Léo Trézenik, Proses décadentes

Postface des Proses décadentes publiées par Les éditions Solstices

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trezenik

Petits poèmes de la vie moderne, Les Proses décadentes (1886) s’amusent des riens du quotidien, des objets et des gens, parfois avec une acerbité qui rappelle combien le mouvement décadent, sous des aspects ludiques ou légers, est fondamentalement révolté, voire révolutionnaire. Dada ne surgit pas ex nihilo

Les années 80 voient le retour des Communards exilés (l’amnistie totale est obtenue en juillet 1880) ; l’action directe est revendiquée et appliquée : attentats en Allemagne contre Guillaume Ier, assassinat même du tsar Alexandre II en Russie le 13 mars 1881 !

Ces années de gestation précèdent en France la période des attentats anarchistes (que l’on fait commencer en 1892) qui culminera avec l’assassinat du président de la République, Sadi Carnot, le 24 juin 1894 à Lyon où une plaque et une dalle au sol commémorent l’événement. Sante Geronimo Caserio sera guillotiné le 16 août 1894, un peu moins d’un mois avant ces vingt-et-un ans ; les lois scélérates seront promulguées le 11 décembre (Vaillant, pour venger Ravachol, lance sa bombe dans l’hémicycle du palais Bourbon le 9).

Ces révoltes politiques sont préparées par des révoltes de mentalité. Les écriteaux, Le dimanche fustigent la petite bourgeoisie non seulement ennuyeuse et ennuyée, mais surtout soumise à des contraintes sociales, culturelles et institutionnelles absurdes. Pas de pitié, chez Trézenik, pour cette servitude volontaire.

Contre ces figures bourgeoises, Le Cocher d’omnibus, sa « jolie trogne », sa réappropriation fougueuse du quotidien, son plaisir d’effrayer le timoré ; Le monde de l’enfance aussi, sa naïveté amorale.

À Rebours est publié en 1884, Les Déliquescences d’Adoré Floupette (recueil parodique) en 1885. C’est en 1884 aussi que le poème d’une génération, « Langueur » (Je suis l’Empire à la fin de la Décadence…), paraît dans Jadis et Naguère. « Bathylle, as-tu fini de rire ? », rire jaune ou rictus (Corbière). Détachement ou sarcasme. Les Proses décadentes poursuivent cette tendance, mais offrent un premier retour sur le courant lui-même : « Il n’y a pas plus décadence, aujourd’hui, qu’il n’y eut décadence alors qu’à l’Art classique s’essaya à succéder le romantisme ». Le terme est redéfini : décadence n’est plus un terme péjoratif, il ne vient pas signifier la perte de qualité, l’amoindrissement intellectuel ou esthétique d’une génération par rapport à la précédente. D’abord ironique et négatif sous la plume d’Henri Beauclair et Gabriel Vicaire (les auteurs des Déliquescences d’Adoré Floupette, poète décadent), il est chargé positivement par ceux qui se réclament d’une esthétique nouvelle. Ce n’est pas une perte, mais pas une perte mais un déplacement : goût pour le bizarre, le hors-norme, l’extravagant, l’inhumain, par rapport au Positivisme, aux académismes, à la démocratie en tant que force du nombre (contre les particularités individuelles).

C’est en cela que les Proses décadentes sont décadentes au-delà du seul titre. Et cet esprit (cette mentalité) s’informe dans la facture : le style agrammatical, dissonant, les barbarismes, les néologismes, les expérimentations en tout sens. Dérivations grammaticales (dont beaucoup d’adverbes) : « sapidement », « rimaillairds », « morphinisme » (Préface) ; « nickellement », « affriolance », « chavireur » (De l’adultère où le mot « adultère » est lui-même au féminin) ; « rubanesque » (Bégaiements) ; « rembranesque », « ravissamment » (Les Humbles) ; « cascadante », « mendieurs », « sculpturalement » (La Troubleuse d’hommes) ; « sphinxisme », « bouffements » (Au déduit) ; « méprisamment » (Le Chien bibelot), « confiamment » (Jeux d’enfants), « susciteurs » (L’Art de rompre), « cinglement » (Tendresse) ; « s’échevellent », « se divisionne », « frient » (le verbe « frire » est défectif : il ne se conjugue qu’au singulier), « cataractant » (Philosophie inodore) ; « subodorante » (Les écriteaux), « s’apoplectisaient » (Ma canne) ; « troussement », « poudrederizées », « tourbillonneurs » (Ceux qui dansent) ; « buccalement » (Conseils), « haut entalonnées » (Derniers mollets).

Argot, barbarismes, néologismes : « sergots » pour « policiers », le fautif et farfelu « rhytmique » (on a vu « rhythmique », avant la correction étymologique actuelle « rythmique ») dans Bégaiements ; « s’estomireront » (Les Humbles, Le bon Dieu : verbe médialisant, utilisé par Balzac dans Les contes drôlatiques et repris par plusieurs auteurs « fin-de-siècle » dont Cazals – l’ami de Verlaine – et Gustave Le Rouge par exemple) ; le moderne « pressensation » (Au déduit ; on écrit aujourd’hui « pré-sensation ») ; l’élision « lorsqu’aura paru » (L’Art de rompre) ; « enlangé » (L’épouvanteur d’enfants), « éclis » (La Marguerite ; que l’on trouve dans Lourdines de Chateaubriand, pour « éclisse ») ; « cholérifères », « enfantelet » (Le chien est le meilleur ami de l’homme), « guères » (orthographe vieillie, dans Les écriteaux).

