Piotr Pavlenski ou le paradoxe de l’artiste engagé

(publié dans les cahiers d’Artes, n°13, juin 2023, Presses Universitaires de Bordeaux)

Les premières performances de Piotr Pavlenski s’inscrivent dans une tradition déjà longue, et bien définie. Notamment celle de l’Actionnisme viennois. En 1968, pour prendre un exemple caractéristique, lors de sa performance Kunst und Revolution à l’université de Vienne, Günter Brus (1938) avait bu son urine, s’était enduit le corps de ses excréments puis s’était masturbé en entonnant l’hymne national autrichien. Il avait été condamné à six mois prison et s’était exilé à Berlin jusqu’en 1976. Piotr Pavlenski, lui, s’est cousu les lèvres en soutien aux Pussy Riot (Suture, 2012), s’est cloué le scrotum devant le mausolée de Lénine sur la place Rouge (Fixation, 2013), s’est tailladé un bout d’oreille assis (entre Van Gogh et Humpty Dumpty) sur un mur d’hôpital psychiatrique (Séparation, 2014). Son corps était son premier matériau. Puis il y a eu l’incendie de la Loubianka, ancien siège du KGB (Menace,2015). Exilé en France, où il a obtenu le statut de réfugié politique en 2017, il avait la même année réitéré sa flambée, cette fois-ci avec la Banque de France (Éclairage). Dans ces dernières performances, ce n’est plus simplement – si l’on peut dire – son seul corps qu’il met en jeu, mais aussi celui des autres. Et pas seulement les corps – et même pas d’abord les corps – mais les objets, les choses – les biens publics. Une fois digéré l’effet spectaculaire de l’a performance, nous comprenons que c’est renouer en fait avec une manifestation traditionnelle de l’art où l’ego de l’artiste vient transformer la matière selon son propre désir, ses propres idéaux. La dimension symbolique du matériau – la Loubianka, la Banque de France – élève l’art singulier en art collectif (et même internationaliste dans la mesure où Piotr Pavlenski est russe et s’attaque à des institutions françaises). Que nous le voulions ou non, nous sommes tous impliqués : l’œuvre s’impose à nous, sans que nous ayons fait l’effort de nous y confronter. Art politique dans tous les sens du terme (remarque banale, mais espérons ici à bon escient) : un art dont le sujet est politique ; un art qui concerne la polis, la cité, la manière de vivre ensemble, le rapport des individus aux institutions.

Si la dimension politique est indéniable, il n’est pas évident qu’il s’agisse d’art. Pour certains, le statut d’« artiste » de Piotr Pavlenski pourrait s’apparenter à un prétexte, à un alibi pour commettre des actes de vandalisme et de provocation. La question de la définition de l’art ne peut donc pas ne pas se poser dans le cas de Piotr Pavlenski. Mais elle ne se pose pas en termes d’esthétique ou de transcendance : la question n’est pas de savoir « qu’est-ce que l’art ? » mais « quand y a-t-il art ? » C’est la situation de l’art que nous interrogerons en premier.

Grâce à cet outil théorique, le problème de la posture de Piotr Pavlenski pourra alors être interrogé sans s’enliser dans les généralités superficielles. Quelle est la légitimité de cet artiste à juger, critiquer, non seulement des individus mais des institutions ? Quelle est sa posture ? Et, surtout, cette posture est-elle tenable ?

