Virginie Despentes, du matériau autobiographique au discours politique

(La question des représentations dans l’essai King Kong Théorie de Virginie Despentes)

Writing herself in the world – Nanterres – colloque international

C’est avec King Kong Théorie (2006) que Virginie Despentes aborde de front les problématiques de l’autobiographie. La portée autobiographique de cet essai est revendiquée par son auteure à plusieurs endroits du livre. Nous trouvons, de manière assez classique et régulière, le récit qu’‘‘une personne réelle fait de sa propre existence’’ qui définit selon Lejeune le genre autobiographiquei. Virginie Despentes propose un véritable ‘‘pacte autobiographique’’ en élevant son cas particulier à une portée générale : ‘‘J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf.’’ii La tonalité existentialiste de la déclaration qui arrive un peu plus loin : « Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire » inscrit cette œuvre dans la lignée de l’essai féministe autobiographique dont Simone de Beauvoir est sans doute la plus populaire des représentantes. La parenthèse, au cours du livre, sur Violette Leduc, qui était la protégée de Beauvoir, vient confirmer cette filiation. Nous avons donc affaire à un ‘‘essai autobiographique’’ qui ne se définit pas en tant que sous-genre, mais plutôt comme une posture : c’est cette posture que nous voulons interroger, afin de comprendre la portée du geste littéraire, qui est aussi un geste politique, de Virginie Despentes : comment l’usage du matériau autobiographique permet la construction d’un discours politique ? c’est cela que nous nous proposons ici de clarifier.

Cette étude sera menée en trois temps. D’abord par l’investigation de ce que nous appellerons le « lieu d’où l’on parle », c’est-à-dire l’agencement dans lequel s’inscrit l’essai, qui est aussi une interrogation sur sa crédibilité. Ensuite, par l’analyse du ‘‘pacte’’ de lecture, de son fonctionnement, selon les principes de l’autobiographie, mais aussi selon les processus de la confidence et de l’interaction par l’empathie. Ce qui nous permettra enfin de comprendre la portée politique de l’essai de Virginie Despentes, à travers la question des minorités, de l’économie et du renversement de l’ordre des représentations.

Quelle est la situation de l’essai King Kong Théorie ? Paru en 2006, il a d’abord été présenté – ou plutôt vendu – par l’éditeur, Grasset, comme un ‘‘manifeste pour un nouveau féminisme’’iii. Ce territoire féministe, les exergues en début de chaque partie, et la plupart des références du livre, le délimitent d’une manière claire. Sans analyser ici l’influence de chacune des femmes citées, nous trouvons en exergue Virginia Woolf (exergue de la partie ‘‘Je t’encule ou tu m’encules ?’’ et de la dernière intitulée ‘‘Salut les filles’’) ; Angela Davis (‘‘Impossible de violer cette femme pleine de vices’’) ; Gail Pheterson (‘‘Coucher avec l’ennemi’’) ; Annie Sprinkle (en exergue de la partie consacrée à la pornographie, ‘‘Porno sorcières’’) et Simone de Beauvoir (‘‘King Kong girl’’ : c’est la plus longue des exergues, tirée du Deuxième sexe). Nous trouvons également, au fil du texte, un certain nombre de références comme Joan Rivière (‘‘psychanalyste du début du XXe siècle’’, auteure en 1927 de La Féminité comme mascarade) et la sulfureuse Camilla Paglia. Mais, en tant que toutes ces références sont également des autorités, elles apportent une crédibilité aux propos de Despentes. Elles font de la romancière (de la tisseuse de récits, l’auteur de Baise-moi et des Chiennes savantes) une essayiste et, finalement, par son engagement sur la place de la femme dans la société, une ‘‘intellectuelle’’.

