Voix d’Antoinette Deshoulières

Les éditions Gallimard ont le souci depuis plusieurs années de publier de plus en plus de poétesses dans leur collection de poche consacrée à la poésie. Pas encore la parité, mais l’effort est notable (on aimerait que la collection « Bibliothèque de la Pléiade » suive l’exemple). Après Clarisse Nicoïdski, Nelly Sachs, un deuxième titre de l’excellente Vénus Khoury-Ghata, Ariane Dreyfus, Inger Christensen, Denise Desautels ou encore Alicia Gallienne, a paru le 15 juin 2023 un recueil des poèmes d’Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine (poésies 1659-1694), édité par Sophie Tonolo (10,10 euros).

Poétesse du XVIIe siècle, Antoinette Deshoulières (1638-1694) n’était toutefois pas tout à fait une inconnue, puisque le regretté Jean-Louis Murat avait enregistré un album à partir d’un choix de ses poèmes en 2000, accompagné d’Isabelle Huppert, et que les éditions Bartillat avaient quelques années après, en 2005, publié une anthologie de son œuvre. Mais pendant presque vingt ans plus grand-chose en dehors de l’Université, quand ce livre de poche vient enfin consacrer Antoinette Deshoulières comme une voix de première importance de la poésie française.

Antoinette Deshoulières a tout pour plaire à notre modernité : liberté de ton, souplesse et clarté de la langue, évocation des sentiments personnels dans un lyrisme à la fois aigu et retenu. Par exemple, sur la fontaine du Vaucluse :

Je laisserai conter de sa source inconnue
Ce qu’elle a de prodigieux,
Sa fuite, son retour, et la vaste étendue
Qu’arrose son cours furieux.
Je suivrai le penchant de mon âme enflammée,
Je ne vous ferai voir dans ces aimables lieux
Que Laure tendrement aimée
Et Pétrarque victorieux.

On rencontrera, dans une première partie que Sophie Tonolo a voulu presque existentialiste (« être femme »), des propos qu’on qualifierait aujourd’hui de « féministes » et qui sont aussi l’expression d’une singularité aristocratique que le siècle de Louis XIV a violemment étouffée, après Madeleine de Scudéry, après Marie de Rabutin-Chantal (dite « Madame de Sévigné »). Et on trouvera la satire et l’ironie cinglante, la chanson, la leçon morale et un humour presque potache digne de l’Hôtel de Rambouillet, notamment dans la série des poèmes pour et par des animaux (avec une « apothéose de Gas mon chien, à Iris »). Les chats ne manquent pas d’évoquer, pour nous, ceux de Colette. Et certains de ces poèmes en particulier sont d’une tonalité si libre qu’on les croirait volontiers des pastiches de 1900.

De libertin, il faut citer aussi cette première strophe d’un étonnant rondeau :

Entre deux draps de toile bleue et bonne,
Que très souvent on rechange, on savonne,
La jeune Iris au cœur sincère et haut,
Aux yeux brillants, à l’esprit sans défaut,
Jusqu’à midi volontiers se mitonne.

Personnage singulier, Antoinette Deshoulières, et personnage historique qui nous permet d’apercevoir dans ce Grand Siècle qu’on croit connaître ce qui nous échappe en grande partie, si l’on ne regarde que du côté de Corneille, Racine, Louis XIV, et pas du côté des libertins (« érudits »), des femmes écrivaines (moquées, hélas, par Molière parmi tant d’autres), de la Fronde et de Nicolas Fouquet. Le Soleil plonge dans l’obscurité tout ce qu’il n’éclaire pas. Épouse d’un frondeur réfugié (et assiégé) à Rocroi, proche du propriétaire de Vaux-le-Vicomte arrêté par d’Artagnan et emprisonné jusqu’à sa mort, encensant la Phèdre et Hippolyte d’un certain Jacques Pradon plutôt que la pièce de Jean Racine, Antoinette Deshoulières pourrait être taxée d’un manque de lucidité ou d’une obstination dans le pari perdant, mais nous aimons mieux y interpréter aujourd’hui les signes d’un goût autre et d’une éthique-esthétique qui n’a pas été celle du pouvoir régnant. Quelque-chose, peut-être, qui nous parlera davantage. Même si, du reste, notre poétesse le flatte ensuite généreusement, ce roi dont elle attend les subsides. Comme la chauve-souris de La Fontaine, autre proche de Fouquet, elle peut dire, selon les circonstances : « Vive le Roi, vive la Ligue » (II, 5). Pragmatisme – plutôt qu’opportunisme – qui appartient à une philosophie exigeante et poussée, que ses « réflexions diverses » versifiées illustrent. Un étonnant mélange de baroque et de classicisme, de clarté et de tourment dans l’expression.

Accompagné d’un appareil critique précieux, avec des notes concises, rarement bavardes ou superflues, ce volume qui tient ses promesses est, en plus, une invitation à poursuivre les redécouvertes littéraires féminines de toutes les époques, fondamentales pour la nôtre.

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