La définition institutionnelle de l’art

Une fois le constat établi que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (La Société du spectacle, thèse 9), toute sincérité devient suspecte, est dévoyée, ou s’avère alors impossible. Dans un tel monde, l’art n’est qu’une marchandise comme une autre, soumis au fétichisme théorisé par Karl Marx (Le Capital, Livre I, chapitre I.4), reprise par Theodor Adorno1, prolongée par Guy Debord, repensée par la Wertkritik (Théorie de la Valeur)2. Cette « marchandisation »3 de l’art pourrait aboutir au constat facile qu’émet le dernier homme nietzschéen d’une « fin de l’art »4. Mais l’analyse de l’art selon sa « marchandisation » poserait plutôt l’exigence de penser son cadre définitionnel : la question ne serait plus essentialiste, « qu’est-ce que l’art ? », mais elle s’historiciserait et se contextualiserait : « quand y a-t-il art ? » Les conditions d’une attribution statutaire sont générées par des acteurs légitimes à cette attribution : ces acteurs appartiennent, comme l’a étudié Howard Becker, aux « mondes de l’art »5, c’est-à-dire à des institutions. Il s’agit donc de revenir à une définition institutionnelle de l’art, formulée par Georges Dickie6 (après avoir été amorcée par Arthur Danto et la philosophie analytique de Nelson Goodman7), et qui demande aujourd’hui quelques précisions que nous allons tenter d’apporter en partie.

Car ce n’est pas tant la dimension politique qui pose problème dans le cas de Pavlenski, que la dimension artistique. « En quoi est-ce de l’art ? » entend-on. Question que les marchandises artistiques imposent régulièrement, aussi bien devant la télévision ou au repas de famille qu’au long cours de l’histoire contemporaine (à partir de 1789) entraînant, à chaque fois, l’élargissement de la notion d’art. C’est ce qui s’est passé, pour prendre un moment important dans l’histoire de l’art du XXe siècle, en 1927 à l’occasion d’une exposition de Constantin Brancusi aux États-Unis (abandon officiel de la définition mimétique de l’art)8, ou encore lors d’une exposition des fameuses boîtes Campbell d’Andy Warhol (en quoi des cartons de conditionnement sont-ils de l’art ?9). L’interrogation refait surface avec les NFT et le « crypto-art » : « qu’est-ce que l’art ? » D’un côté, on balayera du revers de la main cette question au nom d’un pragmatisme superficiel ou d’un dogmatisme subjectiviste (« c’est là, alors pourquoi se poser la question ? » ; « Pour moi c’est de l’art »), de l’autre la rigueur intellectuelle achoppera la plupart du temps sur des notions métaphysiques comme celles du « sublime » ou de la « transcendance ». Le siècle des Lumières s’est évertué à distinguer ce qui appartenait à la « raison », et ce qui lui était étranger10, il a inventé une nouvelle science, l’esthétique, pour affronter la question de l’art. Mais le mystère n’a été que déplacé : la nature et la qualité des émotions, la différence essentielle entre les émotions face à une œuvre ou face à la nature, le ressenti transcendant qu’une harmonie peut produire, la nature de cette harmonie, etc., toute cette « physiologie » de l’art s’appuie sur un terreau apodictique, voire parfois des errances lexicales. Tout idéalisme écarté, l’art ne peut rigoureusement se définir que par l’agencement dans lequel il s’inscrit.

L’agencement, concept célèbre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, est l’ensemble des conditions génétiques d’un type de réalité historiquement et géographiquement définie11. L’anthropologiste Alfred Gell, lorsqu’il publie en 1997, peu avant sa mort prématurée, Art and Agency, utilise ce concept d’une manière pragmatique : il cherche à comprendre le rôle des « objets esthétiques dans les processus sociaux d’interaction »12, c’est-à-dire le contexte social de production, de circulation et de réception des objets : ce n’est pas « l’art » qui compte, mais la manifestation de l’art.

Ainsi il nous est permis aujourd’hui de revenir sur la définition institutionnelle de Georges Dickie en la couplant à l’analyse sociologique des mondes de l’art par Howard Becker. La théorie institutionnelle fait du reste une large place à la dimension sociologique (du monde) de l’art : « Une conception ouvertement sociologique d’un monde de l’art permet de résoudre certains des problèmes que pose cette théorie »13. Car redéfinir l’art régulièrement, en fonction de l’apparition de nouvelles créations, sacrifie soit à une téléologie (affiner la définition jusqu’à parvenir à son expression parfaite) soit à un relativisme inconsistant. L’art ne peut s’envisager détaché de son agencement. Arthur Danto précise : « Pour considérer une chose comme de l’art, il faut quelque chose que le regard ne peut discerner, un environnement de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art. »14 C’est ce « monde de l’art » – cet agencement – qui compte.

