Le Manque

Condition théorique et abstraite sine qua non à la vie en tant qu’il rendrait possible le mouvement (rien ne se meut dans le plein), le manque est ici caractérisé en tant que « vide ».

Physiquement – scientifiquement –, le vide existe-t-il ? Comment est-il possible ? Cela aurait-il une conséquence sur la perception du « manque » que nous ressentons ?

Le manque, par rapport au vide qui serait (mais on ne sait pas vraiment, nous ne pouvons que nous contenter de métaphores) consubstantiel à la matière (au « plein »), est secondaire par rapport à un plein : le manque vient de la perte de ce qui a été là.

Le manque peut avoir des conséquences positives : il provoque le désir, l’excitation et, de plusieurs manières, même le plaisir. Mais il peut être d’une nocivité létale : quand il est insupportable, il tue. C’est le triomphe de la mort. Il n’est donc pas homogène, unique, mais connaît tous les degrés de l’intensité. Cependant il ne nous intéresse ici qu’en tant qu’il s’avère nocif.

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Regardons d’abord comment se manifeste le manque.

Pour qu’il y ait manque, il faut qu’il y ait eu au préalable quelque chose. C’est à la perte de ce quelque chose que le manque apparaît. Le manque marque la perte.

Il y a aussi le manque fantôme. Ce que nous conceptualisons comme « absence » présuppose que nous considérons une présence possible, même quand elle n’a jamais été là.

Dans les deux cas, la possibilité de la présence non réalisée est exprimée par le mot « manque ».

Mais le manque peut aussi être plus général. C’est l’idée du manque. Et ce manque est sans objet. Il peut aboutir à une essentialisation de l’humain : le manque serait consubstantiel à l’humain. Mais il convient d’être prudent. Il y a un sentiment d’incomplétude qui inquiète tous les humains. Et ce sentiment vient davantage de la finalité, plutôt que de l’origine ou de l’essence.

Puisque la « nature humaine » n’est qu’une abstraction, le produit d’un laminage le plus exquis possible, il est difficile de l’accepter sans sombrer dans des ratiocinations byzantines ou sacrifier la rigueur élémentaire. Sans parler alors de « nature humaine », il y a cependant une caractéristique commune à tout le monde (jusqu’à présent du moins), qui est une donnée biologique : la naissance est une séparation avec le corps de la mère. Le sentiment de manque pourrait-il venir de ce phénomène ? Il est difficile d’apprécier son importance dans notre construction individuelle parce que le niveau de conscience du nouveau-né est bas, que l’adulte n’a pas de souvenir de sa naissance, que nous retombons alors dans les spéculations sur les conséquences psychologiques invisibles (sur l’inconscience) d’un événement oublié. Bref, pas grand-chose.

Pris dans le mouvement de la vie, nous courons inéluctablement à notre mort. Cette mort sera, au sens étymologique, la perfection de notre vie. D’où un sentiment d’inquiétude, c’est-à-dire d’absence de quiétude (de sérénité), que nous exprimons couramment par le mot « manque ».

D’aucuns penseront que tous les objets que nous cherchons à acquérir (« objets » dans le sens de l’opposition avec le « sujet » que nous sommes en tant qu’individus) ne sont en fait qu’une recherche vaine de combler ce manque essentiel. Puisque ce manque essentiel est intrinsèque à la nature humaine, rien ne pourra jamais le combler. D’où les spéculations religieuses (Dieu seul peut nous combler) ou psychanalytiques (le Désir, la frustration, etc.), et plus généralement métaphysiques. Psychologiquement, il peut aboutir à un comportement abandonnique. La faiblesse du caractère ou le manque de capacité de résistance aboutissent à une peur constante d’être abandonné, c’est-à-dire de ne plus avoir cette présence qui comble. C’est demeurer à un stade enfantin, refuser la frustration, ne pas savoir la maîtriser, vouloir à tout prix et tout le temps la satisfaction. Le système capitaliste, qui en avait intrinsèquement besoin, a solidement valorisé cet infantilisme.

Dans un sens, ce sentiment est justifié : la présence comble. Loin des spéculations du manque originel qui n’aboutissent qu’à des mysticismes louches, la satisfaction de la présence, ou même de l’acquisition, permet de vivre mieux.

Bien sûr, cette présence ou cette acquisition n’ont rien à voir avec le consumérisme. Peu suffit. Ce n’est même que dans le peu qu’il est possible de trouver la satisfaction, puisque trop aboutit à la confusion (chaque objet nécessite une attention particulière et nos capacités sont limitées). Pour apaiser l’inquiétude, l’acquisition d’objets demeure un remède efficace. Pourtant cette acquisition n’est pas liée à la propriété. Juridiquement, la propriété n’est jamais qu’un usufruit : nous n’emportons pas plus dans la tombe que ce que nous avions en venant au monde. La jouissance d’un bien ne doit pas être moins attentive que l’attention portée à une personne. Certes, la question n’est pas morale : l’objet ne souffrira pas. Mais cette insensibilité ne peut pas servir d’excuse à un consumérisme outrancier (le collectionnisme – ou syllogomanie – et le fétichisme sont une psychologisation de l’objet manquant), surtout dans notre société où la consommation est un des piliers de l’économie. De plus, l’objet matériel est le produit d’une activité humaine : à travers l’objet, nous sommes liés aux autres. Le rapport à l’objet est donc double : rapport à nous-même, rapport à autrui. L’objet est une prolongation de nous-même et il nous lie concrètement au monde jusqu’à dissoudre l’antinomie, typiquement occidentale, sujet/objet. En cela l’objet, pensé, approprié, créé, demeure le meilleur moyen de guérir du manque, ou du moins d’en gérer les effets pathologiques.

