. »25 Il n’est donc pas illégitime de se demander si Piotr Pavlenski ne perpétue pas les stéréotypes patriarcaux et machistes de la société capitaliste qu’il dénonce. On l’accuse également d’avoir agressé au couteau, le 31 décembre 2019, lors d’une fête privée, un éditeur suite à une discussion houleuse. N’est-il pas violent et dominant par tradition plutôt que par hybris (si l’on définit l’hybris comme la pulsion de renversement des valeurs) ? Morale pour morale, quelle déconstruction, dans ses actions, des stéréotypes et, finalement, de l’ambivalence de toute action ?

Ces quelques affaires, si elles intéressent, par la posture même de Piotr Pavlenski, le tout à chacun (dans la mesure, nous l’avons dit, où il impose à tout le monde ses actions fondées sur sa propre droiture morale exemplaire), relèvent cependant de la justice et il n’est pas possible d’aller plus loin sur ce terrain. Mais avec la grille de lecture que nous fournit la définition institutionnelle de l’art, qui est la seule à ne pas se fonder sur des postulats métaphysiques invérifiables, il est possible d’envisager la posture de Piotr Pavlenski d’une autre manière encore. En effet, s’il déboussole à première vue, l’art de Pavlenski s’inscrit en fait pleinement dans une tradition esthétique familière : moralisme, honnêteté, figure messianique de l’artiste (la douleur volontaire pour un bien supérieur est un motif éminemment christique). Il retombe alors, aussi, dans le vieux problème de la capacité de l’art à changer la société. Malgré l’intensité de ses actions, et peut-être à cause de cette intensité même, Piotr Pavlenski se heurte au problème de tout art qui cherche à critiquer la Société du Spectacle : il devient lui-même le centre d’attention et détourne de ce qu’il cherche à mettre en lumière. Il fait diversion. Or cette insaisissabilité, cette « liquidité », pour reprendre le terme de Zygmunt Bauman26, est une caractéristique reconnue de la Société du Spectacle. En voulant dénoncer l’hypocrisie politicienne, en faisant le « buzz », ce n’est pas tant la technique du « komprometat » qui pose problème, mais plutôt l’oblitération des enjeux politiques profonds de l’hypocrisie politicienne : le mensonge généralisé dans l’espace public, la récupération des réalités quotidiennes et concrètes dramatiques (pauvreté, exploitation, etc.). Ainsi la diffusion d’une image à caractère sexuel a donné lieu à un retrait de la vie politique quand des condamnations pour corruption ou détournement de biens sociaux, prononcées par des tribunaux, n’ont souvent qu’une portée symbolique. N’est-ce pas encore le jeu médiatique qui, plus que la volonté d’un artiste, a déterminé cette fin ? Sans parler du fait que cette affaire, somme toute anecdotique, a occulté un certain temps d’autres faits plus tragiques, par exemple la mort de personnes fuyant leur pays en guerre à la recherche d’un refuge. Ce constat n’apparaît pas dans les déclarations de l’artiste. Il n’y a pas de distanciation vis-à-vis de sa posture. La vraie question que pose l’art de Pavlenski, Pavlenski ne la pose pas : l’entrisme dans la Société du Spectacle est-il possible ? Autrement dit : peut-on échapper à la machine spectaculaire une fois qu’on y a pénétré ?

Conclusion : le paradoxe de l’artiste engagé

Piotr Pavlenski revendique un art émancipateur. Cette conception n’a rien d’évident. Pour que l’art puisse posséder cette faculté d’émancipation, il faudrait entre autres qu’il échappât au mensonge et à l’imposture. Ce que cherche Piotr Pavlenski. Mais dans le cadre de la définition institutionnelle de l’art, cela signifierait échapper aux déterminismes économiques de la production, mais aussi de la réception de l’œuvre d’art. En effet, production comme réception dépendent de pouvoirs en place, ceux-là mêmes auxquels s’attaquent Piotr Pavlenski. Les limites de son action apparaissent alors clairement. Surtout en l’absence de toute distanciation. Tant qu’il se revendiquera « artiste », Piotr Pavlenski ne pourra pas pratiquer un art émancipateur. S’il refuse d’être un artiste, par définition il ne fera plus d’art. C’est le paradoxe de l’artiste engagé. Le cas de la Bande à Baader-Meinhof est un précédent tragique : de jeunes gens, pour la plupart issus d’une école d’art, jeunes artistes en devenir, prennent conscience des limites de l’art en tant qu’émancipation collective, sombrent dans la violence, finissent assassinés en prison. Tout art qui prétendrait à l’émancipation politique s’apparenterait donc à une imposture.

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Bibliographie

ADORNO, Theodor et HORKHEIMER, Max, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1974 (1947).

BECKER, Howard S., Les Mondes de l’art, Flammarion, 2010.

DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, Seuil, 2019 (1981).

DELEUZE, Gilles et GUATTARI, , Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.

DICKIE, Georges, Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, NY: Cornell University Press, 1974.

GELL, Alfred, Art and Agency, An Anthropological Theory. Oxford, Clarendon Press, 1998.

GENETTE, Gérard (éd.) Esthétique et poétique, Seuil, 1992.

GOODMAN, Nelson, Manières de faire des mondes, éd. Jacqueline Chambon, 1992.

JAPPE, Anselm Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle Critique de la Valeur, La Découverte, 2017 (2003).

LORIES, Danielle, Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988.

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Notes

1Avec Max Horkheimer, notamment dans La Dialectique de la raison, 1944.

2Cf notamment Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle Critique de la Valeur, La Découverte (2017, première édition parue chez Denoël en 2003).

3Le terme « marchandisation » est à entendre dans la complexité de l’analyse marxienne de la « marchandise ». La marchandise a une double nature : d’abord elle est caractérisée par sa valeur d’usage, mais aussi par sa valeur d’échange. Or, pour qu’il y ait échange, il faut qu’il y ait abstraction : on utilise une autre valeur comme étalon, celle de la quantité de travail abstrait qui ne dépend pas du temps de travail concret, mais d’une moyenne sociale : c’est la Valeur – avec un V majuscule pour la différencier de la valeur d’échange (pour plus de précisions, se rapporter au livre d’Anselm Jappe cité dans la note précédente). L’œuvre d’art n’est qu’une marchandise inféodée à la Valeur, mais qui se dissimule sous le statut « art » comme d’autres marchandises sous le statut « luxe » (les deux pouvant parfois se confondre).

4Dans Ainsi parlait Zarathoustra (V, III, 12, 27) le « dernier homme » est celui qui arrive en dernier mais aussi celui qui est le plus méprisable (le « dernier des hommes ») : il accueille la mort de Dieu (la fin de la métaphysique?) comme une évidence, sans vouloir comprendre les implications, les responsabilités que cette mort implique. Il est bien sûr l’homme moderne, imbu de lui-même, qui se gargarise d’être l’accomplissement de l’Histoire (et donc de l’art…). Mais l’Histoire ne l’intéresse pas (« Jadis, tout le monde était fou »). La Raison et le Bonheur sont pour lui domestiques : c’est le confort. Confort qu’il cherche à imposer, sans vouloir en assumer les conséquences, à qui ne le possède pas ou ne le désire pas.

5Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, Flammarion, 2006 (1988).

6L’article de Georges Dickie qui sert de référence est « Defining art » qui date de 1969, et qui trouve son prolongement dans Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, NY: Cornell University Press (1974).

7Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon art », 1992, pp. 89-90 et 93.

8Riout, Denys ouvre Qu’est-ce que l’art moderne ? (Gallimard, 2000) sur cette anecdote. À l’occasion d’une exposition de Brancusi aux États-Unis, les douaniers, perplexes, ont voulu taxer comme « marchandises » les sculptures de Constantin Brancusi, ce qui a donné lieu à un procès, « Brancusi contre États-Unis », ouvert le 21 octobre 1927. Au terme de ce procès historique, la définition de l’œuvre d’art a été juridiquement récrite, abandonnant la référence à la mimèsis. Les objets de Brancusi furent reconnues, par un tribunal, non pas comme des « marchandises » (ce qu’elles sont donc d’abord) mais comme « œuvres d’art ».

9La Transfiguration du banal d’Arthur Danto (1982) prétend répondre à cette question.

10Pour une critique de l’Aufklarung, voir notamment Adorno et Horkheimer, La Dialectique de la raison, 1944.

11Le pouvoir en place, produit par (ou dans) des agencements, produit lui-même des « sujets », c’est-à-dire qu’il organise les désirs (« les flux désirants ») des individus pour les identifier et leur prêter une subjectivité contrôlable : « Pas d’agencement machinique qui ne soit agencement social, pas d’agencement social qui ne soit agencement collectif d’énonciation » (Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p.147).

12Alfred Gell, Art and Agency, An Anthropological Theory. Oxford, Clarendon Press, 1998.

13Howard Becker, Œuvre citée, p.160.

14Arthur Danto, « The Artworld », article paru dans The Journal of Philosophy (1964). Traduction dans Danielle Lories, Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 183-198.

15G. Dickie, « Définir l’art », trad. fr. dans G. Genette (éd.) Esthétique et poétique, Seuil, 1992, p. 22.

16Ibid., p.164.

17Ibid., p.170.

18Ibid., p.170.

19Si c’est le cas, depuis les débuts, aux États-Unis, il faudrait nuancer ce constat pour la France. Inaliénabilité (théorique) des œuvres, droit de préemption, fonctionnariat : tout en se débattant contre le marché, c’est par rapport à lui que le musée se construit. Par ailleurs, de nombreux collectionneurs cherchent à faire exposer des œuvres de leur collection dans un musée afin de les valoriser pour les mettre en vente dans la foulée.

20La Valeur est un « sujet automate » en tant qu’elle n’est dirigée par rien ou personne d’autre qu’elle-même. Cf Anselm Jappe, Ibid., chapitre III, « Critique du travail ».

21Parmi les expositions auxquelles il a participé, il suffira d’en citer deux : en 2017, Art Riot à la galerie Saatchi ; en 2018, Talking about a revolution, conçue par Paul Ardenne, acteur reconnu du monde de l’art, dans la galerie parisienne 22Visconti.

22Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1942. Notamment le chapitre II, « La mauvaise foi ».

23Veronika Dorman, « Russie : Piotr Pavlenski, les zones d’ombre d’un exil », Libération, 31 janvier 2017 : https://www.liberation.fr/planete/2017/01/31/russie-piotr-pavlenski-les-zones-d-ombres-d-un-exil_1545381/ (consulté le 9 décembre 2021).

24C’est le témoignage de son amie Natalia Turine : https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/02/14/piotr-pavlenski-portrait-d-un-agitateur-forcene-converti-au-kompromat_6029638_823448.html.

25https://www.liberation.fr/international/europe/oksana-shalygina-sortir-de-la-caverne-20210219_5VRIEHPKXBHLPCZZORS3LV24NA/ consulté le 9 décembre 2021).

26Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Fayard, 2013 (2005).

Lille en vers burlesques (1731)

Nous reproduisons ici les trois pièces qui composent le petit recueil Lille en vers burlesques imprimé dans cette ville en 1731 par l’éditeur G.E. Vroy. Sans doute la troisième pièce – “Les Promenades de l’Esplanade” – est la plus réussie, et semble être d’une main différente des deux autres (ce que l’orthographe semble aussi confirmer). Fernand Carton suggère (dans l’introduction des oeuvres de François Cottignies, p. 29, 1965) que ces petites pièces satiriques auraient été composées par l’éditeur André-Joseph Panckoucke (1703-1753), mais ce n’est là qu’un sentiment sans fondement. Ce qui est certain, c’est l’influence de Boileau et la volonté de faire entrer Lille dans le giron de la langue française : aucun terme dialectal et un éloge appuyé de la culture française (avec des notes explicatives pour les principales références culturelles).

Nous avons conservé l’orthographe et la ponctuation, même si celle-ci est parfois aléatoire.

RKG

I – Les embarras du jour de l’an

II – Les mœurs des Lillois anciens et modernes (ou Lille civilisée sous la domination française, par l’établissement des académies.)

III – Les Promenades de l’esplanade

*

Avertissement

Si le Public reçoit favorablement ce que j’ai l’honneur de lui présenter, on pourra le regaler de tems en tems de pareilles Pieces, en faisant passer en revûë toute la Ville, selon le tems et les saisons. Qu’il se tienne pour averti, que les Portraits y seront generaux ; qu’on n’est point d’intention de peindre qui ce soit en particulier. Et si le pure hazard fait que quelque’un s’y reconnoit, ce sera sa faute, s’il se fache, en montrant mal à propos, qu’il a les deffauts qu’on reprend en badinant dans les tous les hommes en general.

Suspicione si quis errabit sua,
Et rapiet ad se quod erit commune omnium,
Stulte nudabit animi concientiam,
Neque enim norater singulos mens est mihi
Vetrum ipsam vitam et mores hominum ostendere.

Phaedry Epilogo libri tertii.

*

Les embarras du jour de l’an

J’entreprens de chanter cette Ville si belle,

Qui toûjours à ses Rois fut constante et fidelle ;

Et aïant éprouvé plus d’un fâcheux revers,

Rendit son nom fameux à ce vaste Univers.

Nourrissier des neuf Soeurs, arbitre du Permesse,

Viens donner à ma Muse et le tour et l’adresse

De bien peindre avec art tous nos Originaux,

De faire de nos mœurs de fidels Tableaux.

Quel cahos aujorud’hui trouble toute la Ville,

Quel demon infernal agite ceux de Lille :

Au lever du Soleil, les Carrefours sont pleins

Et de tous nos coureurs, quels sont donc les desseins ?

De Personne aujourd’hui l’on n’entend le langage,

On vous fait sans parler un signe de visage,

Vous disant tout au plus, les compliments du jour :

C’est donc sans s’expliquer que l’on se fait la cour ?

Nôtre pavé gemit de quantité de Rosses,

Qui trainent sur leur pas les antiques Carosses :

C’est où le petit Maître étale avec splendeur,

La sotte vanité qui regne dans son cœur.

Son Pere eut-il jadis porté sacq ou mandille,

Son argent aujourd’hui le mene par la Ville :

A sa cupidité se laissant entrainer,

Chacun dans ce beau jour veut se faire trainer.

Moi, qui tâche à grimper au sommet du Parnasse,

Je n’oserois monter sur le Cheval Pegaze,

Car ce coursier retif pourroit bien dans l’instant,

Rudement me rüer dans le bourbeux étang.

Muse, l’on te diroit, à ton aise gazouille,

Aprens à coacer ainsi que la grenouille.

Suivant des gens de pied le trop pénible cours,

Suant malgré le froid, avec ardeur je cours :

En passant, celui-ci me pousse avec rudesse,

L’autre, d’un coup de pied sans penser me caresse :

Bientôt un étourdi passant me jette à bas,

L’un vient tomber sur moi, marchant dessus ses pas.

Nous nous levons tous deux en secoüant la tête,

Disant entre les dents, peste soit de la bête :

Et pour nous essuier, nous mettant à l’écart,

Que d’objets differens je vois de toute part :

Déjà trois fois j’ai vû la Mere avec les Filles,

Dont l’aspect aux passans, dit qu’elles sont nubiles.

Passent dans ce tracas des Carosses pompeux,

Dont l’or et la dorure éblouissent les yeux,

Où l’on voit des Dondons qu’on peut nomer deësses,

Avec faste montrer l’excés de leurs richesses.

Suivent à leur costé des bigarez faquins,

De maison en maison portant des billetins.

Alte-là, s’il te plaît, mon amusante muse,

Nombber ces gens faquins ; je pense, tu t’abuse,

Peux-tu donc ignorer que tous ces messieurs-là

Sont des gens estimez du Prince et de l’Etat ?

Puisqu’on peut affirmer, sans craindre qu’on s’écarte

Qu’Emplois, Fondations, sont pour les Rois de carte.

Combien en voions-nous trancher les gros Seigneurs

Lesquels ont commencé par porter les couleurs ?

Et ton pauvre Poëte, avec ton Hipocraine,

Montre bien qu’il a bû de la sotte fontaine ;

Et le métier qu’il fait, est le métier d’un sot,

Puis que bien rarement il peut manger du rot ;

Dans le tems que l’on voit cette illustre canaille,

De poulets et Chapons toûjours faire ripaille.

Voilà midi sonnant, il faut songer à Dieu :

Voici comme en ce jour, on le sert en ce lieu.

A douze heures l’on court à la derniere Messe,

Pour entrer à l’Eglise, on se pousse, on se presse ;

Et le Temple desert depuis le grand matin,

Dans un unique instant de gens se trouve plein,

Un autel ambulant, paré par artifice,

Une femme coquette arrive au Sacrifice,

Et attirant sur elle et les coeurs et les yeux,

Elle fait oublier le Souverain des Dieux.

De méme qu’un vaisseau sur la liquide plaine,

Poussé de Boreas par la picquante haleine,

Avec rapidité passe au travers des eaux,

Et se trace un chemin en divisant les flots :

Ainsi pour son respét tout le monde se range,

Ou plûtot la voïant un chacun se dérange :

Et montrant Padouleux1 par son vertu-gain,

Elle fait le portrait d’un fameux baladin :

Lors qu’à la regarder tout le monde s’empresse ;

Avec étonnement on voit finir la Messe,

Sans remercier Dieu, on se pousse, on s’enfuit,

Ainsi que des Soldats que l’ennemi poursuit.