Dès 1974, Georges Dickie, inspiré par Arthur Danto, élabore donc une définition qu’il appelle « institutionnelle » : « Une œuvre d’art au sens classificatoire est 1) un artefact 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) ont conféré le statut de candidat à l’appréciation. »15 Ilmet l’accent sur deux points : la « fabrication » (« artefact ») ; la réception par un monde de l’art. Comme l’art conceptuel ou la performance (pour faire court) relègue l’« artefact » aux oubliettes, la définition de G. Dickie peut être resserrée : ce qui fait « œuvre d’art », c’est la « déclaration » par le monde de l’art. Ce serait « faire œuvre » comme on dit « faire sens ». Réception et production ne font plus qu’un. Mais qui serait légitime alors pour cette déclaration ? Howard Becker, en 1988, cherche à le comprendre : « Aucun de ceux qui ont participé à ce débat n’a envisagé les mondes de l’art dans toute leur complexité organisationnelle comme je le fais ici, même si mon point de vue n’est pas incompatible avec leur thèse. »16 S’ensuivent quatre questions qui circonscrivent l’œuvre d’art, l’art et son monde : « Qui ? À quoi ? Combien ? Jusqu’où ? » Limités par le format de l’article, concentrons-nous sur la dernière question qui nous intéresse particulièrement dans le cas de Piotr Pavlenski et qui éclaire aussi les autres.

« Jusqu’où ? » La question n’est d’abord pas très claire : « jusqu’où vont les mondes de l’art ? » ou « jusqu’où vont les théories esthétiques » ? Pourtant H. Becker soulève à partir de là un nouveau point primordial : le statut de l’artiste. « Les ‘‘institutionnalistes’’ tirent une conséquence importante de leur analyse : si les artistes veulent être reconnus comme tels, ils doivent convaincre les personnes ad hoc de certifier le caractère artistique de leur travail. »17 Deux conséquences. D’abord, que la question centrale n’est pas l’art lui-même, mais bien l’objet qu’on qualifie « d’œuvre d’art » : le léger déplacement de perspective permet une approche nouvelle du problème. Ensuite, que le statut d’artiste devient plus important que la « force créatrice » elle-même, ce qu’on appelle communément le « génie » selon l’héritage idéaliste. « Artiste » est une fonction, un métier, un statut social. Statut plutôt « bourgeois » puisqu’il faut non seulement posséder un certain degré de culture mais aussi pénétrer dans un certain milieu économique aisé (Auguste Lesage, mineur, se fit artiste-spirite – renouant avec le vieux mythe du vates – pour échapper à sa condition). La question peut alors être reformulée de la manière suivante : « Jusqu’où faut-il aller dans l’organisation d’un monde de l’art et la mise en place de son appareil institutionnel avant de pouvoir faire accepter l’œuvre en question au-delà du cercle des initiateurs de ce nouveau monde ? » Mais c’est aussi, tout simplement, d’abord, ce que, en France, le réseau des écoles d’art mis en place par l’État enseigne à ses artistes en herbe : « convaincre les personnes ad hoc de certifier le caractère artistique de leur travail ». Qu’est-ce qui est art, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Voilà tout l’enjeu.

Plusieurs difficultés se présentent quand on veut créer un monde de l’art pour y faire homologuer des œuvres qui ne trouvent pas leur place dans les mondes de l’art existants. Les ressources (notamment les soutiens financiers) sont déjà attribuées aux activités artistiques en place, de sorte qu’il faut exploiter de nouvelles sources de financement, de nouveaux secteurs d’offre de personnels, d’autres modes d’approvisionnement en matériel, fournitures, etc., sans oublier les espaces où présenter les œuvres. Étant donné que les théories existantes n’homologuent pas les œuvres concernées, il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique, et énoncer de nouveaux critères de jugement.

