Gvidon Birolla (1881-1963) & la peinture slovène

Gvidon Birolla n’est sans doute connu par aucun d’entre vous. La peinture slovène vous semble sans doute tout aussi obscure. Peut-être êtes-vous déjà allés dans la très belle ville de Ljubljana, peut-être même avez-vous pris le temps de visiter la Narodni Galerija – la Galerie nationale, et encore, même si vous vous êtes arrêtés quelques secondes devant le mur où sont accrochées quelques-unes des œuvres de l’art slovène, exténué depuis longtemps par la masse culturelle, et dérouté par leur impondérable bizarrerie, vous ne devez en avoir gardé aucun souvenir.

Vous avez croisé Gvidon Birolla et la peinture de Gvidon Birolla est, pourtant, remarquable. La Narodni Galerija de Ljubljana conserve 149 dessins et aquarelles, 16 peintures à l’huile et des archives personnelles de l’artiste. L’influence qu’il exerça est surtout liée au groupe « Vesna » qu’il créa à 22 ans avec d’autres peintres slovènes et croates en 1903 à Ljubljana, alors sous l’égide de l’Empire austro-hongrois.

Gvidon Birolla était né en 1881 à Trieste, austro-hongroise elle aussi depuis 1552 (et déjà sous la protection des Habsbourg depuis 1382). Son père, Feliks (ou Fortunat) Birolla était moitié Italien (du père donc) et moitié Croate. Né à Pazin (aujourd’hui en Croatie) il s’était installé dans le port prospère de l’Empire pour exercer une activité de commerçant. Mais à sa mort, en 1884, sa femme, Antonija Birolla, née Šink, qui semble avoir eu elle aussi des origines croates, retourne s’installer dans son village natal, à Škofja Loka (aujourd’hui en Slovénie). Attirée elle-même par le dessin, elle encourage son fils dans sa vocation artistique qui ira se former – comme la plupart des artistes de l’époque – à Vienne. Gvidon Birolla y est actif à partir de 1902, mais s’y installe officiellement le 9 mai 1903. Il a pour professeur à l’École des Beaux-Arts Christian Griepenkerl (1836-1916). À son retour en 1907, il s’installe à Skofja (où vivent déjà de nombreux artistes), dans l’ancien presbytère qu’il aménage en studio. Il rencontre alors Ivan Grohar (1867-1911), grand peintre slovène (son tableau, Le Semeur,est représenté aujourd’hui sur les pièces de 5 centimes d’euro) dit « impressionniste », avec qui justement il peint sur le motif dans les environs de Škofja.

À la mort de son frère en 1917, il décide de reprendre l’entreprise familiale de four à chaux à Zagorje ob Savi où il y déménage, puis à Kresnice. Il semble abandonner alors toute activité créatrice. Quand il reprend en 1939, contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, son art a évolué, et a même profondément changé. Après la Seconde Guerre mondiale, il se consacre à l’art et s’installe à Ljubljana où il meurt le 29 mai 1963.

S’étant tourné vers Vienne, s’étant reconnu Slovène plutôt qu’Italien (et il n’est pas absurde d’imaginer que la situation eût pu être différente si le père n’était pas mort si tôt), Gvidon Birolla reste encore aujourd’hui, pour nous, un inconnu. Les frontières qui nous paraissent si vieilles, si désuètes, sont encore effectives.

