Andy Warhol, artiste tragique dans la société spectaculaire-marchande

Le mot d’ordre d’Arthur Rimbaud, « La vie est la farce à mener par tous »1, Andy Warhol et ses compagnons de la Factory l’ont suivi à la lettre. Mais à la Factory, autant que pour Rimbaud, la farce a été tragique2.

Pourquoi tragique ?

Le mot semble inapproprié et même incongru pour celui qui prônait la superficialité comme idéal, et qui aimait affirmer qu’il voulait être une machine3. Mais c’est justement dans ce type d’affirmations que se trahit la conscience acérée qu’Andy Warhol a de sa position intenable : qu’il le veuille ou non, il ne peut pas être une machine.

Qu’est-ce que le tragique ? Pour s’en tenir à une définition simple, le tragique est un antagonisme sans résolution possible. Une aporie sans espoir. La fatalité de l’impossibilité. De Sophocle à Racine, de Rimbaud à Warhol, la tragédie consiste toujours, à son degré le plus élémentaire, dans l’incompatibilité des impératifs individuels (au premier rang desquels figurent les désirs) et des impératifs sociaux (les devoirs). Un hiatus entre ce qu’on appelle le « moi » et ce qu’on appelle son « image ». Et, outre ce postulat problématique d’un « moi » originel, c’est bien la dichotomie conflictuelle original/copie (modèle/simulacre), que Platon a consignée et théorisée, qui provoque l’engrenage tragique. Nous voulons démontrer, à travers le paradigme warholien, que l’artiste (la figure de l’artiste), malgré ses prétentions, qu’il vive à New York ou à Dakar, à Londres ou à Hong-Kong4, dans un monde globalisé (à l’ère de la deuxième ou troisième mondialisation5) ne peut dépasser cette aporie qu’il partage, finalement, avec tout individu contemporain. Nous voulons démontrer que l’œuvre d’art est la dernière « marchandise » et que l’artiste est, dans la société spectaculaire-marchande6, le plus efficace de ses protagonistes (la contradiction, sur laquelle nous reviendrons, a été soulignée par beaucoup d’observateurs, et notamment Gilles Lipovetsky et Jean Serroy7). Nous assistons en fait, avec Andy Warhol, à une dialectique de la fascination et du rejet de la société, que la création (qu’elle soit, du reste, verbale ou visuelle, poétique ou plastique) cherche à dépasser – en vain. C’est cette dialectique (dialectique tragique) que nous voulons, dans cet article, mettre en lumière. En quoi y a-t-il tragédie ? Comment fonctionne cette tragédie du banal ? Que nous apprend-elle sur la figure de l’artiste, – sur nous-même ? La question, pour le dire selon la formule du poète – longtemps apatride – Ghérasim Luca, est la suivante : « comment s’en sortir sans sortir ? »8

Plus que tout autre artiste, Andy Warhol permet à la fois de préciser les termes de cette dialectique, et d’apporter un début d’explication. Non seulement en tant qu’il est une icône, mais parce qu’il s’est lui-même érigé en icône – qu’il est sa propre création. Ce geste artistique extrême, accomplissement, pour beaucoup9, de l’art, s’inscrit dans une perspective occidentale, économique et artistique, que nous étudierons dans un premier temps.

Ainsi nous apparaîtra plus clairement cette « tragédie du banal » que nous avons évoquée, et qui semble, aujourd’hui, le lot de tout à chacun. La formule détourne à dessein le titre du livre d’Arthur Danto, La Transfiguration du banal10, où le philosophe analytique cherche à inscrire l’expérience esthétique warholienne dans un universalisme de l’art, en élargissant l’acceptation du mot « art ». C’est aussi pour interroger cette lecture que nous menons notre réflexion. Car la tragédie fondamentale de l’expérience warholienne nous amène à interpréter dans un sens nouveau et plus large l’essentialisme : en cherchant à affirmer un universalisme de l’art, tout individu (qu’il soit un professionnel de l’art ou non) adhère à ce que la société veut lui faire accroire11 : qu’il y a un « universalisme » (ce qui sous-entend la notion de « vérité universelle ») qui transcende la contingence humaine. Pour le dire autrement, en affirmant l’idée d’un universalisme, le philosophe idéaliste (ou même l’artiste) déjoue, parfois malgré lui, la plus fondamentale des critiques à l’encontre d’une société eurocentrée, patriarcale, déshumanisante, dont, par ailleurs, il reconnaîtra tous les travers. C’est cela aussi que nous voulons prouver : que l’idée même d’un « universalisme » est mise à mal par l’aporie warholienne. Si la volonté de l’artiste est nécessairement débordée par la réception de son art, c’est peut-être malgré lui (il ne nous appartient pas d’en juger) qu’Andy Warhol permet de remettre en cause l’idéalisme, dont l’essentialisme est issu12. Et pour prouver cela, nous nous bornerons, dans cet essai, à aborder la théorie platonicienne des Idées. En nous appuyant sur les réflexions de Gilles Deleuze sur le renversement du platonisme dans Logique du sens, nous démontrerons que l’art d’Andy Warhol est une illustration des limites d’un platonisme utilisé par le capitalisme.

Ainsi, loin de s’inscrire dans une universalisme de l’art, Andy Warhol, artiste et œuvre de lui-même, expose toute la tragédie de l’individu de la société spectaculaire-marchande – qui est encore la nôtre. Il expose, selon les termes des théoriciens de la Critique de la Valeur, la tragédie contemporaine provoquée par la Valeur devenue sujet automate. Peut-être sera-t-il possible pour le lecteur et la lectrice, alors, d’envisager d’autres manières d’être-au-monde et de concevoir la création.

Situation de Warhol : un artiste à l’heure du capitalisme triomphant

Andy Warhol a pu échapper à sa condition grâce à l’argent

Andy Warhol suscite une fascination qui l’a – ou l’avait – rendu aussi célèbre que les vedettes (les « stars ») qu’il représentait : sa silhouette (lunettes, pâleur, perruque) était aussi connue que celle des acteurs et des actrices de Hollywood. Acteurs, actrices, musiciens, musiciennes, tous des « artistes », du reste, comme on l’entend dire communément. Warhol est devenu ainsi l’un des symboles de « l’Amérique » (en fait, rappelons-le, seulement les États-Unis d’Amérique), un de ses mythes, une, aussi, de ses « réussites » : un self-made-man. Une illustration du rêve américain. Fils d’immigrés élevé dans un milieu modeste13, Andrew Warhola était devenu riche et célèbre en tant qu’artiste ; ce qui est une double réussite. Qu’on apprécie ou non son œuvre, cette réussite reste un modèle, un idéal pour beaucoup d’artistes, jeunes et moins jeunes. Et qu’est-ce qui a permis cette réussite ? Ce que Howard S. Becker appelle « les mondes de l’art »14.

