Sanatorio 1954 est la troisième des dix sections qui constituent le recueil Primi scritti (1952-1963), publié chez Guanda, à Milan, en 1980.
Ce recueil est évidemment essentiel pour ceux et celles qui veulent retracer et comprendre le parcours de la poétesse. Les trois langues qui marquent sa “pluri-identité” (qui serait une “altérité courante”), l’anglais, le français et l’italien, se côtoient, puis se mélangent dans le surprenant “Diario in tre lingue” (Journal en trois langues).
Sanatorio 1954 a été composé, comme le titre l’indique, au Sanatorium Bellevue de Kreuzlingen, en Suisse, où Amelia Rosselli fut hospitalisée après la mort de Rocco Scotellaro (à qui est dédiée la section précédente du recueil : Cantilena) entre 1954 et 1955.
Le parallèle peut paraître rapide, et facile, mais qu’elle y subit un traitement aux électrochocs, évoque la figure désormais classique d’Antonin Artaud.
Les liens ne s’arrêtent pas à l’anecdote et il faudra peut-être un jour revenir sur les innombrables rapports que leur oeuvre respectif – involontairement semble-t-il (mais il est loin d’être exclu que la Rosselli ait eu connaissance des écrits de son aîné) – entretiennent.
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Sanatorio 1954 (extraits)
Fine poussière, orgueil des ancêtres, ramenez-moi aux tombes des vieux avec leurs calmes lyres et flûtes ! Je vis dans le désespoir, depuis que mon ami est mort, sur les plus belles côtes de l’Italie triomphante. Pour guérir il me faut un mari, assez tendre.
Il est heureux, celui que j’aime, et ne se soucie pas de moi. Il ne m’aime pas, il ne m’aime pas ! Nous partirons, à faire meilleure connaissance avec les pauvres. Il y aura une vieille musique, pour nous fêter. Cependant dors, et ne pense à rien. Il faut mourir pour vivre tranquilles.
L’angoisse est disparue, et ces paroles soulagent.
Il te faut un enfant naïf à embrasser.
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La mort est une dame vêtue nue ; rusée, fine. Son chagrin ne pèse sur personne.
Quelle journée que celle-ci ! On dirait qu’il te fallait un fils, ou bien, tu aurais dû chercher la clef du mystère. Mais il n’y en a pas. Le moment viendra où tu devras te plier au joug des ambassadeurs.
J’admire les beaux arbres et leurs fleurs sèches, pâles dans l’aube sournoise.
Mais les branches sursautent éperdues. Tue-toi, tue-toi, alors qu’il en est temps encore. Ta rancune n’est pas de longue durée !
Quelle sale histoire ! Mes développements sont tardifs, et mes dents claquent de folie. Je ne prendrai pas le parti de me faire tuer ; – non, je n’en veux pas, – non, je te dis.
Il rit ! C’est bien ainsi qu’on peut se couper la gorge, soutenu par deux braves garçons, agents sans doute de la police.
Mais toujours est-il mieux de se moquer un peu, que de rire, – ou de pleurer… La prochaine fois je me jetterai tout simplement au fond du lac ; – lui, avec ses grosses dentelles me protégera. Ne crois-tu pas ? Ne crois-tu pas à ma simplicité ? Toute nue j’irai voir ce que fait là-bas mon frère en Amérique, sans un sou, traqué, battu, humilié devant les foules, heureuses de pouvoir enfin se dédier au fin meurtre, au fin meurtre social.
Ne regarde ni à gauche ni à droite ; – jette simplement tes bretelles sur la rue couverte de boue, et sonne le claxon si tu veux. Il sera là, ton ami, il sera là, n’en doute pas.
Pourquoi, pourquoi te tiens-tu si loin de moi, de ma femme, de ma maison, dirai-je de la raison, si je ne savais pas qu’elle me planterait un poignard au cou au premier mot. Va donc te tuer, va. Mais ne retourne pas en arrière. Cache ton visage dans un châle, cache les vieilles photographies en arrière de cent ans, et pars donc, pars pour le pays des initiés au bal du comte Halifax. Va donc, qu’est-ce que tu attends, un millionnaire qui te porte dans ses bras ?