Chevalier et Mouvaux2 par leur rare éloquence,

Ont beau, dans ce saint Jour précher la pénitence,

Disant qu’il faut offrir à l’aimable Sauveur,

Pour avoir un bon An, les premices du cœur :

Que le divin Jesus, pour l’homme miserable,

En ce jour répandit de son Sang adorable,

Et qu’aux barres joüer, c’est se mocquer des gens,

Et se faire passer pour des extravagans.

Mais, ils ont beau précher, ce n’est point que je raille,

Si l’on préche aujourd’hui, l’on préche la muraille.

Exceptez quelques chiens que les gens trop pressez,

En les foulant aux pieds, dans l’Eglise ont chassez.

Tout trote dans ce jour, ma raison n’est pas louche,

Et l’on voit les Chevaux le foin à la bouche,

Sortir de la Maison avec empressement,

Qu’un Cocher sans pitié foüete rudement.

Aprés quelque repos, le grand bruit recommence,

Et l’on entend crier, Cocher, avance, avance :

Ce grand charivari qui nous vient entonner,

Fait qu’à peine on pourroit entendre Dieu tonner.

Aux portes des Maisons se tiennent des Servantes,

Des Dames de carreau, des aimables Suivantes,

Recevant des Billets de ces gens de couleurs,

Qu’on prendroit aujourd’hui pour des Operateurs,

Donnant des Billetins pour vanter leur remede,

Ils n’oseroient parler du mal qui les possede,

Car ils n’ont point le tems de leur faire l’amour,

Ils ont trop de travail, et trop court est le jour.

De ces petits Billets, quelle est donc l’éloquence ?

Sont-ce des complimens, des vers pleins d’élegance,

Des vœux partant du cœur ? non, rien moins que cela,

De simples Noms écrits causent ce tracas-là.

Et si l’on se parloit, on auroit patience,

On pourroit excuser sa faute ou son offence,

Et se reconcilier avec ses ennemis,

Par des soûmissions devenir bons amis :

Mais le seul nom écrit de Monsieur ou Madame,

Peut-il ôter le fiel qui regne dans nôtre ame ?

Hélas ! quand on se parle, on n’en agit pas mieux,

On n’offre bien souvent que d’hipocrites vœux :

Tel vous voit dans un poste avec des yeux d’envie,

Du baiser de Judas vous donne la copie.

Tel souhaite un bon An à son Oncle aux Ducats,

Qui pour les posseder voudroit voir son trépas.

Où me porte aujourd’hui ma verve trop caustique ?

Ma Muse, arrête-là ta course satirique,

Nous approchons le soir, je m’en vais chez Deflain,

Où l’on trouve bon feu, bonne queute et bon Vin,

Et cét Hôte gaillard avec sa corpulance.

Ne paroît point fâché d’avoir nôtre finance.

*

Les Moeurs des Lillois

anciens et modernes,

ou Lille civilisée sous la domination françoise, par l’établissement des académies.

Favoris bien-aimez des Filles de memoire,

Qui rendez cette Ville illustre dans l’histoire,

Recevez, s’il vous plaît, l’hommage de mes vers,

J’entreprens de chanter nos mœurs et les Concerts.

C’est le fruit de vos soins, c’est vôtre digne ouvrage ;

Cet établissement vous donne l’avantage

De pouvoir démentir le sobriquet malin,

Qui dit que le Lillois de folie est atteint ;

Et que dans ce séjour, il n’est point de Famille,

Sans insensé garçon, sans une sotte Fille.

Quand Autriche3 accablé de sa propre grandeur,

Laissoit ces beaux Païs en proie au Gouverneur ;

Que les Immunitez qu’on trouvoit aux Eglises,

Autôrisoient le crime, et fomentoient les vices,

L’on ne voioit ici que vols, assassinats,

Qu’homicides cruels, qu’infames scelerats.

Le Roi qui commandoit l’un et l’autre hemisphere,

Ignoroit ses Sujets, resident en Ibere4.

Ici ces Vice-Rois de leur autôrité,

Aux plus grands criminels vendoient l’impunité ;

Au seul éclat de l’Or leur cœur étant propice,

On les voioit lier les bras à la justice.

Alors nos jeunes gens en caressant Bachus,

Negligeoient le beau sexe, et méprisoient Venus :

Timides et honteux, n’aiant point d’hardiesse,

On les voioit rougir auprés d’une Maîtresse :

Si le Vin quelquefois les rendoit amoureux,

Ils n’avoien pour soupirs que des hoquets vineux :

Et toûjours les Parents faisoient le mariage,

Presque sans se connoître on entrait en ménage,

Non point sans consulter Prêtres, Religieux,

Car on ne faisoit rien d’importance sans eux,

Pourquoi le froc altier disposant de nos Filles,

Prétendoit dominer dans toutes les Familles,

Lors que le Grand LOUIS5 faisant valoir ses droits,

A soumis cette Ville à ses aimables Lois.

Il est vrai que l’on fit un peu de resistence,

Mais contre un si grand Prince il n’est point de défense :

Lors tout changea de face, on vit le criminel

Arraché de l’Église aux pieds du saint Autl.

Tout fut en asseurance, et l’on punit le crime,

Ceux qui le commettoient en furent la victime :

L’on fit des Chevaliers nommez du cordon gris,

L’on ne pardonna point à ceux qui furent pris.

Le beau Sexe admira la Nation françoise,

Pour des gens si polis, conçût de la tendresse :

Les Parens souffletez par certains Directeurs,

Qui voioient les François avec beaucoup d’horreurs

Et les recomparoient en chaire aux crocodilles,

En suivant leur conseil faisoient cacher leurs Filles :

Mais il n’est point d’Agnès, quand il s’agit d’amour,

Ce Dieu méme au plus sot inspire plus d’un tour ;

Plus d’une à son amant se livrant tout entiere,

Contracta des hymens que nous dépeint Moliere.

Le Peuple cependant, se voiant caressé,

Par leurs civilitez, il s’est apprivoisé.

Souvent Louis le Grand, ce magnanime Prince,

S’est montré dans leurs murs à toute la Province,

Son bon air, ses bontez bien plus que sa valeur,

Des Lillois, des Flamends, lui gagnerent le cœur.

Il eut soin d’agrandir et d’augmenter la Ville,

Qui devint des Guerriers et des Mues l’azile ;

Et tous nos jeunes Gens en se moulant sur eux,

Sçûrent comme on soupire auprés de deux beaux yeux

On vit dessous les loix de l’aimable Talie6,

Se former de concerts plus d’une Académie,

Où l’air retentissoit des sons harmonieux,

De Lamberts, de Lully7, de ces Auteurs fameux,

Dont les noms sont gravez au temple de memoire,

De France et d’Italie embellient l’histoire,

La fontaine des sots changée en Helicon,

Fit d’un Menestrier un habile Apollon :

En peu de temps, enfin, Lille devint aimable,

Tout s’est civilisé, même jusqu’à la Table.

Parurent sur la Scene avec leur majesté,

Ces Heros que Corneille et Racine8 ont vanté :

C’est là que l’on apprit à répandre des larmes,

Voiant ce que l’histoire a de tendre et de charmes,

Dans les fidels portraits qu’expose au Spectateur,

Des Barons, des Quinaults9, le digne imitateur.

Sous les loix de Louis s’étoient passé huit lustres,

Où ce Prince rendit des actions illustres,

En forçant des Remparts, battant ses ennemis,

Leur accordant la paix en les aiant soumis :

Quand l’Euope allarmée en voiant sa puissance,

Que l’Espagne pour Roi nommoit le Sang de France,

Tout s’est ligué contre contre un, et Mars sur nos Sillons,

Déploia de Soldats les nombreux Bataillons,

Ce Dieu lança sur nous sa foudre et son tonnerre,

Et fit voir à nos yeux les horreurs de la guerre.

Muse, sur cét endroit, jette un fidel rideau,

N’entreprend point de peindre un pareil Tableau,

Il suffit que Bouflers10 au Roi vanta le zele,

Et les puissants secours de ce peuple fidele,

Quand l’Ennemi battu lui demanda la paix,

Lille fut le premier objet de ses souhaits.

D’abord que le Bourgeois dans ses murs vit paroître

Les glorieux Soldats de leur ancien Maître,

En vain l’Airain sonnant publioit leur retour,

Et les feux du Salpetre annonçoient ce beau jour :

Ce grand bruit n’étoit rien au prix de l’allegresse,

Du joyeux Habitant qui pleuroit de tendresse,

Il étoit étouffé par des milliers de voix,

Criant, Vive Louis, le plus benin des Rois.

Lorsque de son ciseau l’impitoiable parque,

Du nombre des mortels retrancha ce Monarque,

On sçait ce qu’elle fit11 pour marquer sa douleur,

Ce que n’ignore point son digne Successeur.

Il fallut arrêter et l’ardeur et le zele12

(Quand il vint un Dauphin) de ce peuple fidele.

Le Roi qui nous gouverne, élevé par Mentor,

Chez ses heureux Sujets fait regner l’âge d’or.

On le peut appeler Delices de la terre,

Il éloigne de nous les fureurs de la guerre :

Et c’est sous cét Auguste, ou ce Tite nouveau,

Que nous voions briller de nos jours le plus beau :

Cét aimable sejour des Sciences l’azile,

Montre un nouveau Parnasse au milieu de la Ville,

Où les honnêtes gens par émulation,

De Bourdeaux, Montpelier, de Toulouse et Lion13

De leurs propre deniers font une Academie,

Qui des autres Citze doit exciter l’envie,

Cette aimable Assemblée attire l’Etranger,

Dans l’admiration il se sent engager :

Tout y paroît charmant, et c’est une merveille,

Puis qu’on s’y voit surprit par l’oeil et par l’oreille,

Entendant pratiquer les leçons de M**

Et joindre sa metode aux regles de son art :

Il fut l’un des premiers qui montra la justesse,

Comme on chante en françois avec delicatesse,

C’est ce qu’il apporta de la brillante Cour,

Qui de Louis le Grand faisoit le beau sejour :

C’est là qu’une charmante et belle Symphonie,

Des sons les plus touchans fait briller l’harmonie.

Par émulation on voit d’autres Concerts,

Que je devrois aussi celebrer par mes vers :

Mais où l’on ne boit pas, je n’y sçaurais m’y faire,

Et simplement des sons n’ont jamais scû me plaire,

A la Cave Saint Paul, où du Nectar le jus,

Sçait bien y marier les Muses et Bachus,

Pour l’ouï et le goût souvent c’est mon azile,

J’aime bien à méler l’agreable et l’utile.

*

Les Promenades de l’Esplanade

Lorsque l’astre du jour qui répand la Lumiere,

Descendant dans les eaux va finir sa cariere,

Que ses rayons brulans n’ont plus tant de chaleur,

et que le doux Zephire ameine la fraicheur,

Les briallantes beautez qu’on voit sur l’Esplanade,

Invitent aux plaisirs qu’offre la promenade,

Et la variété de mille objets divers,

Qui se font voiturer entre les arbres verds,

Vous montre le portrait de l’aimable Deesse,

A qui le beau Paris accorda sa tendresse

En lui donnant le prix sans avoir hésité

Qu’on ne peut refuser surtout à la beauté.

Des Carosses pompeux par l’or et la peinture

Relevent leur appas et leur belle coifure

Qu’une ingenieuse main a pris soin d’ajuster,

En richesse, en habit semblent se disputer,

Celle ci pour cacher les deffauts de son âge,

Sous le rouge et le blanc met son ridé visage,

Sa bouche demeublé etant sans agrément,

Emprunte de Cérez tout son ameublement,

Qui rand une genon propre pour mettre en niche,

Posant adroitement une machoire postiche.

Ainsi, se faisant voir sous de flateurs appas,

Elles veulent montrer tout ce qu’elles n’ont pas.

Il feroitbeau les voir entrant a leur toillette,

Avec leur tein tanné, la gorge tres mal faite,

Emprunter les secrets d’un art industrieux,

Qui cache adroitement ce qui choque les yeux ;

Il faut leur pardonner puisqu’enfin la vieillesse

Par ses infirmitez leur adresse,

Mais je ne peux souffrir que la jeune Philis,

Qui rend de sa beauté tout le monde surpris,

Et qui semble en appas epuiser la nature,

Pour embelir son tein se serve de peinture,

Ignorant que le fart et tous ces vermillons,

Imperceptiblement lui minent des sillons,

Et ridant peux à peux un si charmant visage,

On la verra bientost vie[i]lle même avant l’âge.

Si l’on avoit prevu la mode de ce temps

Sans doute on auroit fait les carosses plus grands,

Car les vertu-gadins passant par la portiere,

Ne sçauraient contenir la Dame toute entiere,

Et leurs larges paniers sans cesse incommodant,

Demeurent etendus sur ceux qui sont devant,

Le Zephire badin les enflant par son souffle,

Fait penser aux passans qu’on jouë à la pantouffle.

On voit le petit maitre ainsi que l’officier,

Le soldat, le bourgeois, le manant, le guerrier

Qui repaissent leur yeux à voir ces demoiselles

Que les ajustements font paroître si belles.

Puisque nostre senat a fait mettre des bans,

Pour la comodité du bourgeois, des passans,

Muse, voyons assis tout ce qui se presente,

Qui nous appreste à rire en tous ces tableaux,

Sans doute on peut trouver bien des originaux ;

Voyez vous ce pipant parmi ces beaux carosses,

Qui dans un joli fiacre entrainé par deux rosses,

Fait croire en le voyant que c’est un gros Seigneur,

Avec son air altier, son maintien imposeur,

Il doittout son éclat à l’heureuse deroute,

Que jadis son Papa fit faisant banqueroute ;

Ses creanciers contens de ratraper un quart,

Rendit ce faquin riche en mettant à l’écart

De quoy se faire un jour briller en cette ville,

Il est plus d’un heureux qe leur pere a fait gille,

Quoy qu’il porte sur lui le bien de l’orphelin,

Que pour le voir ainsi beaucoup meurent de faim,

Et que son nom ecrit sur la funeste table,

Ait esté quelque temps de la ville la fable,

Il suffit de le voir magnifique et brillant,

Le temps passé n’est plus, on cherit le present.

Ainsi lorsque Damis au retour d’une éclipse,

Paroit avec eclat et sa femme bien mise,

Encor qu’ils soient parez des grands vols qu’ils ont faits.

Les voyant chamarez les gens sont satisfaits

On ne regarde plus si Damis a fait gille

Il n’set rien qui derange aussitost que l’on brille.

Muse voyez vous bien cet homme tout doré,

Qui semble d’un chacun dans ce jour adoré,

Fils d’un fameux fermier des impots de nos villes,

Fait les ardens souhaits de nos plus belles filles,

On ne se souvient plus que son Papa jadis,

Prenoit les crocheteurs pour ses plus grands amis.

Aussitost que la nuit etend son sombre voile,

Que l’on voit de Venus au Ciel briller l’étoile,

Il n’est plus de carosse et ces aimables lieux,

De Nymphes sont rempli dont l’aspect gratieux

Nous offre des beautez sans fard et naturelles,

Que l’on peut sans flater qualifier de belles,

On rencontre souvent dans le menu bourgeois,

Ce qu’on voit de plus beau, les plus jolis minois,

Qui doivent leur brillant à la simple nature,

Qui pour bien travailler n’use point de peinture,

Tout ce que la jeunesse a de ris et de jeux

Font avant dans la nuit les charmes de ces lieux,

Ici l’on voit en rond une bende qui danse,

D’autres de leurs beaux chants font sentir la cadence,

Plus loing sous la fougere on jouë au corbillon,

Tircis dessus un banc en contre à sa fillon,

L’on y voit des troupeaux d’amoureux, d’amoureuses,

On rencontre de tout même des racrocheuses ;

C’est ici qu’ l’on trompe une mere, un parent,

Qui pendant que sa fille est avec son amant,

La croyant dans le lit sans craindre qu’on l’éveille,

Sçachant les verroux faits tranquillement someille,

Une adroite servante en estant de concert

A tromper ses parens fidelement la sert.

Voilà minuit sonnant un chacun se retire,

Ma Muse, le sommeil nous empeche de rire.

*

1Queva Malache (note de l’auteur).

2Fameux Predicateurs (note de l’auteur).

3Archiduché, dont les alliances ont joint ces Païs à l’Espagne. (note de l’auteur)

4Iberus, premier Roy d’Espagne.

5Louis XIV, en 1667, par dévolution, et par le défaut d’Enfant mâle de Charles le Hardi Duc de Bourgogne, prit ce Païs-ci. Voiez l’Histoire de Lille.