Pablo Picasso ou Salvador Dali étaient devenus des « stars » de leur vivant même. Picasso avait été, dit-on, le premier peintre millionnaire. Mais cette richesse et cette réussite n’avaient pas été leur objectif premier. Certainement pas pour Picasso qui, au Bateau-Lavoir, avait vécu dans une pauvreté à la limite de l’indigence, ni même pour Salvador Dali dont le personnage médiatique n’est apparu que tard dans sa carrière. Au contraire de ces deux exemples canoniques, Andy Warhol avait toujours eu le désir du succès et de l’argent. Mieux : il savait que succès et argent allaient de pair, et que pour devenir un grand artiste, il lui fallait avant tout être célèbre. Publiciste, il avait mis en place un art (au sens plein de « technique ») fondé sur ce qu’on appellerait aujourd’hui le marketing. Sans doute, la richesse ne pouvait pas venir sans une certaine popularité : Warhol, par souci d’efficacité, avait compris que c’était désormais (à l’heure de l’entertainment et de l’industrie culturelle15) par le grand public qu’il atteindrait le plus vite possible ses objectifs. Quitte à contourner les acteurs traditionnels du monde de l’art, et d’attendre que d’autres n’apparaissent (comme Arthur Danto). Ainsi, contrairement à ses compatriotes de l’élite culturelle (on pense surtout à l’abstractionnisme abstrait, de la puissance d’un Pollock à la peinture intellectuelle et littéraire d’un Motherwell, dont la réception par le grand public était difficile – et le reste), il avait cherché dès le début à se rapprocher de la « culture populaire », c’est-à-dire la « culture » marchande, ce qui a donné le terme de Pop Art.

Rappelons, à cet égard, que le Pop Art précède Andy Warhol et que ce dernier s’est appuyé sur les structures culturelles du Pop Art pour non seulement se lancer sur la scène artistique new-yorkaise mais aussi faire évoluer ses productions en fonction des besoins de ces structures. Arthur Danto explique par exemple que Warhol avait été interloqué par, pour ainsi dire, « l’avance » que Roy Lichtenstein avait sur lui : « Warhol se rendait régulièrement à la galerie Castelli, où étaient exposés les artistes qu’il admirait le plus16. C’était la galerie, où il aspirait à avoir sa place. Lors d’une de ses visites, il découvrit qu’il n’était pas seul : d’autres avaient emprunté une voie très proche de celle qu’il tentait de suivre. [Ivan] Karp lui montra les œuvres de Roy Lichtenstein, qui venait de rejoindre la galerie. / Warhol fut abasourdi : un autre peignait des bandes dessinées et des icônes publicitaires. »17 Ainsi, un peintre qui reprenait des images publicitaires, mais aussi des images de comics, comptait déjà parmi les artistes de la galerie de Léo Castelli qui était, comme on le sait et comme on le voit, à la pointe de l’art contemporain – qui en était, au même titre que les artistes eux-mêmes, un des acteurs. Il fit alors évoluer son art de manière radicale : il expurgea de ses tableaux les reliquats expressionnistes qui les caractérisaient encore. Suivant les conseils d’Emile de Antonio, il élimina les coulures18. Un autre paramètre s’avéra fondamental : alors que, précise Danto, « Lichtenstein s’adressait à un public extrêmement raffiné », Andy Warhol comprit qu’il fallait s’adresser au plus « grand nombre ». Ce « plus grand nombre », en fait, ne l’est pas : il ne s’agit pas de l’Américain « moyen », mais, à New York, plutôt d’une jeunesse « émergente », c’est-à-dire aisée et avide de nouveautés, attentive aux messages publicitaires, bref une « middle class » en passe de prendre, après mai 68, les rênes des institutions, sinon politiques, du moins économiques. Cet appui sur ce « grand public » restera un des principaux amers de Warhol toute sa carrière.

Mais Andy Warhol (cela a été abondamment commenté) ne se restreint pas aux « mondes de l’art ». Ou plutôt, issu du monde de la publicité (ce pour quoi, comme dans une variante de racisme classiste, il sera toujours très critiqué par certains acteurs conservateurs du monde de l’art), il sait qu’il s’imposera aussi – et surtout – grâce à l’argent, en s’appuyant sur le monde des affaires. En cela, du reste, il ne fait que privilégier un des mondes mêmes de l’art : celui du marché. Produit d’une démocratie industrielle (c’est-à-dire d’une démocratie à l’ère industrielle), c’est, dès les années 50, en tant que publiciste, qu’Andy Warhol connaît un certain succès. Il remporte un premier prix pour sa publicité pour les chaussures I. Miller et un second, pour l’ensemble de ses publicités, en 1957. Il fonde alors une société gérant les commandes publicitaires et, en parallèle, expose dans des galeries (sa première exposition a lieu en 1952) : dès le début, la création et les affaires sont inséparables.

Mai 68, moins qu’une révolution, a été une résolution des discordances entre structures économiques et structures sociétales

Mais c’est dans les années 60 que la « conversion »19 a lieu. Plus qu’une conversion, nous interpréterions davantage le changement qui a lieu alors comme un premier accomplissement. Andy Warhol trouve en effet la formule qui fonctionne et connaît le succès. En quoi consiste cette formule ? Dans le principe, en un ajustement du produit artistique avec la société de consommation qui se redéfinit alors. Les événements des années 60 sont connus : début de reconnaissance politique pour certaines « minorités » (les Noirs et les femmes), phénomène para-révolutionnaire de mai 68. Dans ces deux cas, l’évolution se lit davantage comme un accroissement du territoire capitaliste que comme une amélioration des conditions de vie de certaines catégories oppressées (même si, même maigres, améliorations il y eut alors). Il faut comprendre les événements de 68 non pas comme un renversement d’un ordre social injuste, mais plutôt comme une mise à jour d’un ordre social devenu désuet par rapport aux nécessités du marché. Les événements de 68, on le sait, ont touché surtout une population néo-bourgeoise dont les potentialités économiques ne pouvaient pas se réaliser dans l’agencement politico-moral en place. Car qui n’avait pas d’argent n’en a pas eu davantage après 68. Qui était exclu de la société n’y a pas été intégré : l’appareil s’est ajusté, il est devenu plus efficace, c’est-à-dire plus redoutable, il n’a pas été renversé.

