La langue paternelle d’Amelia Rosselli (I)
« Si parlava francese anche in casa, tranne che con mio padre, fidele all’italiano. »(1)
Née à Paris en 1930, ce n’est qu’à dix-huit ans que la poétesse Amelia Rosselli s’installe en Italie, à Florence puis à Rome. En 1937, Carlo Rosselli, le père, et Nello Rosselli, l’oncle, co-fondateurs du mouvement socio-démocrate et anti-fasciste Giustizia e Libertà, sont assassinés à Bagnoles-sur-l’Orne par des cagoulards (dont Jean Filliol et Aristide Corre (2)). La famille endeuillée se réfugie, après l’invasion de la France par les Allemands, en Angleterre, patrie de la mère, Marion Cave (3), puis aux Etats-Unis jusqu’en 1946. Trois langues bercent donc l’enfance d’Amelia (appelée Melli par la famille) : le français, l’anglais et l’italien. Ce trilinguisme européen, que la Rosselli utilise pour écrire et qui supplante une langue maternelle fautive, a rappelé Dante et l’« ydioma tripharum » (Manuela Manera (4)). Ces trois idiomes, la poétesse va même jusqu’à les mêler dans un Diario in Tre Lingue (1959?). Le recueil Sleep, regroupant des poèmes en anglais ou traduits en anglais constitué par Amelia Rosselli elle-même en 1992, lui vaut d’être connue et reconnue dans les pays anglo-saxons alors qu’elle est ignorée en France, et encore trop confidentielle en Italie (5).
Elle élit donc la langue italienne – celle du père défunt, tragiquement – pour nommer le monde. Elle choisit la langue de la patrie paternelle, c’est-à-dire la langue paternelle.
Ainsi elle construit un rapport au monde fondé sur l’absence, la perte, l’« infini -1 ». Elle ne prend pas position dans le tout d’une langue qu’elle pourrait interroger, transgresser, voire maltraiter, mais bien sur un territoire errant – une île –, une langue, sinon morcelée, au moins en construction. Non que ce choix soit en tout comparable à celui d’un Gherasim Luca (6) par exemple (qui, du reste, comme la poétesse, et à la même époque, se suicidera en se jetant non par la fenêtre, mais dans la Seine), car c’est en Italie qu’avant l’exil la famille avait élu domicile, c’est en Italie que prenait racine la famille Rosselli, et certainement l’Italie évoquait à la jeune fille le pays mythique (celui des origines, un paradis perdu) et, plus peut-être : son pays. Quand elle rentre (en 1946) et qu’elle décide de s’installer – définitivement – à Rome (en 1950) dans ce pays qu’elle n’avait jamais vu, c’est avec un fort accent, et la vocation d’abord d’être musicienne.
Sa langue, et donc sa pensée, sont emprunts de cette culture européenne dans laquelle elle a été formée. La culture anglaise y tient une place prépondérante : Joyce, Pound, Plath sont les figures de la modernité qui l’influencent. Tout comme James Joyce ou Ezra Pound, à qui elle consacre des articles6, elle est musicienne et revendique les moyens musicaux pour sa poésie. Traductrice de Sylvia Plath, elle partage avec elle non seulement la date de son suicide (le 11 février) mais aussi cette relation complexe au père. Cousine éloignée d’Alberto Moravia, découverte par Pier Paolo Pasolini, membre distant du Gruppo ’63, elle ne publie pourtant son premier recueil chez Garzanti qu’en 1964, Variazioni belliche. Avec en annexe un véritable manifeste poétique : Spazi metrici.
C’est à partir de ce recueil (tout en nous octroyant la liberté d’élargir le corpus) que nous voulons comprendre le mécanisme de cette langue paternelle et montrer qu’au-delà de l’apparence d’un choix pour une langue (l’italien) contre les autres (le français, l’anglais), Amelia Rosselli aboutit à une langue plurielle qui, à bien l’écouter et la lire (le son et la graphie sur un même plan), confond intimement ces idiomes, et d’autres encore. En bref, Amelia Rosselli ne fait pas le choix, à partir d’un certain moment, d’une langue, mais parvient à les imbriquer toutes fondamentalement.
