Nastassja Martin, “Croire aux fauves” et l’écrire

Une curiosité du malheur doit présider la plupart du temps à la lecture de ce court récit. À curiosité, on accolerait volontiers l’épithète « malsaine », parce que l’appétence au savoir et à l’inconnu est détournée, dans notre système marchand, pour gonfler les ventes de produits de toutes natures mais sans intérêt. La curiosité n’est pourtant jamais malsaine en soi, ne l’est peut-être jamais à cause de qui la ressent, ne l’est peut-être tout simplement jamais : « malsain », en revanche, peut être qui la suscite. Plus pertinent serait le terme sartrien de « salaud » : vouloir faire passer l’apparence pour une essence, en toute conscience du subterfuge. Bluffer afin de réduire une vitalité en poids inerte. Chiquer pour engranger. Tromper pour persévérer dans sa domination. C’est-à-dire imposer une supercherie afin d’en tirer des bénéfices (économiques). Ce qui n’est pas, finalement, le cas ici – ou pas principalement : la curiosité fait basculer dans un autre monde, le monde étranger, nocturne, inhumain de Nastassja Martin. Dont l’exhibition du malheur (son attaque par un ours qui lui a croqué le crâne et la mâchoire) participe à un processus de résilience (Verticales, par ailleurs, est la maison d’édition de Maylis de Kerangal dont Réparer les vivants prête à l’écriture une fonction résiliente que d’aucuns, par ailleurs, lui réfutent). Exhibition la plus pudique possible, et qui cherche surtout, non pas à ex-poser (mettre au dehors) une intériorité, mais à im-poser (faire (r)entrer à l’intérieur) une extériorité, et même peut-être l’extériorité elle-même. Or, en faisant rentrer l’extériorité en soi, on ne peut qu’éclater. C’est tout le propos, nous semble-t-il, de ce récit : proposer une autre manière d’être-au-monde que celle – pour le dire vite – de « l’Occident ». Cette autre manière d’être-au-monde s’articule autour de la question de la séparation de l’animal et de l’humain – ou plutôt de leurs retrouvailles dans le baiser initial. C’est tout naturellement, alors que nous y pensions bien avant qu’il n’apparaisse, que Nastassja Martin cite Pascal Quignard et, à plusieurs reprises, fait référence à la scène du puits de Lascaux où un homme ithyphallique, à tête d’oiseau, tombe à la renverse face à un bovidé éviscéré. Derrière Pascal Quignard, on entend Georges Bataille aussi (sans jamais le citer l’anthropologue émérite qu’est Nastassja Martin ne peut ignorer Marcel Mauss, et Georges Bataille lui-même) qui, le premier, fit de la scène du puits le moment charnière de la séparation de l’animal et de l’humain, l’acte de naissance de l’humanité (dans Lascaux ou la naissance de l’art). La rencontre de Nastassja et de l’ours, à rebours, serait – au moment historique qu’est le nôtre – soit la naissance d’une nouvelle unité (« c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort », p.13), soit une unité retrouvée, un temps retrouvé, un jadis retrouvé (« C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. La scène se déroule de nos jours, mais elle pourrait tout aussi bien être advenue il y a mille ans. », p137 – affirmations quignardisantes assez douteuses).

Viennent alors s’accumuler les strates d’un récit où l’anthropologie, le politique et le poétique, le journal intime et les récits de rêves s’entremêlent pour justement franchir les frontières (ou s’affranchir), concrètes autant qu’abstraites, l’autrice parfois cachée par d’autres (par Yiula dans la voiture comme par d’autres auteurs dans le récit), parfois soutenue par son statut officiel (en tant qu’anthropologue française dans une région militaire), parfois malgré elle (la part qui échappe à tout écrivain). La frontière ou plutôt le limes, écrit l’autrice, férue comme il se doit de Jean-Pierre Vernant. Avec la volonté avouée de transgresser pour elle-même, entre dissidence sociale et shamanisme, ces limites humaines.