Les soit-disant « impressionnistes » slovènes

La Slovénie, alors appelée « Carniole », est une région intégrée à l’Empire austro-hongrois (la région est sous contrôle de la famille des Habsbourg dès le XIVe siècle). C’est au XIXe siècle, avec l’éveil de la conscience des peuples – c’est-à-dire avec le développement des nationalismes liés au développement industriel et économique qui permettait aux territoires de produire leurs propres richesses, et d’en tirer les profits financiers – sans l’aide et la tutelle impériales –, que l’intelligenstia locale commence à codifier la langue et la culture afin de préparer l’émancipation de la nation (qui n’a eu finalement lieu qu’en 1991…). Le Petit Palais à Paris a consacré en 2013 une exposition à ces premiers peintres de la modernité slovène : Ivan Grohar (1867-1911), l’incroyable Rihard Jakopič (1869-1943), Matija Jama (1872-1947) et Matej Sternen (1870-1949). « Les Impressionnistes slovènes et leurs temps (1890-1920) ». Les qualifier d’« impressionnistes » était aussi bien sacrifier à des considérations publicitaires et marchandes que de pécher par franco-centrisme, puisque ce qui liaient ces peintres à leurs collègues français était bien maigre : un goût, pour certains, de la peinture en plein air et sur le motif (mais ce n’est pas l’apanage des impressionnistes) ; un travail sur la lumière et la volonté de s’éloigner de la mimesis pour privilégier l’émotion ; bref, ce qui définit en général une évolution des représentations (et donc du paradigme artistique) à l’époque d’un changement de quotidien lié à l’évolution industrielle de production des biens et des richesses.

Contrairement à Jurij Šubic (1855-1890) et à Ivana Kobilca (1861-1926, une des rares femmes qu’on mette en avant dans l’art slovène), qui ouvraient l’exposition du Petit Palais en tant que « réalistes », aucun des « impressionnistes » cités ci-dessus n’a vécu à Paris. En revanche, ils ont tous suivi l’enseignement d’Anton Ažbe (1862-1905) qui ouvrit à Munich en 1891 une académie libre où passèrent, entre autres, Kandinsky et Jawlensky…

Pour ces peintres de la modernité, il s’agit d’expérimenter la peinture en tant que matière plutôt qu’en tant qu’idée. La toile (l’objet), par exemple, restait visible ça et là à côté des parties peintes, à la manière de certains impressionnistes, mais surtout à la manière de leur inspirateur que fut Manet, et même (en remontant l’arbre généalogique) que fut Delacroix (le dernier Reni ne faisait pas autrement). Même si ce plaisir de laisser la toile apparente tient de la mode, d’une certaine tendance qui vous inscrit visiblement dans une certaine modernité, c’est aussi pour les peintres un moyen d’abandonner la mimesis au profit de l’affect. Il y a dans le dépouillement, une mise à nu qui est une mise en danger. Comme les enfants qui s’encouragent les uns les autres à transgresser les interdits – à « faire des bêtises » – pour se constituer en tant qu’individus, pour vérifier eux-mêmes les discours abstraits qu’on leur inculque, pour les mettre à l’épreuve, les jauger, les trier. C’est le cas de Matija Jama et surtout de Matej Sternen (né en 1870) dont le dépouillement rajoute à une sensualité à vif, presque crue.

Sternen, Matej (1870-1949) – Cheveux roux (1902)
– huile sur toile, 119 x 71 cm

Ces peintres, du reste, étaient aussi différents entre eux qu’ils l’étaient de leurs collègues français, même si, évidemment, l’influence d’un Manet, d’un Renoir, d’un Monet, d’un Van Gogh – qui était davantage un hommage –, est flagrante ici ou là. Mais autant Sternen était bien plus influencé par Giovanni Segantini (1858-1899), peintre italien célèbre à l’époque et très proche d’Ivan Grohar, que par ses collègues français, autant il est impossible de réduire Jakopič au statut d’épigone de Van Gogh. Rihard Jakopič (sur qui nous reviendrons dans un autre article) est sans conteste l’un des peintres les plus puissants de ce tournant de siècle, l’un des plus originaux, c’est-à-dire l’un des plus intransigeants à la fois dans l’usage de la peinture à l’huile (qui précède autant un Chaïm Soutine qu’un Eugène Leroy à un demi-siècle de là) que dans la prise de distance consciente avec le sujet – une « prétoile » comme on dit un « prétexte » – qui évoque instantanément et à tout le monde, devant des toiles qui datent de 1903, la peinture abstraite.