La phrase sait se faire courte, elliptique, nerveuse. Concision sans étalage. Ce qui peut paraître comme des affections, ou des effets superfétatoires, est nécessaire au dessein de l’auteur, et c’est cette structure ramassée qui le prouve le mieux. On s’éloigne de la phrase quotidienne, de cette phrase sociale et institutionnelle qui pense pour nous. Soit encore elle est déformée (toujours la violence), soit encore elle appartient à l’enfance : la répétition de certaines phrases évoque la chanson, ou mieux : le conte (Le chien l’ami de l’homme, Les Humbles…) en vogue, du reste, à cette époque (Villiers, Laforgue, Allais, etc).

Cette fougue déborde jusque sur la typographie, c’est-à-dire sur l’utilisation (et le détournement) des moyens industriels de mise en forme du média : usage de l’italique, de la majuscule, des tirets, etc. Les effets visuels altèrent l’utilisation classique du livre (de l’écrit en général) et orientent la lecture. Le coup de dés paraît en 1897…

Léo Trézenik va plus loin : mise en abyme (avec un effet proleptique – et une conscience très moderne de la focalisation) de « ceux qui regardent danser » dans « ceux qui dansent », à laquelle se rajoute un degré dans l’abyme avec celui qui regarde ceux qui regardent danser. Celui-là est le double de l’écrivain. La vision est toujours déplacée, déformée. Tout se concentre sur la conscience, la prise de conscience. Conscience du jeu littéraire, tant dans la technique que dans les thèmes abordés. Ces thèmes, classiques depuis longtemps, sont alors exploités jusque dans leur retranchement : la morte amoureuse, le satanisme, la femme fatale… Le portrait tourne à la caricature : l’écrivain est caricaturiste, entre humour et sarcasme.

Car l’humour, bien sûr, plane sur toutes ces proses. Humour très Alphonse Allais de Le bon Dieu (on pense irrésistiblement aux Monty Python), même si Allais n’est publié pour la première fois qu’en 1883 dans Le Chat noir (dont il deviendra le directeur en 1886), et que son premier recueil, À se tordre, ne paraît qu’en 1891. Humour rarement potache (que l’on retrouve ailleurs chez Trézenik, sous le pseudonyme de Pierre Infernal, dans La Journée d’un carabin par exemple), mais plutôt noir (Faits divers) et, oui, souvent sarcastique (Tendresse, Mardi gras). Mais humour doux-amer aussi, notamment par la note nostalgique du final : les Derniers mollets, ce sont les derniers mots, les dernières notes.

Monde de sensations, monde mobile et changeant, fait de faux-semblants et de modifications continuelles de perspective (Au déduit). Car plus que des impressions, c’est une littérature des sensations : la matière avant la pensée. Une libération. S’il fallait défendre les mouvements fin-de-siècle face aux classiques qui en critiquent les extravagances de langue, les déséquilibres, les lourdeurs, nous invoquerions non seulement ces extravagances, ces déséquilibres, ces lourdeurs qui font de la langue une pâte brute, un latin de bas-empire, mais aussi les libérations qu’a engendré cette langue byzantine : attention portée à ce qui jusque-là était caché, rebuts et bassesses, objets banals, pulsions mortifères, questions de sexualités (de « genres » déjà), fétichismes, qui préfigurent la psychanalyse autant que les introspections proustiennes (après Laforgue ou Dujardin), les libertés dadaïstes et surréalistes, et même, plus loin, les expériences de Georges Bataille (Bégaiements où, bien avant tout le monde, Trézenik parle de la sexualité de l’enfant). L’étrange hypotypose allégorique (De l’adultère) qui ouvre ce livre confère une importance particulière aux objets : plus qu’un appel au merveilleux (cette intrusion dans le réel du fantastique), la mécanique de l’objet en fait une prolongation du moi projeté (sur-moi) et de la conscience.

Léo Trézenik n’a peut-être pas eu d’influence directe sur les auteurs ou sur les courants du XXe siècle (il n’est pas souvent cité) à l’aulne desquels nous construisons la mémoire littéraire d’une époque. Mais peu importe : il est symptomatique de la période que nous nommons « fin-de-siècle » qui renvoie à ces années de transformation de la société française (pour ne pas s’embarquer trop loin) sur le plan industriel, politique (la République s’entérine), et culturel (l’école pour tous, ses programmes, son rythme, remodèle en profondeur la vie quotidienne et les mentalités). Le fondateur des Hirsutes a sans aucun doute contribué à divulguer cet esprit acerbe, créatif, libérateur, qui qualifie pour nous le dernier quart du XIXe siècle.