L’agon avec l’ours, qui ouvre le récit, n’est plus un « événement », car il est en fait une continuité plus qu’une rupture (Alain Badiou est-il présent dans ces lignes?), mais qui reste tout de même un « événement », en tant que moment d’un passage, réinscription dans une continuité que la séparation de l’humain et de l’animal avait rompue, rejetant tragiquement l’humain dans un temps discontinu (dont notre modernité technologique découle, bien plus qu’elle ne l’a permis). Le récit, au-delà de l’histoire extraordinaire de cette jeune femme victime d’une attaque d’ours au milieu d’une steppe lithique du Kamchatka, pose alors, nous semble-t-il, le problème tragique et aporétique de la conscience, de la dissociation fondamentale qu’engendre la conscience. Aporie qui ne trouve sa résolution que dans l’action, c’est-à-dire, pour Nastassja Martin, plus encore que dans le voyage (la deuxième partie du récit raconte, somme toute, l’échec du voyage), dans l’acte d’écrire.

Puisque l’écriture rabiboche l’intime et l’extime, l’histoire personnelle et l’Histoire politique. Un vivre-ensemble (ou pour être précis un « vivre-soi-avec-ce-qui-n’est-pas-soi »), le « vivre » comme étant-au-monde. Ultime étape d’une guérison, qui permet de « réparer le vivant », pour tordre légèrement le titre du livre de Maelys de Kerangal. Écrire, comme guérir, appartient à ce processus : « c’est un geste politique » (p.78).

Ce récit est bien plus, donc, qu’une énième anecdote spectaculaire ou la relation d’un voyage dans les steppes du Kamchatka (on pense néanmoins à ce que Sainte-Beuve écrivait de Baudelaire), dans une toundra tarkovskienne, dans une Russie mystérieuse et inquiétante. On échappe avec bonheur à l’exotisme, à l’idéalisation béate, à un éloge de la nature aux relents traditionalistes. On est confronté à la dureté, à la bêtise humaine, à une question fondamentale dont personne ne peut se targuer d’avoir la réponse, et sur laquelle toute la philosophie ou presque s’est cassée les dents : la question de la conscience. Comme les références puissantes et solides innervent ce texte, il ne semble pas déplacé de remarquer qu’un peu d’existentialisme (et de sociologie bourdieusienne) auraient rehaussé l’ensemble. Car cette question de la conscience et de son unité, en échappant au subterfuge essentialiste, Simone de Beauvoir l’avait posée dès L’Invitée, et plus subtilement que Jean-Paul Sartre dans La Nausée, et moins abstraitement qu’Albert Camus dans L’Étranger – car l’ours, en tant qu’animal n’est-il pas la figure extrême de l’Autre ? Nastassja Martin écrit l’alter et c’est cette question de l’altérité que l’anthropologue pose tout au long du livre, sans s’en dépêtrer tout à fait (mais est-il possible de s’en dépêtrer?).

