Épilogue – Critique radicale & impropriation

Marcel Proust, qui avait lui-même étouffé sa critique politique (forte dans Jean Santeuil) en une critique morale (quoique dès le début et jusqu’au bout dreyfusard), s’était fait l’analyste infaillible des sensations dans le temps de nos expériences. Enfant de la Révolution industrielle, il n’a pas manqué de saisir l’importance des incidences d’une chanson populaire sur notre vie. Il a eu encore ces lignes magnifiques : « Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. (…) Le peuple, la bourgeoisie, l’armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs, porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d’amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. (…) Tels arpèges, telle “rentrée” ont fait résonner dans l’âme de plus d’un amoureux ou d’un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher comme un cimetière ou comme un village. Qu’importe que les maisons n’aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s’envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l’autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci. »1 Faut-il se contenter de la beauté de cette nostalgie ?

Le problème est dans la réception. Kurt Cobain, souvent, jetait la pierre au public, attaquait les « faux fans ». Jamais, semble-t-il, il ne remet en cause son propre hermétisme, ses propres ambiguïtés. Et la première de ces ambiguïtés n’est-elle pas sa « mauvaise foi » au sens sartrien : jouer un rôle et s’y identifier. Croire qu’on ne peut y échapper. Incarner l’idole, le prototype de l’idole, de cet étalon vide mis en vedette, et de refuser de l’incarner. De refuser d’incarner l’idole, et de continuer à nourrir la machine de l’industrie culturelle. Car si Kurt Cobain répète sans relâche que le succès lui est pénible, n’a-t-il pas, d’abord, tout fait pour le connaître (il passe de Sub Pop à Geffen dans les conditions qu’on a vues) puis, ensuite (car entre le fantasme et la réalité, le hiatus est incommensurable), n’a-t-il pas nourri ce succès ? Et si nous lui reconnaissions des circonstances atténuantes, son jeune âge, ses addictions, ses illusions, à quel point était-il piégé par la machine ? Pourquoi ne pouvait-il pas s’en échapper ?

En posant ainsi le problème, il semblerait que soit incriminé Kurt Cobain lui-même. Mais ce problème interroge bien davantage qui le pose plutôt que celui à qui il est posé. Kurt Cobain n’étant plus là, et n’étant pas nous-mêmes Kurt Cobain, c’est notre image de Kurt Cobain que nous interrogeons, c’est notreréception de Kurt Cobain qui nous turlupine, c’est notre rapport à l’industrie culturelle qui d’un côté nous dérange, de l’autre nous ravit, qui est au centre de notre préoccupation et, bientôt, de notre angoisse. Nous voudrions sauver Kurt Cobain, sauver Nirvana de la machine industrielle, sauver les Sex Pistols, Georges Brassens, Rage against the machine, et les autres, mais justement, sans cette machine industrielle, ni Kurt Cobain ni Nirvana ni les autres n’auraient jamais été portés à notre connaissance, n’auraient même jamais existé. Et il en va de même pour tous nos goûts culturels. La culture qui nous amène les possibilités d’émancipation n’est que le produit du capitalisme industriel qui non seulement en assure la production autant techniquement que qualitativement, mais en assure surtout la diffusion qui in fine en constitue le contenu. The medium is the message2. Car il y a bien des musiciens qui échappent à l’industrie musicale, mais alors ils restent cantonnés à la sphère amicale, puis tomberont dans l’oubli des âges.