6La Muse des Spectacles, de la Danse, de la Musique, etc. (note de l’auteur)

7Deux fameux Musiciens pour la composition, l’un François, l’autre Italien. (note de l’auteur)

8Auteurs tragiques. (note de l’auteur)

9Acteurs fameux du Theatre François à Paris. (note de l’auteur)

10Monseigneur le Maréchal de Bouflers eut la bonté de rendre compte à Sa Majesté, des secours que le Magistrat, le Chapitre, les plus grosses bourses, et tous les Habitants lui avoient procuré, tant en linges pour les blessez, qu’autrement, pendant la deffense de la Ville.

11A la mort du Roy Louis XIV, on dressa un superbe Mausolée, et toutes les Cloches de la Ville sonnerent trois heures chaque jour pendant six semaines.

12Il vint une Lettre de Cour pour faire arréter les réjoüissances, dans la crainte que la dépense n’egalât le zele des Peuples.

13Plusieurs jeunes gens ont bien voulu, pour se former, se mouler sur les regles qu’on leur a envoiées de ces Villes, où il y a depuis long-tems des Academies de Musique.

Le Manque

Condition théorique et abstraite sine qua non à la vie en tant qu’il rendrait possible le mouvement (rien ne se meut dans le plein), le manque est ici caractérisé en tant que « vide ».

Physiquement – scientifiquement –, le vide existe-t-il ? Comment est-il possible ? Cela aurait-il une conséquence sur la perception du « manque » que nous ressentons ?

Le manque, par rapport au vide qui serait (mais on ne sait pas vraiment, nous ne pouvons que nous contenter de métaphores) consubstantiel à la matière (au « plein »), est secondaire par rapport à un plein : le manque vient de la perte de ce qui a été là.

Le manque peut avoir des conséquences positives : il provoque le désir, l’excitation et, de plusieurs manières, même le plaisir. Mais il peut être d’une nocivité létale : quand il est insupportable, il tue. C’est le triomphe de la mort. Il n’est donc pas homogène, unique, mais connaît tous les degrés de l’intensité. Cependant il ne nous intéresse ici qu’en tant qu’il s’avère nocif.

*

Regardons d’abord comment se manifeste le manque.

Pour qu’il y ait manque, il faut qu’il y ait eu au préalable quelque chose. C’est à la perte de ce quelque chose que le manque apparaît. Le manque marque la perte.

Il y a aussi le manque fantôme. Ce que nous conceptualisons comme « absence » présuppose que nous considérons une présence possible, même quand elle n’a jamais été là.

Dans les deux cas, la possibilité de la présence non réalisée est exprimée par le mot « manque ».

Mais le manque peut aussi être plus général. C’est l’idée du manque. Et ce manque est sans objet. Il peut aboutir à une essentialisation de l’humain : le manque serait consubstantiel à l’humain. Mais il convient d’être prudent. Il y a un sentiment d’incomplétude qui inquiète tous les humains. Et ce sentiment vient davantage de la finalité, plutôt que de l’origine ou de l’essence.

Puisque la « nature humaine » n’est qu’une abstraction, le produit d’un laminage le plus exquis possible, il est difficile de l’accepter sans sombrer dans des ratiocinations byzantines ou sacrifier la rigueur élémentaire. Sans parler alors de « nature humaine », il y a cependant une caractéristique commune à tout le monde (jusqu’à présent du moins), qui est une donnée biologique : la naissance est une séparation avec le corps de la mère. Le sentiment de manque pourrait-il venir de ce phénomène ? Il est difficile d’apprécier son importance dans notre construction individuelle parce que le niveau de conscience du nouveau-né est bas, que l’adulte n’a pas de souvenir de sa naissance, que nous retombons alors dans les spéculations sur les conséquences psychologiques invisibles (sur l’inconscience) d’un événement oublié. Bref, pas grand-chose.

Pris dans le mouvement de la vie, nous courons inéluctablement à notre mort. Cette mort sera, au sens étymologique, la perfection de notre vie. D’où un sentiment d’inquiétude, c’est-à-dire d’absence de quiétude (de sérénité), que nous exprimons couramment par le mot « manque ».

D’aucuns penseront que tous les objets que nous cherchons à acquérir (« objets » dans le sens de l’opposition avec le « sujet » que nous sommes en tant qu’individus) ne sont en fait qu’une recherche vaine de combler ce manque essentiel. Puisque ce manque essentiel est intrinsèque à la nature humaine, rien ne pourra jamais le combler. D’où les spéculations religieuses (Dieu seul peut nous combler) ou psychanalytiques (le Désir, la frustration, etc.), et plus généralement métaphysiques. Psychologiquement, il peut aboutir à un comportement abandonnique. La faiblesse du caractère ou le manque de capacité de résistance aboutissent à une peur constante d’être abandonné, c’est-à-dire de ne plus avoir cette présence qui comble. C’est demeurer à un stade enfantin, refuser la frustration, ne pas savoir la maîtriser, vouloir à tout prix et tout le temps la satisfaction. Le système capitaliste, qui en avait intrinsèquement besoin, a solidement valorisé cet infantilisme.

Dans un sens, ce sentiment est justifié : la présence comble. Loin des spéculations du manque originel qui n’aboutissent qu’à des mysticismes louches, la satisfaction de la présence, ou même de l’acquisition, permet de vivre mieux.

Bien sûr, cette présence ou cette acquisition n’ont rien à voir avec le consumérisme. Peu suffit. Ce n’est même que dans le peu qu’il est possible de trouver la satisfaction, puisque trop aboutit à la confusion (chaque objet nécessite une attention particulière et nos capacités sont limitées). Pour apaiser l’inquiétude, l’acquisition d’objets demeure un remède efficace. Pourtant cette acquisition n’est pas liée à la propriété. Juridiquement, la propriété n’est jamais qu’un usufruit : nous n’emportons pas plus dans la tombe que ce que nous avions en venant au monde. La jouissance d’un bien ne doit pas être moins attentive que l’attention portée à une personne. Certes, la question n’est pas morale : l’objet ne souffrira pas. Mais cette insensibilité ne peut pas servir d’excuse à un consumérisme outrancier (le collectionnisme – ou syllogomanie – et le fétichisme sont une psychologisation de l’objet manquant), surtout dans notre société où la consommation est un des piliers de l’économie. De plus, l’objet matériel est le produit d’une activité humaine : à travers l’objet, nous sommes liés aux autres. Le rapport à l’objet est donc double : rapport à nous-même, rapport à autrui. L’objet est une prolongation de nous-même et il nous lie concrètement au monde jusqu’à dissoudre l’antinomie, typiquement occidentale, sujet/objet. En cela l’objet, pensé, approprié, créé, demeure le meilleur moyen de guérir du manque, ou du moins d’en gérer les effets pathologiques.

Cependant, le manque a parfois miné l’individu, a rongé l’être trop profondément pour être jamais comblé.

Très concrètement, il existe un manque précis : c’est le manque de l’objet particulier dont on a effectivement joui et qui n’est plus là. C’est la perte. La perte qui déchire. La scission, la chute. Le caedere.

L’expérience de la perte. La perte tout au long de la vie. Si vivre n’est pas apprendre à mourir (même Montaigne, dans le troisième livre des Essais revient sur la trop fameuse affirmation du premier livre), vivre est bien faire l’expérience de la perte. Sans doute faut-il apprendre à perdre, apprendre à supporter le manque. C’est ce qu’enseigne la philosophie antique la plus pratique, d’Epicure à Marc-Aurèle (mais Héraclite déjà le professait), en passant par le grand Zénon. La vie est une longue perte. Perte de l’enfance, perte des êtres qui nous sont proches, perte de la jeunesse, perte de la fraîcheur, perte même des objets qui nous prolongent, perte de nos facultés, etc.

Le christianisme n’a pas manqué de mythifier cette perte avec le Paradis perdu. Pas tant celui d’Adam et Eve que celui de Lucifer chanté par John Milton. Car autant l’éviction du paradis justifie le mouvement, le travail, le désir, l’aspiration à Dieu, la mort du Christ, bref l’humanité et l’Église, autant la chute de Lucifer est celle que rien ne pourra consoler. C’est cela le Mal. Non pas une mauvaise interprétation du Bien, un mésusage, une erreur à corriger, mais cette perte sans espoir, et même : cette perte avec la conscience et la certitude de l’impossibilité de tout espoir.

C’est la mort. Ce dédale où la raison se perd. La Consolation à M. du Périer sur la mort de sa fille par Malherbe est plus pathétique et douloureuse que réconfortante. Et le millier de pages de Jankélévitch sur le sujet, aussi brillantes soient-elles, nous apprend moins qu’un article scientifique sur le fonctionnement des synapses dans les minutes qui précédent et qui suivent la mort (une récente observation a permis de constater que le cerveau réagissait alors comme au moment du sommeil : d’où les impressions de voir « défiler sa vie devant les yeux » de qui a frôlé la mort, d’où aussi le rapprochement entre le sommeil et la mort ; les quelques minutes qui suivent l’arrêt du cœur voient le cerveau continuer à fonctionner ; – nous connaissons la galaxie et nous ne connaissons pas la mort).

C’est l’amour. En littérature (et au cinéma), on raconte des amours, des amours malheureuses (le sentiment d’être éliminé), mais très rarement l’absence de l’Aimé-e. Car c’est ennuyant. Car il n’y a rien à dire que la répétition lancinante des mêmes mots, des mêmes motifs. Une litanie. Un cauchemar d’enfermement et d’impuissance. Ce vide sans histoire, sans texture, sans motif, sans substance, et qui devient le vertige dans lequel nous plongeons pour mourir. Ce n’est ni la mer ni la montagne ni l’appel de l’origine, mais simplement ce qui fait qu’il n’y a plus ce rien qui parfaisait le tout.

*

Que reste-t-il en dernier lieu ? Pas grand-chose. L’expression du manque. Pénultième degré de l’expérience. L’expression, qu’elle soit produite ou perçue, peut apaiser. Tout dépend de l’intensité de cette expression. Car tout ce qui s’exprime reste problématique. La question se déplace un instant : quelle est l’intensité de l’expression qui nous touche ?

L’expression du manque est nécessairement fautive, car on ne peut qu’exprimer le contour sans, par définition, désigner le manque lui-même. C’est un point aveugle. C’est l’intensité de l’expression au plus près du manque que nous ressentons, que nous fantasmons, que nous projetons – et qui nous ravage – qui va nous toucher. Cette intensité dépend de chacun, mais elle dépend aussi du moment donné. Parfois nous voulons du calme, parfois de la violence, tantôt de la mélancolie, tantôt de la colère, de l’équilibre et de l’ordre. Du désordre. Une intensité trop aiguë nous paraîtra outrée, parfois aucune intensité ne paraîtra assez incendiaire.

L’écart avec les normes du comportement social marque les degrés de l’intensité. Ces normes changent rapidement. Les normes des années 1980 ne sont plus celles des années 2020 et on se moque volontiers des outrances que les films (qui nous offrent la possibilité d’une confrontation immédiate avec le passé) ou la musique – et même la poésie – proposaient alors comme « normales ».

Mais en termes d’esthétique comme en d’autres, la douleur est destructrice. La rage voudra parfois voir le monde s’anéantir. Puis cette volonté de néant même paraîtra encore trop raffinée, trop travaillée, trop volontaire, et comme ridicule par rapport au néant du manque. Véritable maladie, le manque fait dépérir le corps et altère l’esprit. Après avoir déclenché dans l’individu une réaction, qui sera de colère, de destruction, si cette réaction n’a pas suffi à dévier notre attention du manque lui-même, à créer de nouvelles expectatives, c’est-à-dire de nouveaux espoirs, alors le manque rongera l’être lui-même. Nous y reconnaîtrons la maladie. La dépression n’est-elle pas l’évidence de l’inépuisabilité du manque ?

Et puisque l’art est une norme sociale avant d’être l’expression des passions personnelles, c’est la violence contenue dans la norme qui touchera à vif. La violence de la douleur sous une expression retenue. Car c’est en maîtrisant la norme que l’artiste permet au sentiment de la dépasser et de prévaloir. Cette idée peut paraître contre-intuitive. Mais il n’y a que dans le suspens des normes sociales que l’expression personnelle atteint l’authenticité (le groupe, par définition impersonnel, ne peut accéder qu’à une vérité collective, et non au propre – ou au « sale » – de chaque individu, ce qui est couramment retenu comme une définition de l’authenticité). Or pour suspendre ces normes, il faut les connaître et les maîtriser. Le meilleur néoclassicisme est parvenu à cette formulation. Pas tant Antonio Canova, à mon sens, qu’un Friedrich Schadow. En littérature, la poésie de Foscolo représente l’acmé de cette esthétique, mais Stendhal (qui admirait Foscolo), à bien y regarder, n’est pas très loin. Est-ce un hasard que ce soit dans De l’Amour qu’il sacrifie le plus à l’esprit de conversation – à la mondanité – et s’avère être le plus loin d’une forme d’« authenticité » ?

Cette tension résulte de l’écart entre la norme générale et l’expression particulière (qui n’est pas nécessairement « personnelle »), et ce hiatus est en fait lui-même un oxymore, puisqu’il oppose deux termes inconciliables et contraires au moins en partie. L’oxymore est la figure limite, la figure du déchirement. Nous ne sommes plus dans le triomphe de la mort qui hantait et réconfortait au Moyen Âge celui qui croyait en Dieu ou du moins dans un tas de superstitions et surtout celles de la vie après la mort. Ce n’est pas que nous ayons progressé aujourd’hui : de superstitions, nous sommes pétris. Mais pour qui a abandonné l’idée superflue de la vie après la mort, tout rengorge la vie, tout le pathétique et toute la joie, toute la douleur et tout le plaisir. L’oxymore remplace l’idée de la mort. C’est le déchirement qui n’en finit pas de s’accomplir. C’est le déchirement s’accomplissant.

Le triomphe de l’oxymore. L’oxymore réalise la vie en la rendant impossible à tenir. C’est l’oxymore-manque qui permet la vie, et qui empêche, dans le même temps, sa pleine réalisation. La vie est un mouvement, et le mouvement est lui-même un déchirement des matières.

L’absence de conciliation est corollaire à une absence d’univocité. En ce qu’elle pose le problème de son fondement et de sa légitimité, l’univocité revient à poser le problème de l’origine, et par extension logique, de l’origine de tout (de la vie et de son absence, de l’être et du néant). L’absence de réponse unique à la question de l’origine est un bonheur et un malheur. Elle garantit l’imagination, la possibilité d’une tolérance (que les attaques, en voulant la nier, confirment : d’où la barbarie de ces attaques qui ne peuvent être, si elles veulent être efficaces, qu’ultimes – l’annihilation), autant qu’elle condamne chacun-e de nous à tâtonner et errer dans un cauchemar sans fin. Qui n’a pas rêvé de parcours initiatique au terme duquel la vérité lui soit révélée ? Connaître le manque, et connaître le bonheur de sa satisfaction. La teneur de cette vérité, du reste, a peu d’intérêt : elle est plus une substance qu’un contenu. C’est ce que postulent toutes les religions : peu importent les textes, le « sens » est une direction qui mène au Sens, dépouillé de toute intelligibilité. Car l’intelligibilité est encore une médiation, un mouvement, et somme toute un oxymore : ce qu’on appelle le sens est en fait ce qu’il y a entre le sens et le non-sens.

*

En tentant d’exprimer le manque, je ne répète finalement qu’un geste quotidien que nous faisons toustes tous les jours. Mais à peine essayé-je de le toucher du doigt, qu’il se déplace. Le manque glisse. C’est vouloir attraper un faisceau de lumière, qui serait ici un faisceau d’ombre.

Mais il n’est pas nécessaire d’en dire davantage.

L’expression est toujours diminuée : elle est un témoignage d’un état que nous pouvons vivre, et que nous savons reconnaître. La reconnaissance, même marquée d’une puissante empathie, est une médiation. Elle nous protège, nous rassure, nous apprend à mieux connaître, augmente notre expérience.

Mais une fois que le manque me frappe, je suis juste terrassé.

Accademia di Venezia

L’Accademia, un des points cardinaux de la ville (elle est indiquée sur les panneaux à l’angle des rues au même titre que les quatre autres directions : Rialto, San Marco, la Ferroveria et Piazz. Roma), est en face du pont de bois au-dessus du Canal Grande qui a remplacé un pont en fer, d’abord provisoirement, mais à la demande des Vénitiens, dit-on, de manière constante. C’est une bonne chose. L’Accademia est un assemblage de plusieurs bâtiments : l’église di Santa Maria della Carità (dont la partie renaissante revient au grand Palladio), de son couvent, de la Scuola Grande du même nom. C’est assez ancien pour être important.

Comme partout, en entrant (noter que l’entrée est dans l’axe de la berge – où il y aujourd’hui le ponton du vaporetto, et non dans l’axe du pont), un écran prend la température à partir de votre visage. Il enregistre. Et personne ne bronche (dès qu’un pantin de la Valeur oblige à s’injecter un modificateur d’ADN réalisé sur un coin de table en quelques semaines, des millions de moutons se précipitent : il n’y a absolument rien à attendre de l’humanité, qu’ils se mettent tous à baver dans quelques années). Heureusement que l’individu, extrait du troupeau, peut toujours avoir une petite étincelle d’intelligence : comme le guichetier qui, alors que je lui présente ma carte de doctorant en histoire de l’art, s’amuse et me donne un billet gratuit. Ç’aurait été 12 euros l’entrée.