Cependant, le manque a parfois miné l’individu, a rongé l’être trop profondément pour être jamais comblé.

Très concrètement, il existe un manque précis : c’est le manque de l’objet particulier dont on a effectivement joui et qui n’est plus là. C’est la perte. La perte qui déchire. La scission, la chute. Le caedere.

L’expérience de la perte. La perte tout au long de la vie. Si vivre n’est pas apprendre à mourir (même Montaigne, dans le troisième livre des Essais revient sur la trop fameuse affirmation du premier livre), vivre est bien faire l’expérience de la perte. Sans doute faut-il apprendre à perdre, apprendre à supporter le manque. C’est ce qu’enseigne la philosophie antique la plus pratique, d’Epicure à Marc-Aurèle (mais Héraclite déjà le professait), en passant par le grand Zénon. La vie est une longue perte. Perte de l’enfance, perte des êtres qui nous sont proches, perte de la jeunesse, perte de la fraîcheur, perte même des objets qui nous prolongent, perte de nos facultés, etc.

Le christianisme n’a pas manqué de mythifier cette perte avec le Paradis perdu. Pas tant celui d’Adam et Eve que celui de Lucifer chanté par John Milton. Car autant l’éviction du paradis justifie le mouvement, le travail, le désir, l’aspiration à Dieu, la mort du Christ, bref l’humanité et l’Église, autant la chute de Lucifer est celle que rien ne pourra consoler. C’est cela le Mal. Non pas une mauvaise interprétation du Bien, un mésusage, une erreur à corriger, mais cette perte sans espoir, et même : cette perte avec la conscience et la certitude de l’impossibilité de tout espoir.

C’est la mort. Ce dédale où la raison se perd. La Consolation à M. du Périer sur la mort de sa fille par Malherbe est plus pathétique et douloureuse que réconfortante. Et le millier de pages de Jankélévitch sur le sujet, aussi brillantes soient-elles, nous apprend moins qu’un article scientifique sur le fonctionnement des synapses dans les minutes qui précédent et qui suivent la mort (une récente observation a permis de constater que le cerveau réagissait alors comme au moment du sommeil : d’où les impressions de voir « défiler sa vie devant les yeux » de qui a frôlé la mort, d’où aussi le rapprochement entre le sommeil et la mort ; les quelques minutes qui suivent l’arrêt du cœur voient le cerveau continuer à fonctionner ; – nous connaissons la galaxie et nous ne connaissons pas la mort).

C’est l’amour. En littérature (et au cinéma), on raconte des amours, des amours malheureuses (le sentiment d’être éliminé), mais très rarement l’absence de l’Aimé-e. Car c’est ennuyant. Car il n’y a rien à dire que la répétition lancinante des mêmes mots, des mêmes motifs. Une litanie. Un cauchemar d’enfermement et d’impuissance. Ce vide sans histoire, sans texture, sans motif, sans substance, et qui devient le vertige dans lequel nous plongeons pour mourir. Ce n’est ni la mer ni la montagne ni l’appel de l’origine, mais simplement ce qui fait qu’il n’y a plus ce rien qui parfaisait le tout.

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Que reste-t-il en dernier lieu ? Pas grand-chose. L’expression du manque. Pénultième degré de l’expérience. L’expression, qu’elle soit produite ou perçue, peut apaiser. Tout dépend de l’intensité de cette expression. Car tout ce qui s’exprime reste problématique. La question se déplace un instant : quelle est l’intensité de l’expression qui nous touche ?

L’expression du manque est nécessairement fautive, car on ne peut qu’exprimer le contour sans, par définition, désigner le manque lui-même. C’est un point aveugle. C’est l’intensité de l’expression au plus près du manque que nous ressentons, que nous fantasmons, que nous projetons – et qui nous ravage – qui va nous toucher. Cette intensité dépend de chacun, mais elle dépend aussi du moment donné. Parfois nous voulons du calme, parfois de la violence, tantôt de la mélancolie, tantôt de la colère, de l’équilibre et de l’ordre. Du désordre. Une intensité trop aiguë nous paraîtra outrée, parfois aucune intensité ne paraîtra assez incendiaire.

L’écart avec les normes du comportement social marque les degrés de l’intensité. Ces normes changent rapidement. Les normes des années 1980 ne sont plus celles des années 2020 et on se moque volontiers des outrances que les films (qui nous offrent la possibilité d’une confrontation immédiate avec le passé) ou la musique – et même la poésie – proposaient alors comme « normales ».