Pourtant ce n’est pas cet aspect-là qu’elle cherche à mettre en avant : Despentes ne veut pas apparaître comme une ‘‘théoricienne’’, mais bien comme une ‘‘écrivaine’’ dont la vie et l’œuvre sont inséparables : nous pouvons dire qu’elle cherche une certaine sincérité. Elle insiste ainsi sur l’importance de l’influence des rencontres personnelles et des circonstances particulières : il n’y a pas chez Despentes de différence entre l’expérience de l’être-au-monde et une ‘‘pensée’’ politique (qui serait plutôt, d’ailleurs, ‘‘un penser’’). C’est ce que viennent prouver les références à d’anciennes actrices X, convoquées aux côtés des sommités intellectuelles que nous avons déjà relevées. Despentes leur dédie même son essai : Raffaëlla Anderson (qui a notamment joué dans Baise-moi), Coralie Trinh Thi (qui a co-réalisé Baise-moi), et la défunte Karen Bach (dont le parcours tragique présente d’assez nombreuses similitudes pour qu’il nous soit permis de supposer qu’elle a fortement inspiré le personnage de ‘‘Vodka Satana’’ dans Vernon Subutex).

Mais c’est Camille Paglia surtout qui s’impose comme une figure tutélaire pour Despentes. Comme le remarque (pour le lui reprocher) Marcela Iacub, Virginie Despentes s’inscrit aussi dans une autre lignée que celle du féminisme français, celui d’un certain féminisme américainiv. Sa rencontre en deux temps avec Camilla Paglia est décisive. D’abord par la lecture d’un entretien : Enfin, en 1990, je monte à Paris voir un concert de Limbomaniacs, TGV, je lis Spin. Une certaine Camille Paglia y écrit un article qui m’interpelle (…) au sujet du viol. J’ai oublié ses termes exacts. Mais, en substance : ”C’est un risque inévitable, c’est un risque que les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles veulent sortir de chez elles et circuler librement. Si ça t’arrive, remets-toi debout, dust yourself et passe à autre chose. Et si ça te fait trop peur, il faut rester chez maman et t’occuper de faire ta manucure”. (…) Depuis plus rien n’a jamais été cloisonné, verrouillé, comme avant. (…) Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. (…) Elle était la première à sortir le viol du cauchemar absolu, du non-dit, de ce qui ne doit surtout jamais arriver. Elle en faisait une circonstance politique, quelque chose qu’on devait apprendre à encaisser.v

Ensuite par une rencontre en chair et en os : ‘’Été 2005, Philadelphie, je suis en face de Camille Paglia, on fait une interview pour un documentaire. Je hoche la tête avec enthousiasme en écoutant ce qu’elle dit.’’vi La violence des propos de Paglia répond à la violence de ce qu’a subi Despentes et à la violence que la société fait subir aux femmes. Par une comparaison avec une autre expérience traumatisante, qui est le moment d’une autre anecdote autobiographique, un constat est établi : sur des sujets qui touchent indifféremment les deux sexes (comme l’internement psychiatrique), les livres sont disponibles, mais sur le viol, non : ‘‘aucune femme après être passée par le viol n’avait eu recours aux mots pour en faire un sujet de roman. Rien, ni qui guide, ni qui accompagne.’’vii L’anecdote autobiographique est toujours le moteur d’une réflexion sociétale.

Mais c’est donc aussi une autobiographie intellectuelle que réalise Despentes avec King Kong Théorie : découverte de la littérature au moment de l’internement (Le Pavillon des enfants fous, Vol au-dessus d’un nid de coucou, Quand j’avais cinq ans je m’ai tué), découverte du féminisme américain grâce à un magazine à l’époque underground : Spin. La précision n’est pas anodine : c’est la culture dite « populaire » qui est mise en avant, une certaine culture populaire qui est, sinon une contre-culture, au moins une culture underground, c’est-à-dire qui échappe aux principaux schémas représentationnels des forces dominantes de la société, notamment dans au début des années 90. C’est une manière aussi, avec ces références personnelles, de dresser un tableau des circonstances socio-culturelles d’une époque et d’en esquisser l’évolution. On a ici ce qu’on pourrait appeler un autoportrait culturel. Les références sélectionnées renvoient à des goûts personnels, mais sont aussi partagées par l’ensemble d’une génération, et plus précisément par les lecteurs et les lectrices auxquels l’écrivaine s’adresse : Spin, la musique punk-rock, certaines manières d’agir dans l’espace urbain formalisé et protocolarisé (le stop, le vol, la fraude en ne pas payant pas le train et en accumulant les amendes). Ce sont des données sociales historiques rarement mises en avant par les études, notamment parce qu’elles sont difficilement observables et quantifiables : nous touchons ici à ces ‘‘ruses’’, ces ‘‘détournements », ces ‘‘braconnages’’ auxquels Michel de Certeau a dédié un livre fondamentalviii. Ce tableau historique est complété par d’autres acquis sociaux plus ou moins assurés : le compte en banque, la pilule, l’avortement, etc. Et enfin par des repères technologiques, qui, comme nous le montre Despentes, construisent aussi l’individu social : le minitel, le TGV, la presse underground, c’est-à-dire la communication. Cette inscription historique est renforcée par les indications chronologiques nombreuses et précises : l’année est indiquée en début de chaque anecdote (‘Juillet 86, j’ai 17 ans’’ ; ‘’Je suis née en 69, pilule, masturbation, compte en banque, etc.’’ix). Les données chronologiques posent un décor politique précis, inscrit dans un contexte socio-historique et politique tout aussi précis, au-delà de la simple donnée autobiographique. La construction narrative du moi (de l’identité) s’inscrit dans cet agencement socio-politique qui produit le livre.