Les délices suprêmes tu ne les connaîtras qu’en ayant bu du fort vin un jour d’été, silhouetté dans toutes les usines modernes, les usines avec leur style confort-rouge, glacées.
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Il y a deux espèces de bêtes au monde : l’une rit, l’autre pleure. Moi je m’ennuie de ces variations continuelles, et aimerais mieux la fine pluie, qui tombe douce.
N’y a-t-il pas d’autres habitants ? Les soirs portent des bas gris. Le lit est défait d’angoisse, comme s’il pleuvait. Pourquoi tant d’angoisse ? Ô angoisse !
Il nous faut un mari il nous faut un mari il nous faut un mari. C’est bien dit. Continue sur cette voie et les chats te souriront certainement. Ils ont les yeux bleus et gardent des uniformes. Pourquoi ne pas les tuer ? Mais, hélas, mes mains sont propres, comme celles d’une vieille dame plissée par l’âge. Mange donc ton pain à satiété. Les oiseaux noirs ne tarderont pas.
Il te faut un amant, ça c’est sûr, comme la mer qui tombe sur la plage dorée. Mes mains sont sales. J’aime l’odeur des bois, qui passe terriblement sur les passants triomphants. Il faudra survivre d’une façon ou d’une autre. Ton pire ennemi est le chat blanc, ses yeux percée joyeux, avec son hostilité. Porte donc tes soucis à l’abri.
Cette nuit ne voudra jamais finir ! Il y en a d’autres qui attendent, et les souris galoppent avec la certitude d’être prises et mangées. Cependant elles jouent méditatives au soleil. La lune flotte. Moi je me promène. La pluie arrivera avec son nouveau bagage, lente, sournoise, presque.
La pluie ne m’effraye pas, je le jure ! Ton chapeau est baigné. J’aperçois une nouvelle forme à la vue des paradis nuptiaux.
L’obscurité aide là où on ne croit pas. Il faudra prier. C’est difficile, et pour moi ce qui compte vraiment c’est l’ennui, quotidien.
Il te faut une moralité nouvelle ; chaque émotion se reflète dans l’eau du lac, et les douleurs se battent pour survivre. Rends-toi, je t’en prie ; personne ne nous touche. Tu ne dois pas t’échapper comme ton père.
Ma mère est morte. Lui, est tombé mort. C’est assez comique !
Ton intonation est fausse. Ma foi quelle attitude étrangère. Tu es un chat noir. Je désespère de te sauver. Reste placide dans ton île tranquille. Avec plus d’ardeur, dans une prison même perpétuelle se feraient des mots croisés pleins de signification.
Des aventures, du bon vin… tout n’est pas fini…
(Pourtant le ciel lève une accusation implacable). Regarde au moins les gens en face !
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(…)
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Peut-être dans le monde n’y a-t-il pas assez d’espace dans le monde pour les personnes, dans le monde. Imaginez donc ! Ils veulent tous se cacher entre une opération et l’autre !
Ne dites pas cela, cela ne vous fera pas de bien, répond-il.
Et bien, voilà l’erreur, voilà les programmes erronés ; voilà la justice des pauvres, voilà la différence entre nous deux, parcimonieux, mélancoliques.
On reconnaissait le retour du matin par le bruit des oiseaux, par le sifflotement des oiseaux, à l’aube.
Qu’y a-t-il d’étrange dans tout ceci ! s’exclama-t-il. La défense se fait obscure, par la défense des enfants. Elle se fait difficile, rapporta-t-il, et l’angoisse n’est point du tout une explication.
Très bien, alors, j’irai retrouver ma grand-mère morte, ainsi que le reste de ma famille.
Mais tes dons, ne sont pas ce qu’il faut ! dit-il, tout en proclamant son inaptitude aux études.
Sans s’en douter, il y avait de quoi se le reprocher tous les jours.
Quels sont les effets de l’électrochoc ? demanda-t-elle en souriant, perplexe et dégoûtée, et peu disposée à continuer le long de cette voie défendue, et totalement déroutée, par les milles choses qu’il y avait à voir, au cours des tours
en ville.
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Il s’accroche au souvenir de l’enfance, et ne perd pas son temps à se douter des mots argentins, et fins, dans la pénombre ambiguë. Nous nous réalisons presque toujours, en attendant, dit-il un jour qu’il faisait frais. Prends ta robe avec toi, dit-il en riant. Sautons par dessus les ponts, et une jolie fermière ouvrira elle-même la porte.