On passe à l’étage. Le parcours est fléché, Covid oblige.

C’est la salle des icônes et des peintures gothiques. Je me mets à la place de tous les touristes qui veulent voir Titien, Tintoret et Véronèse, La Tempête de Giorgione et le cycle de Sainte Lucie de Carpaccio : ils commencent par mourir d’ennui. Pourtant, une fois repu de ce qu’on est venu chercher, on gagnera à ne pas se laisser intimider par ces formes jugées primitives, et ces fonds de faux or noirci. Car on y dégote de vrais trésors.

Jacobello Alberegno (avant 1397)

Le polyptyque de l’Apocalypse de Jacobello Alberegno (mort avant 1397). Cinq palettes sauvées d’une église d’autel de Torcello. La bête aux 7 têtes (minuscules) chevauchée par la Grande Prostituée. Le défilée des squelettes qui chantent (tout en mijotant, pour ceux de gauche, à feu doux) un cantique au Dieu planant en trône. L’étrange ange à la faux, les cavaliers dont la richesse est inutile face à la mort (mais pourquoi pas quand même un peu de richesse ici bas, n’est-ce pas?), l’élégante amande où repose sur les genoux de Dieu l’agneau filial. C’est plein de vie et de raffinement, malgré l’économie, somme toute et mis à part le panneau central plus riche, des moyens picturaux.

Maestro di Ceneda (Ercole del Fiore, documenté 1439-1484)

Bizarrement, tout le monde passe devant le Couronnement de la Vierge au Paradis comme s’il se fût agi là d’un vulgaire graffiti. La table fait presque trois mètres sur trois mètres et réunit des centaines de protagonistes. Tous bien classés, bien mis en ordre, bien colorés et selon sa place. Sur une étrange scène comme un pièce montée, truffée de petits angelots musiciens, la Vierge est couronnée par son fils sous les yeux de l’assistance nombreuse. Décorum, musique, accessoires, costumes : on n’a pas lésiné sur les moyens. C’est l’idéal fantasmé des grandes cérémonies religieuses : l’union de la société par l’entremise de la festivité votive ; l’ordre social non pas bien sûr tel qu’il est ou même tel qu’il devrait être, mais tel qu’on veut – « on », c’est-à-dire les autorités – que chacun et chacune y croit. Une belle mascarade pleine de douceur et profondément violente.

Dans la salle suivante, on saute les siècles : la muséographie actuelle s’assoit sur la chronologie. Mais peu importe.

Carpaccio, La crucifixion et l’apothéose des 10000 martyres du mont Ararat

Proust aimait beaucoup ce tableau : les martyres ont des poses d’une étonnante lascivité. Entre démonstration d’une virtuosité technique et complaisance des beautés corporelles – très matérielles et peu spirituelles – des jeunes hommes. D’un côté le doux supplice qui évoque davantage la « petite mort » que le martyr, de l’autre des distorsions douloureuses. Tout cela s’ouvre, à partir d’un arbre expressionniste, car tordu, cassé, décharné, sur un paradis éternel qui superpose à notre réalité voluptueuse d’ici-bas, une irréalité bien froide et étrangement orageuse… Carpaccio, savant jusqu’à l’illusionnisme, aime jouer des formes selon les besoins du discours, ou de la lisibilité de la composition. Même si la lecture doit être et reste torturée autant que le sujet l’impose.

Giovanni Bellini, Pala di San Giobbo

Ovvero Madonna col Bambino in trono, angeli musicanti e santi Francesco, Giovanni Battista, Giobbe, Domenico, Sebastiano e Ludovico da tolosa.

Composition à la perspective savante et à l’architecture impressionnante. Tout est propre, exact, élégant et somptueux à la fois. L’équilibre de l’ensemble peut appeler le qualificatif de « classique » : pas d’outrance, pas de faiblesse. Majestueux. Sans excès, oui, et sans retenue. On peut se repaître longtemps, comme d’un modèle possible de vie, de cette peinture de Bellini. De celle-ci, et des autres du reste.

Giovanni Bellini, Madonna col Bambino tra le sante Caterina e Maddalena

Ce tableau exceptionnel n’a malheureusement pas de nom d’usage. Il en mériterait un. Dans un clair-obscur intense, qui ne sera la norme qu’un siècle plus tard, les figures de trois-quart son encadrées dans un format paysage. L’intimité est baignée d’une lumière dont la source extérieure est incertaine. Mais le regard de la Vierge (ah, cet art du regard bizarre chez Bellini…) nous guide : la lumière est bien évidemment divine. Le velouté, la douceur, la théâtralité réduite au réduit d’un conciliabule douloureux et amoureux autour de l’enfant, invitent au recueillement.

Cosmè Tura, Madonna dello Zodiaco

Toujours la joie de tomber, au débotté, sur une œuvre d’un de nos artistes préférés. D’autant plus que celle-ci, dont on ne sait rien avant son acquisition en 1896, est d’une qualité adorable. Mort et résurrection liées aux astres, dans une cour de Ferrare baignée de magie scientifique. La reproduction rend encore moins justice ici qu’ailleurs à la beauté du panneau. C’est exquis de détails, de dentelles astrales rouges découpées sur un fond bleu nuit. L’iconographie mariale marie Marie en jeune mère à un Jésus flottant dans son sommeil. Le vin comme le sang : sei di sangue e di vigna. Le modelé est généreux mais accusé par un trait aigu, volontiers sec, presque cassé aux articulations, les doigts, les genoux, la base de la tête vissée sur le cou. Le vêtement de la Vierge déborde le cadre : aucune aridité mais au contraire une luxuriance tendre et raffinée. Une splendeur.

Giambattista Cima da Conegliano (1459-1517)

Cima da Conegliano est parmi ces artistes qui restent (« me » restent) dans un coin de la pensée, toujours salués au passage sans jamais s’y attarder. Jusqu’au moment où, soit parce que les autres qui se présentaient d’abord à l’attention ont été mieux connus, soit à cause de leur retour casuel mais insistant, ils s’imposent enfin à la conscience. Il a fallu attendre Venise pour découvrir Cima. Là, le plaisir de comprendre à quel point cet artiste jugé mineur (ou du moins largement méconnu en dehors des spécialistes de la peinture) s’avère puissant, éclate et laisse, comme le parfum et le bon vin, une traînée qui s’inscrira, on le sait, on le sent, dans la longueur de nos années restantes.

Ce qui fait la particularité de Cima da Conegliano, c’est la ligne marquée, le réalisme mantégnien, les détails naturalistes qui démontrent un intérêt pour la vie terrestre autant, sinon plus que pour les billevesées théologiques. Une attention à la diversité, à la matière, à la texture, à l’étant-là.

Parmi les tableaux, tous très beaux, tous très forts, de Cima qu’on pourra regarder à l’Accademia, la Madonna dell’Arancio (1496-1498) est en ce moment mon préféré. Non seulement pour cet oranger, par goût de l’oranger, mais aussi pour ces oiseaux, par goût des oiseaux, pour ces lapins, pour ces plantes, pour l’étrange ouverture entre la Madone (le visage est souvent le même chez Cima, un visage à la fois dur et d’une tendre jeunesse : le jeu irréconciliable des opposés est le plus précieux) et l’enfant Jésus, ouverture qui donne, dans une conception naturaliste de la religion, naissance à cet oranger. La terre est bleue comme une orange. Fruit solaire et généreux par excellence. Mais il n’y a pas que cela. Le sujet lui même n’est pas à négliger : Ludovic de Toulouse avait renoncé au trône de France pour devenir franciscain…

Giorgione (1478-1510)

Tout est zigzags dans cette Tempête. De l’éclair central, mais dans la diagonale qui régit déjà un bon nombre de compositions de son époque, naît toute forme vivante : le corps de la femme, les branches des arbres et arbustes, le cours du ruisseau, les nuages qui recouvrent à moitié la lune ou le soleil. S’y oppose la droiture de l’artifice, du fait : le jeune homme, l’arbre qui lui correspond, son bâton, le pilier (mais tronqué comme pour marquer la fin de l’Antiquité et l’avènement du christianisme), les édifices. À quelle thématique homologuée rapprocher celle de ce tableau qui oppose si systématiquement le masculin et le féminin ? Giorgione aime les compositions allégoriques, et on sait qu’il en discutait avec les grands lettrés de son temps (les programmes iconographiques obscurs, dictés par ces lettrés dont la science nous échappe en grande partie, sont florès autant à Ferrare que plus tard parmi les aristocrates romains). L’intérêt pour le phénomène atmosphérique n’est pas, en peinture, courant. On pense au Greco, mais déjà un peu plus tard dans le sièle. Faut-il y lire la mise en regard, d’une manière ou d’une autre, du cycle des astres par rapport aux affaires humaines ? Assurément, du moins, de la nature. Le pont, au centre, est nécessairement symbolique. Que relie-t-il ? Que sépare-t-il ? Sans aucun doute, c’est l’initiation spirituelle de l’âme qui est en jeu ici. C’est une apparition, sujet par excellence de la peinture, peut-être même de toute peinture. Les détails de cette initiation, autant que pour les mystères antiques, risquent de nous rester encore longtemps inconnus.

Le tableau, comme tous ceux de Giorgione, est raide. La jeune femme n’est pas belle, le paysage est trop artificiel, tout est compassé.

Palma il Vecchio (1480-1528)

Peut-être à tort, peut-être temporairement, mais Palma le Vieux me plaît amplement plus que le Jeune. Tandis que le Jeune est compassé et grandiloquent, institutionnel et pour ainsi dire administratif, le Vieux est plus large, plus enlevé, plus audacieux. Dans la Madone à l’enfant, avec saint Jean-Baptiste, Joseph et Catherine, les couleurs sont chaudes, les lignes élégantes, à la fois soutenues mais sans dureté, et le rectangle augmenté de moitié à droite, dont les diagonales sont tirées par les attitudes des personnages, est d’une élégance remarquable. On touche à un équilibre du mouvement qui est proche de la perfection formelle. Tandis que la grande partie du tableau (le rectangle initial) présente la conversation enjouée entre le bon Jean-Baptiste, Cathy et Marie, on assiste dans le dernier tiers à une rare intimité entre Jésus et son faux père cocu. On s’imagine ce que raconte le fils naturel à Joseph. Mais ne nous moquons pas trop grivoisement de cette sacra conversazione ou « sacrée conversation » (!) : l’impression d’ensemble est gracieuse.

Si on y regarde de plus près, la visage de Catherine est différent des autres : plus rond, d’un modelé plus lâche, plus fumé : il est de Titien, comme le paysage derrière.

Véronèse (1528-1588)

Immergé dans l’atmosphère vénitienne, Véronèse paraît moins attractif que de loin.

Le Repas chez Levi ne peut manquer de susciter l’admiration, à juste titre. Mais c’est une admiration devant l’exploit, et non une admiration d’affinité.

Dans la salle qui lui est presque entièrement consacrée, les toiles immenses ont perdu leur raison d’être : elles se succèdent comme un manuel pour étudiants à l’école du Louvre. Il faut non seulement s’abstraire du musée, mais repenser ces toiles dans leur contexte. Une véritable gymnastique husserlienne.

Le mariage de Sainte Catherine, par exemple. Alors qu’elle est parmi mes iconographies préférées, parce qu’elle est toujours le prétexte à représenter l’élégance féminine, la grâce, la volupté, cette noce en particulier me déplaît. Les tissus sont beaux pourtant, les couleurs chatoient, la robe de Catherine est somptueuse, à tel point qu’on pourrait se satisfaire de toute cette prolixité sans forme : on aspire à une peinture abstraite. Oui, en fait, nous voudrions nettoyer le tableau de ses figurations, de ses personnages, de ces putti ridicules, de ce rococo avant la lettre.

La Vierge à l’enfant avec Saint Jean-Baptiste a plus de tenue car plus de tonus. Moins de personnages (quoiqu’une tête de bébé décapité s’attache bêtement à un drap, joli par ailleurs), une architecture du coin, dans un palais, une diagonale enlevée.

L’Annonciation s’inscrit dans cette série étrange des peintures vénitiennes qui abusent de la perspective avec des effets presque fantastiques (on en reparlera avec le Tintoret). Elle est mathématique, elle est géométrique (toute cette géométrie de l’angle et du compas renvoie-t-elle de quelque manière à la navigation?). C’est la science soumise à la religion. La pensée au service du mystère. Et pourtant, il y a quelque chose de si outré dans ces jeux de virtuosité (Venise n’est-elle pas la ville de la virtuosité par excellence?) qu’on pourrait remettre en question cette assujettissement : peut-être est-ce quelque chose de plus inquiet. Nous ne sommes plus dans la découverte enthousiaste et solide des Florentins : le temps, pour les raisons qu’on sait, est trouble.

Tintoret (1518-1594)

Sartre a fait du Tintoret un marginal. Il mène l’enquête, il édifie une existence. S’il rajoute, le bavard, au caquetage commun (mais l’humanité n’est sans doute que caquetage et massacres), le sien est savoureux. De l’enfance mythique à l’oubli posthume, en passant par l’apothéose du Jugement dernier du palais des Doges. Il y a beaucoup de fantaisie là-dedans, et encore plus d’exagérations. Tintoret ne fut jamais le séquestré de Venise, mais son artiste phare, tout au long de sa vie, et encore après sa mort. Tintoret, à Venise, est partout. À tel point de s’y confondre aujourd’hui : autant son sfumato que ses couleurs sont encore sensibles dans nos promenades. S’il n’en subsume pas la prolixité, Tintoret s’identifie indéniablement à une part de Venise.

(…)

Le tableau qui est un summum de peinture, et qui aurait suffi à faire de Robusti, fils de teinturier, un artiste à considérer (mais ne soyons pas dupe : seule la considération au long cours permet de parvenir à ce tableau-là), c’est le Trafugamento del corpo di san Marco. Nous sommes en 1560. À Rome, et dans quelques autres centres artistiques (à Fontainebleau notamment), nous sommes en plein maniérisme. Aussi insatisfaisant puisse s’avérer ce terme, et cette généralisation, le maniérisme n’en désigne pas moins une trajectoire supputée : la fin de l’observation directe de la nature qui aurait eu lieu chez les artistes de la Renaissance, au profit de l’observation des artistes eux-mêmes (Michel-Ange et Raphaël en premier lieu) et des règles internes de la peinture. On sait cependant que les artistes de la Renaissance eux-mêmes ne répondaient qu’à des critères artificiellement, longuement, patiemment établis par leurs collègues (« le monde de l’art »). Ce tableau du Tintoret est une appropriation des règles en vigueur. Une hallucination. Le Tintoret délire à la fois les règles elles-mêmes, celles de la perspective, celles de la géométrie, jusqu’ les pousser à une limite incandescente (là où elles sont prêtes à se consumer). Mais aussi l’Histoire. L’Histoire sacrée (qui n’est déjà plus la Grande Histoire, mais une mythologie) et l’Histoire de Venise.

Car nous n’avons pas encore vraiment parlé de cette aventure extraordinaire qui inscrit Venise à l’Orient de l’Occident. Le corps de Saint-Marc, retrouvé en Égypte, marque, on le sait, symboliquement le lien avec l’Orient au-delà de la Méditerranée, et surtout une domination : le vrai centre est Venise. Non pas vérité universelle (malgré la symbolique qui cherche à instaurer une légitimité transcendantale) mais vérité temporelle, matérielle, économique, stratégique. Ce tableau aussi est une stratégie. La perspective exacerbée est l’installation dans un espace d’une projection. Si nous retrouvons le même jeu que dans L’Annonciation de Véronèse, l’ajout d’une diagonale (une tangente) et le sujet même du tableau (la gloire initiale de Venise, son fait d’arme fondateur), la géométrie mathématique n’est pas soumise à la religion, mais l’inverse. Venise a distordu la réalité pour soumettre à son pouvoir le monde méditerranéen.

Néanmoins, on le sait aussi, la glorification marque déjà les premiers signes de décadence. C’est un retour, et même un besoin d’affirmation. Nous sommes dans l’ordre du mythe, du récit rétrospectif. Tout flambe dans la palette du Tintoret.

Francesco da Tolmezzo, Madonna col Bambino e angeli muicanti

(…)

Giovani Francesco Caroto, La madonna cucitrice

Cette toile est d’une tristesse indicible. Jésus est fantomatique. On le dirait gangrené. Le paysage est aride, le ciel menaçant. Le geste du Saveur est ambigu. Que nous montre-t-il en soulevant le voile de la mère ? La future mater dolorosa ? La beauté bientôt évanouie ? Ce qui ferait de ce tableau une vanité ? La vanité, thème antique à la mode bientôt du Baroque, est doublé par le thème de la couture. Antique aussi en ce qu’il rappelle les Parques. Jésus, représenté dans une pose de putto (antique encore), tient les ciseaux qui couperont le fil de sa propre vie. Ce que brode Marie est un linceul. Quel est cet arbuste qui épouse le contrapposto de l’enfant ? Le rouge de la robe de Marie est le détail qui fait de ce tableau un chef-d’œuvre de tendresse et de tristesse.