Ces peintres, et encore moins ceux de la génération suivante (que présentait aussi l’exposition de Paris), à laquelle appartient Birolla, ne doivent être appréhendés à l’aune de la peinture française, mais bien plutôt dans l’agencement géo-politique et socio-économique qui est le leur. On pourrait dire qu’il s’agit d’une question de méthode : il ne faut pas penser fondamentalement la création selon des influences reçues et exercées (même si, bien sûr, il ne faut pas en faire abstraction), mais selon leur posture propre et particulière. Ce qui permet de s’ouvrir davantage et plus facilement à des idées et des observations qui nous sont étrangères. C’est à partir de cette posture particulière (qui est la plus éloignée de l’observateur) qu’on pourra ensuite s’adonner à toutes les comparaisons qu’on voudra.

Birolla au sein de « Vesna » et l’art populaire

Le groupe « Vesna » (qui est le nom slovène de la déesse du printemps) a été fondé par des étudiants et de jeunes artistes, à l’aube de leur vingtième année, en 1903. Je n’ai pas trouvé de liste exacte, et je laisse à d’autres le soin de préciser le rôle de chacun dans ce mouvement éphémère qui marqua cependant durablement (pour des raisons politiques évidentes) les mentalités. Avec Birolla, ont participé, sinon à sa fondation du moins au mouvement lui-même, des artistes slovènes et croates comme Saša Santel (1883-1945), Maksim Gaspari (1883-1980), Svitoslav Peruzzi (1881-1936 ; dont la Galerie nationale de Ljubljana conserve un buste du jeune Birolla), Fran Tratnik (1881-1957), Tomislav Krizman, Mirko Rachki, Hinko Smrekar (1883-1942), Maks Koželj, Kerdić, Krizman ou encore Ivan Mestrovic (1883-1962), qui est Croate, qui a longtemps vécu à Rome, qui a été le premier artiste slovène à exposer au Victoria & Albert Museum, dès 1915, qui s’est réfugié aux États-Unis, où il est mort en 1962, pour fuir la dictature de Tito.

Peruzzi, Svitoslav (1881-1936) – Gvidon Birolla (1904)
– bronze – 89 x 46 x 37 cm

À cette époque où la puissance austro-hongroise est mise à mal par la Prusse, que sur tous les territoires, des revendications nationalistes émergent, Vesna se propose d’œuvrer pour un art slovène et croate libéré des influences germaniques. La Slovénie étant un pays de paysans, ils mettent en avant l’artisanat, l’art populaire, l’ornementation, et s’adonnent à l’illustration, la caricature – volontiers politique. Les membres collectionnent un matériel ethnographique qu’ils réutilisent dans leurs compositions : architectures anciennes, moulins, maisons, costumes, objets, etc.

Cette attention à ce qu’on appelle « art » populaire et qui est une attention portée au quotidien est plus révolutionnaire qu’il n’y paraît. C’est une valorisation de ce qui est dévalorisé, une prise en compte de ce qui est écarté et méprisé, un changement de représentation du quotidien qui favorise une indépendance d’esprit (une liberté d’esprit, pourrait-on dire) qui est sensible dans les œuvres de ces peintres, et qui en fait aussi l’intérêt.

Vesna eut cependant une vie brève : une seule exposition à Belgrade en 1904 puis le groupe s’étiole. Mais le nom de « vesnani » et « vesnanstvo » – les « Vesnistes » – est resté attaché, toute leur vie, à Birolla, Gaspari ou Smrekar par exemple.

C’est par leur volonté de s’émanciper des influences allemandes qu’ils nous donnent les clefs de leurs principales influences. Une ascendance française pourrait être toujours repérée (comme l’exposition parisienne le démontre), mais il serait plus intéressant peut-être (ou désormais) de mettre en évidence et d’étudier l’influence de l’art germanique (dans une acceptation large) sur cette « deuxième » génération de peintres qui étaient bien plus proches de Vienne et de Munich que de Paris. Ces influences seraient celles de Caspard David Friedrich bien sûr, de Johan Joseph Hartmann (1753-1830), du Suisse Mathias Gabriel Lory (1784-1846), mais aussi – et surtout ? – des Nazaréens ou encore de Moritz von Schwind (1804-1871). On peut enfin les rapprocher des expressionnistes de tout bord, comme de Kokoschka ou encore de Chagall, mais les dates démontrent que leurs évolutions sont parallèles.