Quand la psychologue (p.55-7), imbibée d’Emmanuel Levinas (maître furtif de Pascal Quignard qui a, rappelons-le, consacré le roman Terrasse à Rome à la défiguration), affirme que l’identité du sujet réside dans le visage, notre héroïne rétorque qu’il y a évidemment identité en dehors du visage. Mais elle va plus loin encore, in petto, en agrandissant l’angle de vue (et même en abolissant tout cadre) quand elle écrit : « Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel. » (p.56) Le moi n’est pas une unité, mais une pluralité, n’est pas une unicité mais un éclatement. C’est là tout l’enjeu de la réflexion (multiforme) que mène Nastassja Martin : qu’est-ce que c’est que le « moi » ? Au lieu de le chercher dans une intériorité fermée, elle s’ouvre à une extériorité. Plus elle va loin d’elle-même, plus elle comprend ce qu’est le « moi ». Mais cette extériorité apparaît encore comme une forme de prolongation de l’intériorité, en ce sens où la (re)naissance avec l’ours trouve, au fil des pages, rétrospectivement, des signes précurseurs à la fois dans les rêves, dans les prophéties inspirées ou shamaniques, et même dans le « cahier noir » que tient l’anthropologue la nuit, sous une forme poétique. L’évènement est nié, mais au profit de l’avènement. Le récit investigateur devient étiologique et téléologique. L’extériorité n’est plus, de fait, accueillie dans son étrangeté absolue. Elle était prévue, elle était annoncée. Elle était déjà présente en puissance. Or le piège est là : l’unité du sujet qui se réalise, dans la tradition occidentale, par la subjectivité raisonnante assez puissante pour intégrer – au prix nécessaire d’une transcendance (car il est impossible d’incorporer l’infinité des mondes) – tout ce qui lui échappe, laisse place à une évacuation non pas de l’intériorité, mais du concept de subjectivité, pour faire croire à une identification au monde par l’extérieur, alors qu’elle demeure un subterfuge de la conscience – et donc de la subjectivité qui ne se pense plus comme telle. Au lieu de l’interroger, elle est niée. Une fois ce verrou supprimé, est permise alors la relecture d’un cheminement à l’aune de son terme ; alors que le cheminement n’a aucun terme, aucune destination, aucune finalité. Si le baiser de l’ours a transformé la jeune femme en miedka, mi-femme mi-ours, bannie de la société occidentale (qui la réduira, avec condescendance, au statut de rescapée « miraculée » dont les élucubrations mystiques sont bien compréhensibles…) autant que de la société d’adoption « évène » qui la rejette au nom de superstitions (Valierka, p.128-132), elle lui offre surtout l’occasion de penser les rapports autrement. Rapports des êtres et des choses, des êtres aux êtres.

Mais le conflit de la conscience et du monde que Nastassja Martin réfléchit se résout encore une fois par un mysticisme qui revendique sa légitimité dans un lointain presque inaccessible (interdit), un ailleurs, une autre Histoire, un alter, une « voie autre », si on veut, qui est elle-même légitimée par des individus, des peuples, des tribus qui vivent ainsi, ou qui ont vécu ainsi, ou qui cherchent à continuer à vivre ainsi (trois cas que semble avoir rencontré, dans son travail, l’anthropologue). Le problème est pourtant toujours le même qui revient : peut-on échapper, en tant qu’individu occidental, à la pensée occidentale ? La réponse est non. La réflexion anthropologiste (comme la réflexion philosophique, poétique, artistique, bref créatrice) est tributaire de la tradition occidentale (et là, c’est à L’Ordre du discours de Michel Foucault qu’on pense), d’autant plus quand on atteint le niveau de Nastassja Martin, diplômée de l’EHESS, élève de l’excellentissime Philippe Descola (dont les cours sur les régimes – auxquels fait allusion Martin – dispensés au Collège de France, rappelons-le, sont disponibles sur Internet, en accès libre), ce qui est à la fois une formation (une mise en forme), en plus d’avoir été rendue possible par un « héritage » qu’il est, pour tout le monde, impossible de refuser, puisque cet héritage est la matrice de l’individu, son berceau, son véhicule, sa béquille, avant d’être même son tombeau. De fait, Nastassja Martin ne semble pas venir de nulle part, et fût-elle encore fille de chômeurs illettrés et alcooliques, parvenue (par miracle) à l’EHESS, en tant qu’occidentale, elle resterait occidentale. Le sceau de la naissance est plus profond que la morsure d’un fauve.