Du trilinguisme à la polyphonie expérimentale
« Il n’y a pas de langue en soi, ni d’universalité du langage, mais un concours de dialectes, de patois, d’argots, de langues spéciales. Il n’y a pas de locuteur-auditeur idéal, pas plus que de communauté linguistique homogène. La langue est, selon une formule de Weinreich, »une réalité essentiellement hétérogène ». Il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par une langue dominante dans une multiplicité politique. La langue se stabilise autour d’une paroisse, d’un évêché, d’une capitale. » Gilles Deleuze et Félix Guattari (7)
Manuela Manera définit l’« ydioma tripharium »(8) de Rosselli ansi : « Amelia Rosselli possiede un’unica possente lingua a tre teste, una lingua che è impasto di inglese, francese, italiano ». Certes la langue de la Rosselli est un pétrissage, un mélange d’anglais, de français et d’italien, mais ce n’est pas tout : on peut ajouter au moins (comme pour Dante qui fournit la formule « ydioma tripharium » à Manera) : le latin et les dialectes. Pour tendre à l’exhaustivité, il faut encore évoquer les néologismes sur lesquels nous reviendrons plus en détail.
C’est donc chez Amelia Rosselli (pour nous et contrairement à ce que semble proposer Manuela Manera) la preuve d’une absence d’unité linguistique. Cette diversité se retrouve de manière assez frappante, mieux qu’en français et en anglais, dans l’italien en général. Il n’y a pas, au moins pour Amelia Rosselli, un italien, mais bien des italiens. Le pays, unifié relativement récemment (le 17 mars 1861), est divisé en régions, et les régions en communes qui gardent chacune la fierté de son dialecte(9). La langue, comme la nation, n’est pas unifiée, elle n’épouse pas les contours de l’État qui s’adjuge une « langue officielle ». Serait-ce là une raison, même instinctive, du choix de l’italien par la poétesse ? Sans doute. Son errance personnelle semble se retrouver dans ce flottement territorial. En tout cas, l’unité de la langue, à tous les niveaux, n’est pas performative chez la Rosselli, elle n’a pas d’intérêt. Pour elle, en tant que « langue paternelle », l’italien n’est pas au fondement, il ne vient pas d’en bas, de la terre (langue maternelle, ou « Terre-Mère »), mais d’en haut (langue paternelle ou « Ciel-Père ») : il se construit pleinement avec les influences extérieures, le temps de l’écriture (et de la lecture) devenant immanence de la construction symbolique au monde.
Il y a bien plus que trois langues chez Amelia Rosselli, il n’y a pas une langue mais des langues, qui viennent donner naissance à ce qu’on peut appeler une polyglossie littéraire. Le multilinguisme en littérature demeure rare, mais la Rosselli n’est pas la première à s’y adonner : Ezra Pound, dans ses Cantos qu’Amelia Rosselli connaît et admire(10), avait utilisé selon ses besoins l’espagnol, l’anglais, le français, le grec et même le chinois… Ce n’est pas encore tout à fait le fantasme d’une langue universelle (« semi-mysticisme platonicien » qui occupera la Rosselli à la fin des années 60(11)), ce n’est pas du tout une langue unique, un retour à Babel, mais bien au contraire une langue marquée par la diversité (la diversité n’excluant pas l’universalité). Richesse des nuances, des évocations, des connotations liées à telle ou telle idiome, et même des formes typographiques (idéogrammes chinois). Pour Rosselli, et avant elle chez Pound, il s’agit d’une véritable géographie en tant qu’écriture du monde. Géographie sémantique, géographie linguistique. Mais aussi refus du centralisme étatique, et même refus d’un certain impérialisme occidental par la reconnaissance de l’égalité des autres cultures, des autres langues.