À l’heure de l’industrie culturelle (la Kulturindustrie d’Adorno et Horkheimer), toute la question est de savoir quand une marchandise peut être qualifiée d’« œuvre d’art ». Pour cela, la production doit être homologuée par plusieurs institutions.

​Les trois institutions : le Musée, le Marché, la Critique

« Qui peut agir au nom de cette institution sociale qu’est le monde de l’art ? » Ni G. Dickie ni H. Becker ne répond définitivement à cette interrogation. Une réponse claire peut être pourtant apportée. Pour qu’il ait « art », deux critères sont nécessaires parmi les trois suivants : la reconnaissance par le musée, la possible circulation dans le marché, le discours critique. Ce sont donc les institutions du Musée, du Marché et de la Critique (qui adoubent des « acteurs » des mondes de l’art) qui font l’art. Et pour l’instant rien n’échappe à ce cadre. Les institutions peuvent sans doute varier (les « personnalités » se succèdent cependant plus rapidement que ces institutions), mais elles sont intrinsèques au système social de production. Elles sont sensiblement les mêmes depuis la fin du XIXe siècle, ayant été établies par la République capitaliste, productiviste, patriarcale, sur l’héritage des Empires et de l’Ancien Régime.

En ramassant ainsi la citation de H. Becker, se retrouvent en filigrane nos trois « actants », Musée, Marché, Critique : « Plusieurs difficultés se présentent quand on veut créer un monde de l’art (…). Les ressources (notamment les soutiens financiers) (…), sans oublier les espaces où présenter les œuvres. (…) il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique. »18 Les « espaces » renvoient au musée (et à son avatar privé, la galerie) ; la nécessité d’« élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique » renvoient à la Critique ; les « soutiens financiers » au Marché.

1. Le critique est celui qui promeut l’œuvre, qui la soutient, qui l’explique au besoin (depuis la Seconde Guerre mondiale, le critique est souvent artiste, voire l’artiste lui-même : c’est ce qu’on apprend aux étudiants des écoles d’art). Qu’est-ce qui fait un critique d’art ? Le critique d’art qui se considère comme critique d’art. Ou plutôt celle ou celui qui produit des critiques d’art. Le critique d’art aura souvent un autre travail, comme tout « créateur » (ce que souligne Nathalie Heinich avec le concept de « régime vocationnel »), il sera reconnu par un diplôme étatique ou par une activité dans des instances reconnues (une revue ou une galerie). D’autres modalités sont possibles qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter exhaustivement (par exemple, l’inscription dans l’Association Internationale des Critiques d’Art, AICA, fondée symptomatiquement en 1950, etc.).

2. Le musée. Parce qu’il est une institution qui dépend de l’État, et depuis De Gaulle et Malraux d’un ministère particulier. Institution qui expose l’art et le met en contact du public de manière privilégiée. Musée public ou privé, jusque dans sa déclinaison bourgeoise de la « galerie » ou civique du « centre d’art », cette institution rassemble les plus nombreux membres du monde de l’art et n’est pas sans offrir le plaisir d’une agora (même si la bibliothèque municipale, à ce titre, est bien plus capitale). Au musée travaillent conservateurs habilités par un concours d’État ou nommés par un consortium. Eux-mêmes habilitent les contractuels par les procédures du recrutement : restaurateurs, médiateurs, manutention. Se rencontrent aussi des amateurs plus ou moins éclairés, un public plus ou moins intéressé. Il demeure cependant, à bien y regarder, assujetti au marché19.