Cela ne signifie pas pour autant que rien ne soit possible. Mais ce possible passe nécessairement par la remise en cause de sa (propre) posture. A fortiori quand cette posture se veut émancipatrice. Or, c’est peut-être ce qui manque à ce récit : une remise en cause d’une posture du sujet. Parfois, l’esprit de sérieux étouffe la voix (mais n’est-ce pas, par ailleurs, compréhensible dans une situation aussi exceptionnelle?), notamment dans la prise en compte d’autrui justement. La critique systématique des individus qui vivent dans la société, loin de la nature (critique à laquelle n’échappent que peu de personnes, et jamais complètement – comme, par exemple, Marielle : « C’est étrange, elle qui ne sort pas des villes, belle femme apprêtée, nette, coiffée, maniérée parfois. C’est étrange mais je crois qu’elle comprend mes problèmes de fauve », p.90-1), traduit plus généralement une répulsion envers l’humain (peu de personnes inspirent de la sympathie) et réduit souvent les portraits à des caricatures : le médecin russe, la chirurgienne parisienne, la psychologue, les soldats, etc. Maladresse peut-être due à la volonté de concision. Qui se poursuit, çà et là, dans l’énonciation comme, par exemple, dans ce tic langagier repris à Pascal Quignard de propulseurs ambigus de phrases énonciatives venant interrompre le récit : « Il existe… » / « Il y a… ». « Il existe un qui-vive des êtres extérieurs aux hommes, toujours prêts à déborder leurs attentes. » (c’est un pastiche qui s’ignore), « Il existe selon Clarence un sans-limites qui affleure à la surface du présent, un temps du rêve qui se nourrit de chaque fragment d’histoire qu’on continue d’y adjoindre. Il y a dans le monde une latence et un bouillonnement, semblables à la lave qui attend sous le volcan que quelque chose la force à sortir du cratère. » (p.114-5) Deux types d’amorce qui insistent sur une « existence » plutôt que sur une « essence », sur un « phénomène », avec une humilité dont la voix impersonnelle veut témoigner mais derrière laquelle, finalement, se dissimulent la voix narratrice, et une subjectivité qui, tout en voulant s’effacer, n’en prétend pas moins atteindre, connaître et traduire une vérité générale, même si contingente, même si phénoménologique, même si tout extérieure. Fausse humilité donc, et « mauvaise foi » (sartrienne). Et si la mauvaise foi doit gratter aux encoignures de la réflexion, la fausse humilité est moins inconfortable puisqu’elle peut se faire vantardise comique quand Nastassja Martin ne répugne pas à se comparer, ni plus ni moins, à Hugo, à Soljenitsyne, à Trotski ou à Lowry : « Quatre murs étroits, une petite porte et des contacts restreints – Hugo sur l’île dans la paroisse face à la mer compose ses vers ; Soljenitsyne dans les bois du Vermont se ressaisit de l’histoire russe ; Trotski dans ses prisons échappe à la mort et écrit ; Lowry dans sa cabane face à la mer rassemble le bruit du monde pourtant invisible d’où il se trouve. Que fais-je d’autre que ce qu’ils ont accompli, depuis ma forêt sous mon volcan au retour de la presque-mort qui m’a guettée ? » Rien que cela. Mais si on s’amuse gentiment de cette jactance comique (qui n’aurait pas dû échapper à l’éditeur pourtant), il n’en reste pas moins qu’il y a trop de « foi », bonne ou mauvaise, peu importe, dans ce récit. Ce dont on s’étonne après la lecture, mais qui est brandi dès le titre : « croire aux fauves ». On remplace Dieu ou le Positivisme par le fauve ou un totem, le monothéisme par l’animisme, là où il aurait été révolutionnaire de remplacer l’action de « croire ». Non pas parce que l’animisme équivaut au monothéisme (sans doute l’animisme est-il infiniment plus intéressant dans ses possibilités sociales), mais parce que tout animisme, en Occident, serait un animisme à la sauce occidentale, ou qu’il est à peu près impossible d’être animiste tout seul. Et puis, finalement, est-ce véritablement « croire aux fauves » dont il s’agit ? Car nous avons plutôt l’impression que le titre aurait dû être : « écrire les fauves ». On peut toujours prétendre « croire », l’important est surtout ce que cette « croyance » fait faire. Mais c’est un moins bon titre, c’est vrai.

La critique peut paraître sévère, elle ne l’est pas. Elle est rendue possible par la curiosité, par l’intérêt, par la surprise. Elle est rendue possible par l’admiration. Face à un parcours, à une culture, à une pensée. L’écriture permet à Nastassja Martin de se sauver, mais l’écriture de Nastassja Martin nous met, nous, en danger. Et n’est-ce pas ce qu’on demande à un livre ?