Ce sont ces influences qui peuvent se sentir dans la peinture de Birolla. Il faudrait enfin – ou d’abord – mettre en évidence l’influence des productions populaires, des « images d’Épinal », pour embrasser pleinement le spectre des pathosformeln, des formes de l’expression émotive, chez Birolla. C’est dans cette dynamique qu’il fait de son art un art slovène original et frais, qu’on découvre à peine dans ce coin de l’Europe qu’on appelle encore à l’Est, « l’Ouest »…

Les grandes thématiques de Birolla

Ses principales thématiques de Gvidon Birolla sont celles les personnages populaires, les contes traditionnels, les paysages slovènes.

Birolla, Gvidon – Paysage – huile sur toile, 55 x 75,5 cm

Le paysage slovène s’inscrit dans une tradition déjà assez riche. Pavel Künl (1817-1871), Anton Karinger (1829-1870), Marko Pernhart (1824-1871) sont trois des grands noms attachés au genre du paysage. Pavel Künl n’est pas à proprement parler un paysagiste, et il a surtout été apprécié après sa mort pour ses vues pittoresques de ville (d’une esthétique proche de celle des Romantiques), notamment de Ljubljana. C’est justement cette spécificité locale et l’attention portée à l’ambiance atmosphérique (deux autres caractéristiques du Romantisme) qui font de lui une référence pour les peintres de Vesna.

Künl, Pavel (1817-1871) – Ribji trg, Ljubljana (1847)

Anton Karinger est très différent de Birolla, et appartient à ce Réalisme dont voulaient justement se détacher les jeunes Vesnistes. Mais non seulement il a donné ses lettres de noblesse au paysage typiquement slovène, devenant donc une référence vis-à-vis de laquelle il fallait se placer (ce qui apporte déjà en soi une qualité essentielle), mais il n’est pas non plus sans intérêt, nous semble-t-il, de noter qu’il partage avec Birolla un choix de vie artistique, puisque lui-même ne s’est adonné à la peinture qu’après sa carrière professionnelle (militaire en l’occurrence) : il considérait la peinture comme une activité du quotidien, non commerciale, non professionnelle, mais fondamentale. Marko Pernhart (1824-1871) appartient à la même veine réaliste de Karinger : le musée de Ljubljana conserve les quatre impressionnants panoramas de Šmarna gora, qui datent des années 60. Il est lui aussi le précurseur de cette identité nationale qui motive le jeune Birolla et ses amis. Cette caractéristique de la nature slovène (toujours d’actualité dans la publicité contemporaine) Gaspari en fait, dans son Couple slovène, presque un slogan.

Gaspari, Maksim – Couple slovène (1907)
– huile sur toile, 98 x 59 cm

Birolla, de la manière manière, la fige en image d’Épinal, comme dans ses Chanteurs Caroliens (1939). Mais le traitement (surtout après 1939) des formes et des couleurs semblent confondre paysages et personnages dans une même décoction qui met en avant et célèbre, comme nous le verrons plus bas, la puissance créatrice elle-même, plus que le sujet de l’œuvre.

Birolla, Gvidon – Chanteurs Caroliens – 1939, oil, canvas, 33,7 x 45,7 cm

Contre le réalisme, les peintres de Vesna favorisent la fable et le conte. Ils développent un symbolisme particulier, différent du Préraphaélisme anglais ou des Symbolismes français, italiens ou germaniques. C’est encore une fois dans la culture populaire que puisent les peintres de Ljubljana, comme le font à la même époque les peintres allemands et russes, comme Kandinsky ou Malévitch. Les sujets ne sont pas tirés de la mythologie classique, du répertoire européen : c’est la modestie des chaumières qui intéresse Birolla.