En quoi Warhol accompagne cet ajustement ? Il l’accompagne, dans le milieu artistique (où il est déjà introduit et, sinon connu, du moins reconnu), en rendant l’art populaire. C’est-à-dire en réconciliant la consommation de masse avec la production artistique. Ce que personne n’avait tenté de faire, ou réussi à faire20. Andy Warhol sait qu’il y a encore trop « d’art », c’est-à-dire de réflexion critique, chez Jasper Johns, et cherche à simplifier le plus possible les images à la suite de Rosenquist et surtout de Lichtenstein. Devant des œuvres qui mettent à mal les critères esthétiques traditionnels, les critiques d’art (c’est-à-dire l’institution) sont hostiles, mais le public, jeune surtout (celui qui l’accompagnera à la Factory, auprès du Velvet Underground), lui, est enthousiaste. Cela ressemble à un paradoxe : en jouant le jeu de la société, Andy Warhol devient contestataire. En fait, il ne l’est pas, mais semble l’être : c’est le piège qui touche toute culture populaire qui se croit ou se veut « rebelle » ou « contestataire ». Theodor Adorno, puis Guy Debord, parmi d’autres, ont longuement analysé ce phénomène qu’on désigne couramment comme la capacité de « récupération » de la société spectaculaire-marchande des critiques et des attaques dont elle fait l’objet. Les contestations, loin d’apporter une émancipation des individus par un changement des rapports humains (abolition de la Valeur), ont plutôt l’effet d’un assouplissement des technologies de la domination et donc d’un renforcement de la domination elle-même. Pour le dire autrement : alors que nous croyons nous émanciper, nous perdons en fait l’acuité du sentiment de notre soumission, et notre force d’émancipation. Andy Warhol, s’il n’a pas réussi à échapper à cette domination qui l’écrasait, a non seulement cherché toute sa vie à y échapper (notamment en voulant s’identifier au système, pour ne plus le subir), mais en plus a déployé une force créatrice stupéfiante qui nous permet de mieux cerner les processus de domination de la société capitaliste culturelle.

Le « business plan » d’Andy Warhol

En effet, si certains critiquent l’art d’Andy Warhol, et le limitent au rôle d’un publicitaire talentueux, la plupart des critiques et des commentateurs, qu’ils blâment ou qu’ils louent, minimisent, au nom d’une certaine définition de l’art, un aspect fondamental de la « technique » d’Andy Warhol : le business. Or, il faudrait, dans la lignée des travaux d’un Pierre-Damien Huyghe21, étudier cette modalité de la production artistique qui consiste en la prise en compte par l’artiste lui-même des moyens financiers au sein de véritables entreprises qui s’apparenteraient à la bottega renaissante (nous pensons bien sûr, dans la droite ligne de Warhol, au très médiatique Jeff Koons).

En 1964, fort de ses succès, Andy Warhol crée la célèbre Factory. Si l’on relève habituellement ce que cette appellation sous-entend en terme de « production » (puisque factory n’est pas la « fabrique », euphémisme pittoresque, mais bien l’« usine »), plus rares sont les analyses qui portent sur ses structures financières. D’abord au cinquième étage du 231 East sur la 47e rue, où l’ambiance est encore très « underground » (les murs étant recouverts de peinture argentée, on l’appelle la « Silver Factory »), en 1968 (justement), elle se déplace au sixième étage du 33 Union Square West, où, le 3 juin de la même année, Valerie Solanas tire sur Andy Warhol et le blesse grièvement. Première ironie tragique : alors que Warhol cherche à privilégier la froideur de la création, et d’insister sur la déshumanisation de l’acte créatif, la composante humaine pathétique s’impose dans toute sa violence. De plus, on peut interpréter cet événement comme une forme de consécration, dans le milieu spectaculaire, de la réussite d’Andy Warhol : il a atteint un niveau d’abstraction de sa personne qui en fait une « idole », une « star », en proie aux cristallisations névrotiques iconoclastes. Cette consécration prend, dans cette tentative d’assassinat, une valeur « sacrificielle » (comme ce fut le cas pour John Lennon par exemple) : l’artiste, ayant accédé au rang de « star », voué à la société, dépossédé de lui-même et de sa vie, doit être intégré à la société inhumaine par sa négation en tant qu’individu. Andy Warhol canalise les aspirations et les frustrations de qui ne parvient pas à se faire accepter par la société spectaculaire (c’est le cas de Valerie Solanas). Cet incident, qui n’a heureusement pas abouti, accélère la « professionnalisation » et l’« institutionnalisation » de la machine warholienne (mise en place d’un système de sécurité, de laissez-passer, d’une véritable bureaucratie). Pourtant, la réussite est moindre. Ou, du moins, la charge provocatrice des œuvres de Warhol a diminué. S’il poursuit sa course avec la logique spectaculaire-marchande, la dissémination du capitalisme, désormais unifié avec la culture industrielle, ne permettait plus de coups d’éclat aussi frontaux que ceux qui avaient fait le succès de Warhol dans les années 60, et Warhol ne peut plus, alors, que consolider (ou solidifier) sa propre structure artistico-productive. Arthur Danto, tout en apportant quelques nuances, le confirme :

Le passage d’une Factory à l’autre entraîna une différence majeure dans la manière dont on concevait la production de l’art, et donc dans le genre d’art produit. En 1968, cette différence s’était déjà institutionnalisée, plusieurs mois avant que Solanas n’appuie sur la gâchette, début juin. Andy était devenu un cadre supérieur qui agissait en businessman de l’art, ce que symbolisait la deuxième Factory, en quelque sorte, avec son aura professionnelle, ses bureaux à plateau en verre, ses machines et ses téléphones imposants. Il considérait toujours avoir renoncé à la peinture pour se consacrer avant tout à la réalisation de films. Ses avocats travaillaient à donner un statut juridique à Andy Warhol Enterprises. S’il devait y avoir des peintures à l’avenir, elles seraient au regard de la loi la production non pas d’Andy Warhol artiste, mais d’Andy Warhol Enterprises S.A., même siles détails concrets restaient à préciser.22

Après le cinéma, Andy Warhol fait de la télévision. Il cherche à coloniser d’autres domaines de la société spectaculaire-marchande dont, cependant, seuls les professionnels détiennent désormais les codes complexes. Le succès est mitigé, et Andy Warhol, qui mourra en 1987, revient à la peinture, et même, dans un dialogue avec Léonard de Vinci, à la peinture religieuse… Malgré son énergie débordante et ses tentatives multiples, ce sont ses coups d’éclat des années 60 qui restent surtout en mémoire, et qui font, aujourd’hui encore, sa gloire. Il y a donc une assimilation entre les œuvres de Warhol et le personnage lui-même. En cela, Warhol a réussi à atteindre son but : célébrité, richesse, dépersonnalisation. Cependant, ontologiquement, voulant s’identifier à la société inhumaine pour en être accepté mieux que personne (ou autant qu’il voulait), il a dû payer le prix d’une abstraction de lui-même qui aurait pu lui être fatale : et c’est encore tragique.