3. Le marché (de l’art) abrite lui-même la plupart du temps des membres reconnus par un diplôme ou une charge (commissaire-priseur par exemple) mais a la particularité de reposer sur des spéculations et la « circulation » des œuvres, dans l’unique but de créer de la plus-value. Il est régi, comme tout marché, par le « sujet automate » qu’est la Valeur20.

Le cas Pavlenski : succès et écueils

Selon cette définition, Piotr Pavlenski a le statut d’« artiste ». Il est reconnu par la critique, il est exposé dans des galeries21. Mais il profite – c’est évident – du flou persistant de la définition de l’art liée à une volonté d’en conserver une vision idéaliste et transcendante. Deux choses l’une : soit il croit réellement en la force de l’art pour changer la société et s’inscrit dans la tradition démiurgique romantique, soit il agite le drapeau de l’art pour se protéger. Dans les deux cas, il suit son programme et utilise les armes de la société contre la société. Piotr Pavlenski est un artiste en guerre – qui semble jouer sa vie, comme peu d’artistes ont joué la leur – Vincent Van Gogh (à qui il a rendu hommage), Antonin Artaud. Il fait de la société le matériau de la création : la transformation de la société est sa pratique. Piotr Pavlenski nous entraîne dans une zone grise qui ne peut qu’effrayer : il est donc dangereux.

Mais dans les deux cas également, il tombe sous le coup de l’imposture. S’il croit réellement en la capacité de l’art à transformer la société, il se présente sous la figure de l’artiste-« prophète » (voire de l’artiste-« gourou ») qui, contre les autres, connaît seul la vérité qu’il veut répandre (il est, selon la formule sartrienne, de « mauvaise foi »22 : il se confond avec son statut d’artiste). S’il cherche à se protéger par un statut reconnu par la société, c’est un tartuffe.

Clairement il se construit une image de probité : sans concession avec lui-même, il n’en fait pas avec les autres. Froid stratège, d’une austérité admirable, il a purgé onze mois de prison préventive dans un quartier pénitentiaire pour terroristes, d’où il a refusé de sortir avant son jugement alors qu’il en avait la possibilité. Il n’accepte aucune aide financière étatique. Ainsi il peut se permettre de diffuser une vidéo intime dans l’espace public : intransigeant avec lui-même, il impose que les autres le soient aussi. D’autant plus quand ils ont une envergure publique (c’est la teneur du discours qui a servi à justifier l’action intitulée Pornopolitique qui a entraîné la chute de Benjamin Griveaux).

Pourtant, cette image est mise à mal par son attitude ainsi que par des accusations qui, bien qu’elles ne soient pas, en vertu de la présomption d’innocence, des preuves d’une quelconque culpabilité, viennent néanmoins l’ébrécher, et en ébréchant cette image, diminuer la portée de ses actions. Il ne s’agit pas ici de raviver le débat sur la distinction entre vie et œuvre d’un artiste. En effet, la nature de l’art de Piotr Pavlenski nous impose, a priori de tout débat, de regarder sa vie intime : il tire sa légitimité de sa propre droiture, c’est-à-dire de la cohérence entre ses discours et ses actes. S’il peut attaquer l’hypocrisie des autres, c’est que lui-même ne l’est pas : sinon quelle serait la crédibilité de cette dénonciation ? Et même si nous acceptions le principe que l’hypocrisie puisse être dénoncée par d’autres hypocrites, quel est alors le poids de cette dénonciation ? Ce serait la reconnaissance d’une hypocrisie irréductible, irrémédiable contre laquelle on serait impuissant. Imaginons que des politiciens condamnés par la justice continuent à exercer des fonctions publiques : toute dénonciation serait plus que vaine, elle aurait même l’effet de normaliser l’hypocrisie et le non-droit. D’autre part, il ne s’agit non plus, bien sûr, de porter un jugement moral sur la vie de Piotr Pavlenski, mais d’évaluer la véritable influence d’une œuvre politique, d’une production artistique politique, sur la société. Or qu’est-ce que nous savons ? Laissons de côté la question de ses revenus. Un autre problème plus fondamental se pose. Il a été accusé d’agression sexuelle contre Anastassia Slonina en 201623, il est toujours entouré de filles jeunes24, de manière plus directe, plus intime, son ancienne compagne, Oksana Shalygina, déclare publiquement : « Je montre le visage nu d’un hypocrite, un maître de la mascarade, un opposant irréductible au pouvoir, acclamé dans le monde entier, qui, entre quatre murs, s’est révélé être un tyran domestique, un dictateur, un gardien de prison. »25 Il n’est donc pas illégitime de se demander si Piotr Pavlenski ne perpétue pas les stéréotypes patriarcaux et machistes de la société capitaliste qu’il dénonce. On l’accuse également d’avoir agressé au couteau, le 31 décembre 2019, lors d’une fête privée, un éditeur suite à une discussion houleuse. N’est-il pas violent et dominant par tradition plutôt que par hybris (si l’on définit l’hybris comme la pulsion de renversement des valeurs) ? Morale pour morale, quelle déconstruction, dans ses actions, des stéréotypes et, finalement, de l’ambivalence de toute action ?