Le matériau autobiographique ne se présente pas sous la forme du récit, mais morcelé en différentes anecdotes. Quel est alors le pacte de lecture ? Il n’y a pas construction d’une narration suivie, mais usage de références personnelles pour élaborer une réflexion de portée générale. Nous sommes dans la confidence.

Ce n’est plus à un large public qu’elle s’adresse, c’est encore moins à une instance transcendante, c’est à une minorité par rapport à une majoritaire oppressante. Ce n’est pas dans la culpabilité, mais dans l’affirmation de sa faiblesse que Despentes s’offre à l’autre (la référence à Antonin Artaud, a priori négative, est en fait assez ambivalente : l’écrivain est le parangon du malade qui veut faire accepter sa différence). Comme l’indique Alexis Ferrand : la confidence est ‘‘une manière de sceller une relation, d’obliger le partenaire.’’x Nous sommes dans dans le lien direct, dans le lien social, dans le lien politique. Et c’est cette confidence qui scelle le pacte de lecture. Elle implique l’empathie, et selon le titre de l’ouvrage collectif publié par Catherine Kerbiat-Orrechoni et Véronique Traverso : un ‘‘dévoilement de soi dans l’interaction’’. Gilles Lugrin et Stéphanie Pahud écrivent notamment :

La nature performative de la confidence, imposée au lecteur, est ainsi dédouanée par le dévoilement qu’elle suppose. Mais dès lors qu’il accepte cette place d’interlocuteur privilégié, le lecteur doit prêter une oreille bienveillante à son interlocuteur, il doit faire preuve d’empathie et d’un certain égard à l’attention de celui qui se dévoile dans son intimité. La confidence se présente dans ce cas à la fois comme une stratégie de captation et une stratégie visant à rechercher l’empathie et la sympathie du lecteur.xi

Il y a un va-et-vient incessant entre le récit à la première personne et la réflexion générale qui ménage des effets d’intimité (le discours politique est compris dans l’espace de l’intériorité) et des retours émotionnels efficaces. Comme dans un discours poétique (qu’on pense à Aimé Césaire par exemple), il y a un jeu rhétorique savant fondé sur un rythme qui alterne l’argumentation intellectuelle et la captatio benevolentiae émotionnelle, voire sentimentale.

Tout au long de l’essai, nous avons la confidence répétée d’un manque de confiance en soi, d’une faiblesse irréductible, qui permet l’identification du lecteur avec l’auteure :

Les héroïnes contemporaines aiment les hommes, les rencontrent facilement, couchent avec eux en deux chapitres, elles jouissent en quatre lignes et elles aiment toutes le sexe. La figure de la looseuse de la féminité m’est plus que sympathique, elle m’est essentielle. Exactement comme la figure du looser social, économique ou politique. Je préfère ceux qui n’y arrivent pas pour la bonne et simple raison que je n’y arrive pas très bien, moi-même.xii

Ce qui est marquant ici c’est que le contre-modèle invoqué est un modèle fictionnel. C’est à partir d’une fiction que Virginie Despentes se jauge. C’est l’image de la femme, c’est sa représentation. Cette ‘‘représentation’’ est une construction politique, dans le sens où elle est une production collective sociale (rapports des individus entre eux), économique (financement de la production et sources de ce financement – c’est-à-dire choix en l’occurrence éditoriaux validant la légitimité idéologique de l’œuvre) et industrielle (la matérialité de l’image informe le message, comme l’ont démontré, entre autres, Marshall McLuhan et Régis Debray). Le modèle littéraire sert ici d’aune dans l’ordre des représentations. Nous passons de la fiction narrative, de la littérature, ‘‘à son double’’ : la vie réelle. En s’attaquant au modèle fictionnel, Despentes s’attaque à la représentation imposée par la société.