Bonne nuit, dit-il, et il se promène nu par les rues d’hiver, en dansant. C’est tout, on a fini. On va se baigner la tête, c’est tout, il m’a dit en baissant la tête. Quelle fête ça sera, quelle collecton de vieux y aura-t-il dans les champs !
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Le vieux il nous veut, sombres contre le mur. Car c’est la loi ici de se ruiner, même secrètement, au nom du laissez-moi tranquille, je vous épie. Et toit, qu’est-ce que tu fais ? Tu dors, hanté par les anciens problèmes.
Je n’y tiens plus, je vais m’échapper, avec mes os sur le dos pour faire un seul bond au cimetière. Ah terre brésilienne, je te secoue de coups ! La prison est mille fois mieux que cette odeur de racines baignées au soleil, silhouetté par tes grandes lois. Je n’existe que pour me tromper. Il ne fallait pas prêter l’oreille.
Qui dort ne souffre pas autant que nous le croyons. Dormir, se venger peut-être, voilà mon but. Le soir c’est le soleil qui se couche, pas moi, figée sur un fauteuil. Le vieux donc est parti, et mes habits me tirent par la manche. Il te faut une moralité toute nouvelle, les chiens répètent, rieurs ; – chaque instant a son privilège, et les morts se détachent heureux, eux, de défendre leur patrie avec tant de résolution.
Le sang se verse frais sur mon genou blessé. Chaque deuil est immense ; les chevaux galopent immenses, la nuque baissée. Moi je meurs d’anxiété brûlante, pour les vieux pour les enfants, désolée de n’avoir ni père, ni mère, attentive à leur besoins quotidiens. Je ne peux dormir, et ma conscience est trop éveillée pour un débat avec les Grecs, ou les Chinois, ou les Javanais. La mort, la mort comme une vieille dame sucrée ! Les chandelles se gonflent d’hystérie, et le passé se fait menaçant.
Je m’aperçois que tu ne prêtes grande attention à mes mots. C’est dommage, on aurait pû faire un couple bien tragique, nous deux, dans les fossés.
Qu’il est rude ton ami, qu’il me manque d’attention pour les femmes surtout ! Moi je deviens furieuse au son de son nom, et je ne peux m’empêcher de pleurer.
Tu as la vision claire, au moins ; tu ne tomberas que quand il sera trop tard.
Je veux dormir, je veux sentir la terre se dérober aux efforts pour lui porter son pain quotidien. Les étoiles mangent la terre, et les chats se promènent tranquilles sur les champs. Forte île, aux jardins troublés ! La lune sanglote, de plus en plus âgée.
Qui connaît mes efforts pour la publicité ? Je n’entends rien, tout est calme, les femmes portent leurs cigarettes à leurs bouches, et les hommes continuent secrets dans leur vaste mensonge. Le chat se tue. C’est donc fini ; la lune bordera sa bouche de ses propres impropriétés. Quoi dire ? Quoi dire de plus ?
Il te faut une morale nouvelle, c’est clair comme le vent qui porte ses enfants aux bains quotidiens de marbre dans leur splendeur d’albâtre. Oh le soleil sonne étrange à mes oreilles !
N’importe, le jour viendra où tu me regarderas souriant : – soulagé d’être au monde, curieux d’y mettre la main, bien loin des prières enfantines du dernier hiver. Te rappelles-tu ? C’était un désastre : – un mirage, un feu artificiel que nul objet n’éteignait. Plus la maison brûlait, plus tu t’y jetais, insouciant de l’avenir, brûlant de désirs inexprimés… Reste donc, ne te confie pas aux enfants sur la plage !
Il s’est tué, il s’est tué ! Pourtant l’île était faite pour nous tenir doux, forts, misérables mais vivants… Peut-être que je le suivrai dans son pays natal ; j’y cours, comme une mendiante, sans dignité. Je ne parlerai plus : – je chanterai un air paysan ; en prison, en prison irai-je, compter mes perles, sonner les cloches du hasard, comme une tendre mère que l’on a dévalisé les possessions, ses deux fils adorés, leur cendre une fine poussière.
Amelia Rosselli – Dino Ignani © Dino Ignani