Ces quelques affaires, si elles intéressent, par la posture même de Piotr Pavlenski, le tout à chacun (dans la mesure, nous l’avons dit, où il impose à tout le monde ses actions fondées sur sa propre droiture morale exemplaire), relèvent cependant de la justice et il n’est pas possible d’aller plus loin sur ce terrain. Mais avec la grille de lecture que nous fournit la définition institutionnelle de l’art, qui est la seule à ne pas se fonder sur des postulats métaphysiques invérifiables, il est possible d’envisager la posture de Piotr Pavlenski d’une autre manière encore. En effet, s’il déboussole à première vue, l’art de Pavlenski s’inscrit en fait pleinement dans une tradition esthétique familière : moralisme, honnêteté, figure messianique de l’artiste (la douleur volontaire pour un bien supérieur est un motif éminemment christique). Il retombe alors, aussi, dans le vieux problème de la capacité de l’art à changer la société. Malgré l’intensité de ses actions, et peut-être à cause de cette intensité même, Piotr Pavlenski se heurte au problème de tout art qui cherche à critiquer la Société du Spectacle : il devient lui-même le centre d’attention et détourne de ce qu’il cherche à mettre en lumière. Il fait diversion. Or cette insaisissabilité, cette « liquidité », pour reprendre le terme de Zygmunt Bauman26, est une caractéristique reconnue de la Société du Spectacle. En voulant dénoncer l’hypocrisie politicienne, en faisant le « buzz », ce n’est pas tant la technique du « komprometat » qui pose problème, mais plutôt l’oblitération des enjeux politiques profonds de l’hypocrisie politicienne : le mensonge généralisé dans l’espace public, la récupération des réalités quotidiennes et concrètes dramatiques (pauvreté, exploitation, etc.). Ainsi la diffusion d’une image à caractère sexuel a donné lieu à un retrait de la vie politique quand des condamnations pour corruption ou détournement de biens sociaux, prononcées par des tribunaux, n’ont souvent qu’une portée symbolique. N’est-ce pas encore le jeu médiatique qui, plus que la volonté d’un artiste, a déterminé cette fin ? Sans parler du fait que cette affaire, somme toute anecdotique, a occulté un certain temps d’autres faits plus tragiques, par exemple la mort de personnes fuyant leur pays en guerre à la recherche d’un refuge. Ce constat n’apparaît pas dans les déclarations de l’artiste. Il n’y a pas de distanciation vis-à-vis de sa posture. La vraie question que pose l’art de Pavlenski, Pavlenski ne la pose pas : l’entrisme dans la Société du Spectacle est-il possible ? Autrement dit : peut-on échapper à la machine spectaculaire une fois qu’on y a pénétré ?