La banalité du tragique : de l’icône à la remise en cause de la dichotomie original/copie

La banalité tragique du suicide de Marylin Monroe

La banalité du tragique peut s’appréhender d’au moins deux manières : à travers les œuvres d’Andy Warhol, et à travers le monde de la Factory.

L’ambivalence du rapport d’Andy Warhol à la société dans laquelle il vit est fascinante. Ouvertement critique à certains égards, notamment dans la banalisation de la violence des images (notamment avec la série des Deaths & Disasters qui, comme toujours dans l’œuvre de Warhol, accompagne autant qu’il consigne un phénomène), ses œuvres peuvent apparaître aussi bien une célébration qu’une critique de cette société. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple des tableaux de Marilyn Monroe de l’année 1962.

Le 5 août 1962 que Noma Jean Mortenson – Marilyn Monroe – se suicidait. On sait que la jeune femme vivait difficilement l’écart entre qu’elle pensait (ou voulait) être et son image sociétale. Au mieux, « symbole » (de la séduction plus, à bien y réfléchir, que de la beauté), au pire (au plus vrai) « produit ». Warhol, en décidant d’utiliser son image pour ses sérigraphies, accomplit la logique d’un mouvement qu’il avait initié une décennie plus tôt, et que le passage par la Bouteille de Coca-Cola et la soupe Campbell, aussi bien que par les Deaths & Disasters, pouvait enfin permettre. En utilisant des produits inanimés de consommation courante et des images de journaux, Andy Warhol avait conduit le public à accepter, non seulement visuellement, mais surtout moralement, l’utilisation de l’image de Marilyn Monroe : il avait fait basculer la tragédie humaine dans le marchandising. Non pas, bien évidemment, qu’il fût le responsable de cette déshumanisation (tout le système de production, depuis au moins la Traite des Noirs, profitait de la légèreté humaine), mais il a été l’individu qui, dans le contexte artistique occidental, a célébré la tragédie humaine comme sacrifice nécessaire de la société dite de « consommation ». Ce qui se répète régulièrement avec d’autres « stars », notamment dans la musique (Jimi Hendrix, Jim Morrisson, Janis Joplin, John Lennon et Kurt Cobain surtout, ou encore Amy Winehouse, pour ne citer que quelques exemples célèbres). « L’assassinat de Kennedy » est un autre exemple de sacrifice typique de notre société23. Andy Warhol vivait lui-même, on l’a expliqué, cette dichotomie entre être-soi24 et image de soi. Il n’est pas question de juger la sincérité de l’émotion d’Andy Warhol face au suicide d’une de ses idoles. Mais si on peut interpréter le procédé de représentation de Marilyn comme une sacralisation d’une figure profane, que les contrastes forts des couleurs outrées symbolisent le drame intérieur de l’actrice autant que la violence du processus spectaculaire de starification (de déshumanisation de l’individu), ou encore que la sérigraphie permet, dans la perte qualitative des copies successives, un effet mélancolique, voire fantomatique presque romantique, il n’en reste pas moins que ce qu’on voit n’est pas Marilyn Monroe, mais la Marilyn de Warhol – et donc un « produit » warholien. Warhol, en utilisant l’image de Marilyn, sert sa propre cause d’artiste : il nourrit son propre succès. C’est pourquoi il ne prend que des icônes de la culture commerciale ambiante (Liz Taylor, Elvis Presley ou encore Debbie Harry, Jane Fonda, etc. – la liste est longue…), et même s’il prend des inconnus, ce sont des inconnus qui aspirent à la gloire, et qu’Andy Warhol veut rendre célèbre (les Warhol Superstars). Sinon, ce sont des portraits mondains, dans la tradition monnayée du portrait…

Idole, donc, mais idole bafouée. La transgression – si transgression il y a – est trop subtile pour que la portée critique soit entendue : c’est la célébration qui prime. Warhol se confronte au monde, cherche à le dominer, y parvient par des moyens qui font qu’au moment même de sa victoire, intégré par la société qu’il voulait dominer, il perd ce monde. Cette déperdition est la marque même du tragique.

Drames à la Factory

Tragédie aussi, cette scène de la Factory qui était tout sauf une « usine » froide : elle grouillait de personnalités, d’individus en rupture de ban et en quête de reconnaissance. Une tragédie est d’abord une pièce de théâtre, et dans le théâtre de la Factory, comme dans la fameuse pièce de Jean Rotrou, Le Véritable Saint Genest (1646), les acteurs se prennent pour leurs rôles et en meurent.

Nous avons rapproché Warhol et Rimbaud. A priori deux opposés : Rimbaud le pur contre Warhol le corrompu. Mais les deux hommes ont tout deux, cherché par la création, à être-au-monde. Comme pour Rimbaud, l’angoisse et la « nostalgie » (qui étaient déjà celles d’un Musset – bien que Rimbaud l’abhorrât – dans Un Enfant du siècle, comme archétype d’un passé mythique ou fantasmé – à l’opposé des « fantômes » de Warburg qui peuplent, si on veut, notre Jadis) se maquillent à la Factory de jeu, et on pourrait croire à une grande fête, à une grande insouciance. Mais c’est tout le contraire : il y a une tristesse profonde, et souvent un désespoir authentique dans l’univers warholien qu’est la Factory. L’utilisation des procédés spectaculaires-marchands (provocation, publicité, détournement, etc.) s’apparentait encore à une tradition tardo-dix-neuviémiste, c’est-à-dire à une forme de « suicide » rimbaldien, puisque le processus de récupération de l’œuvre (ou du « produit » en général) par le système était le principe même, pour Warhol, de sa propre exposition. Cela revenait à dire que malgré toutes les marginalités (drogue, liberté sexuelle, travestissement…), le système finissait toujours par écraser et faire converger les différences vers un point centralisé, celui du pouvoir – économique, idéologique : c’est-à-dire l’« essence ».

Peut-être ne suffit-il que de cette analyse pour démontrer la teneur nostalgique-conservatrice du Pop-Art d’Andy Warhol et de la Factory. Mais il ne faut pas s’arrêter là : plus que la nostalgie, il y a une véritable mélancolie de l’art d’Andy Warhol. En s’inscrivant au sein même de la société nouvelle (d’après-guerre), c’est-à-dire en épousant son principe essentiel, Andy Warhol ne pouvait plus que produire une œuvre fondamentalement mélancolique. En effet, il se constituait prisonnier de cette société qu’il savait néfaste mais qui lui offrait, en échange de son propre sacrifice, le luxe. Cette lumière spectaculaire désubstantialiserait, déréaliserait tout ce qu’il toucherait. Il le savait, et creusait le processus même de cette désubstantialisation comme pour en sonder le gouffre. À moins qu’image de soi-même, il finit par ne plus avoir la possibilité d’être-au-monde différemment que de manière désubstantialisée.

