La langue crue de Verlaine

Verlaine par Dornac

Verlaine méprisé

La publication chez Gallimard de Cellulairement (choix étrange puisque ce projet de recueil avait été abandonné par le poète et que d’autres recueils publiés de son vivant n’apparaissent toujours pas dans cette collection de référence), précédé de Mes prisons, et l’exposition consacrée à Verlaine au Musée des lettres et manuscrits de Paris (Verlaine emprisonné, du 8 février au 5 mai 2013), sont-elles les marques d’une réhabilitation de la seconde période de l’écrivain ?

Pas encore tout à fait, mais elles ouvrent une brèche.

Tout le monde connait les Poèmes saturniens (1866), les Fêtes galantes (1869), La Bonne chanson (1872), Romances sans paroles (1874), et même Sagesse (1880) ou Jadis et naguère (1884), mais qui lit Chansons pour elle (1891), Liturgies intimes (1892), les géniales Élégies et les Odes en son honneur (1893), Dans les limbes (1894) ou encore Chair (1896) ? Il suffit de parcourir les déplorables notices de Jacques Borel pour le volume des œuvres poétiques complètes de La Pléiade pour comprendre le mépris qui pèse sur plus de la moitié des créations d’un poète pourtant illustre. Et pourquoi ?

C’est en 1938 que paraissent dans la Bibliothèque de La Pléiade les œuvres poétiques complètes (1), sous la direction de Yves-Gérard Le Dantec, que Jacques Borel vient donc réviser et compléter en 1962 après la publication des études sur l’œuvre et la vie de Verlaine de Jean Richer, Georges Zayed, V. P. Underwood et surtout d’Antoine Adam. Dans la très belle biographie d’Adam, aucun jugement moral, aucun mépris pour la vie menée par Verlaine (juste un affreux « affreux » pour qualifier le recueil Hombres). Alcool, errance, clochardisation, brutalités, sexualité débridée, les virevoltes d’un homme qui n’a jamais cherché à s’épargner, ou qui n’y est jamais vraiment arrivé, ne sont jamais condamnées. Le jugement vient des critiques de seconde zone. C’est une constance : Jorge Semprun n’éreinte-t-il pas Banville dans son introduction à l’anthologie de la poésie française du XXe siècle publiée chez Gallimard ? Thuriféraires de la norme et de la morale. Et ça vous condamne tout un pan d’une œuvre selon des critères douteux. Car pourquoi le second Verlaine est-il méprisé ? Parce qu’il déroge définitivement aux règles de bienséance.

Hypocrisie assurément : ce qui ne parle plus de Rimbaud, ce qui n’a pas été écrit à son contact, n’a plus qu’une qualité médiocre. Après Parallèlement – qui déjà démontre pour certains la décadence poétique de Verlaine -, plus rien n’est valable. Les poèmes chrétiens trouveront peut-être, par leur sujet, un peu de tolérance, quoique condescendante, chez les littérateurs bigots. Mais le reste est une pitoyable déchéance. Par exemple, pour les Odes en son honneur : « Pris dans la gangue de l’anecdote, cet amour, cette pitié ne passent pas du plan de la réalité décrite, identifiable, à celui de la vérité poétique. » (p.762). Pour les Élégies : « Le dessein, – ancien déjà, – du poète était de retrouver frémissante de l’élégie tibullienne : à cette volonté de simplicité, la vulgarité, le prosaïsme constamment font échec. » (p.784). Mêmes mauvaises notes distribuées pour Dans les limbes ou Chair : « …une veine épuisée déjà dans les derniers recueils de même inspiration, qu’à peine peut-on appeler érotique, tente en vain de survivre. » (p.881).

Avec l’homme s’abime la poésie. Avec la déchéance morale, la déchéance poétique. Et puis, l’érotisme doit rester un genre particulier, confidentiel, avec je-ne-sais-quoi de charmant et de mignon (L’une avait quinze ans, l’autre en avait seize…). Femmes (1890) et Hombres (1903), les deux recueils pornographiques n’ont été ajoutés à La Pléiade qu’en 1989 ! « La vérité poétique »… ? En quoi consisterait-elle ? Jamais on ne nous l’expliquera… mais on comprend qu’il faut qu’elle soit propre comme un intérieur bourgeois.

Or quelle vérité trouvons-nous dans les recueils de Verlaine ? Une sans concession : la crudité.

« Moi : D’accord, combien veux-tu ? Toi : Tout ce que t’as sur toi, / Chez toi, chez moi plutôt. Moi : Prends. Toi : Donne. Moi : Voilà, chère. Toi : Et maintenant faisez le beau, baisez mémère. » (clôture élégie VIII) « Use de moi, je suis ta chose » (Odes en son honneur, I) ; « Gland, point suprême de l’être » (Balanide II, Hombres) ; « Un peu de merde et de fromage / Ne sont pas pour effaroucher / Mon nez, ma bouche et mon courage / Dans l’amour de gamahucher. » (VIII, Hombres).

Crudité de la langue, pour ce goût de langue crue à pleine bouche. Nous pourrions aussi invoquer Artaud et parler de « cruauté » : pas de différence entre la vie et la littérature, pas de jeu superflu (« … cette espèce de poème / Que nous vivons… », XII, Élégies), le poème est une « ode », une « chanson », il est un chant et une imprécation, il est une prière et une requête, il doit agir sur la réalité quotidienne.

Mais s’arrêter à cela serait insuffisant : la nuance est encore là, mais sans la fameuse « fadesse » verlainienne : « Et dis à tes cheveux de me luire moins noir, / Tes cheveux, pourpre en deuil sur le rouge du soir. » (p.788). C’est incendie, révolte, révolution. Dans le lit d’hôpital, dans le délassement après le coït, la tension se manifeste dans la langue : écrire des mots – les prononcer – c’est encore agir, et transformer.

Car chez le bientôt royaliste conservateur (après avoir sympathisé assez avec la Commune pour y participer) n’en reste pas moins l’ennemi du bourgeois de la IIIe République, celle qui – pas mieux (ni pire) que les autres – s’assura sur le massacre des Communards. Comme Huysmans, Verlaine, malgré des propos souvent révulsants(2), fustige le bien-pensant : « À mon âge, je sais, il faut rester tranquille, / Dételer, cultiver l’art, peut-être imbécile, / D’être un bourgeois, poète honnête et chaste époux, / À moins que de plonger, sevré de tout dégoût, / Dans la crapule des célibats innommables. » (Ouverture des Élégies). Renversement des valeurs : c’est le célibat qui est « crapuleux », c’est-à-dire « malhonnête » ; il est malhonnête d’être « sevré de tout dégoût », d’être sans passion, sans lymphe. C’est cette appétence, ce désir d’intensité qui guide l’homme et tord la syntaxe. « Prompt à jouir, prompt à souffrir, / Prompt vers tout, hormis pour mourir ! » (Odes en son honneur, I). L’appétit de vie est énorme, cette volonté de puissance que nourrit au même moment Nietzsche. Que ce soit par renversement des catégories sociales ou par celui des identités sexuelles, le poète, tantôt en soumission, tantôt en domination (souvent les deux à la fois), ne fait l’économie d’aucun sentiment, d’aucun danger. C’est cette virulence qui se manifeste plus puissamment dans les recueils d’après 1880 que l’on méprise encore.

Notes

1. Jusque-là c’est Léon Vanier puis Albert Messein qui s’étaient chargés de la publication des œuvres complètes, entre 1899 (premier volume paru en 1903) et 1929.

2. Notamment dans Voyage en France par un Français, 1880.