Anna Langfus, “Les bagages de sable” (prix Goncourt 1962)

Le choix de la focalisation interne, comme si nous étions engoncés dans une partie de sa conscience, en plus de ce qu’on apprend de son passé concentrationnaire, ne peut que nous ranger du côté de Maria. La différence d’âge, aussi, entre elle et Michel Caron, à tel point qu’on les prend systématiquement pour père et fille (même à une époque où, sans doute, une différence d’âge entre conjoints est répandue), nous incite à condamner l’attitude du « vieil homme » qui, sans conteste, profite de la fragilité de la jeune femme pour, non pas même la séduire, mais se l’approprier et la posséder. Michel Caron porte dans son nom sa duplicité : le vainqueur du démon, le vieux nautonier. Car c’est bien pour retrouver le temps perdu, pour prolonger une jeunesse morte, que cet homme tente de soigner la jeune fille prostrée. Comment condamner, alors, le renversement de situation, où l’attitude fuyante de Maria, presque de résistance passive, lointaine disciple de Bartleby, manque de tuer M. Caron ? La fin est ambiguë : est-ce un retour à la solitude, un échec du soleil, l’impossibilité de s’en sortir ? Ou est-ce, au terme d’un parcours initiatique, un lent retour à la vie ? Le suicide d’Anny – presque homonyme de l’autrice – ne serait donc pas sacrificiel ? Maria, jusqu’au bout, jusqu’au cri du corbeau (un « nevermore »), rejette la douleur, rejette la fraîche intransigeance de Germain (un Grand Meaulnes rendu impossible – Adorno dit « barbare » – par la Shoah), laisse faire le jeu des adultes. Et s’en rend complice.

Et c’est bien là que la lecture peut, en même temps que l’interprétation, se renverser : par son indifférence, Anna n’est-elle pas coupable de tout le mal qui se commet autour d’elle, n’est-elle pas coupable de la fausseté ambiante, de la « mauvaise foi » dont fait preuve la totalité des adultes ? Et même plus : victime du mal, n’est-elle pas devenue elle-même une ennemie ? Indifférente à tout, prête à tout pour demeurer dans une insensibilité confortable, et jusqu’à devenir porteuse de mort : celle d’Anny qu’elle ne parvient pas, par ses mensonges, son indifférence, sa froideur, à empêcher ; celle, presque, de Michel Caron. Prolonge-t-elle, à sa manière, la « banalité du mal » ?

La question de la responsabilité, centrale à l’époque de parution de roman (1962), se pose à travers celle de la conscience. Conscience des êtres, conscience des évènements, conscience des choses. Les objets ont une belle épaisseur dans ce texte, et cette épaisseur rappelle celle des romans de Simone de Beauvoir et, à travers elle, d’Hemingway. C’est en fait l’influence de l’existentialisme qui est sensible dans ce récit. Avec une puissance époustouflante. Presque contraignante : le lecteur lui-même est obligé de s’engager. Accueillir la faiblesse et la médiocrité des adultes, assister à la dégradation de l’enfance, observer – déjà – et c’est bien le pire, l’oubli qui guette le génocide industriel (« La mort, elle aussi, et devenue un produit industriel »), alors même que celles et ceux qui en sont rescapés n’ont pas quitté l’âge tendre. La méconnaissance et l’oubli. Car le temps, autant que la conscience, impose son mystère dans ce texte. Qui parle de son passé à Maria ? Qui ne tente pas d’en profiter pour assouvir ses besoins : même le jeune homme en moto qu’elle semble reconnaître – ce qui n’est pas écrit – par le matricule tatoué sur son bras alors qu’il ramasse un collier qu’elle a fait tomber, même ce jeune homme avec qui elle se sent enfin capable de parler et d’être-au-monde pleinement, ne cherche qu’à la saouler pour l’abuser. Toute communication est donc impossible. Autant pour qui revient des camps que pour qui ne les a pas connus (Madame Vallon et Anny). Nous-mêmes, réduits à ce que veut bien nous traduire un être empêché (cela rappelle L’Étranger), en plus de notre propre statut de lecteur – soumis par nature, et volontairement – nous sommes condamnés à l’impossibilité de parler : le texte se referme sur nous et que pouvons-nous en dire, que pouvons-nous en faire ?

En plus que de par la condition de femme et la mort prématurée de l’autrice (à 45 ans, 3 romans et quelques pièces), c’est sans doute aussi cette aporie, l’épaisseur de cette aporie, la réussite même de l’écriture de cette aporie, qui, après l’engouement (à une époque où le sujet ressurgit), a relégué dans les limbes ce texte fondamental.