Birolla, Gvidon – Vieille chanson (1907) – techniques mixtes sur papier, 45,9 x 42,8 cm

Il y a un abandon des grands thèmes, et la définition de nouvelles exigences. L’appropriation des techniques populaires, volontiers couplées entre elles (« techniques mixtes »), des techniques ou des genres dits mineurs encourage l’exploration de nouveaux domaines d’expression, notamment l’illustration.

Maksim Gaspari illustre les Contes populaires slovènes et Hinko Smrekar a donné son nom au grand prix de l’illustration slovène créé en 1993. Birolla lui-même a fourni 12 illustrations monumentales aux Contes de fées de Fran Milcinski (1867-1932). On touche à une culture commune, compréhensible et lisible facilement par tous. Un art familier, avec des personnages familiers, avec des paysages familiers, avec un vocabulaire iconographique et symbolique familier et riche, et qui ne peut qu’échapper en partie à l’observateur étranger (il faudrait fournir le même travail sémiotique que pour un Chagall par exemple).

À cela s’ajoute aussi le goût de la caricature. Avec une prédilection pour les caricatures politiques. Aussi bien Birolla, que Gaspari, Tratnik ou Smrekar publient dans les revues de Ljubljana dont les noms sont déjà tout un programme : Osa – La Guêpe, ou encore Jež Le Hérisson.

Il y a une prédilection pour le dessin au crayon, plutôt que pour la peinture. Il y a, si l’on veut, un dessin-peinture. Un rendu qui préfère la rudesse à l’enjolivement, une impression de maladresse à l’illusion de maîtrise. Ainsi, il faut bien apprécier la portée subversive de Vesna. Contre la domination austro-hongroise, contre l’impérialisme majeur, l’art slovène était nécessairement mineur. Autant que la littérature de Kafka à Prague quelques années plus tard, comme nous l’expliquent Deleuze et Guattari. Ce minorisme, cette faiblesse, sont considérées comme des forces : il y a un retournement, qui est une révolution – au sens propre – culturelle. Les valeurs esthétiques que prône l’Empire sont celles qui lui servent : il faut donc les ignorer, voire les contrer. Ce n’est pas un calcul systématique, mais une intuition : l’art populaire donne le ton. C’est l’individu contre l’institution. Cette volonté était donc sociale. L’intérêt porté au patrimoine sans valeur, la caricature, l’illustration de contes populaires sont des preuves de la portée politique quotidienne du groupe Vesnaen général et de Birolla en particulier.

Cette esquisse serait fautive si nous omettions d’évoquer, à cette époque où les Slovènes prêtaient une attention particulière à leur langue, ceux qui la firent entrer dans l’intensité (la nervosité) moderne : Ivan Cankar (1876-1918) ou Srečko Kosovel, mort à 22 ans (1904-1926). Cette attention portée à tous les moyens d’expression contribue à la richesse du groupe.

Appropriation de l’image : l’exemple de la photographie peinte Femme en robe violette

Birolla, Gvidon – Femme en robe violette – Photographie peinte

Arrêtons-nous un instant sur cette photographie peinte (albumine 9,2×5,7), dite Femme en robe violette qui est assez symptomatique de cette intuition, de cette sympathie naturelle pour un art qu’on pourrait qualifier aussi bien de « brut » que de « populaire », en ce qu’il préférerait le sentiment de la profondeur au lustre des règles.

La date, semble-t-il, est inconnue. J’ai demandé à Mojca Jenko, qui est la responsable de la restauration de la galerie nationale de Ljubljana (2016) et qui a redécouvert et compris la nature de cette œuvre de Birolla exposée au musée, mais je n’ai pas eu de réponse. Certainement d’avant 1917 ; peut-être d’avant 1910.