Mais en termes d’esthétique comme en d’autres, la douleur est destructrice. La rage voudra parfois voir le monde s’anéantir. Puis cette volonté de néant même paraîtra encore trop raffinée, trop travaillée, trop volontaire, et comme ridicule par rapport au néant du manque. Véritable maladie, le manque fait dépérir le corps et altère l’esprit. Après avoir déclenché dans l’individu une réaction, qui sera de colère, de destruction, si cette réaction n’a pas suffi à dévier notre attention du manque lui-même, à créer de nouvelles expectatives, c’est-à-dire de nouveaux espoirs, alors le manque rongera l’être lui-même. Nous y reconnaîtrons la maladie. La dépression n’est-elle pas l’évidence de l’inépuisabilité du manque ?

Et puisque l’art est une norme sociale avant d’être l’expression des passions personnelles, c’est la violence contenue dans la norme qui touchera à vif. La violence de la douleur sous une expression retenue. Car c’est en maîtrisant la norme que l’artiste permet au sentiment de la dépasser et de prévaloir. Cette idée peut paraître contre-intuitive. Mais il n’y a que dans le suspens des normes sociales que l’expression personnelle atteint l’authenticité (le groupe, par définition impersonnel, ne peut accéder qu’à une vérité collective, et non au propre – ou au « sale » – de chaque individu, ce qui est couramment retenu comme une définition de l’authenticité). Or pour suspendre ces normes, il faut les connaître et les maîtriser. Le meilleur néoclassicisme est parvenu à cette formulation. Pas tant Antonio Canova, à mon sens, qu’un Friedrich Schadow. En littérature, la poésie de Foscolo représente l’acmé de cette esthétique, mais Stendhal (qui admirait Foscolo), à bien y regarder, n’est pas très loin. Est-ce un hasard que ce soit dans De l’Amour qu’il sacrifie le plus à l’esprit de conversation – à la mondanité – et s’avère être le plus loin d’une forme d’« authenticité » ?

Cette tension résulte de l’écart entre la norme générale et l’expression particulière (qui n’est pas nécessairement « personnelle »), et ce hiatus est en fait lui-même un oxymore, puisqu’il oppose deux termes inconciliables et contraires au moins en partie. L’oxymore est la figure limite, la figure du déchirement. Nous ne sommes plus dans le triomphe de la mort qui hantait et réconfortait au Moyen Âge celui qui croyait en Dieu ou du moins dans un tas de superstitions et surtout celles de la vie après la mort. Ce n’est pas que nous ayons progressé aujourd’hui : de superstitions, nous sommes pétris. Mais pour qui a abandonné l’idée superflue de la vie après la mort, tout rengorge la vie, tout le pathétique et toute la joie, toute la douleur et tout le plaisir. L’oxymore remplace l’idée de la mort. C’est le déchirement qui n’en finit pas de s’accomplir. C’est le déchirement s’accomplissant.

Le triomphe de l’oxymore. L’oxymore réalise la vie en la rendant impossible à tenir. C’est l’oxymore-manque qui permet la vie, et qui empêche, dans le même temps, sa pleine réalisation. La vie est un mouvement, et le mouvement est lui-même un déchirement des matières.

L’absence de conciliation est corollaire à une absence d’univocité. En ce qu’elle pose le problème de son fondement et de sa légitimité, l’univocité revient à poser le problème de l’origine, et par extension logique, de l’origine de tout (de la vie et de son absence, de l’être et du néant). L’absence de réponse unique à la question de l’origine est un bonheur et un malheur. Elle garantit l’imagination, la possibilité d’une tolérance (que les attaques, en voulant la nier, confirment : d’où la barbarie de ces attaques qui ne peuvent être, si elles veulent être efficaces, qu’ultimes – l’annihilation), autant qu’elle condamne chacun-e de nous à tâtonner et errer dans un cauchemar sans fin. Qui n’a pas rêvé de parcours initiatique au terme duquel la vérité lui soit révélée ? Connaître le manque, et connaître le bonheur de sa satisfaction. La teneur de cette vérité, du reste, a peu d’intérêt : elle est plus une substance qu’un contenu. C’est ce que postulent toutes les religions : peu importent les textes, le « sens » est une direction qui mène au Sens, dépouillé de toute intelligibilité. Car l’intelligibilité est encore une médiation, un mouvement, et somme toute un oxymore : ce qu’on appelle le sens est en fait ce qu’il y a entre le sens et le non-sens.

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En tentant d’exprimer le manque, je ne répète finalement qu’un geste quotidien que nous faisons toustes tous les jours. Mais à peine essayé-je de le toucher du doigt, qu’il se déplace. Le manque glisse. C’est vouloir attraper un faisceau de lumière, qui serait ici un faisceau d’ombre.

Mais il n’est pas nécessaire d’en dire davantage.

L’expression est toujours diminuée : elle est un témoignage d’un état que nous pouvons vivre, et que nous savons reconnaître. La reconnaissance, même marquée d’une puissante empathie, est une médiation. Elle nous protège, nous rassure, nous apprend à mieux connaître, augmente notre expérience.

Mais une fois que le manque me frappe, je suis juste terrassé.