C’est ainsi que les deux chapitres centraux s’appuient sur une expérience personnelle traumatisante. Dans le chapitre 3, nous trouvons le récit du viol ; dans le chapitre 4, celui de la prostitution. Certainement la troisième partie consacrée au viol est la plus chargée émotionnellement. Or toute la structure du chapitre met en avant ce processus de rythme qui assimile l’histoire personnelle à des données socio-politiques. Il commence ainsi par le récit des circonstances : ‘‘Juillet 86, j’ai 17 ans. On est deux filles, en mini-jupe, je porte des collants…’’. Une date précise, un âge (qui peut faire penser au vers de Rimbaud, devenu proverbial : ‘‘On n’est pas sérieux quand on a 17 ans’’), la description précise des vêtements (motifs des collants, couleur des chaussures). Les phrases d’abord simples et courtes s’allongent. Mais le récit reste assez froid, se veut ironique, devient grinçant (‘‘J’imagine que, depuis, aucun de ces trois types ne s’identifie comme violeur. Car ce qu’ils ont fait, eux, c’est autre chose. À trois avec un fusil contre deux filles qu’ils ont cognées jusqu’à les faire saigner : pas du viol. La preuve : si vraiment on avait tenu à ne pas se faire violer, on aurait préféré mourir, ou on aurait réussi à les tuer.’’xiii). Mais l’émotion surgit soudain, par empathie, par interaction, par le lien personnel quand c’est une amie qui se fait violer à Lyon : ‘‘Ça m’a plus révoltée que quand ça nous était arrivé directement.’’xiv Ce témoignage direct (ce qui lui est arrivé personnellement), puis indirect (ce qui est arrivé à son amie) donne lieu à un ensemble de réflexions sociales, culturelles et politiques : la place du viol dans la culture, la prise de parole, la représentation de la femme violée, la prise de position d’un certain féminisme représenté par Camille Paglia, la représentation de la vengeance au cinéma, la soumission de la femme par rapport à l’homme, et enfin le fantasme sexuel du viol. On s’éloigne donc de l’émotivité pour considérer des problématiques générales, mais à partir d’un terreau émotionnel qui nous a préparé à les accueillir. C’est avec le fantasme commun du viol (‘‘Nous ne sommes pas toutes les mêmes, mais je ne suis pas la seule dans mon cas. Ces fantasmes de viol, d’être prise de force, dans des conditions plus ou moins brutales, que je décline tout au long de ma vie masturbatoire, ne me viennent pas out of blue.’’xv) que nous revenons à l’émotivité de l’anecdote, c’est-à-dire par l’intériorisation commune de représentations sociales externes, et de la manière la plus intime qu’il soit possible : dans le désir sexuel. Le fossé entre l’abstraction du fantasme sexuel du viol et la réalité de la violence profonde de l’acte achève de bouleverser le lecteur (qui est ici plus volontiers une lectrice) : ‘‘Quand le garçon se retourne et déclare ”fini de rire” en me collant la première beigne, ça n’est pas la pénétration qui me terrorise, mais l’idée qu’ils vont nous tuer.’’xvi Nous ne sommes plus dans l’ordre de l’imaginaire et du désir, mais bien dans une situation extrême de survie.