Qu’on regarde à présent celles et ceux qui l’ont accompagné, et qui portent le nom – sériel encore – de « warhol superstars » : on sera sûrement étonné, si on l’ignorait, de la charge émotive, et parfois tragique, que cet univers dégageait : déchéances ou suicides d’Andrea Feldman, de Paul America et de Fred Herko, « accidents » de Candy Darling, d’Eric Emerson, de Nico ou encore d’Edie Sedgwick. Les survivants ne sont plus que des devenir-fantômes d’une nostalgie incarnée et travestie. Pas de recherche de « renversement » de l’ordre établi, mais un abandon à cet ordre des choses qui s’apparente davantage à une soumission (presque, encore une fois, un « sacrifice ») qu’à une manière de profiter du système. En voulant devenir une machine, Warhol cherche à accompagner le processus de déshumanisation de la société contemporaine, et, donc, à échapper à sa charge destructive. Plus encore : en voulant que l’œuvre échappe à l’authenticité que lui procure la main de l’artiste, Warhol expérimente les limites de toute la modernité. Loin d’être un badinage, il se confronte, seul, à l’Histoire. Ce qui advient, c’est que l’aura se déplace encore : de l’œuvre au moyen de production, du moyen de production à l’artiste lui-même. Comme le souligne Walter Benjamin : « à l’unicité de ce qui apparaît dans l’image, le spectateur tend à substituer l’unicité empirique du créateur ou de son activité créatrice. »25 L’aura perdue est remplacée par l’artiste lui-même, dernier gage de la réalité. Mais le processus de diffusion de l’art et de l’artiste passe nécessairement par l’abstraction des images : si le hinc et nunc ne peut plus être représenté que par l’artiste-star lui-même, c’est au prix d’une abstraction qui, tout en se déclarant le dernier garant de l’authenticité, achève de ruiner toute possibilité d’authenticité. Nouvelle tragédie. Si nous voulions frapper les esprits, nous écririons qu’après la perte de l’aura, Warhol en signe la mort. Pour preuve : alors que, selon Walter Benjamin, en photographie le portrait était la dernière niche de cette aura mise à mal par la reproduction technique, le portrait sérigraphié de Warhol, par le passage du polaroid à la sérigraphie, porte atteinte au principe même du hinc et nunc, authenticité autant de l’artiste que du modèle. Et même si la sérigraphie, pour être précis, présente l’ambiguïté de demeurer un système de reproduction artisanal et limité (de la manière dont Warhol utilise cette technique, en laissant se boucher la trame de l’écran au fil des passages, il ne peut obtenir qu’un nombre limité de copies, ce qui, en toute discrétion, et comme un ultime scrupule ou une énième ironie, laisse à l’œuvre – finalement – une possibilité, même infime, même mélancolique, d’unicité). Mais ce détail, aussi complexe et passionnant puisse-t-il apparaître, n’entrave pas la marche forcée de l’œuvre d’art vers sa reconnaissance en tant que marchandise. Andy Warhol, en tuant l’aura (ou en en consignant tragiquement la mort dans la société spectaculaire-marchande), expose le fait que l’œuvre d’art n’est plus qu’un « produit ». Pour le dire autrement, l’art n’est plus et ne peut plus être que commercial, à partir du moment où il est reconnu comme tel dans les mondes de l’art. C’est sans doute cela la tragédie ultime.

Contre l’essentialisme ou le renversement du platonisme

Pourtant, nous ne pouvons nous arrêter à ce constat terrible. En effet, à partir du moment où l’art institutionnel ne peut plus être que commercial, où l’artiste ne peut plus être qu’institutionnel et un rouage de la Valeur, bref à partir du moment où le système se réalise lui-même, il s’écroule à son tour – ou, du moins, permet d’apercevoir sa propre finitude. Ainsi, Andy Warhol permet d’entrapercevoir le dépassement du système capitaliste par sa négation radicale26. S’il ne nous est pas permis de développer ce point dans le cadre de cet article, nous voudrions cependant nous arrêter sur une des prémices du processus : le renversement du platonisme.

Bien sûr, nous n’affirmons pas l’équivalence du platonisme et du capitalisme. Mais nous proposons d’analyser dans le capitalisme ce qui prend appui sur une pensée platonicienne (ou néo-platonicienne). Historiquement, dans sa mise en place à partir d’une pensée positiviste, qui elle-même s’est appuyée sur une tradition kantienne des Lumières, qui elle-même s’est construite à partir de Descartes, et de l’humanisme renaissant27. Logiquement, à partir d’un double postulat d’abstraction des réalités matérielles (la finance s’appuyant sur une tradition idéaliste) et d’une copule croissance-progrès dont l’héritage complexe pourrait être résumé à un néoplatonisme chrétien renaissant (Marsile Ficin) et, avant cela, plotiniste (Plotin a vécu au IIIe siècle)28. Le renversement du platonisme (c’est-à-dire non pas un abandon des idées platoniciennes, ce qui paraît aussi grossier qu’absurde, mais une analyse critique du platonisme) ouvre donc la voie à un renversement du capitalisme (compris comme Valeur). Et c’est chez assez logiquement Andy Warhol qui nous permet le mieux d’illustrer les enjeux d’un renversement du platonisme.

Rappelons que ce renversement du platonisme est une mission que s’est assignée Nietzsche et que Gilles Deleuze rappelle dans Logique du sens : il s’agit d’abolir « le monde des essences et le monde des apparences »29. Or, ce que Warhol fomente, avec une ironie socratique, dans ses différentes « séries », est justement cette double récusation à partir de la négation de l’inégalité entre simulacre et modèle (distinction au principe même de la théorie platonicienne des Idées30). Comment cela se manifeste-t-il ?hol ? Dans son investigation des potentialités de divergence (sa « recherche du temps perdu » – titre, ô combien significatif, d’une de ses œuvres), Warhol ne fait que buter contre le modèle, sans faire émerger les simulacres : le portrait multiplié de Marilyn demeure une copie-icône ; la série de la chaise électrique a même l’effet pervers (et assumée par Warhol) d’en faire l’éloge par sa puissance réactualisée, plutôt que d’en dénoncer la banalité inacceptable. Il n’y a pas d’opposition avec des simulacres-phantasmes : il n’y a que des fantômes. Un tableau à partir du portrait du Christ par Léonard, conservé dans les musées du Vatican, est à ce titre très intéressant. Sur un fond blanc, simplement la ligne noire de contour de la figure du Christ (la silhouette). Mais à un premier contour est ajouté, avec quelques millimètres de décalage, un deuxième contour, identique au premier. Un jeu d’optique est ainsi créé par la superposition des copies qui fait vibrer, comme dans certaines œuvres de l’Op art, l’image. Image, comme toujours chez Warhol, ambivalente (ou même simplement ambiguë), puisque, tout en s’inscrivant dans la tradition de l’art chrétien (le tableau est conservé dans le département d’art contemporain au Vatican), la puissance sacrée est simulée par un jeu minimaliste d’optique… Le sacré est intégré au monde profane, marchand : il est annihilé.

