Le homard de Venise (Beauvoir & Sartre)

Je crois que n’importe qui que Sartre et Venise intéressent a connaissance d’un épisode de la vie de Sartre, qu’il raconte dans La Reine Albemarle et que Beauvoir relate dans ses mémoires : celui de la langouste qui tricote.

Après son expérience de la mescaline, pourtant encadrée (combien aujourd’hui, et depuis les années 60, ont pris et abusé du LSD, des champignons et autres hallucinogènes?), Sartre fut pendant plusieurs semaines poursuivi par une vision de langouste ou de homard (le homard a deux énormes pinces, contrairement à la langouste qui n’en possède que deux petites au bout des pattes. Elle a en revanche pour particularité de longues antennes épineuses qui ressemblent à des aiguilles à tricoter).

À la fin du chapitre IV de La Reine Albemarle, il écrit : « Venise est une des seules villes qui me donnent l’impression d’y avoir vécu. En 1934, j’y étais fou et malheureux. Je m’y suis promené toute une nuit, poursuivi par un homard considérable qui tricotait des pattes derrière moi. Je n’ai jamais de ma vie vraiment pensé au suicide mais cette nuit-là je craignais d’y penser. »

(Il y a ceux qui n’ont jamais vraiment pensé au suicide, et il y a nous.)

« Dans la vérité je pense que le touriste est un homme du ressentiment. Il tue. Puis, dans la cité déserte, il rêve à des morts, à des absences. » (p.765)

Le touriste tuerait le présent pour retrouver l’image actualisée du passé qu’il désire. Mais peut-on vraiment lui en vouloir ? N’est-ce pas même un travail d’imagination digne de tout romancier (qui écrirait à l’imparfait). Mais le problème du touriste ne semble pas tant cette propension psychologique que justement cette absence totale d’historicisation, et sa propension à se promener en groupes. C’est encore un touriste du Grand Tour que ce touriste qui sait tuer et qui sait rêver à des absences. Le touriste d’aujourd’hui n’a plus rien à tuer : on a fait le sale boulot pour lui. Ce qui était sans doute vrai en 1955 ne l’est plus en 2021 : le touriste d’aujourd’hui n’a aucune connaissance préalable, il n’a que des images en tête à travers le filtre desquelles il ne plus percevoir la réalité non pas vraie, mais nue, mais crue. Il est partout chez lui, il est partout en lui, dans son lui comme dans son lit. Toujours dans le cocon de l’enfance, dans le berceau du confort capitaliste. Il n’a pas conscience du passé en tant qu’altérité, en tant que possibilité d’une altérité et d’une extériorité. Or en ne se confrontant à rien d’extérieur, il ne se confronte pas à lui-même. Il est dépersonnalisé. Il consommera ce qu’on lui donne envie de consommer.

On peut s’intéresser tant qu’on voudra aux gens, il est difficile de s’intéresser à un touriste : le touriste est restreint à son statut de touriste. Il suit un drapeau qu’il faudrait brûler ou une ombrelle colorée, il écoute ennuyé ce qu’on lui braille dans l’écouteur de son oreille, se distrait en faisant dérouler son « fil Facebook », en alimentant son compte Instagram (ou tout autre réseau social qui aura la cote à son époque), prend une photographie mâchouillée par une application quelconque pour démontrer qu’il est bien en vacances et qu’il est à Venise, puis pour continuer à ne pas trop penser, il s’accroche au troupeau dont il fait partie, et tient la route qu’on lui impose.

On ne peut pas communiquer avec lui : il croira, par expérience, que c’est pour lui soutirer de l’argent. Il n’a pas envie de communiquer. Au mieux, le soir, s’il ne rentre pas dormir après avoir regardé la télévision, il se saoulera la gueule et pérorera tout seul au milieu d’autres touristes.

À l’époque de Sartre, dans les années 50, Venise devait être plus bourgeoise, comme l’était le tourisme culturel en général. Mais ce devait être, en 34, une toute autre histoire. À noter qu’autant le nazisme n’avait pas frappé Sartre le premier de classe à Berlin en 1933, autant ni lui ni Beauvoir ne semblent particulièrement frappés par le fascisme italien en 34. Ils se rattraperont cependant pendant la guerre, et cahin-caha par la suite.

Beauvoir écrit dans La Force de l’âge : « Un misérable rafiot nous a ramenés de Messine à Naples ; je passai une mauvaise nuit : il faisait trop froid pour dormir sur le pont, et dans le ventre du bateau on respirait d’insoutenables odeurs. Nous nous arrêtâmes encore quelques jours à Rome. Assez brusquement, l’humeur de Sartre changea ; le voyage s’achevait et il retrouvait ses soucis : la situation politique, ses rapports avec Olga. J’eus peur. Est-ce que les langoustes allaient ressusciter ? Il m’assura que non, et je n’y pensais plus quand nous arrivâmes à Venise, que nous voulions revoir. Nous y restâmes quatre ou cinq jours et nous décidâmes d’y passer, comme à Rome deux ans plus tôt, une nuit blanche. Pour couper les ponts, et par économie, nous avons réglé l’hôtel et libéré notre chambre : plus un coin à nous dans la ville. Nous avons traîné dans les cafés, jusqu’à leur fermeture ; nous nous sommes assis sur les marches de la place Saint-Marc ; nous avons marché le long des canaux. Tout se taisait ; sur les largo on entendait, à travers les fenêtres ouvertes, la respiration des dormeurs. Nous avons vu le ciel blanchir au-dessus des Fundamenta Nuova ; entre le quai et le cimetière, des barques, larges et plates, glissaient comme des ombres sur les eaux de la lagune ; à l’avant, des hommes godillaient ; de Murano, de Burano, des îles et de la côte, elles amenaient des cargaisons de légumes et de fruits. Nous sommes revenus vers le cœur de la ville ; dans les halles au bord du Grand Canal, le marché se mit peu à peu à vivre, dans la profusion des pastèques, des oranges, des poissons, tandis que le jour s’affirmait ; les cafés s’ouvrirent ; les rues se remplirent. Alors, nous allâmes prendre une chambre, et dormir. Sartre me dit plus tard que tout au long de cette nuit une langouste l’avait suivi. »