Peindre la photographie de sa propre mère est une forme d’appropriation de l’image, mais aussi de l’objet lui-même. C’est un cliché approprié. La surcharge donne un aspect brut et revêche à l’image, quelque chose presque d’enfantin. Il y a sans doute une démarche cérémonielle dans cet acte. Birolla avait de la même manière, à partir d’une photographie prise par le studio d’Edmund Lichtenstein à Trieste avant sa naissance, peint le portrait du père mort alors qu’il avait trois ans. Le décor du studio a semble-t-il été remplacé par celui de la maison paternelle à Pazin. Le peintre a fait le même travail à partir d’une photographie de la mère, Antonija Birolla, née Šink (même époque, même studio), en remplaçant le décor de la photographie avec celui de la maison maternelle à Škofja, et en ajoutant le portrait de son père sur le mur. C’est à la fois assez classique (Giuseppe Tominz (1790-1866) l’avait fait en 1848 dans un superbe portrait, sans concession, de son propre père tenant le portrait de sa femme morte dans la main gauche), mais la naïveté du traitement rappelle davantage les images des ex-voto populaires qu’on peut voir dans tous les petits musées de campagne, dans ceux des vallées les plus enclavées, et que les grandes institutions muséales malheureusement ignorent totalement.

Horizon spéculatif : la couleur de Venise à Vienne

Il y a chez Birolla une palette qui le rapprocherait des Nabis, de Paul Ranson parfois, de Félix Valotton à d’autres moments, sans qu’aucune influence ne soit précisément attestée : il y a une originalité et une indépendance puissantes chez Birolla qui font aujourd’hui, alors que nos regards ne sont plus habitués à ce genre de peinture, son étrangeté. Le rapprochement avec le mouvement Nabi se défendrait aussi par une attention commune aux arts dits mineurs, aux techniques artisanales. C’est une des caractéristiques du tournant du siècle, très connue avec les Arts & Crafts anglais ou le mouvement Art Nouveau européen, et qui trouve son origine dans (et contre) la deuxième révolution industrielle (deuxième moitié du XIXe siècle).

Il y a cette palette si particulière, ces couleurs presque acidulées et pourtant chez Birolla un peu ternes, surtout après 1939. Cette palette est dans la lignée de Matevž Langus (1792-1855), de Giuseppe Tominz (qu’on appelle en slovène Jožef Tominc et qui fut le plus grand représentant du style « Biedermeier »), de Pavel Künl. Cette palette colorée, irréaliste souvent, est plus ou moins lointainement héritée de Venise qui la léguera aussi bien au style « Biedermeier » qu’aux Romantiques allemands, via Vienne.

Après 1939 : la peinture comme macération

Quand il se remet à peindre en 1939, et qu’après la guerre, installé définitivement à Ljubljana, il se consacre à l’art, le style de Birolla n’a pu que changer. Ces deux décennies de silence restent énigmatiques : comment peut-on s’adonner avec tant d’ardeur à la création, tout interrompre d’un coup et totalement, avant de s’y consacrer à nouveau avec autant de fougue après autant de temps ? La patience nous manque pour enquêter sur ces éléments d’ordre psychologique et biographique. Sans doute, jamais Birolla n’aura arrêté de créer, mais son activité est restée confidentielle et secrète. Si cela venait à être confirmé, il y aurait alors beaucoup à dire. En attendant, c’est bien un art nouveau qu’il propose à son retour. Si les thèmes restent sensiblement les mêmes, la facture a gagné en consistance. On parle généralement d’« apaisement ». C’est un cliché. Il y a plus de puissance dans cette masse macérante que dans le pailletage et le scintillement d’avant 17. Certes, Birolla a arrêté la caricature. La Slovénie n’est plus austro-hongroise, elle est devenue après la Seconde Guerre mondiale, Yougoslave.

Birolla, Gvidon – Harpiste (1939)

Cette maturation est celle des peuples, des cultures, des personnages. Ils font partie du décor, ils macèrent avec lui. Le terme « macérer » n’est peut-être pas satisfaisant, mais pour l’instant c’est le meilleur. Il faudrait comparer cette peinture à celle de Van Gogh pour mieux comprendre tout cela. La peinture de Van Gogh serait – si l’on veut bien accepter les impressions verbales combinatoires – une « macération-frissolé ». Celle de Birolla serait elle une « macération-gargouillement ». Le mouvement de Van Gogh est circulaire, en surface ; celui de Birolla est un bradyséisme : la toile semble respirer sous la peinture, gonfler et dégonfler lentement, presque imperceptiblement.