Madonna del Prato (1328)

Dans la même salle, qui est en fait la partie supérieure de l’ancienne église, on trouve une amusante Madone enceinte. La mère est replète, les joues arrondies comme une noix. Son ventre est un monde, une planète bleue. Ne semble-t-elle pas gourmande, et toute joyeuse, cette jeune mère aux pommettes rougies par un plaisir timide. C’est un hymne à la vie. Aucun signe de Passion. Et aucun mystère non plus. Tout est là, presque un peu rustre, un peu simple, débonnaire.

Les Joueurs d’échec

Il en faut pas manquer, au rez-de-chaussée, un ensemble de salles derrière la boutique. On y trouve de tout.

Comme ces Joueurs d’échec. Peinture caravagesque, mais le jeu d’échec est rare au regard des jeux de cartes. C’est un exercice. Du Valentin, mais comme maladroit, un peu scolaire. Geste expressif de l’adversaire, pour détourner l’attention du joueur concentré non pas du jeu lui-même mais de la main de la courtisane qui lui subtilise la bourse. La main vient embrasser l’épaule et c’est pour mieux montrer au spectateur complice le fruit du larcin. Nature morte sous la main. Expressivité du jeune homme. Savoir-faire de la représentation des habits, des plis, des matières. Visage cependant passablement fantomatique de la jeune fille (corset pudique, au passage), et ce jeu d’échec. Le message moral est clair : on perd quand on croit gagner ; l’important n’est pas là où l’on croit ; il ne faut pas se laisser aller à l’orgueil de l’avantage ; etc. L’ensemble plaira assurément aux amateurs de peinture caravagesque.

Domenico Fetti (1589-1623)

À côté de la très fameuse Mélancolie, on trouve de Domenico Fetti un David proche de la manière de Manfredi, et de Baglione dans sa belle période caravagesque. Avec élégance, Fetti fond la figure dans une obscurité dévorante. Il ne reste presque plus rien dans la lumière : le visage, la main sur l’épée. Même le cadavre de Goliath, souvent l’occasion de peindre le gore, s’enfonce ici dans l’ombre. Un David fier, presque arrogant. Cette fierté, on la retrouve aussi, indirectement, dans la représentation de la mélancolie. Fetti, avec ce tableau devenu célébrissime, s’inscrit dans la lignée de Dürer : l’artiste (dont le tempérament par excellence, selon la classification d’Hippocrate, est la mélancolie) s’élève au plus haut rang, sinon de la société civile, du moins de celle humaine. Il a le savoir, le savoir-faire, et un rapport privilégié avec ce qui dépasse l’humain, la Nature (la métaphysique). S’il est torturé, c’est qu’il est tiraillé entre l’ici-bas et l’au-delà (les Romantiques ne traduisent que dans un contexte bourgeois les mêmes sentiments).

Francesco Maffei (1605-1660)

Ce Persée n’est-il pas incroyable ? Sa face comme une bouillie remuée, bouffie, les yeux bouchés par une suinte noire, et ce corps de vieux mercenaire, de gladiateur rodé. Pas grand-chose d’héroïque ici : plutôt un labeur de routier. La touche est lâche, mais enlevée, la couleur est savante quoique discrète, presque terne, la composition très sûre, ternaire, tout autant du reste que la pose et la physionomie des personnages, leurs attitudes. C’est à la fois brouillé et très fluide, précis et mouvementé.

Giambattista Tiepolo (1696-1770)

Bizarrement, nous n’avons pas vu beaucoup de Tiepolo encore. Dernier maître de la Venise fastueuse. Dernier feu. Presque le prototype trop parfait, par ses dates mêmes, de cette fin de vie vénitienne. Nous voilà au summum de la hardiesse picturale, des perspectives audacieuses, des couleurs froufroutantes.

Sainte Hélène, la mère de Constantin, était allée chercher la croix de Jésus pour la ramener à Rome, dans la basilique justement nommée aujourd’hui Santa Croce in Gerusalemme. En voici une traduction allégorique, volontiers musicale, dans un tondo de plus de 4 mètres de diamètre. Comment ne pas s’émerveiller devant l’ingéniosité du peintre ? La composition, malgré le tondo, malgré la contre-plongée, malgré le vide du ciel, est solide, dynamique et même riche.

Francesco Hayez (1791-1882)

Francesco Hayez est né à Venise avant l’arrivée de Bonaparte. Si Tiepolo est le dernier peinture vénitien, de la soi-disant « République de Venise », Hayez est le premier peintre moderne de la nouvelle Venise, alors délaissée, déjà devenue musée. Il mourra à Milan.

On trouve de nombreux tableaux de Hayez à l’Accademia, et on les admirera tous. Mais son autoportrait à 82 ans, qui est le plus célèbre du maître, s’il s’inscrit dans une tradition devenue ancestrale, inaugurée sans doute par Van Eyck, marquée par Rembrandt, notamment par le pathétique et sans concession autoportrait de vieillesse, trouve ici sa traduction dandy. L’homme, vieux, se dépeint fort, stable, l’oeil aiguisé, sans concession non pas sur sa déchéance, ou sa proche fin, mais sur le spectateur qui le regarde comme une vache regarde passer un train. Le peintre du fameux Baiser démontre qu’on peut être vieux et être – jusqu’au bout – puissant.

L’Amitié

à Aïssa Benouahlima

Aïssa, pour qui d’autre écrire ce petit traité sur l’amitié ? Et à qui d’autre le dédier ? Qui a plus d’amis et, surtout, d’amis sincères et fidèles ? Qui accorde à ses amis plus d’attention, de soin, et finalement d’importance ? Et qui est plus intéressé pour discuter de tout cela ?

Car tu préfères de loin la discussion vivante aux livres morts, et tu as bien raison. En attendant celle de tout à l’heure, de ce soir, autour d’une bonne bouteille de vin, j’écris en pensant à toi ce petit traité à la manière romaine, à la manière de Cicéron.

Et qu’y dis-je que tu ne sais déjà ? C’est avec toi autant que pour toi, finalement, que je l’écris. C’est, selon l’expression, le fruit de nos conversations. Le voilà en substance : rien n’est plus important que l’amitié, qui est de bienveillance, rien n’apporte autant de plaisir au quotidien, de soulagement dans la peine et, somme toute, à la longue, de solide bonheur.

Mais je te vois déjà un peu perplexe ! Tu me diras : l’amour apporte plus de plaisirs. Sans aucun doute : mais outre que l’amitié et l’amour ont plus de choses en commun que de choses qui les différencient, l’amour apporte presque toujours autant de peine que de plaisir, et une peine bien plus lourde. L’amitié, elle (quand elle mérite d’être nommée ainsi), surpasse toutes les peines. Une amitié qui fait souffrir n’est pas digne de ce nom, ce n’est pas ou ce n’est plus une amitié.

Mais n’anticipons pas. J’écris, je mène donc la barque.

Pas question de philosopher abstraitement : l’amitié est concrète, c’est du concret que nous partirons, c’est dans le concret que nous resterons. Qu’est-ce qui réunit des amis ? Comment l’amitié naît et existe ? En quoi elle est un lien supérieur aux autres ? C’est cela, et d’autres choses encore, en passant, que je te propose de lire.

*

Ce qui réunit les amis

Ce qui réunit les amis, c’est la bienveillance. C’est la bienveillance qui fait d’une personne une « bonne personne », une personne « bien ». Et qu’est-ce que le « bien » ? Laissons de côté les concepts incompréhensibles et appuyons-nous sur le bon vieux gros sens pratique et concret.

Tu seras d’accord pour déclarer que Faouzi, Elsa, Joachim, Marion, Julien, Amandine, Marek, Perrine, Martin, Élodie, Fletch, Besiana, Selim, et tant d’autres personnes que nous aimons et qui se reconnaîtront sont des « gens bien ». Ils vivent de telle manière à chercher à améliorer le quotidien des autres, qu’ils les connaissent ou non. Et pour cela ils sont prêts à faire des efforts, c’est-à-dire à diminuer leur propre confort. Ils sont généreux. Et en plus de cela, ils sont aussi courageux, dans le sens où ils cherchent toujours à corriger leurs défauts. Ils se remettent en cause, et pour mieux être avec les autres, ils cherchent à se changer eux-mêmes.

Tu seras d’accord avec moi, je crois, pour déclarer que c’est là une manière de définir « une personne bienveillante ».

L’amitié n’existera de manière privilégiée qu’entre des personnes bienveillantes.

L’amitié peut certes exister entre bandits, entre voleurs, mais elle ne peut pas exister entre gens crapuleux : la cupidité est un obstacle à l’amitié. Tout autant que l’égoïsme, ou une forme exacerbée d’égocentrisme. Car c’est par l’écoute de l’autre, par l’attention portée à l’autre, et quand cette attention et cette écoute sont réciproques, que l’amitié peut s’épanouir.

Combien de personnes rencontrons-nous qu’on sait tous les deux, Aïssa, avant même d’en discuter ensemble, ne pas pouvoir prendre en amitié ? Ces menteurs, ces hâbleurs, ces ivrognes narcissiques, dans les bars, dans les fêtes, dans l’ivresse… Ils déblatèrent et n’écoutent pas. Ils ne veulent qu’imposer leur propre personnalité, se justifier à eux-mêmes en prenant le plus d’espace possible, n’utilisent l’autre que pour mieux s’étaler eux-mêmes.

L’amitié rend donc, de fait, les gens meilleurs. Oui, les gens qui cultivent consciencieusement l’amitié savent qu’ils ont aussi besoin d’être plus bienveillants, plus attentifs, plus attentionnés, et moins égoïstes. Car on peut faire plus pour nos amis que pour nous-même.

Mais l’amitié n’est pas une valeur ni une pratique qui apparaît à tout le monde comme un avantage. Certains lui préféreront la richesse, d’autres la santé, d’autres encore le pouvoir ou la gloire. Mais tout cela est incertain, dépendant moins de nous que du hasard. Seul cultiver l’amitié est le fait de notre volonté.

Et puis tout cela n’apporte que des biens limités : la richesse procure des objets ou des divertissements ; le pouvoir, de l’orgueil et de la vanité ; la gloire, quelques louanges (et, du reste, beaucoup d’ennemis) ; la santé, l’absence de douleur et une disposition physique qui, inéluctablement, finira par s’épuiser et par nous quitter : nous serons malades et nous mourrons. L’amitié, elle, au contraire, est infinie. Elle est là partout en nous. Il n’est pas d’endroit où elle n’ait sa place, de circonstance où elle soit de trop, où elle puisse gêner. Et même, à tout prendre, ces amitiés superficielles qu’on néglige par manque de temps ou d’envie, mais qu’on ressent, ont même elles aussi des charmes et des avantages.

Les philosophes qui croiraient que le souverain bien s’identifie à la sagesse se tromperaient encore : la sagesse est un mythe, l’amitié une réalité concrète. L’ami, par ailleurs, serait plus près de la sagesse que le philosophe le plus sage, que le mystique le plus zélé. L’amitié est terrestre. Elle est même, pour le dire selon la vérité poétique, tellurique.

L’amitié nous accompagne dans le bonheur et le malheur. L’amitié rajoute au bonheur, et allège le malheur. L’amitié est une source de plaisirs innombrables. De menus plaisirs (boire un café, un verre, simplement se croiser par hasard chez le caviste ou dans la rue), et des plaisirs plus grands (enrichir notre expérience du monde, partager un bonheur, soulager un malheur). Bref, l’amitié rend non seulement la vie plus vivable, mais elle la rend aussi plus intense.

Qu’y a-t-il de plus agréable que de pouvoir oser se confier à quelqu’un aussi bien qu’à nous-même ? Et parfois même mieux qu’à nous-même : dans la confusion de ses sentiments, quoiqu’on partageât avec l’ami leur intensité, on connaît alors cet ami mieux que lui-même. On pense avec lui, on ressent avec lui, on s’ouvre à lui, c’est-à-dire à l’autre, c’est-à-dire au monde. Qu’y a-t-il de plus agréable que de partager, de vivre aussi pour soi le bonheur d’un ami ?

Mais ce n’est pas tout : qu’y a-t-il de plus réconfortant, dans le pire malheur, que de voir un ami partager avec vous ce malheur ? En le partageant, il le soulagerait presque. En tout cas, il vous aide à supporter ce qui peut être insupportable. On sait que sa douceur nous apaisera, nous réconfortera, ramènera le plaisir qui nous échappe ou qui nous a été ôté. L’amitié illumine l’avenir, quand le malheur frappe. Encore une fois, l’amitié aide à vivre.

L’amitié est politique puisqu’elle aide à vivre, et à mieux vivre ensemble. Que les humains soient liés, cela est sinon « naturel », du moins biologique. Mais c’est aussi une nécessité vitale : Robinson n’est qu’un mythe, et même dans le mythe il est accompagné de Vendredi.

L’amitié est mêmenécessaire à la solitude. Cela peut paraître paradoxal mais c’est parce que nous connaissons l’amitié que nous pouvons profiter de la solitude. Sans la première, la deuxième serait trop lourde.

La société des humains gagnerait donc à favoriser et encourager l’amitié. Si la société n’était pas aliénée par le spectaculaire-marchand, elle érigerait comme valeur fondamentale l’amitié et n’aurait plus besoin de cette notion ambiguë et douteuse qu’est la « fraternité ». « Fraternité » me semble le nom édulcoré du « patriarcat ». Mais l’amitié n’est encensée qu’à la marge, auprès des enfants (ce qui la teinte de puérilité) ou dans les fictions télévisuelles et cinématographiques. Et ce n’est pas un hasard. D’abord parce que l’amitié est plus puissante que la loi étatique, et qu’elle permettrait, si elle était pratiquée plus largement, de remettre bien souvent en cause l’absurdité de l’État et des pouvoirs en place. Ensuite, parce l’amitié n’est pas une valeur de la société capitaliste. Sa bienveillance va à l’encontre de la concurrence. Elle déjoue les pièges du marché. Ces lois du marché, qui sont les lois de l’État moderne (qui postule le bonheur des individus à partir de la richesse économique), sont contraires à la pratique de l’amitié.

Mais revenons à l’amitié elle-même. Une grande question se pose souvent qui paraît faussement compliquée : quelle différence entre l’amitié et l’amour ?

La différence entre amitié et amour peut sembler confus ou poreux. Et il est certain qu’une proximité existe entre l’amitié et l’amour. Mais autant nous parlons, tu l’auras compris, d’une amitié infinie, autant il faudrait parler d’un amour total. Quand l’amour est violence, passion, qu’elle est l’énergie, comme disent Lucrèce et Dante,che move il sole e l’altre stelle(« qui meut le soleil et les autres étoiles »), l’amitié est ce qui stabilise, ce qui repose, ce qui apaise.

Alors tu seras peut-être d’accord pour dire avec moi que l’amitié est l’amour apaisé.

La grande différence entre amitié et amour, c’est que l’amitié est sociale, s’ouvre à l’autre, à tous les autres, tandis que l’amour est asocial. L’amour sépare, discrimine. C’est le lien privilégié et nécessairement exclusif entre deux individus (sinon on parle de « polyamour »). Longtemps considéré comme une maladie (et encore aujourd’hui à travers des chansons populaires – vox populi vox dei), l’amour est suprême, mais il est tragique. Tragique dans le sens où il est, quand il est véritable, impossible : c’est la consumation réciproque de deux êtres.

Beaucoup de personnes confondent les deux. Les amis jaloux confondent amitié et amour. Mais, encore une fois, cette confusion est compréhensible, à la fois parce que notre société n’encourage pas, comme nous l’avons dit, l’amitié (et on est souvent désarmé ou inculte par rapport à elle), mais aussi parce que les sentiments les plus intenses peuvent troubler l’entendement.

Ce n’est pas un hasard si l’amour et l’amitié ont – ou semblent avoir la même racine étymologique. Est-ce l’amitié qui donne son nom à l’amour, ou l’amour qui donne son nom à l’amitié ? À la Renaissance (mais Verlaine aime utiliser cette jolie formule qui s’est malheureusement perdue), l’amante, l’amant appelle son amour : « m’ami », « m’amie ». Mon ami, ma moitié. C’est la formule hypocoristique de l’amour confiant.