La question, on l’aura senti, déborde le cadre de la musique et s’énonce exactement de la même façon avec le cinéma bien sûr, mais aussi avec la littérature. Elle s’exprime de manière presque analogue avec les autres arts. Et c’est toute notre construction culturelle, celle qui nous est la plus chère car touchant à notre manière de sentir, qui est remise en question. Le vertige de cette remise en question, qui apparaît pour certains comme une remise en cause existentielle, peut effrayer, et quand elle n’effraye pas, elle agace : « Et alors quoi, nous devrions ne plus rien écouter, ne plus rien regarder, ne plus rien lire ? » Ce serait là concevoir le monde de façon binaire, et même manichéenne. Et cette manière binaire et manichéenne ne serait finalement qu’un argument des nerfs pour éviter de réfléchir, pour éviter d’avoir mauvaise conscience, et pour continuer à consommer paisiblement les produits de l’industrie culturelle tout en se croyant – et se revendiquant très critique, très libre-penseur, très libéré, très conscient. Illusion parmi les illusions. Car, en effet, si le geste de rejet de toute l’industrie culturelle est un geste sublime, il se condamnerait à une autre illusion : celle de croire qu’on peut vivre en dehors de toute construction sociétale commune. Ce qui est appelé « société individualiste » n’est qu’un mythe : il est le postulat de la possibilité d’une société qui pourrait exister sans que les individus n’interagissent entre eux. Or, même quand c’est par la violence et l’exclusion, l’interaction est là. L’ermite dans la forêt était abordé par les visiteurs, par les voyageurs. Saint Antoine a été visité par le diable. Il ne reste plus donc qu’une seule autre possibilité : la critique de l’industrie culturelle la plus clairvoyante, sans remise en cause inutile et hors propos de l’existence elle-même. Affronter la réalité sans pathos narcissique inutile. L’exigence sans fanatisme. Nous avons aimé ce qui est détestable ? Soit. Détestons-le. Nous avons cru à une rébellion par le punk, par le rock, par le rap. Soit, cela n’était qu’une illusion : il faut aller plus loin désormais.

Mais il ne s’agit là que de la part critique, c’est-à-dire analytique, celle qui veut entrevoir à partir du constat froid et sans complaisance du système, des voies nouvelles. Car dans le quotidien, nous sommes tributaires des contraintes. Celle, déjà, de ne pas devenir fou. Le pragmatisme (celui de William James, de John Dewey) peut servir de boussole : évaluer à l’aune de la pertinence du résultat la pertinence de l’énoncé. Et de ce pragmatisme qui, dans le même temps, permet une action directe et une prospective au long cours, qui s’inscrit dans le temps de l’Histoire (sans quoi rien n’est compréhensible) et dans l’urgence des situations, peut être judicieusement rapprochée une notion du sociologue Michel de Certeau : le braconnage culturel.

Le domaine institutionnel est une aire de codifications. Il impose des règles, et une série d’interdits qui sont, somme toute, quasiment impossibles à respecter dans leur entièreté. Ces contradictions, qui sont interprétées ordinairement comme des « failles » (si le domaine culturel en connaît, c’est la sphère judiciaire qui en est le plus clairement truffée), font en fait partie intégrante du système. Les failles permettent à la fois une flexibilité dans l’exercice de la répression de la part des institutions du pouvoir (il viendra assez vite en tête des exemples à chacune et chacun) et induisent chez les personnes qui doivent respecter les règles du système un sentiment de culpabilité constant qui les pousse à s’auto-surveiller, à s’auto-censurer, bref à intérioriser la répression, autant qu’un sentiment de malaise qui appelle à se réfugier dans l’autorité et empêche un épanouissement dans l’indépendance. C’est ainsi qu’il n’y a plus, dans la période actuelle, de développement de véritable modèle alternatif radical de fonctionnement de la société, et que tous les efforts se concentrent, malheureusement et à tort, sur une forme de résistance. Comme l’exemple topique de Kurt Cobain peut nous le montrer, plus on tire sur le nœud coulissant, plus on s’étrangle. Nous sommes sacrifiés sur plusieurs générations : les puissances régressives polluent le tissu social. Michel de Certeau et son équipe de sociologues, avec leur enthousiasme grisant, ont cependant mis en lumière des pratiques de « braconnage » dans ce milieu coercitif. C’est une forme d’appropriation, de « faire avec », de débrouille (de « système D »). La logique globale est renversée, et c’est peut-être un schéma à généraliser dans les luttes : les « résistances », les « braconnages », les débrouilles ne sont pas des îlots sur une mer d’interdits : ce sont au contraire les interdits, les territoires surveillés, les oppressions institutionnelles et capitalistes (la pandémie du Covid a montré l’imbrication exceptionnelle du système politique et financier3), qui forment des îlots de coercitions sur la mer des pratiques humaines toujours bouillonnantes, toujours délictuelles, toujours mobiles et modulables4. Les individus s’approprient ce qui leur est imposé, et le détournent par un usage plus ou moins décalé, plus ou moins impropre. Oui, impropre. Peut-être alors mieux vaudrait-il parler d’impropriation plutôt que d’appropriation. Non pas faire rentrer dans le « propre » (le proprius n’est pas le contraire du « sale », c’est d’abord étymologiquement notre « intériorité »), mais détourner de ce qu’on a voulu en faire. En l’occurrence (comme en général), il s’agit de rendre impropre à la consommation, d’échapper à la marchandisation, à l’argent, à la déshumanisation du système qui médiatise les rapports humains par l’échange marchand, ce qu’on peut appeler la Valeur. Et sans qu’il y ait de recette, de règle – par définition –, cette impropriation sera différente pour chacun, pour chaque groupe, dans chaque manière d’être-au-monde.