Cette maturation dont on devient les témoins, en adoptant un point de vue historique, est un véritable processus chimique. C’est un grand mélange qui grouille, qui réagit. La caricature est dedans, le conte populaire est dedans, le paysage est dedans. C’est une marmite, un chaudron.

Cette peinture généreuse finit par avoir quelque chose d’agréable, voire de confortable, même si une certaine mélancolie imprègne la rétine. C’est le plaisir de la peinture elle-même qui est, non pas le sujet, mais le moteur de cet art, c’est le plaisir de la création en tant que pratique quotidienne, en tant que pratique populaire.

Birolla, Gvidon – Vers la messe – huile sur toile, 52 x 53,5

Conclusion : redécouvrir les arts oubliés

Ce n’est donc pas tant dans la rupture, que dans une continuité repensée, que s’inscrit Birolla, avec les peintres du groupe Vesna. C’est un expressionnisme, bien plus qu’un post-impressionnisme. L’impressionnisme est la marque de la domination de l’Europe de l’ouest sur le reste du monde, il est marqué par le Positivisme, par les sciences, par la commande privée, bourgeoise, et par un dernier idéal.

L’art slovène, du groupe Vesna notamment, de Birolla en particulier, est d’une originalité complète, tirée des influences particulières et des aspirations locales. Nous en ignorons tout ou presque en France. Et quand une exposition – déjà ancienne pour celle du Petit Palais (2013) – lui est consacrée, la seule chose sur laquelle on insiste, l’angle d’attaque qu’on adopte, est celui des ressemblances avec l’art français. On comprendra mieux un jour en quoi cela est irritant, sinon triste. Plus qu’un (post-)impressionnisme, c’est un Symbolisme sans équivalent, singulier, qui s’offre à nous. C’est dans ce sens-là qu’il faudrait investiguer. Un Symbolisme Populaire, si l’on comprend que « populaire » ne signifie pas ici « issu du peuple » ou « flattant les goûts du peuple », mais plutôt « refusant les canons institutionnels » à la faveur des impressions communes, des techniques et des goûts du quotidien. C’est un art populaire : l’expression domine la réflexion, mais elle n’en est pas dénuée. L’expressionnisme est, dans ce sens, la marque du « peuple ». Gvidon Birolla est de ce côté-là.

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Références

Sur la vie de Gvidon Birolla, c’est le site Gorenjci.si qui nous a fourni la plus grande partie des informations : http://www.gorenjci.si/osebe/birolla-gvidon/1142/

Les références bibliographiques données en bas d’article sont les suivantes :

« F. Stele: Slovenski slikarji, Ljubljana 1949

F. Šijanec: Sodobna slovenska umetnost, Maribor 1961

J. Čopič: Gvidon Birolla, Ljubljana 1953

F. Mesesnel: Umetnost in kritika, Ljubljana 1953

E. Cevc: Birollove ilustracije Gregorčičeve “Oljki”, Dom in svet 1944, str.150-152
K. Dobida: Slikar Gvidon Birolla, Novi svet 1952, št. 1, str. 468

A. Pavlovec, Gvidon Birolla : ob razstavi v Loškem muzeju v počastitev njegove osemdesetletnice, Loški razgledi 1961, str. 103-111

Kamniti most, Škofja Loka 2011 »

Nous nous référons également au catalogue de la Narodni Galerija :

One Hundred Works of Art of the National Gallery of Slovenia, 2016

On trouvera sur le site du musée des informations en anglais : http://www.ng-slo.si/en/search?q=gvidon+birolla

Sur l’exposition du Petit Palais, le pdf est disponible ici : https://www.rodolphe-gauthier.com/Petit-Palais-peinture-slov%C3%A8ne.pdf

Les illustrations présentes dans cet article sont des reproductions (libres de droit, comme il se doit) d’œuvres de la Galerie Nationale de Ljubljana.

(Juin 2016)