Le pacte de lecture se lie (se fixe) sur cette sincérité, sur cette ressemblance/dissemblance qui permet l’empathie et l’identification. Entre la réflexion et l’émotivité. Nous retrouvons les mêmes procédés pour le chapitre suivant sur la prostitution (‘‘Coucher avec l’ennemi’’ : cet ennemi étant l’homme). Si le chapitre commence, avec raillerie, à parler des absurdités législatives (‘‘Dormir dehors à quarante ans n’est interdit par aucune législation. La clochardisation est une dégradation tolérable’’xvii, alors que travailler en se prostituant l’est), le récit devient rapidement autobiographique et très intime : ‘‘Je l’ai dit publiquement à plusieurs reprises, dans des interviews, je me suis prostituée, de façon occasionnelle, pendant deux ans environ. Depuis que j’ai commencé l’écriture de ce livre, je bute toujours sur ce chapitre. Je ne m’y attendais pas. C’est plusieurs réticences mixées. Raconter mon expérience. C’est difficile.’’xviii Nous retrouvons cette vulnérabilité qui rend la « star » qu’est devenue Despentes très humaine. On retrouve la précision chronologique, on retrouve les détails matériels communs à tous : ‘‘En 91, l’idée de me prostituer m’est venue par le minitel’’, etc. Une nouvelle fois Despentes se livre (sur les réactions à Baise-moixix, sur sa célébrité naissantexx), puis nous revenons aux réflexions intellectuelles avec l’importance des lectures d’auteures américaines pro-sexexxi qui aboutit à des analyses critiques globales.

Il faut noter l’attitude de prise à contre-pied de ces confidences. Despentes propose une autre vision de la femme violée et prostituée en se déclarant publiquement qu’elle a elle-même été violée et prostituée. Elle réfute l’idée d’une victimisation de la femme et ses conséquences. Elle prévient même la remarque du déni qu’on fait communément aux ‘‘victimes’’ qui refuseraient d’être vues comme telles, en admettant qu’elle-même a été pendant plusieurs années dans le déni. En fait, elle a été dans le déni jusqu’à ce qu’elle trouve un moyen de penser l’expérience vécue autrement que comme une ‘‘faute’’. Elle refuse le ‘‘classement’’ et la ‘‘déclassification’’. Il n’est plus question de la ‘‘valeur abstraite’’ d’un livre, d’un bien, mais, si on veut, de sa ‘‘valeur d’usage’’. Il ne s’agit pas de savoir par exemple si les théories de Paglia sont justes ou erronées, mais si elles ont servi. Pour reprendre l’expression très connue de Deleuze, Despentes réclame et propose à son tour une ‘‘boîte à outils’’ : elle cherche des concepts opératoires.

Le matériau autobiographique est donc surtout d’un usage politique qu’on peut ici observer selon trois grands angles : la question de la minorité, la question économique, et la question des représentations.

Le début de l’essai – l’incipit – est déjà devenu célèbre. ‘‘J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf.’’xxii La formule « écrire pour » évoque irrésistiblement Deleuze : écrire, c’est écrire pour (‘‘à la palce de’’) les minorités. ‘‘Minorité’’ ne signifie pas nécessairement ‘‘moins nombreux’’, mais articulé avec une ‘‘majorité’’, la notion évoque l’oppression d’un pouvoir. Si c’est contre les représentations de l’ordre social et l’ordre des représentations (une hiérarchie) que s’indigne Despentes, cet ordre des représentations a des retombées concrètes qui n’aboutissent pas de temps en temps à une oppression physique, mais qui aboutissent tout le temps à l’oppression physique. Même si le discours s’appuie sur la cause féminine, ce n’est pas seulement sur l’image et la place de la femme dans la société que Virginie Despentes veut insister, mais bien sur celles de toutes les minorités. Le pouvoir serait cet étalon masculin, blanc, hétérosexuel qui cherche à maintenir son autocratie par tous les moyens. On peut relever la dénonciation d’un imaginaire colonialiste, voire raciste, dès le début de l’essai où nous rencontrons les expressions ‘‘la femme blanche’’xxiii et ‘‘l’homme blanc’’xxiv. La minorité écrasée par la majorité implique une attitude conflictuelle : nous sommes dans une guérilla.