Pour exemple de cette limite étroite, parfois, entre amour et amitié, parmi les célébrités (qui ont cela d’intéressant non pas d’être célèbres mais de nous être accessibles par tout un matériau archivé), une des plus belles amitiés me semble être celle qui lia Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Outre la légende (qui a donné lieu à de mauvais films), outre l’entretien de l’été 1974, à Rome (Roma toujours…), ce sont les mémoires de Simone de Beauvoir qui nous renseignent, plus en filigrane qu’en pleines lignes, sur cette relation si chère. Je la crois, selon ce qu’on dit ici, tenir plus de l’amitié que de l’amour. L’une comme l’autre ont connu l’amour. Les fameuses amours américaines : pour Simone de Beauvoir Nelson Algren, Dolorés Vanetti pour Jean-Paul Sartre. La distinction d’adolescents premiers de classe mais un peu attardés, il faut bien le reconnaître (ils se rattraperont après 45), entre « amour nécessaire » et « amours contingentes », est bien romantique : il y a là une relecture de Baudelaire par deux bourgeois décadents parisiens de l’entre-deux guerre. Cet « amour nécessaire », qui demandera à être cultivé (plusieurs récits de Beauvoir évoquent autant les épreuves traversées, les bonheurs et les malheurs partagés), est une des plus belles amitiés qui se puisse imaginer, qui a sans doute existé. On confine à l’amour, mais l’amour demeure nécessairement physique. Je ne dis pas « sexuel », mais bien physique : un rapport au corps de l’autre. (Et c’est par là que je peux me tromper sur la nature du lien qui unit Beauvoir et Sartre, parce que la présence du corps de Sartre, dans La Cérémonie des adieux (1981), qu’on a beaucoup reprochée à Beauvoir, traduit peut-être non pas une impudeur – Beauvoir n’est-elle pas pudique ? – ou une quelconque indécence romanesque à la Zola, mais bien un rapport de Beauvoir au corps – malade, incontinent, bientôt putrescent – de Sartre : alors, peut-être, Beauvoir et Sartre réalisent l’amitié et réalisent l’amour, l’amour et l’amitié n’étant plus, entre eux, qu’un seul et même sentiment.)

À ce titre, j’ai toujours pensé que la question de la possibilité de l’amitié entre les femmes et les hommes, et plus largement entre des individus potentiellement attirés sexuellement, était également un faux problème. Entre femmes et hommes, la différence relève essentiellement de la société patriarcale : il faut la déconstruire (et cahin-caha c’est ce qui passe aujourd’hui). Ou tout simplement rester ouvert et bienveillant. Entre les gens qui pourraient s’attirer sexuellement, c’est toujours la même chose : une question de bienveillance envers l’autre. Écouter, et ne pas blesser.

Cela pourrait nous amener à nous demander quels liens unissent les gens ?Et qu’est-ce qui fait que l’amitié serait un lien supérieur aux autres ?

On pourrait ici reprendre à notre compte la distinction sartro-castorienne entre contingent et nécessaire : il y aurait des liens contingents et des liens nécessaires. D’un côté, le hasard des rencontres plus ou moins éphémères, de l’autre le déterminisme des circonstances. Nous avons tous les deux, Aïssa, ce penchant à être un peu mécanistes : nous savons que le hasard est un déterminisme qui n’est pas compris, clarifié ou énoncé. Ne serait-ce que par le fait qu’on fréquente les lieux qui nous correspondent socialement, on est enclins à rencontrer les gens qui nous ressemblent. On a tous des histoires incroyables de rencontres improbables.

Quand j’ai voyagé au Japon, j’ai croisé un ami de Lyon, que je n’avais pas vu depuis dix mois, au musée des Beaux-Arts de Tokyo. Mais est-ce vraiment si incroyable que ça ? Il aime l’art, il aime le Japon, moi aussi. J’ai appris à ce moment-là qu’il était, comme moi à l’époque, en couple avec une Japonaise. Nous étions tous les deux professeurs, nous nous sommes croisés l’été durant les vacances scolaires. On pourrait aller plus loin, mais l’idée est celle-là : en analysant le fait qui nous semblait improbable, nous nous rendons compte qu’il est en fait bien banal.

De même avec cette autre histoire qui m’avait beaucoup troublé à l’époque : à Barcelone, pendant l’absence d’une amie en voyage en Amérique du Sud, et en attendant la venue d’un Argentin qu’elle avait rencontré là-bas et à qui elle avait gentiment proposé de reprendre sa chambre, je la squattais. Avec les amis de la collocation, on passait nos nuits, naturellement, à faire la fête, souvent avec des gens qu’on ne connaissait pas, chez qui on dormait quand on n’était plus en état de rentrer ou qui dormaient à l’appartement quand ils ne savaient pas où dormir. Un matin, ou plutôt un midi, en parlant avec un gars qu’on avait accueilli la veille, on se rendit compte que c’était l’Argentin que notre amie avait justement envoyé chez nous ! Mais ni lui ni nous ne le savions avant le café du réveil. La probabilité peut paraître infime, et sans doute mieux aurait valu avoir une combinaison du loto. Mais à force de parler de cette histoire, nous nous sommes rendu compte que l’amie avait conseillé également à l’Argentin des lieux que nous fréquentions. Plus que les autres, il était avide de parler à tout le monde, parce qu’il était seul et qu’il avait l’entrain de la nouveauté. Nous, nous avions l’habitude de parler à tout le monde aussi. Le bar de chupitos était un bar minuscule, un long couloir où il n’y a la place que pour s’accouder au zinc. Nous aimions traînasser là des heures à nous enivrer aussi du manège des passages, contrairement à tous les autres clients qui buvaient leur shooter et s’en allaient. Finalement lui aussi est resté, parce qu’on parlait et qu’il n’avait rien d’autre à faire. Peu ou prou, même classe sociale, mêmes goûts d’ensemble (comme notre amie), mêmes adresses. La coïncidence perd alors beaucoup de sa magie.

De l’autre côté, il y a, dans les liens, un déterminisme plus commun. On se lie au quotidien par les échanges marchands : en faisant ses courses, avec la caissière, le caissier, avec la boulangère, avec le garagiste, la barmane, le barman et tous les plus ou moins habitués des cafés, et ainsi de suite. Bref, avec des gens qu’on voit régulièrement. Et puis, bien sûr, il y a le travail. C’est sans doute la première source de rencontres. Enfin (mais c’est le premier lien dans l’ordre chronologique), il y a la famille. Sur les liens de parenté, il y a trop de choses à dire, et beaucoup ont déjà écrit dessus. Claude Lévi-Strauss, Bourdieu, et les autres. Ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Mais le lien amical, selon moi, est supérieur à tous ces liens-là. Pour les premiers, cela peut sembler assez évident. Par rapport à la famille, cela l’est moins.

Le lien familial semble plus fort parce qu’il est imposé, si l’on peut dire, avant même la naissance : c’est dans la trame, dans la texture familiale que s’inscrivent toutes les naissances potentielles (qui ne se réalisent pas toutes). On pourrait ainsi dire que le lien familial est supérieur à celui de l’amitié. Mais cela dépend de la valeur qu’on accorde à la volonté. Si l’on préfère donner l’avantage au déterminisme, alors oui, le lien familial est supérieur au lien amical. Si l’on préfère penser que le choix, même conditionné (il n’existe pas d’acte totalement libre : l’assassinat a priori gratuit de Lafcadio dans Les Caves du Vatican qui pousse un étranger d’un train est conditionné par le principe qu’il veut se prouver à lui-même qu’il est libre), est plus noble, alors l’amitié est supérieure. Pourquoi plus « noble » ? Parce qu’il représente un potentiel de vie, une puissance de vivre plus grande : le choix est positif quand le déterminisme est négatif. Le choix est un « plus », il peut être une surprise, il est moins engoncé dans la gangue du destin. Ainsi l’amitié est supérieure à la famille en tant que la famille est imposée par le hasard – nécessité ou contingence nécessaire –, tandis que l’amitié est une préférence, une élection. La famille est forcée, mais on choisit l’amitié. Et si beaucoup de gens finissent par préférer la famille à l’amitié (combien d’amis disparaissent une fois mariés?), c’est qu’il est plus simple de se laisser aller à la passivité du lien familial qu’à l’exigence active du lien amical. Dès que le couple se sépare, les voilà qui rappliquent dare-dare : ils ont eux-mêmes honte de leur erreur.

De l’autre côté, il peut y avoir, au sein de la famille, une véritable amitié. Le lien qui unit des parents à leurs enfants devenus adultes, des frères, des sœurs, s’approche quelquefois davantage d’un lien d’amitié que d’un lien du sang. Confiance, franchise, connaissance de l’autre dans son évolution plutôt que comme un donné et un acquis. L’exemple le plus parfait est mythique : c’est Castor et Pollux. Ce n’est pas pour rien qu’ils apparaissent dans la célèbre chanson de Georges Brassens, Les copains d’abord, comme un des parangons de l’amitié : Castor et Pollux, en fait, sont des frères jumeaux (et même des triplets, avec Hélène), mais les épreuves guerrières les rapprochent plus que le lien du sang. J’aime enfin le subtil argument de Cicéron : même quand tout sentiment quitte la parenté, la parenté subsiste. En ce qui concerne l’amitié, les sentiments ne la quittent pas : car s’il n’y a plus de sentiments, il n’y aurait même plus lieu de parler d’amitié.

Plus encore, tu demandes comment naît l’amitié. On connaît toutes et tous cette fameuse phrase de Michel de Montaigne à propos de son amitié avec Étienne de la Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Autant Montaigne me semble un des penseurs les plus pertinents et les plus sages qui nous aient laissé une trace écrite, autant je n’ai jamais vraiment été séduit par cette formule. Outre qu’elle est trop rebattue, elle me semble surtout vide. L’amitié n’est pas une magie mystique, mais une affinité élective. Cette affinité est multiple : elle peut être de goût, de dessein, de désir. Elle est tout le temps une combinaison de tout cela. Il est possible de reconnaître la valeur d’une personne sans que l’amitié ne naisse, parce que les goûts divergent. La nature des rapports humains est sans doute infinie dans ses nuances. L’amitié élective est d’autant plus rare : on se laisse aller à un penchant, et on le cultive.

En ce qui concerne ceux qui prétendraient que l’amitié naît d’un manque, tu seras d’accord avec moi, je crois, pour affirmer qu’elle naît plutôt d’un surplus, d’une énergie excédante (j’ai presque envie de citer Georges Bataille et sa « part maudite », ce qui ne serait pas incongru). L’amitié ne vient pas de la faiblesse, du manque, de l’intérêt ou de la cupidité. On reconnaîtra aisément que ce n’est pas là de l’amitié. Autant la société ne se fonde pas sur un principe de rareté, autant l’amitié ne se fonde pas sur le besoin et l’indigence. Sinon ceux qui auraient le moins seraient ceux qui s’aiment le plus, or l’expérience prouve que ce n’est pas le cas.

On ne donne pas pour recevoir, on donne pour donner. L’amitié naît quand le don de soi, qu’on pratique le plus et le plus souvent possible malgré d’inévitables difficultés ou manquements (personne n’est jamais constamment au meilleur de soi-même), est reconnu par quelqu’un qui cherche à se donner tout autant. (C’est l’histoire, au passage, de cette merveilleuse amitié qui lie les personnages d’Henri Murger dans La Vie de bohème – 1847 – qu’a merveilleusement adapté au cinéma Aki Kaurismaki en 1992.)

L’amitié naît donc du don. Et si le don, nous dit Marcel Mauss, appelle un contre-don, ce contre-don n’est pas un équivalent exact, il n’est pas question d’un équilibre des comptes. Le don de soi désire un simple geste en retour, mais il ne lui est pas subordonné. Le don, même s’il appelle un contre-don, reste gratuit. Imposer une contre-partie transformerait le don en échange qu’on pourrait qualifier de « marchand ». Le don est un appel, mais le plus souvent, finalement, il ne reçoit aucun écho. Nous ne donnons pas pour recevoir. Nous donnons pour donner et, d’une certaine manière, plus nous donnons, plus nous nous sentons comblés. L’amitié, c’est donner le plus possible, et toujours plus. En donnant à un ou une inconnue, nous proposons une possibilité : qu’elle s’actualise ou non, cela ne dépend plus de nous. Et ce qui ne dépend pas de nous, nous n’avons pas à nous en inquiéter outre mesure : advienne ce qu’adviendra.

Plus encore : quand nous donnons, nous sommes plus liés à qui nous donnons que cette personne n’est liée à nous. Nous avons choisi, et d’une certaine manière elle subit. Nous créons pour nous-même, en nous-même, une affection pour l’autre, pour les autres. Et cette affection est une richesse. Car cette affection est un lien plus intense avec l’autre et le monde. L’intensité du lien est une intensité de vie. C’est la valeur de la vie. C’est en cela que donner enrichit.

Si je porte de l’attention à Vincent, ce n’est pas parce que j’attends en retour de l’attention de sa part. S’il est disponible, s’il en a envie, il me rendra peut-être cette attention. Mais ce n’est pas mon dessein initial : mon dessein est d’abord de mieux le connaître, et de lui paraître agréable parce qu’il est lui-même quelqu’un qui me plaît.

De la même manière, si je paie un coup à quelqu’un, je n’attends pas qu’il me paie un coup en retour. Cette pratique des tournées n’est parfois qu’un moyen d’entraîner les autres dans sa propre ivresse par peur de se retrouver seul saoul. J’offre un coup si la personne accepte, et je n’insiste que pour rompre la barrière des scrupules polis tout en prenant soin de m’arrêter avant de forcer la main. Un verre de plus est un moyen de prolonger une discussion. C’est une invitation. À prendre ou à laisser.

L’amitié pourra naître dans la reconnaissance réciproque du don.

*

L’amitié se cultive comme un jardin

Après avoir été question de la nature et de la naissance de l’amitié, si tu veux bien, voyons comment elle perdure. Même si elle peut naître d’un coup de foudre, l’amitié sera néanmoins longue à s’affirmer. Naissance et mûrissement vont de pair.

Ce n’est qu’en tête-à-tête que peut naître et mûrir l’amitié. Elle est lente. Elle est exigeante. Elle demande à connaître la sensibilité de l’autre, à apprendre à la ménager. C’est alors qu’on peut espérer créer une forme d’intimité à deux, qui ne sera jamais celle qu’auront les autres. Je n’ai pas le même rapport avec Joachim que celui que tu as avec lui. Ou lui avec toi ou moi. Ou toi avec lui ou moi.

Pour qu’il y ait un véritable sentiment d’amitié au sein d’un groupe, cette amitié en duo est un prérequis. Pour que le groupe soit soudé, il faut que chaque membre soit soudé personnellement avec tous les autres membres. L’amitié est une affaire de couple, avant d’être une affaire de groupe.

Mais il est difficile de cultiver de nombreuses amitiés. Question de temps. Même si les liens qui ont uni deux amis, quand ils ont été intenses, subsistent à travers le temps et l’absence, l’amitié nécessite un soin pour ainsi dire quotidien. Ou disons fréquent. Même si on ne se voit pas chaque jour, même si on ne se parle pas chaque jour, chaque jour cependant on pense à ses amis. Que fait-il ? Où est-il ? Est-il content ? Je lui raconterai ceci ou cela, cela l’amusera, ceci l’intéressera. C’est donc une présence constante, rassurante, encourageante, agréable. Une pensée douce jusque dans l’angoisse. Oui, l’amitié est une affection.

Mais surtout, tout le monde le sait, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de conserver une amitié tout au long de la vie.

Il en va des amitiés d’enfance comme de la famille : avant l’âge de raison, avant l’âge adulte, cette forme d’amitié est une contingence-nécessaire. Elle est conservée par habitude, ou par attachement à un passé irrévocablement résolu, perdu. La nostalgie – et même la peur semi-consciente, instinctive de la mort – rend presque obligatoire cette amitié. On voit des amis de longue date se retrouver par exemple une fois par an dans un gîte ou une semaine en vacances bien qu’ils se détestassent. L’amitié d’enfance a besoin d’être pleinement réaffirmée en connaissance de cause, et cultivée. Elle a presque besoin d’être arrachée à l’enfance pour s’imposer comme choix délibéré. Et une fois cette dialectique accomplie, si l’amitié d’enfance perdure à l’âge adulte, alors seulement ce sera une amitié plus solide dans les absences, et même dans les manquements.

Mais une amitié d’adulte, une amitié choisie, décidée, élue, nécessite une attention beaucoup plus aiguë. Les difficultés sont multiples : soit un ami déménage, construit une vie ailleurs, loin ; soit son style de vie change : un couple, un mariage, des enfants, un métier ; soit encore les positions politiques divergent ; les caractères se modifient, les envies s’opposent, les oppositions s’exacerbent. C’est ainsi qu’il y a une part indéniable d’aléatoire dans la conservation de l’amitié. Mais c’est justement cette part d’aléatoire, qui est le lot courant de la vie, qu’il faut surpasser. Car une vie molle – je crois que tu seras d’accord avec moi – est une vie pauvre.

On peut, pour s’amuser, proposer quelques qualités, quelques pratiques, quelques attitudes qui permettent de cultiver l’amitié et, comme le vin, la bonifier.

Être prévenant. Devancer les besoins des amis. Ne pas faire sentir les services rendus, ne pas rendre redevable ses amis. Tout en leur donnant le plus possible. Montrer de l’entrain et éviter les hésitations dans les engagements pour eux. Surtout, non seulement oser, mais se sentir tenu de donner son avis sans craindre que cet avis ne soit pas celui attendu.

Les premières te sembleront, je crois, assez évidentes. En ce qui concerne la franchise, la question est plus ardue. Car la franchise peut entraîner bien souvent des conflits, jusqu’à la rupture.