Conclusion : le paradoxe de l’artiste engagé

Piotr Pavlenski revendique un art émancipateur. Cette conception n’a rien d’évident. Pour que l’art puisse posséder cette faculté d’émancipation, il faudrait entre autres qu’il échappât au mensonge et à l’imposture. Ce que cherche Piotr Pavlenski. Mais dans le cadre de la définition institutionnelle de l’art, cela signifierait échapper aux déterminismes économiques de la production, mais aussi de la réception de l’œuvre d’art. En effet, production comme réception dépendent de pouvoirs en place, ceux-là mêmes auxquels s’attaquent Piotr Pavlenski. Les limites de son action apparaissent alors clairement. Surtout en l’absence de toute distanciation. Tant qu’il se revendiquera « artiste », Piotr Pavlenski ne pourra pas pratiquer un art émancipateur. S’il refuse d’être un artiste, par définition il ne fera plus d’art. C’est le paradoxe de l’artiste engagé. Le cas de la Bande à Baader-Meinhof est un précédent tragique : de jeunes gens, pour la plupart issus d’une école d’art, jeunes artistes en devenir, prennent conscience des limites de l’art en tant qu’émancipation collective, sombrent dans la violence, finissent assassinés en prison. Tout art qui prétendrait à l’émancipation politique s’apparenterait donc à une imposture.

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Bibliographie

ADORNO, Theodor et HORKHEIMER, Max, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1974 (1947).

BECKER, Howard S., Les Mondes de l’art, Flammarion, 2010.

DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, Seuil, 2019 (1981).

DELEUZE, Gilles et GUATTARI, , Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.

DICKIE, Georges, Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, NY: Cornell University Press, 1974.

GELL, Alfred, Art and Agency, An Anthropological Theory. Oxford, Clarendon Press, 1998.

GENETTE, Gérard (éd.) Esthétique et poétique, Seuil, 1992.

GOODMAN, Nelson, Manières de faire des mondes, éd. Jacqueline Chambon, 1992.

JAPPE, Anselm Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle Critique de la Valeur, La Découverte, 2017 (2003).

LORIES, Danielle, Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988.

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Notes

1Avec Max Horkheimer, notamment dans La Dialectique de la raison, 1944.

2Cf notamment Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle Critique de la Valeur, La Découverte (2017, première édition parue chez Denoël en 2003).

3Le terme « marchandisation » est à entendre dans la complexité de l’analyse marxienne de la « marchandise ». La marchandise a une double nature : d’abord elle est caractérisée par sa valeur d’usage, mais aussi par sa valeur d’échange. Or, pour qu’il y ait échange, il faut qu’il y ait abstraction : on utilise une autre valeur comme étalon, celle de la quantité de travail abstrait qui ne dépend pas du temps de travail concret, mais d’une moyenne sociale : c’est la Valeur – avec un V majuscule pour la différencier de la valeur d’échange (pour plus de précisions, se rapporter au livre d’Anselm Jappe cité dans la note précédente). L’œuvre d’art n’est qu’une marchandise inféodée à la Valeur, mais qui se dissimule sous le statut « art » comme d’autres marchandises sous le statut « luxe » (les deux pouvant parfois se confondre).

4Dans Ainsi parlait Zarathoustra (V, III, 12, 27) le « dernier homme » est celui qui arrive en dernier mais aussi celui qui est le plus méprisable (le « dernier des hommes ») : il accueille la mort de Dieu (la fin de la métaphysique?) comme une évidence, sans vouloir comprendre les implications, les responsabilités que cette mort implique. Il est bien sûr l’homme moderne, imbu de lui-même, qui se gargarise d’être l’accomplissement de l’Histoire (et donc de l’art…). Mais l’Histoire ne l’intéresse pas (« Jadis, tout le monde était fou »). La Raison et le Bonheur sont pour lui domestiques : c’est le confort. Confort qu’il cherche à imposer, sans vouloir en assumer les conséquences, à qui ne le possède pas ou ne le désire pas.

5Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, Flammarion, 2006 (1988).

6L’article de Georges Dickie qui sert de référence est « Defining art » qui date de 1969, et qui trouve son prolongement dans Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, NY: Cornell University Press (1974).

7Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon art », 1992, pp. 89-90 et 93.

8Riout, Denys ouvre Qu’est-ce que l’art moderne ? (Gallimard, 2000) sur cette anecdote. À l’occasion d’une exposition de Brancusi aux États-Unis, les douaniers, perplexes, ont voulu taxer comme « marchandises » les sculptures de Constantin Brancusi, ce qui a donné lieu à un procès, « Brancusi contre États-Unis », ouvert le 21 octobre 1927. Au terme de ce procès historique, la définition de l’œuvre d’art a été juridiquement récrite, abandonnant la référence à la mimèsis. Les objets de Brancusi furent reconnues, par un tribunal, non pas comme des « marchandises » (ce qu’elles sont donc d’abord) mais comme « œuvres d’art ».

9La Transfiguration du banal d’Arthur Danto (1982) prétend répondre à cette question.

10Pour une critique de l’Aufklarung, voir notamment Adorno et Horkheimer, La Dialectique de la raison, 1944.

11Le pouvoir en place, produit par (ou dans) des agencements, produit lui-même des « sujets », c’est-à-dire qu’il organise les désirs (« les flux désirants ») des individus pour les identifier et leur prêter une subjectivité contrôlable : « Pas d’agencement machinique qui ne soit agencement social, pas d’agencement social qui ne soit agencement collectif d’énonciation » (Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p.147).

12Alfred Gell, Art and Agency, An Anthropological Theory. Oxford, Clarendon Press, 1998.

13Howard Becker, Œuvre citée, p.160.

14Arthur Danto, « The Artworld », article paru dans The Journal of Philosophy (1964). Traduction dans Danielle Lories, Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 183-198.

15G. Dickie, « Définir l’art », trad. fr. dans G. Genette (éd.) Esthétique et poétique, Seuil, 1992, p. 22.

16Ibid., p.164.

17Ibid., p.170.

18Ibid., p.170.

19Si c’est le cas, depuis les débuts, aux États-Unis, il faudrait nuancer ce constat pour la France. Inaliénabilité (théorique) des œuvres, droit de préemption, fonctionnariat : tout en se débattant contre le marché, c’est par rapport à lui que le musée se construit. Par ailleurs, de nombreux collectionneurs cherchent à faire exposer des œuvres de leur collection dans un musée afin de les valoriser pour les mettre en vente dans la foulée.

20La Valeur est un « sujet automate » en tant qu’elle n’est dirigée par rien ou personne d’autre qu’elle-même. Cf Anselm Jappe, Ibid., chapitre III, « Critique du travail ».

21Parmi les expositions auxquelles il a participé, il suffira d’en citer deux : en 2017, Art Riot à la galerie Saatchi ; en 2018, Talking about a revolution, conçue par Paul Ardenne, acteur reconnu du monde de l’art, dans la galerie parisienne 22Visconti.

22Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1942. Notamment le chapitre II, « La mauvaise foi ».

23Veronika Dorman, « Russie : Piotr Pavlenski, les zones d’ombre d’un exil », Libération, 31 janvier 2017 : https://www.liberation.fr/planete/2017/01/31/russie-piotr-pavlenski-les-zones-d-ombres-d-un-exil_1545381/ (consulté le 9 décembre 2021).

24C’est le témoignage de son amie Natalia Turine : https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/02/14/piotr-pavlenski-portrait-d-un-agitateur-forcene-converti-au-kompromat_6029638_823448.html.

25https://www.liberation.fr/international/europe/oksana-shalygina-sortir-de-la-caverne-20210219_5VRIEHPKXBHLPCZZORS3LV24NA/ consulté le 9 décembre 2021).

26Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Fayard, 2013 (2005).