Cette manière d’écrire engage à l’enrichissement du lexique, des formes syntaxiques, et à une ouverture généreuse à l’autre en général. Historiquement, elle réactualise les expériences renaissantes autour de Dante et de Pétrarque ou, un peu plus tard, de La Pléiade. L’utilisation de termes dialectaux, scientifiques, l’invention de néologismes fantaisistes ou savants, rappellent les préceptes de Du Bellay et de Ronsard. Aujourd’hui encore, dans le monde anglophone, en Inde notamment, l’enrichissement de la langue par des recours et des emprunts aux langues et dialectes locaux constitue un des phénomènes les plus puissants de la littérature. En France, on peut noter au passage l’appel pour une « littérature-monde » en français signé par 44 écrivains, dont J.M.G. Le Clézio, prix Nobel 2008, Edouard Glissant, André Velter, Alain Mabanckou, Jean Rouaud, Raharimanana, Nimrod, Patrick Rambaud, pour ne citer que les plus connus).
Amelia Rosselli va plus loin, elle ne s’arrête pas à un regard littéraire, elle dépasse la sphère de l’écriture. Dans Spazi metrici, elle invoque les sciences, les mathématiques, la dynamique des fluides et d’autres branches de la physique, pour construire une forme poétique. Avant que d’imposer des règles strictes et une nouvelle métrique, cette exigence renouvelle la vision poétique en profondeur. Aussi bien qu’en musique l’introduction d’instruments électroniques et les expérimentations sonores révolutionnent le jeu et l’écoute. Or, Amelia Rosselli a rencontré et collaboré avec John Cage et Luigi Nono, a suivi à Darmstadt pendant l’Internationale Ferienkurse Für Neue Musik les cours de Stockhausen, Pierre Boulez et David Tudor avec qui elle a entretenu une liaison de plusieurs années (1959-61). Elle s’est ingéniée à inventer des instruments de musique qu’elle a même commercialisés (un type d’orgue). En 1962, année charnière dans sa vie, elle se produit à deux reprises dans une galerie d’art de la place d’Espagne à Rome avec notamment Sylvano Bussotti. La musique et la littérature ne sont pas dissociables : « Una problematica della forma poetica è stata per me sempre connessa a quella più strettamente musicale ».(12) Le langage universel qu’elle appelle avec un mysticisme presque maladif en 1966 tend à confondre musique, peinture et littérature : « Io aspiro alla panmuisca, alla musica di tutti, della terra e dell’universo, in cui non ci sia più una mano individuale che la regoli. (…) Noi finiremo per non dipingere, per non scrivere, per non fare rumori e contemplare i numeri felicimente… »(13). Sa poétique, sa poiétique est donc totalement musicale, mais cette musique est faite d’expérimentations électroniques.
Littérairement, ces expérimentations sont souvent si obscures que Pasolini lui demanda d’en éclaircir un grand nombre dans un document qu’Amelia Rosselli n’a jamais voulu communiquer au public et qui n’a été publié qu’en 2004 : « Glossorietto esplicativo per »Variazioni belliche » »(14). Ces Variazioni belliche proposent dès leur titre en effet une expérimentation d’harmonies complexes qui est référence à ces expérimentations même (dans un jeu quasi auto-référentiel) : belliche, adjectif accordé au féminin pluriel, est traduit par de guerre mais pourrait tout aussi bien être traduit par belliques, selon un latinisme qui n’existe pas en français et qui n’apparaît que dans la très rare location figée italienne : operazioni belliche. Le premier terme, variazioni, fait référence à Bach, au baroque, mais aussi aux modulations mécaniques de Stockausen, Cage ou Nono. Ces variations sont donc agressives, ou du moins appartiennent à un rapport au monde loin d’être pacifique. Elles mènent autant entre elles des joutes, qu’elles sont des morceaux lancés au monde dans une perspective guerrière.