Un de nos amis me raconta une fois l’histoire d’un de ses amis à lui qui avait trompé sa compagne, mère de ses enfants, avec la future épouse de son ami d’enfance. Situation on-ne-peut-plus banale et déplorable. Cette femme, me dit-il avec une pointe de misogynie intégrée, a toujours été volage. Son ami, en se confiant à lui, cherchait la complicité, et même à justifier sa faute, ou du moins à la minimiser. Il lui a été répondu que c’était bien sale de sa part. Cette réponse crue et franche l’a désarçonné. Vraiment ? Une telle réponse le décevait de sa part, lui qu’il croyait au-delà du bien et du mal, de la morale et de la moraline. Gêné d’avoir fâché cet ami qui lui confiait un lourd secret, notre ami commun voulut dulcifier la situation, et lui expliquer sa réponse. Sa réaction semblait « décevante » en ce qu’elle ne répondait pas à une attente. Mais elle ne l’était pas à ses yeux parce qu’elle était franche, et donc loyale. La plus franche, la plus loyale, bref la plus amicale des réponses… Mais cette explication ne permit pas de calmer les esprits du confident qui endura en plus du poids de sa faute, le poids de l’avis de son ami dont il espérait l’absolution.

À mon avis, notre ami aurait dû être plus délicat. Sa franchise a paru trop brutale et cette brutalité a fait écran à la tendresse infinie qu’elle contenait. Pour ce qui est de ce qu’a fait l’autre, je crois que nous serons tous les trois d’accord : c’est typiquement ce qu’on n’inflige pas à un ami, si l’on tient à lui, s’il y a vraiment de l’amitié. Non pas qu’on ne « touche » pas à la femme d’un ami par je-ne-sais quel impératif moral ou code idiot de l’honneur, mais simplement parce que cela blesserait l’ami. Et en blessant l’ami, on se blesse soi-même, revers du « en étant bienveillant, on s’enrichit ». Cela a déjà été prouvé. Si cette situation sordide d’infidélité conjugale doublée – ce qui est plus grave, nous l’avons dit – d’un bafouement amical a été possible, c’est selon moi qu’il n’y avait pas vraiment d’amitié. Comme je l’ai précisé, l’ami trompé était un ami d’enfance. Voilà ce qui renvoie à ce que j’en ai dit.

Il y a plus que la franchise, il peut y avoir aussi une forme d’impériosité dans l’amitié. Tu fronces le sourcil. Qu’est-ce cela veut dire ? Au-delà même de la franchise, l’amitié peut s’avérer rigoureuse, et même parfois, selon les situations, impérieuse. L’amitié n’impose pas l’obéissance, mais l’ami étant la moitié de nous-même, il doit avoir sur nous, en certains cas extrêmes, la force de notre propre jugement, la force de notre propre aliénation. S’aliéner soi-même est plus grave que s’aliéner à l’ami.

Si quelqu’un décide, aveuglé par je ne sais quelle drogue, par des excès qui l’ont usé ou enfoncé dans une pusillanimité honteuse, de faire un choix tout à fait contraire à son bien-être, et que dans une ultime lueur de raison, il s’en remet à un ami, celui-ci aura le (osons le mot) devoir de décider pour lui. Si l’ami est un danger pour lui-même, s’il devient fou (tout le monde est fou, nous sommes d’accord, mais il n’est pas rare que certaines personnes soient prises, dans notre société disjonctive, de terribles « bouffées délirantes »), nous ne pourrons pas le laisser ainsi… Mais ces situations sont heureusement extrêmes et rares.

L’amitié peut donc amener parfois des souffrances. Mais ce sera encore cultiver les bienfaits. Non pas que tout mal aboutit à un bien supérieur, mais il est impossible d’échapper aux maux et l’amitié, nous l’avons dit, a cette franchise de ne fermer trompeusement les yeux devant rien.

J’espère que tu me permettras une courte digression qui profitera – je l’espère aussi – à notre propos. Elle commence par une lapalissade : la douleur est une part de la vie qu’il est vain de vouloir abolir. Rien n’est plus méprisable que ces « coachs de vie » qui jouent sur la faiblesse pour grappiller de l’argent. Ils prétendent qu’on peut vivre toujours heureux, que c’est là le « vrai sens » de la vie, que de tout mal naît un bien, et on croirait entendre, avec moins de finesse encore, le maître de Candide. En fait, leur position est plus pernicieuse et plus dangereuse qu’il n’y paraît. Parce qu’en s’attaquant à la peur de la peur, ils s’attaquent à l’angoisse fondamentale qui nous ronge. Cette angoisse existentielle qui nous fait entrevoir que tout est fondamentalement absurde, qu’être ivrogne ou président, c’est la même chose, qu’il n’y a pas de transcendance extérieure à l’humanité, qu’il n’y a rien qui nous légitime. Mais ce sentiment de l’absurde aboutit, aussi bien chez Camus que chez Sartre, à un engagement envers l’autre. Cet engagement envers l’autre, tu l’auras compris, c’est ce qu’on appelle ici l’amitié – l’amitié élective. Or, balayer du revers de la main, ou en invoquant un dieu, ce néant qui ne peut être supporté que dans le lien à l’autre, c’est rendre inutile ce lien à l’autre. On préférera un dieu plutôt qu’un humain, qu’on tuera sans hésitation. On préférera de l’argent (la Valeur) plutôt que des inconnus qu’on laissera trimer dans des usines au Bangladesh qui, de temps en temps, manque de chance, s’écroulent sur eux. On continuera à croire aux pires mensonges qui imposent des lois autoritaires au nom soi-disant de notre bien et du bien collectif.

Certes, admettre que les maux sont inéluctables n’aboutit pas logiquement à combattre les maux. Un sentiment de résignation peut nous écraser. Mais cette résignation n’est possible que dans deux cas : le premier, c’est celui qu’on vient d’évoquer d’un lien transcendant supérieur au lien qui nous unit aux autres (« s’en remettre à Dieu » ou à l’État) ; le second, c’est l’occultation volontaire de ces maux. Car qui voit souffrir et ne croit pas à une légitimité supérieure de cette souffrance (que de cette souffrance naîtra un bien : un meilleur avenir politique, un paradis dans l’au-delà, etc.), sera scandalisé par cette souffrance et ne pourra pas l’accepter. Il n’aura pas le choix de la résignation. À peine pourra-t-il même côtoyer des gens qui ne sont pas scandalisés : mais plus volontiers, il fréquentera des gens qui le seront. On peut dire, ne penses-tu pas, que, sans les haïr, on méprisera ces gens qui ne regardent que ce qui les intéresse, qui sont incapables de bienveillance mais très capables au contraire de commettre les pires saloperies comme par négligence ?

L’amitié peut donc faire souffrir, et ce n’est pas une cause de rupture d’amitié. Si cette souffrance nous enrichit et nous encourage à être meilleurveillants, c’est une souffrance qui nourrira l’amitié.

Cependant, l’amitié sera plus volontiers douce, agréable, aimable, et même voluptueuse. Car il est doux d’échanger dévouements et services. Les reproches eux-mêmes seront toujours adressés avec précaution et bienveillance. Et si les conseils les plus avisés, les plus vérifiés par l’expérience ne sont pas écoutés, c’est qu’il faut désespérer de la personne qu’on considérait peut-être à tort comme un ami.

Ce qui fait le prix de l’amitié, c’est aussi cela : qu’elle peut avoir une fin. Pour le dire autrement, l’amitié est d’autant plus précieuse qu’elle est fragile et délicate. Parfois le temps et la négligence suffisent à dénouer une amitié. Parfois ce sont des actes, des actions, des demandes déplacées qui séparent les amis. Il serait un peu fastidieux de passer en revue tous les motifs de brouille. Mais il y a cependant, parmi eux, un motif qui mérite qu’on s’y attarde : demander de mentir.

Des amis peuvent en effet nous demander de mentir, de les couvrir, pour une raison ou pour une autre. Quand le mensonge est bénin, peu importe. S’il permet de les tirer d’une mauvaise passe administrative, vis-à-vis de la police, de la justice, de l’État, ou de tout autre institution et de ses sbires, alors le mensonge est pour ainsi dire un devoir de l’amitié. Mais quand il s’agit de mentir à une tierce personne qu’on connaît également, la situation est plus problématique. Sans évoquer d’impératif catégorique qui n’a pas lieu d’être, un ami ne nous mettrait pas dans une situation dans laquelle nous ne voudrions pas mettre les autres et il ne nous mettrait pas non plus dans une situation qui pourrait faire souffrir à la fois une autre personne qui n’a rien demandé, ni nous-même. Ce serait bafouer l’amitié que d’imposer à l’ami de soutenir un mensonge qui le dégoûtât. C’est pourquoi aussi l’amitié, comme il a été dit au début, ne peut vraiment exister qu’entre les gens bienveillants. On peut demander à un ami de nous appuyer dans une entourloupe, dans un délit, dans un crime même, mais on ne lui demande pas de nous soutenir dans un acte honteux.

Cela ne veut pas dire que l’amitié est morale, ou moralement liée à ce qui s’appellerait le « Bien » et qui est une chimère. Car l’on trouverait, si l’on veut, des amitiés du « Mal », et elles sont peut-être encore plus spectaculaires : les amis ne conservent qu’entre eux les liens les plus francs, et renient le monde. Ils sont seuls contre tous. Pour tout un faisceau de raisons concordantes, ils s’inscrivent, à deux ou plus, en porte-à-faux avec la société. Cela peut être épique, et cela peut être tragique, comme dans les films de gangsters (ce qui, par ailleurs, révèle quelque chose de notre société), mais cela peut être aussi simplement discret. C’est l’amitié qui unissait, dans l’ombre, certains libertins érudits au XVIIe siècle. Mais il reste difficile, dans n’importe quel art, de trouver des occurrences satisfaisantes d’une amitié du « Mal ». Ce n’est pas qu’une question d’édification morale : entre deux hommes malhonnêtes, comme nous l’avons déjà évoqué, l’amitié est difficile parce qu’il n’y a pas de confiance possible. C’est ce que dépeint avec une naïveté souvent comique de grosses productions américaines.

L’amitié peut se régénérer. Nous avons parlé du délitement ou des ruptures de l’amitié, mais les réconciliations sont également possibles, quoique plus rares. Un ami longtemps perdu de vue peut ressurgir. Puisque les gens ne sont pas parfaits, que la sagesse est un mythe, que tout le monde est fou, que tout le monde fait donc souvent n’importe quoi, ce serait à la fois finir seul et se tromper soi-même (par vanité de croire que nous sommes meilleurs que les autres) que de refuser ou de retirer notre amitié à des amis qui nous ont menti, trompé ou demandé de le faire.

Nous parlons ici de femmes et d’hommes de chair et d’os, et avec beaucoup de névroses dans un monde où la compétition est la norme, où on laisse crever au milieu des mers des gens qu’on a réduits sciemment à la misère, où les pires pourritures sont élues démocratiquement, où l’on minimise et rejette comme bien vieilles les exterminations de l’Histoire qui ont eu lieu hier, où on s’indigne pour des faits spectaculaires sans prendre la peine de se renseigner finement, où l’inconsistance est la norme et la loi, où malgré tout on se permet encore de faire la leçon aux autres en croyant que la situation changera par un simple petit papier dans une urne sans fond… Vraiment, si on ne pardonnait même pas à nos amis, autant se jeter directement sous un train (ce n’est pas la plus honteuse des morts). Par-donner, c’est encore donner, et le don, nous l’avons dit, est à la base même des rapports entre les êtres.

Et puis l’amitié se renforce des épreuves surmontées, à condition que ces épreuves soient réellement surmontées : une fausse réconciliation finit toujours par gangrener, les amertumes acides finissent par tout ronger. Il s’agit donc de surmonter des épreuves extérieures, aussi bien que des épreuves intérieures et même intimes. L’amertume est en nous, et c’est à nous de la supporter.

Pourtant il est des amitiés qui meurent. Alors laissons-les mourir. Nous mourrons tous et tout meurt, du reste.

Mais il n’y a rien de plus idiot, de plus honteux que de se faire ennemi avec un ancien ami. Si quelqu’un nous a offensé, mieux vaut découdre que de déchirer : pour rendre hommage à l’amitié d’autrefois, il faut laisser toute la responsabilité à qui s’est mal conduit, sans lui en vouloir outre mesure.

Je ne crois pas, pour notre part, Aïssa, que nous puissions nous froisser. Nos liens sont plus ou moins serrés selon les époques, mais rien dans nos discussions ne pourra nous séparer. Au contraire, c’est parce que nous aimons aller le plus loin possible dans l’expression de nos idées et dans l’analyse des faits, et dans la connaissance sans concession mais sans malveillance des humains, que nous nous apprécions. Nous avons le recul nécessaire, ce qu’il faut de pyrrhonisme. Tout en ayant bien conscience que certaines choses sont intolérables. Et puis, qu’y a-t-il d’assez sérieux dans des idées pour pouvoir se froisser ? Mourir pour des idées, rien n’est plus sot. On peut certes se tuer pour la réalité d’actes commis, mais pas pour des idées abstraites et invérifiables. On peut croire (nous croyons tous en des choses indémontrables, bien qu’on en ait), mais on ne peut pas croire que ces croyances soient universelles.

*

Conclusion

Tout ce qui a été écrit vient de l’expérience, et non pas de principes. Le plus passionnant reste d’envisager les situations particulières. Chacune de ces situations, si nous voulions en rendre compte, remplirait des livres entiers. Oreste et Pylade, les trois mousquetaires, Deleuze et Guattari. La sororité, dont Chloé Delaume fait généreusement l’éloge. Ainsi de suite. Mais mieux vaut les vivre que les écrire. C’est pourquoi, aussi, ce petit traité est court. Il s’arrête là où tout commence : il n’est finalement qu’une préface. Ou mieux : il n’est qu’une récréation. Un modeste cadeau pour toi.

Langston Hughes | poème

Metropolitan Museum


I came in from the roar
Of city streets
To look upon a Grecian urn.

I thought of Keats –
To mind came verses
Filled with lovers’ sweets.

Out of ages past there fell
Into my hands the petals
Of an asphodel.

Je suis venu du rugissement
Des rues de la ville
Pour regarder une urne grecque.

Je pensais à Keats –
À l’esprit me vinrent des vers
Remplis des douceurs des amants.

Du fond des siècles passés alors il est tombé
Dans mes mains les pétales
D’un asphodèle.

Beijaflor | érotique de la surface

Ce qui a de plus profond en l’homme, c’est la peau.

Paul Valéry

Ces photographies ne donnent pas à contempler l’immensité de la nature, ni l’immensément grand ni l’immensément petit. En fait, elles ne donnent rien à contempler, elles se posent pour elles-mêmes, directement, c’est-à-dire sans que le sujet constitue le principal intérêt. Une fois compris qu’il s’agit d’un arbre, de l’écorce d’un arbre (même si cette écorce est étonnante et complexe, travaillée autant de l’intérieur par la sève que par les conditions extérieures), on peut savourer la texture particulière de cette écorce, et surtout comment la photographie est elle-même écorce. Ces photographies ne sont pas des images de quelque chose, mais des images en soi, détachées de l’objet visible (plus ou moins) qu’elles représentent. En fait, elles présentent plus qu’elles ne représentent, et si elles sont par leur nature même des empreintes, elles sont davantage des empreintes d’elles-mêmes que des empreintes de quelque chose.

C’est pour cela que les surfaces remplissent le cadre. Une photographie est une écorce : marquée par le temps, travaillée par les chimies (la photographie est une alchimie moderne), la lumière (les photons), l’acide, la température, l’humidité. Plus que l’écorce, c’est bien la photographie elle-même (papier, granularité, luminosité…) que l’on savoure. Ici il y a resserrement de l’effet (du procédé photographique) avec sa cause : la photographie est une surface qui présente une surface. Pas de distance entre ces deux surfaces : elles sont assimilées d’autant plus indissociablement que le passage du microcosme au macrocosme est immédiat et incessant : l’immensément petit des lacis évoque des vues aériennes des déserts, comme ces vues aériennes évoquent l’immensément petit de la peau.

Cette confusion des échelles et le traitement anti-naturaliste de la nature peuvent évoquer Ansel Adams qui adoucit la rudesse des grands espaces par un noir et blanc mâtiné, un modelé chaleureux, une texture granulée.

Les crevasses des rocheuses, les reliefs lointains deviennent aussi proches de nous que les pores et les plis de la peau. La nature inhumaine offre une sensualité de ses reliefs.

« Adoucit » une nature inhumaine et non pas nous « familiarise » avec elle, puisqu’il n’y a rien de familier dans ces photos et dans cette nature, rien du cercle social, clos, et comme prédestiné, de la famille. Mais une intimité avec ce qui est inhumain, et une vraie volupté. Cette intimité passe par une profondeur de la surface, une projection de notre être sensoriel dans les dédales de l’écorce. Cette projection est une intensité de l’amour, ou plutôt, à proprement parler, une érotique de la matière. Une érotique de l’écorce. C’est-à-dire un plaisir de la minutie dans le lacis des veinures.