Mais surtout cette minorité constitue la véritable majorité. Déjà parce que les femmes sont (dit-on) plus nombreuses, mais surtout parce que la majorité n’est que l’abstraction des minorités réunies. Ce sont les aspérités polies, – ragréées. C’est ce qu’affirme Virginie Despentes dès la fin de la première partie (qui sert en fait d’introduction) : Parce que l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, (…), à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas.xxv

‘‘L’idéal dela femme blanche’’ est une abstraction, une représentation idéale, et c’est cet idéal qu’il faut combattre. Les minorités sont minoritaires parce qu’elles ne peuvent, par définition, se regrouper. Dans la minorité, nous serons même toujours des exceptions, et des ‘‘exclues’’. Dans la minorité féminine, nous sommes ‘‘les exclues du grand marché à la bonne meuf.’’ Nécessairement ‘‘exclues’’, nécessairement minoritaires, nécessairement confrontées à des lois et des mœurs d’échange auxquelles nous cherchons à échapper.

Car ce qui peut sembler être une image n’en est pas une : il y a bien commerce de la femme dans la société phallocrate. Les mécanismes de l’échange des filles et des sœurs ont été longuement étudiés par les anthropologues dans différentes sociétés (nous pensons notamment, bien sûr, à Marcel Maussxxvi et à Claude Levi-Straussxxvii). Comme il y a un commerce de l’ouvrier et du migrant. Comme il y a eu un commerce de l’esclave. Nous passons de l’échange de la femme, de l’échange de l’esclave, à l’échange de valeurs abstraites soumettant des producteurs réels, ce qui crée une pauvreté au sein même des sociétés les plus riches. La question de la minorité est donc étroitement liée à la question économique, et c’est encore par la confidence autobiographique que Despentes découvre et aborde le problème économique, quand elle nous dit : C’est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j’ai parlé hier et que je recommence aujourd’hui. Quand j’étais au RMI, je ne ressentais aucune honte d’être une exclue, juste de la colère. C’est la même en tant que femme : je ne ressens pas la moindre honte de ne pas être une super bonne meuf.xxviii

Minorité féminine, minorité sans voix des pauvres. Il y a même une assimilation constante entre économie et place de la femme. Les privilèges, qui se manifestent essentiellement sous la forme d’abord économique, sont l’apanage de l’homme. Ainsi, s’il y a eu indéniablement une ‘‘révolution féministe’’, celle-ci n’a pas eu d’impact économique : ‘‘la révolution féministe des 70’s n’a donné lieu à aucune réorganisation concernant la garde des enfants. La gestion de l’espace domestique non plus. Travaux bénévoles, donc féminins. On est restées dans le même état d’artisanat. Politiquement autant qu’économiquement, nous n’avons pas occupé l’espace public, nous nous ne nous le sommes pas approprié.’’xxix Révolution incomplète et donc toujours actuelle. Et c’est en s’attaquant également à l’économie qu’il pourrait y avoir une émancipation complète de la femme : ‘‘Délaisser le terrain politique comme nous l’avons fait marque nos propres réticences à l’émancipation. Il est vrai que pour se battre et réussir en politique, il faut être prête à sacrifier sa féminité’’xxx . Mais cette soumission économique n’est pas le seul problème de la femme, elle est le problème de toutes les minorités : ‘‘Il n’y a pas d’attitude correcte, on a forcément commis une erreur dans nos choix, on est tenues pour responsable d’une faillite qui est en réalité collective, et mixte. Les armes contre notre genre sont spécifiques, mais la méthode s’applique aux hommes. Un bon consommateur est un consommateur insécure.’’xxxi Ce n’est plus une question de sexe, mais une question économique. Cette dimension prendra une valeur essentielle dans les Vernon Subutex.

C’est, en somme, à la construction des représentations sociales que s’attaque Despentes. Celle bien sûr de la féminité et celle de la masculinité (avec un point de vue assez original que nous ne développerons pas ici et qui fait de l’homme la victime aussi du système phallocrate, comme le colonisateur est déshumanisé par le système colonial chez Césairexxxii), mais aussi, d’une manière plus fondamentale, à la question culturelle. Despentes, en effet, traite sur un même plan hiérarchique la culture savante et la culture populaire. L’essai se veut accessible, il se veut d’une facture brute, comme le sont ses romans : anglicismes, jargon, verlan, langage oral, familier, grossièretés à la limite parfois de l’incorrection. Le titre résume cette démarche. Il a quelque chose de comique et de violent. Le terme ‘‘théorie’’ est connoté scientifiquement et philosophiquement, mais la syntaxe est anglaise. De plus, il ressemble à une série en vogue à la même époque, Bing Bang Theory. Cette prégnance de la culture populaire est évidente avec le personnage choisi. Mais le décalage n’est pas gratuit : il faut noter qu’elle s’approprie un personnage qui aurait tendance davantage à renvoyer à la masculinité pour parler de la féminité. Il y a ‘‘déclassement’’ (dans une acceptation très bataillienne du terme) et, comme nous l’avons montré, renversement.