Dans ce recueil (mais aussi dans Serie Ospedaliera), le vers, sans recourir à la métrique classique, cherche toutefois à conserver dans sa longueur une harmonie, presque une régularité, selon des critères de vitesse de prononciation des mots, ponctuée par les rythmes (accents toniques, ponctuation). La reprise de termes dérivés (sans parler des références invoquées, ici Calvino) soutient ce rythme et ce temps – ce tempo. Par exemple :
All’insegna del Duca di Buoninsegna, il duca guidava le
anime traverso labirinti di fame e di solitudine. Insegnava
come procacciarsi il cibo, le vivande per sopravvivere. (Variazioni (1960-1961), p.55)
Toutes les composantes de la phrase peuvent être concernées par ces expérimentations musicales, mathématiques ou physiques. Toutes les composantes de la phrase peuvent être marquées par la polyglossie : le lexique, les verbes (la conjugaison), les conjonctions et les prépositions (« Dentro di »), etc. Si certaines intrusions sont transparentes, soit par le contexte (« car », dès le poème liminaire du recueil), soit parce que l’italien a fini, en effet, par incorporer certains termes (« crack », « pourboire »), elles offrent toutes plusieurs niveaux complexes de lecture et d’interprétation qui, la plupart du temps, finissent par nuancer l’importance du premier niveau de compréhension : la langue courante, la langue commune, la langue sociale est minée, comme larvée par un incessant écho, par une intrusion impromptue des autres, d’autrui ; par un dialogue, mais aussi – et peut-être plus volontiers – par la combinaison de plusieurs voix indépendantes mais cependant liées par une harmonie, ce qui est la définition même de la polyphonie. C’est cette polyphonie expérimentale qui est le moteur de la construction du rapport de la poétesse au monde.
Notes
1. Interview d’Amelia Rosselli.
2. François Méténier serait l’organisateur de cet assassinat.
3. Activiste au Labor Party, elle aurait rencontré son futur mari alors que celui-ci était venu en Angleterre vers 1923 se renseigner sur le travaillisme anglais.
4. L’« ydioma tripharium » di Amelia Rosselli, Manuela Manera, in « Lingua e Stile », XXXVIII, dicembre 2003.
5. On trouve pourtant des traductions en espagnol et même en japonais. Notons qu’une traduction des Variations de Guerre a été publiée aux éditions Ypsilon en 2012.
6. Les écrivains préférant à leur langue natale un autre idiome ne sont pas rares. Aux évrivains roumains – Tzara, Cioran, Ionesco, Isirore Isou, Ghérasim Luca – nous espérons consacrer bientôt un article.
7.Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, p.14.
8. Op. déjà citée.
9. Le mot même de « dialecte », purement technique, est souvent récrié par les habitants.
10. Elle lui consacre un article, recueilli dans le volume Una scrittura plurale, saggi e interventi critici, Interlinea, 2004.
11. Quoique déjà, dans Spazi metrici, on puisse lire : « la lingua in cui scrivo di volta in volta è una sola, mentre la mia esperienza sonora logica e associativa è certamente quella di molti popoli, e riflettibile in molte lingue. »
12. Spazi metrici : « Une problématique de la forme poétique a toujours été pour moi reliée à celle plus strictement musicale », cette phrase ouvre le texte.
13. Musica e pittura, dibattito su Dorazio in Scrittura plurale, pp. 38 et 42 : « J’aspire à la panmusique, à la musique de tous, de la terre et de l’univers, dans laquelle il n’y a plus de main individuelle qui la règle. (…) Nous finirons par ne plus peindre, ne plus écrire, par ne plus faire de bruits et contempler les numéros avec félicité… ».
14. Glossaire que Francesca Caputo a publié dans Una scrittura plurale, saggi e interventi critici, Interlinea, 2004, et que nous utilisons abondamment, en plus des repérages de Manuela Manera (qui ne nous convainquent pas toujours).