Mais il ne faut pas se contenter de cette première impression et rappeler qu’Andy Warhol est toujours resté chrétien (il était issu d’une famille catholique ruthène, attachée – cela n’a pas manqué d’être relevé – à la tradition iconique) et a même demandé à être enterré selon le rite catholique : on ne peut donc restreindre cette toile à un jeu ou (cette fois-ci non plus) à une forme d’échec. Par son sujet, par sa simplicité, par ses antécédents (les expériences sur les pouvoirs de l’image par le publiciste qu’était Warhol), et même par cette recherche d’un effet, ce tableau s’inscrit dans la tradition de l’icône. Copie-icône ? Warhol, sans aucun doute, le voudrait. Car c’est justement cet effet recherché qui révèle l’aporie de la posture warholienne : la volonté de réinvestir d’une aura l’œuvre d’art, et ici plus particulièrement, de faire œuvre sacrée (nous sommes en face d’un très bel exemple de Kunstwollen), se réduit à un procédé technique qui interdit toute transcendance. Non pas parce que procédé serait « médiocre » (le dévoilement par le rideau n’a rien d’exceptionnel en soi), mais parce qu’il s’inscrit dans un dispositif, dans un agencement spectaculaire à la fois synchronique et diachronique, vertical et horizontal, ou si l’on veut, « événementiel » et « historique ». Événementiel car c’est une œuvre parmi les autres dans un complexe muséal qui, du reste, renferme un nombre important de chefs-d’œuvre officiels ; historique parce que la réception de l’icône répond à des critères précis, et le spectateur peut d’autant moins honorer les conditions qu’il est la construction, en tant que sujet historique, de la désacralisation et de l’histoire de l’art (on ne peut plus penser l’icône, par exemple, de la même manière depuis Malévitch). Ainsi, encore une fois, et de plein fouet, Warhol se heurte à la représentation de l’image sacrée par les procédés industriels de reproduction. Le Vatican, du reste, ne met pas en évidence cette œuvre (nous n’avons, par exemple, trouvé aucune image sur Internet).

Pourtant, là non plus, nous ne devons pas nous arrêter à cette énième impression d’échec. Car, sans conteste, Andy Warhol était conscient de ne pouvoir produire une icône, surtout par ce procédé un peu vulgaire : son ambition n’en était pas moins grande, et peut-être beaucoup plus orgueilleuse (hubris tragique), puisqu’il voulait, dans les conditions qui étaient les siennes (chef de file du Pop Art, producteurs de musique, de films, de publicités, etc.), produire une œuvre d’art sacrée en sachant qu’elle rentrerait dans la tradition séculaire de l’art sacré. Il entendait rivaliser ainsi avec l’artiste dont il copiait l’œuvre : Léonard de Vinci. C’est par un procédé qui avait entériné son propre succès qu’il cherchait à faire une œuvre d’art qui rentrait dans la catégorie de l’art sacré. Le tableau se réduit donc, formellement, à un simple jeu – qui n’est toujours pas, cependant, une « plaisanterie », mais plutôt une mise en scène théâtrale totale (puisque comprenant l’objet, le sujet, et les agencements symboliques et sociétaux) dans un monde reconnu comme un monde de l’illusion (pourrait-on aller jusqu’à établir une analogie – ou même une continuité – avec le baroque contre-réformiste ? La Réforme n’était-elle pas, avant d’être dévoyée en un affranchissement par rapport à l’ordre économique imposé par Rome, une remise en cause de l’argent ?). Cette œuvre, chrétienne, renouerait alors avec le profond nihilisme que ne cesse de dénoncer Nietzsche et qu’on pourrait résumer par l’acceptation volontaire, et presque enthousiaste, du désespoir face à un monde dont il n’y a rien à attendre, le salut ne pouvant que se produire dans l’au-delà (échapper à la société spectaculaire-marchande). Loin de la fête new-yorkaise, les cimaises du Vatican exposent, dans l’ombre et l’oubli, le désespoir du « Pope » du Pop Art – l’échec annoncé d’une tentative d’échapper à un monde régi par un paradigme platonicien.

Sur un plan technique, l’usage privilégié de la sérigraphie31 est à ce sujet significatif : nous sommes entre l’artisanat et le refus de l’industrialisation. Plutôt que de choisir une impression en offset, Warhol préfère une technique artisanale qu’il contribuera à diffuser. C’est dans le choix même de cette technique que réside toute portée symbolique duPop Art warholien : il préfère encore les aspérités à l’aseptisation d’une impression commerciale, la tâche humaine (même si, comme chez les artistes conceptuels dont il se rapproche par plusieurs aspects, il délègue à des collaborateurs la réalisation – ce par quoi, du reste, il échappe à la contradiction que nous avons relevée plus haut à propos de l’artisanat comme « alternative » à l’art) au produit sériel, et d’une certaine manière, la main à la machine autonome. Contrairement à ce qu’on prétend, jamais Warhol n’a totalement abandonné les coulures et les tâches de ses premières toiles : on les retrouve avec la sérigraphie. Par ailleurs (et ce n’est pas qu’un détail), la sérigraphie ne peut donner qu’un nombre limité, voire très limité, de « copies ». Toutes les copies, de plus, seront différentes à cause des aléas induites par les manipulations : insolation, encres, température, geste (raclage), etc. C’est donc encore dans l’unicité de l’œuvre d’art (même si elle est reproduite à plusieurs exemplaires, comme le sont déjà beaucoup d’œuvres de la Renaissance et du XVIIe siècle au sein de la « bottega ») que réside la valeur du Pop Art (la cote de Warhol reste par ailleurs élevée, bien que le goût actuel ait quelque peu changé). Par là, nous retrouvons la réflexion de Deleuze et du platonisme. Car renverser le platonisme signifie – : faire monter les simulacres, affirmer leurs droits entre les icônes ou les copies. Le problème ne concerne plus la distinction Essence-Apparence, ou Modèle-copie. Cette distinction tout entière opère dans le monde de la représentation ; il s’agit de mettre la subversion dans ce monde, ”crépuscule des idoles”. Le simulacre n’est pas une copie dégradée. Il recèle une puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction.32

C’est un renversement complet des valeurs et des « modèles » visuels que ne peut pas supporter une création inscrite dans le jeu des institutions, sinon au prix d’une lourde mélancolie, d’un nihilisme qui s’ignore (ou qui s’achève en condamnation et/ou en suicide). C’est se perdre, non pas dans le labyrinthe, mais dans les jeux de miroir (le palais des glaces), c’est nourrir la nostalgie d’un lieu qui n’a jamais été. Le savoir visuel n’est ni gai, ni inquiet, il est déprimé : ce n’est plus un « effondement » mais un affaissement.