Ce n’est pas seulement dans l’écriture qu’on relève ce renversement. Alors que nous pourrions facilement identifier une structure et un plan dans l’essai (introduction, chapitres, conclusion), Virginie Despentes semble vouloir brouiller tout ce qui pourrait évoquer un schéma traditionnel. Cela rajoute à son accessibilité et à un décloisonnement. De même, alors qu’une bibliographie savante vient à la fois accréditer le propos, légitimer le savoir, compléter les compétences (la crédibilité se construit sur la double orientation expérience/savoir théorique : je parle de ce que je sais, je sais de quoi je parle), tout est fait dans le corps du texte pour être proche de celles et ceux à qui Despentes cherche à s’adresser. Ainsi, il y a une absence systématique de hiérarchisation entre une culture dite noble et une culture populaire. Dire qu’il existe une culture ‘‘populaire’’ du reste vient renforcer l’idée qu’il existe une culture ‘‘noble’’. Despentes ne parle de culture populaire, ne parle pas de culture savante, elle prend ce qui l’intéresse et la touche. Cela se fait de manière tout à fait naturelle, et cette licence de tonalité et de repères est facilitée par le genre qu’est l’essai. L’autobiographie mêle références personnelles et références culturelles, références savantes et références quotidiennesxxxiii. En vrac, on trouve les groupes de musique Public Enemy et Trust (cité en exergue d’un chapitre!), l’émission Nulle Part Ailleurs, les dessins animés Goldorak et Candyxxxiv, et encore, parmi d’autres exemples possibles, des références au Punk rock (la musique tient une place fondamentale). Mais Despentes ne dresse pas une mythologique contemporaine (comme l’a fait Roland Barthes) : elle détourne et s’approprie des pratiques de consommation. Pour le dire autrement, Despentes se place du côté du ‘‘grand public’’, du côté de la ‘‘masse’’ minoritaire contre une ‘‘élite’’ majoritaire. Et on comprend alors très bien son antagonisme avec une autre grande figure de la pensée féminine contemporaine, Marcela Iacub.

L’oralité de l’écriture joue un rôle fondamental dans ce renversement et cette construction nouvelle des représentations. Elle semble faciliter l’assimilation entre culture populaire et culture savante, mais aussi entre l’image et le mot, qu’on a tendance à opposer. Il n’y a pas de différence entre la vie et le texte : la littérature entre, comme les autres formes d’expression, dans l’expérience de chacun, dans l’expérience de l’être-au-monde. Ce n’est pas un luxe ou un ‘‘divertissement’’ (dans le sens pascalien du terme ou dans sa version anglo-saxonne d’entertainement) : pour reprendre le mot de Bourdieu, elle ne fait pas diversion. Ici, ce n’est plus un discours, mais un acte. Et le combat commence, pour Despentes, par la prise de parole dans l’espace public.

Certaines affirmations de Virginie Despentes peuvent sembler rapides, et parfois cavalières. Mais c’est à dessein : l’écrivaine reste attachée à son image ‘‘punk-rock’’, et c’est une forme d’expressionnisme (la sensation précède la raison). Peut-être pourrait-on voir chez Despentes une attitude post-punk qui aurait troqué un ‘‘no futur’’ par un ‘‘no community’’. Il ne faut cependant pas oublier que le parcours de l’écrivaine reste celui d’une normalisation : après le scandale de Baise-moi (qui a été censuré à sa sortie en France, ce qui n’était pas arrivé depuis 28 ans ; il reste interdit aux moins de 18 ans, alors que la majorité sexuelle, rappelons-le, est fixée à 16 ans), et Les Chiennes savantes (1996), Les Jolies choses (1998) remporte le prix de Flore et le prix Saint-Valentin (qui récompense, comme son titre le laisse entendre, un roman d’amour…) avant d’être adapté en 2001 au cinéma par Gilles Paquet-Brenner avec à l’affiche deux vedettes : Marion Cotillard et Stomy Bugsy. Apocalypse bébé (2010) signe la consécration de l’écrivaine, en lice pour le Goncourt, et qui remporte alors, en plus du prix Virilo, le prix Renaudot. En juin 2015, elle devient membre du jury Femina, et en janvier 2016, elle est élue à l’Académie Goncourt au couvert de Régis Debray (elle démissionne en janvier 2019). Enfin, l’ampleur de la trilogie Vernon Subutex (2015-2017) témoigne de cette volonté de ‘‘respectabilité’’ dans (et par) l’écriture romanesque.