En noir et blanc ou en couleurs, pas seulement selon le désir (le caprice du jeu qui définit l’érotisme), mais pour voir – et sentir, et toucher (littéralement : « toucher des yeux »). Beijaflor, signifie littérallement le « baise-fleur » en portugais du Brésil, et désigne le colibri, dont le battement d’aile est si rapide qu’il est imperceptible pour notre œil.

Majuscule et minuscule, cette ondulation des échelles est une multiplication des points de vue, qui s’enchevêtrent plus qu’ils ne s’accumulent. Ce ne sont pas des couches ou des strates, mais une complexité de la granularité.

Immédiatement nous avons l’immensité du minuscule, l’infini des détails (le minuscule du minuscule), la matière et la peau, l’écorce et les rides. Macrocosme, microcosme et une échelle humaine (nous en tant qu’observateur modifiant l’objet observé, comme par le processus scientifique de réduction du paquet d’onde) sur un même plan, ou du moins dans un même instant. Un télescopage incessant qui ressemble à cette intrication d’états dont on parle en science. Non plus un critère de durée, mais celui d’intensité.

Beijaflor nous donne à voir aussi des échelles plus humaines. Par exemple, un arbre dans la brume d’une forêt. Mais encore une fois, ce ne sont pas des paysages à proprement parler, mais des particularités de paysage. Particularités et non pas fragments, car ce n’est pas un morcellement ou le découpage d’un tout, mais un tout ; ce n’est pas une partie de paysage, mais un objet : une photographie.

Il n’y a pas de désir d’illusion de la réalité, ce n’est pas une fenêtre, et il n’y a peut-être pas non plus de procédé cathartique : aucun élément ne nous invite à nous immerger dans cette image, rien ne joue le rôle d’introducteur. Et si la brume produit un effet de douceur, presque de locus amoenus, elle est aussi, par son épaisseur, une distanciation. En tout cas, ici non plus, rien de cet aspect familier qui nous renverrait dans le giron maternel : la brume a valeur érotique, et l’érotisme est vécu comme une sortie, une sensation de l’autre, d’autrui, et, pourrait-on dire, une extranéisation. Regard détourné de son corps pour un autre corps, une autre matière. Sortie de la familiarité pour l’étrangeté. L’objet photographie nous est donné dans sa pleine puissance de prisme, de talisman, d’élément déviant. L’écorce, l’arbre d’une forêt, d’un bois, d’une campagne. Sortie d’un territoire pour un autre. En italien, on dit aller « in campagna » : en campagne, dans la campagne. À la fois dehors et à l’intérieur, comme on était à la fois dans le minuscule et le majuscule.

La puissance onirique de ces photographies, instaurée par la focalisation ou la brume, n’est pas contradictoire avec l’absence de merveilleux, l’absence d’élément fantastique dans une certaine réalité. Ces photographies sont un dépouillement de toute mythologie, de toute histoire, pour une présentation de l’intimité : une présentation directe de l’intimité de la matière. Comme pour une certaine peinture abstraite, elles gardent de la narration le motif (« ce qui meut ») tout en abandonnant le thème (le « sujet »). Cette intimité de la matière est l’intimité de chacun, et les détails qu’on voit, qu’on se fait voir à soi-même sont les détails de notre expérience, les détails – différents pour chacun – qu’on aime voir.

Rodolphe Gauthier

La hideur de Voltaire

Jean-Antoine Houdon (1741-1828) – Buste de Voltaire

Voltaire jouit du même privilège que Victor Hugo : il a tant écrit qu’on trouvera nécessairement chez lui des choses intéressantes. « Choses intéressantes » et non pas « belles choses » car il ne semble rien de plus éloigné de Voltaire que la beauté et son soucis. Ce n’est pas tant que le « beau » ne serait pas à l’honneur au XVIIIe siècle, rien n’est moins faux, mais l’utilitarisme voltairien le méprise1. Plus encore qu’un parti pris intellectuel, le goût voltairien y est étranger. Qu’on lise (il est impossible de tout lire, à moins d’y perdre son temps) des passages de La Henriade, les fameux contes philosophiques, un peu de son théâtre (Zaïre), on trouvera du juste, du bel esprit, de « l’intéressant » (qui signifie aussi « émouvant » au XVIIIe siècle et qui a toujours, chez Voltaire, son sens moderne), mais qui y débusquera du beau ? « Admiration et plaisir », voilà ce que Voltaire oppose au « beau »2. Voilà ce qui est, en effet, bien plus compréhensible, et qui ne va pas fricoter, soit par paresse (puisqu’on l’invoque quand on ne sait pas définir précisément) soit par mysticisme, avec la « métaphysique » et ses idoles. Et, par là (comme par quelques ailleurs), on salue volontiers Voltaire. Mais ce n’est pas tant pour échapper aux pièges des arrières-mondes que Voltaire renie le beau, que parce qu’il aime le laid.

Pétris de XIXe siècle comme nous le sommes, de Charles Baudelaire, de Joris-Karl Huysmans, et encore, au XXe siècle, de Georges Bataille, nous faisons du laid quelque chose de beau. Des fleurs du laid, du laid de l’extase, du laid apophatique. Mais le laid de Voltaire n’est pas sublimé, n’a pas besoin d’être sublimée, refuse d’être sublimé. C’est du laid à l’état brut. Dérangeant, grossier, vulgaire, immonde, cru.

Prenons, puisque tout le monde connaît, Candide.

Candide est d’une laideur assommante. Tout se cristallise dans Cunégonde. Ce personnage de jeune fille, dans une parodie cruelle, qui est une satire autant du genre romanesque que de la femme elle-même (et parmi les énigmes les plus épaisses qui entourent l’amant, pendant quinze ans, d’Émilie du Châtelet, celle de sa misogynie n’est pas la moindre3), fait l’objet de toutes les pires saletés, les pires saloperies qu’on peut énoncer. Viol, mutilation, bassesse. Jusque dans son prénom. Du Sade avant l’heure, mais sans l’entreprise de destruction essentialiste sadienne (quoique?), mais avec une complaisance dans le sordide qui ne peut qu’étonner. Difficile de pointer par un terme adéquat le comportement de l’écrivain (nous ne jouerons pas ici le jeu narratologique) à l’égard de Cunégonde : on voudrait dire « gauloiserie », et cela renverrait au moins à la tradition du fabliau et à l’ascendance de Rabelais sur Voltaire, ce qui serait pertinent. On voudrait dire « sordide », mais depuis les « sordissimae » de Pascal Quignard, le terme paraît trop valorisant pour l’attitude voltairienne. Cette gêne lexicale confère à la chose un intérêt qu’elle ne semblait pas avoir jusque-là. C’est cru. C’est sale. C’est laid. Une fois n’est pas coutume, c’est Alfred de Musset qui nous offre sans doute le juste vocable, que Valéry même citera : « hideux »4. Oui, Voltaire est hideux. Et c’est presque une preuve contre le système platonicien qui, en prétendant que le Bien est le Beau, refuse qu’on fasse du Laid sans vouloir, in fine, un Beau, comme on ne peut désirer le Mal sans penser, in fine, que c’est mieux que le Bien, et donc qu’il s’agit toujours, en faisant le Mal de faire le Bien. Ici, c’est laid et c’est bien. La distinction est salvatrice.

Fallait-il en passer par là ? Et même : n’est-ce pas échouer par une réussite trop parfaite ? En tous cas, un inconvénient s’impose : si la valeur d’une œuvre vient de l’« admiration » et du « plaisir », la laideur contrecarre la première et déjoue le second.

On pourrait alors faire du « beau » une utilité. C’est le De Natura rerum de Lucrèce. La comédie de Molière, un principe du Grand Siècle : placere et docere, « plaire et instruire ». Mais c’est bien à cause de la « beauté » que le principe d’utilité échoue. Par la beauté que tout objectif ou volonté utilitariste dégonfle. Or, toute l’ambivalence réside dans ce phénomène : rien n’entrave plus l’objectif d’être utile que la volonté d’être utile. Certainement on ne sera jamais autant utile à l’humanité (puisqu’il s’agit de cela ici) qu’en évitant d’être utile. Toute finalité est une souffrance, une violence, une domination. Toute finalité impose un « principe », et tout principe (archè) est une torsion, une torture. Rien n’est inutile en soi, même ce qui prétend l’être, et il m’a toujours semblé qu’aucune tendance artistique n’était si puissamment politique que L’Art pour l’Art.

Nous ne nous aventurerons pas dans le labyrinthe des définitions du « beau ». Et nous nous astreindrons à quelques banalités fortes, comme peut-être celle-ci. Le beau est l’amour. L’attraction absolue, c’est-à-dire déliante, jusqu’à extraire le « soi » du « moi ». L’énergie vitale qui fait se mouvoir le soleil et nous autres étoiles : le « soi »). La particularité sociologique : le « moi ». Le « moi » est toujours incomplet, discontinu, enclavé. Souvent frustré. Si on veut, on peut dire que le beau nous hypnotise. Une transcendance toute matérielle, simplement matérielle5. La concentration en nous de l’énergie est si puissante qu’elle évide les données du moi (même si, évidemment, sans ce moi, il n’y aurait pas de « beau » : comment peut-on concevoir de « puissance » sans « forme »?). Elle l’évide dans une mesure plus ou moins grande et complète, ne trouvant peut-être (mais ce n’est pas sûr) son accomplissement dans ce qu’on a pu appeler la « petite mort » (l’abolition de la forme « moi » nous réduit à l’état médicalement végétatif, et, à son terme, à la mort). Mais, dans l’état d’hypnose ou d’extase, l’énergie moule notre conscience à sa dimension. Ainsi, en nous vidant, nous sommes remplis. Nous sommes remplis et nous sommes autre. Il nous fait autre. Il nous fait l’Autre. Nerval, l’Autre par excellence, est la Beauté par excellence. Et Rimbaud n’a-t-il pas saisi l’aporie de ses affirmations adolescentes en arrêtant d’écrire ? Car même les Comprachicos qui se cultivent les verrues sur la face sont beaux : ils sont épiques, lointains, ils nous invitent à ne plus être nous.

Or Voltaire est le « moi » par excellence. C’est le combat, la frustration, l’énergie brutale, qui va jusqu’au cynisme, c’est-à-dire au mépris des mœurs (« Voltaire, c’est 89 »). L’ego. Le cabotin bastonné que la hargne excite. Presque dialectique, la hideur qui renverse la hideur (Paul Valéry, reprenant Alfred de Musset, donc, prononça : « Ce sourire hideux éclaira, esquissa la ruine de maintes choses hideuses. »6). Mais rien de beau. Or, dans tous ses combats, dans toutes ses œuvres, quelle influence ont eu ses fictions, ses contes, son théâtre même ? C’est-à-dire ce qu’on étudie aujourd’hui, ce que nous faisons étudier ? Sans doute, si cette partie de l’oeuvre était toujours effectivement subversive, elle ne serait enseignée nulle part. Pire : en l’institutionnalisant par ses contes, est anesthésiée la charge subversive de son rôle politique, alors que tout le monde appelle à un nouveau 89. Ce rôle politique devient anecdotique. Son infatigable énergie politique devient anecdotique. Et sa hideur vaccine de sa subversivité.

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1Les quelques lignes du Dictionnaire philosophique à la vedette « beau, beauté » sont éclairantes : « Il conclut, après bien des réflexions, que le beau est souvent très relatif (…) et il s’épargna la peine de composer un long traité sur le beau. » (p.51, Classique Garnier) On notera la modalité adverbiale toute voltairienne « souvent très relatif », à laquelle on ne peut adjoindre que l’adjectif « ironique », et qui semble une tache sur le tissu de la phrase, un manque d’hygiène, une saleté – presque un cynisme.

2Dans le même article.

3En 1767, le septuagénaire écrit dans L’Ingénu : « Les filles apprennent à sentir plus aisément que les hommes n’apprennent à penser. » (début du chaptitre 18) Affirmation d’une différence essentialiste entre la femme et l’homme qui assigne, au moins prioritairement, la sensibilité à la femme et le penser à l’homme. Du reste, si on prend, parmi les contes, Zadig, Candide et L’Ingénu, on ne peut qu’admettre la supériorité des personnages masculins sur leurs homologues féminins, la différence de traitement ne serait-ce que romanesque au désavantage des unes par rapport aux autres.

4Dans la quatrième partie de Rolla : « Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire – Voltige-t-il encor sur tes os ? »

5Il faut opposer, dans la continuité de Gérard Genette, cette « transcendance » matérielle, qui est le passage d’un état de la matière à un autre état de la matière, à une conception métaphysique de la transcendance qui nous ferait passer de la matière à quelque chose qui ne serait plus de la matière. Dans une perspective humble du matérialisme, nous admettons qu’il n’y a rien d’autre que la matière.

6Pléiade, I, p.520.

“Médée” de Christa Wolf, situation d’une écrivaine de l’Est et l’erreur de Simone de Beauvoir face aux trotskystes

Médée, Christa Wolf. Pourquoi un livre ne plaît-il pas ? Pas à cause d’une vilaine édition, couverture plastifiée rose saumon et mauvaise photographie de ruines grecques. Ou d’une traduction qui gomme (comme c’est la norme aujourd’hui) la langue originelle du texte, alors qu’elle devrait l’irriguer encore dans un autre idiome (pour un palimpseste de la traduction). Non, plutôt par l’horizon d’attente, peut-être, déçu quand, en annonçant une Médée, on se retrouve face à une médée. Les « invariants du mythe » (pour reprendre la formule de Jean Rousset) faussent sans doute la donne, et pourtant on se rappelle, lu récemment, un Don Juan de Barbey d’Aurevilly splendide tout en conservant les invariants du mythe explicités par Rousset (le groupe féminin, le héros, le Mort – qui est, chez Barbey, une morte : la jeune fille…). Les personnages de Christa Wolf manquent d’étoffe. Ils se réduisent au cliché du mythe : Jason léger, Médée fatale, Glaucé naïve, Créon vaniteux. Vraiment, ne pouvait-on rien trouver d’autre ? Et cette polyphonie si prometteuse, si alléchante (le roman est sous-titré Voix), qui se réduit à une même voix (celle de l’autrice) distribuée entre plusieurs personnages, sans distinction véritable de ton, de registre, c’est-à-dire de tonalité, de timbre, de couleur, d’instrument. Le monologue unique d’Agaméda frise l’indécence des platitudes et des clichés de la passion. Un livre qui n’est pas sauvé par une lecture politique (puisque cette « actualisation » du mythe semble constituer sa majeure substance), quand Christa Wolf a eu un parcours singulier d’écrivaine d’Allemagne de l’Est qui a refusé de passer à l’Ouest alors qu’elle en avait la possibilité : quelques fois, Médée résume cette position qu’on lui a longtemps reproché (une complaisance envers un régime communiste coercitif), mais sans grande force.Par comparaison, par exemple, une phrase rapportée par Beauvoir, dans La Force de l’âge, dans la bouche d’une trotskiste (Marie Girard) qui ne s’enflamme pas pour la Résistance, a beaucoup plus de puissance – et pourrait servir à résumer le roman – et la position – de Christa Wolf : « La défaite allemande, ce sera le triomphe de l’impérialisme anglo-américain, dit-elle. Elle reflétait l’opinion de la plupart des intellectuels trotskystes, qui se tenaient à égale distance de la Collaboration et de la Résistance ; en fait, ils redoutaient beaucoup moins l’hégémonie américaine que l’accroissement de la puissance et du prestige staliniens. » Le présent a donné tort à la suite du passage où Simone de Beauvoir résume sa propre position, ainsi que celle de Sartre : « Nous pensions que, de toute façon, ils méconnaissaient la hiérarchie des problèmes et de leur urgence : il fallait d’abord que l’Europe se nettoyât du fascisme. » (p.855, coll. La Pléiade) Non seulement l’Europe ne s’est pas « nettoyé » du fascisme, mais l’impérialisme « anglo-américain » – américain désormais – s’en est nourri pour asseoir sa domination (comme le rappelle Jean Clair dans Zoran Music à Dachau). Une domination si profonde qu’elle en est devenue invisible (illisible), qu’elle a modifié les gènes mêmes de l’infra- et de la superstructure. Un fascisme génétique qui s’est imposé et se maintient sur un discours pseudo-dialectique qui a pris naissance après la Première guerre mondiale : obliger à choisir entre le libéralisme économique ou le fascisme politique et moral. Alors que les deux options sont fondamentalement équivalentes. La seule différence est modale : le fascisme impose explicitement ses mesures liberticides, tandis que le libéralisme économique les impose implicitement. Le « libéralisme économique » (mais la formule n’est peut-être pas la plus heureuse : l’indécision lexicale – le « Capitalisme », la « Finance », etc. – imposée par notre époque est un des outils les plus efficaces pour prévenir toute résistance) est d’autant plus dangereux qu’il se pose comme l’unique garant des possibilités de libération, alors qu’il les annihile à la racine même. Ainsi la position des trotskystes pendant l’Occupation, ou de Christa Wolf, n’est pas la plus absurde. Cependant, dans les deux cas, elle ne donne pas lieu à des solutions satisfaisantes. Et ce sont bien de solutions dont nous avons besoin.