Conclusion : « artiste », un statut institutionnel – ou la création contre l’art

Nous espérons ainsi avoir démontré qu’Andy Warhol était un artiste tragique. En cherchant à transcender les limites de l’art et de la réalité, il se confronte au problème d’une révolution qui ne vient jamais, sinon dans le sang et au prix de nouvelles dominations33. La tragédie warholienne peut être ainsi résumée : la distanciation vis-à-vis d’une domination ne permet pas de s’affranchir de cette domination, elle n’en donne qu’une conscience plus aiguë et, de fait, souvent plus douloureuse. L’utilisation du narcissisme pour devenir célèbre est une distanciation vis-à-vis du narcissisme qui ne permet pas à Warhol de s’en libérer.

Il y a, enfin, un véritable hybris warholien. En se voulant une machine, en se voulant l’égal de la société inhumaine qui dirige les humains, Andy Warhol ne voulait rien moins que transcender sa condition d’homme. La célébrité ne lui suffisait pas. On ne peut limiter Andy Warhol à une figure de l’imposteur. Encore moins à celui d’un petit artiste. Cette pulsion de démesure qui le caractérise, sans être un critère suffisant ni exhaustif pour redéfinir sur des critères non marchands et non institutionnels la figure de l’artiste, fait qu’Andy Warhol s’inscrit dans une certaine lignée, et non pas des moindres : celle qui court de Michel-Ange à Picasso. Warhol permet, on l’aura compris, non pas d’élargir le concept d’art, mais de le mettre en question. Car s’il y a (au moins) deux héritages directs de Warhol (d’un côté des artistes comme Jeff koons ou Damien Hirst, de l’autre le monde quotidien des « graphistes », anciens publicitaires et nouveaux artistes du capitalisme), il y a aussi un héritage indirect qui permet de mieux prendre en compte le fait que le véritable artiste ne peut plus s’appeler « artiste », et que pour changer la société, il sera prêt à être emprisonné et qu’il cherchera à abattre la Valeur. Comme un Piotr Pavlenski mettant le feu, en octobre 2017, anniversaire d’une révolution, place de la Bastille, lieu d’une révolution, à la Banque de France.

Bibliographie

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1Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer, in Poésies, Une Saison en Enfer, Illuminations, Poésie/Gallimard, Paris, 1973, p.42.

2Pour ce rapprochement, a priori contre-intuitif, entre Warhol et Rimbaud, plaide aussi la dialectique de la fascination et du rejet des deux artistes vis-à-vis de la société qui était la leur. Après avoir vécu à Paris et à Londres, Rimbaud arrêta d’écrire, et s’il rejoint un monde non-occidental, c’était encore pour devenir marchand ; Andy Warhol, s’il ne cesse de proclamer sa fascination pour la société contemporaine, le fait avec une ironie qui rend à ce terme toute sa puissance, et dans une course effrénée qui ressemble fort à une fuite en avant. Cet article cherche à défendre et illustrer cette lecture particulière et, nous semble-t-il, originale de l’œuvre d’Andy Warhol.

3« Moins ça a de choses à dire, plus c’est parfait », interview réalisée par Gretchen Berg, citée par Hector Oblak, Andy Warhol n’est pas un grand artiste, Flammarion, Paris, 2001, p.82 ; « Si je peins de cette manière, c’est parce que je veux être une machine. », R.G. Swenson, Artnews, nov.1963, cité également par Hector Oblak, p.98. Nous voyons que nous interprétons ces citations et, en général, l’art d’Andy Warhol dans un sens diamétralement opposé à celui d’Hector Oblak.

4Selon une des acceptations les plus courantes – qui est autant un reliquat du Romantisme qu’une idée reçue – l’artiste, démiurge et prophète, échapperait à la situation de ses contemporains par sa capacité à donner une image du monde dans lequel il vit et à transformer ce monde par ses créations. Cette acceptation n’est pas la seule, mais elle est une des plus répandues, à travers le mythe du « génie » ou de la « vocation », comme l’a étudié Nathalie Heinich dans ses ouvrages, notamment dans La Sociologie de l’art, éditions La Découverte, Paris, 2001.

5On parle couramment de la première mondialisation autour entre 1870 et 1914. L’Empire romain était déjà une mondialisation. Sans doute, ces perspectives eurocentristes sont à renverser, mais nous les conserverons ici par commodité.

6Nous nous référons principalement à deux sources, liées entre elles, pour désigner la société dans laquelle nous vivons : d’un côté Guy Debord avec, surtout, La Société du Spectacle (Gallimard, Paris, 1996), de l’autre Anselm Jappe avec, surtout, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la Valeur (Denoël, Paris, 2003), et La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction (éditions La Découverte, Paris, 2017).Pour la bonne compréhension de cet article, même si de manière schématique, il est utile de rappeler que l’analyse debordienne porte sur la déshumanisation du monde par l’abstraction des rapports humains (« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des images », §4, La Société du Spectacle) et que la Critique de la Valeur analyse cette déshumanisation à partir d’une relecture de Marx (qui s’oppose au « marxisme ») en expliquant que la Valeur (qui est l’argent et la marchandise à leur niveau le plus abstrait) est devenue, avec l’évolution du capitalisme, un sujet à part entière, ce qu’ils appellent le « sujet automate ». La Valeur dirige nos vies bien plus que n’importe quelle politique, d’où l’impossibilité des États à s’opposer véritablement à l’ordre économique mondial. Du « spectacle » à la « Valeur », nous comprenons la pertinence de tels outils pour analyser l’art d’Andy Warhol.

7Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthétisation du Monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard, Paris, 2013.

8Ghérasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir, récital télévisuel, 1989.

9Une certaine modernité artistique pose la création de soi comme finalité idéale de l’art, de Lord Byron à Oscar Wilde en passant, bien sûr, par Charles Baudelaire : la figure du dandy en est le prototype. Et Andy Warhol a le flegme, le détachement, le soin de soi du dandy.

10Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Seuil, Paris, 1989. L’expression (dans un autre contexte) est présente dans le livre de Danto, Andy Warhol, p.59.