Bibliographie

Virginie Despentes, King Kong Theorie, Paris, Grasset & Frasquelle, 2006 ;

Virginie Despentes, Vernon Subutex 1, 2, 3, Paris, Grasset, 2015-17.

Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, Folio essais, 1990 ;

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 2000 (1959) ;

Alexandre Geffen et Bernard Vouilloux, Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013 ;

Catherine Kerbrat-Orecchioni, Véronique Traverso (dir.), Confidence/dévoilement de soi dans l’interaction, Lyon, Max Niemeyer, 2007 ;

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 ;

Claude Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2017 (1947) ;

Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2007 (1923-4).

iPhilippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 : l’autobiographie est un ‘‘récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité’’ (p.14).

iiVirginie Despentes, King Kong Theorie, Paris, Grasset & Frasquelle, 2006, p.10.

iiiC’est ce qui apparaissait sur le bandeau de vente.

ivDans Le Monde des livres n°19190, 6 octobre 2006 « En Finir avec le viol » : « à l’instar de beaucoup de féministes américaines, Despentes affirme sans fioritures qu’au commencement, à la base, dans la structure des relations entre les sexes, ”il y a le Viol”. »

vVirginie Despentes, Œuvre citée., p.43.

viIbid., p.42. Spin est un magazine musical américain qui, à l’époque, était consacré à la musique underground.

viiIbid., p.40.

viiiMichel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, Folio essais, 1990.

ixŒuvre citée., p.18.

xhttp://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1991_num_5_1_983 (consulté le 25/11/17).

xiCatherine Kerbiat-Orrechoni et Véronique Traverso (dir.), Confidence/dévoilement de soi dans l’interaction, Lyon, Max Nemeyer, 2007, p.216. Si l’article s’intéresse surtout à la publicité, il n’y a cependant, selon nous, pas de différence méthodologique avec une captatio benevolentiae purement littéraire. L’essai, du reste, est un genre à thèse qui réclame, sinon l’adhésion, au moins la bienveillance du lectorat. Sur les procédés de l’empathie, nous renvoyons aussi à l’ouvrage dirigé par Alexandre Geffen et Bernard Vouilloux, Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013.

xiiIbid., p.10.

xiiiIbid., p.35.

xivIbid., p.37.

xvIbid., p.51-2.

xviIbid., p.52-3.

xviiIbid., p.57.

xviii Ibid., p.59.

xixIbid., p.116 et ss.

xx« La partie promotionnelle de mon taf d’écrivain médiatisé m’a toujours frappée par ses ressemblances avec l’acte de se prostituer. » (p.75). Sur le rapport de la pornographie à l’écriture, voir p.84.

xxiIbid., p.83.

xxiiIbid., p.9.

xxiii Ibid., p.13.

xxiv Ibid., p.17. Il faut noter ici l’emploi de l’article défini.

xxvIbid., p.13.

xxvi Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2007 (1923-4).

xxvii Claude Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2017 (1947).

xxviii Œuvre citée., p.10.

xxix Ibid., p.24.

xxxIbid., p.25.

xxxi Ibid., p.24.

xxxii ‘‘Des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion’’, Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 2000 (1959), p.42.

xxxiii Il faudrait ici évoquer Annie Ernaux, mais on peut aussi, en remontant dans l’histoire littéraire, évoquer Proust qui, s’il fait référence encore à une culture traditionnelle dans son parcours initiatique (question de milieu plus que d’époque), ramène ces œuvres à un niveau quotidien, et n’hésite pas à parler de téléphone et de manteaux à la mode.

xxxiv Œuvre citée., p.135.