11Il faudrait, pour être tout à fait précis, opposer la « société » et « l’État », dans la lignée de l’essai de Pierre Clastres, La Société contre l’État (Les éditions de Minuit, 1974). La société, au contraire de l’État, n’instaure pas d’institutions dont le fonctionnement peut s’opposer à l’intérêt général. L’État est, étymologiquement et lexicalement, un « stans », une « station », c’est-à-dire une fixité, tandis que la société fluctue incessamment. Nous nous appuyons sur les ouvrages de Michel de Certeau, notamment L’Invention du quotidien (Folio, Gallimard, 1980). Le problème, cependant, se complexifie alors que l’État n’est plus l’instance qui prédomine (ou peut prédominer) sur la vie sociale, mais que c’est bien aujourd’hui le système économique – la Valeur. Cette « grande transformation » (pour reprendre le titre de Karl Polanyi) de la société nous fait privilégier, dans le cadre de cet article, l’opposition entre « société » (comprise comme « société du spectacle », « société spectaculaire-marchande ») et « individu », si l’on veut bien garder en tête que l’« individu » ne peut se définir et exister que par rapport à une communauté d’individus (c’est-à-dire qu’il n’est pas dans notre propos de valoriser l’individualisme par rapport à une communauté des individus).

12Ne serait-ce que par la reconnaissance d’Idées en soi qui transcenderaient les particularités historiques humaines, voire même l’humanité (ou pour le dire en termes sartriens, que l’essence précéderait l’existence).

13Pour les informations sur la vie d’Andy Warhol, nous renvoyons aux très nombreuses biographies sur le sujet. Nous puisons nos informations notamment chez Mériam Korichi, Andy Warhol (Gallimard, 2009).

14Nous ne pouvons plus ne pas faire référence au travail du sociologue Howard Becker quand nous employons cette expression.

15Nous renvoyons à Theodor Adorno sur cette notion. Il est notamment possible de consulter en ligne l’article de Theordor Adorno « L’industrie culturelle. In: Communications, 3, 1964. pp. 12-18. », disponible à l’adresse suivante : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1964_num_3_1_993 (consulté le 31/10/2018).

16Rappelons que les artistes qu’admirait « le plus » Warhol étaient Rauschenberg, Johns, Twombly. Il faut, à cet égard, rapprocher les œuvres du premier avec ses aînés, ce qui apparaîtra évident, sans l’avoir nécessairement été a priori (notre note).

17Danto, Ibid., p.32.

18Danto, Ibid., p.33.

19Danto, Ibid.,p.36.

20Si nous prenons l’exemple du mouvement anglais Arts & Crafts, animé par John Ruskin et William Morris, il s’agissait davantage d’une volonté de résister à l’industrialisation par le quotidien de chacun (mais les réalisations artisanales, ne pouvant échapper, une fois sur le marché, aux lois capitalistes, la tentative fut en partie en échec) ; et si nous prenons l’exemple du Bauhaus, l’esthétique avant-gardiste, proposée comme une avancée sociale, même s’appuyant sur des moyens de production industriels, n’a pas permis de rencontrer le succès escompté. Dans les deux cas, la volonté d’un changement sociétal est revendiqué. Ce qui n’est pas le cas chez Andy Warhol.

21Notamment Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, Circé, 2015.

22Danto, Ibid., p.124.

23Il faudrait aller plus loin dans cette analyse anthropologique du fonctionnement de notre société. La difficulté principale est le manque de distance qui ne permet que d’utiliser des schémas d’analyse permis par cette société même. Mais certainement on trouvera tout de même des analyses plus précises et plus pertinentes chez des spécialistes comme René Girard ou encore Georges Bataille.

24Nous utilisons par commodité l’expression « être-soi » : nous devrions utiliser la formule « devenir-soi », dans une acceptation nietzschéenne, c’est-à-dire épouser le mouvement qui nous fait (l’existence – en tendant vers une virtuosité d’être-dans-l’existence, d’étant). Puisque nous posons comme postulat l’absence de « nature humaine ».

25Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, Gallimard, p.19.

26Ce que, par ailleurs, expliquent de nombreux auteurs, d’André Gorz à, tout récemment, Annie le Brun dans Ce qui n’a pas de prix.

27On comprendra la difficulté, dans le cadre de cet article, de prouver cette généalogie. Nous renvoyons donc à Anselm Jappe, La Société autophage (La Découverte, 2017) et à Alain de Libera, L’Invention du sujet moderne, (Vrin, 2015).

28Nous renvoyons aux pages stimulantes sur la concomitance de l’apparition des abstractions philosophiques et de l’argent vers le VIe siècle avant J.-C. dont parle Anselm Jappe dans Les Aventures de la marchandises, au chapitre 4 : « Histoire et métaphysique de la marchandise », notamment à la sous-partie : « L’histoire réelle de la société marchande : l’Antiquité ».

29« Que signifie ‘’renversement du platonisme’’ ? Nietzsche définit ainsi la tâche de sa philosophie, ou plus généralement la tâche de la philosophie de l’avenir. Il semble que la formule veuille dire : l’abolition du monde des essences et du monde des apparences. », Gilles Deleuze, Logique du Sens, Les éditions de Minuit, 1969, p.347.

30« En termes très généraux, le motif de la théorie des Idées doit être cherché du côté d’une volonté de sélectionner, de trier. Il s’agit de faire la différence. Distinguer ‘’la chose’’ même et ses images, l’original et la copie, le modèle et le simulacre. », Ibid., p.347.

31Le mot, malgré les apparences, ne signifie pas « impression en série » : séri- vient du grec et signifie soie, car la maille des écrans étaient à l’origine de cette matière.

32Gilles Deleuze, Ibid., p.357 (Deleuze souligne).

33La teneur – et même la portée politique de l’art d’Andy Warhol mériterait qu’on s’y arrête plus longuement. Pas seulement à cause des portraits de Mao ou des emblèmes communistes, mais déjà pour la bouteille de Coca-Cola. « Ce qui est formidable dans ce pays, (…) c’est que les plus riches achètent en fait les mêmes choses que les plus pauvres. Le président des États-Unis boit du Coca, Liz Taylor boit du Coca, et, rendez-vous compte, vous aussi vous pouvez boire du Coca. (…) Aucune somme d’argent ne vous donnera un meilleur Coca que celui boit le clodo au coin de la rue. Tous les Coca sont pareils et tous les Coca sont bons. » (Ma philosophie de A à B, Flammarion, Paris, 1977, p.89-90). Dans ce passage célèbre, Andy Warhol semble faire l’éloge du système américain qui permettrait un rapprochement entre les différentes classes sociales. Mais ce passage se lit davantage comme la consignation d’une hypocrisie sociale permise par le système capitaliste américain : on s’émerveille de consommer les mêmes produits, mais le président restera le président et le clodo restera clodo. Rendre familiers les présidents, les riches, les patrons, c’est créer l’illusion qu’ils sont comme tout le monde alors qu’ils ont un statut différent. D’une certaine manière, la toile de Warhol nous rappelle cette différence fondamentale : le Président ou Liz Taylor pourront s’acheter la toile de Warhol représentant ce Coca commun, le clodo pas.

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