Faut-il oublier Nirvana ? De la même manière que Baudrillard appelait à oublier Artaud, c’est-à-dire en réitérant son geste plutôt qu’en adulant ce qu’il a fait. Faut-il oublier nos amours enfantines ? El Topo, le premier film d’Alejandro Jodorowsky (1973), s’ouvre sur une scène de cet ordre : le jeune garçon doit enterrer sa poupée et la photographie de sa mère morte. Puis le père l’oblige à achever un moribond dans un village ravagé par une razzia de bandits. Contrairement à l’admiration que Grail Marcus voue, dans Lipstick Traces (1989), aux groupes punks qui lui ont appris, dit-il, à s’ouvrir à la révolte et à la rébellion, on ne peut s’en satisfaire. Sans la remise en cause de ces modèles, de ces idoles, de notre admiration, l’engrenage n’a aucun intérêt. Au contraire même : il ne nous aura permis que d’embrasser d’un regard nostalgique et un peu condescendant les révoltes de toutes les jeunesses. Comme un vieux professeur paternaliste affirme à un élève anarchiste sur lequel il se projette sans le comprendre : « Moi aussi, quand j’étais jeune, j’étais marxiste… »

Quand on ne sacrifie pas à ce pénible désistement, à cette résignation, loin de sacrifier sur l’autel de quelque idole jalouse et exigeante, objective et fétichiste, on creuse encore plus profondément la nostalgie – la douleur de la terre perdue. Car il y a la perte. Le temps, l’enfance, et bientôt la jeunesse, et bientôt le reste. Qui a quitté la scène tôt a résolu cette angoisse. Pour les autres, l’expérience continuant il n’est pas obligé de céder à la pression, à la fatigue, à la peine de chaque jour. C’est la puissance à l’écoute de ces chansons qui est à cultiver, et non pas la nostalgie de cette puissance perdue avec ces chansons d’un autre âge. C’est la puissance qu’on soigne, qu’on nourrit, qu’on rengorge à force d’expériences et de réflexion. Sauver le folklore n’a d’intérêt que pour qui a abandonné, que pour qui a capitulé. D’autres chansons, d’autres manières de les créer, de les partager, de les écouter restent à inventer. Rien ne sert de vouloir sauver ce qui est perdu, penser et expérimenter est plus vivifiant, est plus vivant. Et cela, même s’il est à peu près certain que nous ne connaîtrons pas, dans le temps long de l’Histoire, d’autre système que celui dans lequel nous nous vautrons.

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Bibliographie

Sur Nirvana, Kurt Cobain, le grunge

COBAIN, Kurt, Journals ;

CROSS, Charles R., Heavier Than Heavier, A Biography of Kurt Cobain ;

EVERETT, True, Nirvana, the biography ;

GOLDBERG, Danny, Serving the Servant, remembering Kurt Cobain ;

MCDOUGALL, Chrös, Kurt Cobain alternative rock innovator ;

Never fade away, the Kurt Cobain story ;

SOULSBY, Nick, Cobain on Cobain, interviews and encounters ;

– I found my friends, the oral history of Nirvana ;

TOW, Stephen, The Strangest Tribe, How a Group of Seattle Rock Bands Invented Grunge, 2011;

YARM, Mark, Everybody Loves Our Town, History of Grunge.

Livres cités

ADORNO, Theodor et HORKHEIMER, Max, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1974 (1947).

ADORNO, Theodor, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz, Klincksieck, 1995 (1970) ;

Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 1980 (1951) ;

Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, 1962 (1958).

BENJAMIN, Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, édition comparée, comportant une nouvelle traduction par Lionel Duvoy de la 4eme version de l’essai (1936) et une traduction inédite des passages non conservés par Benjamin figurant dans la deuxième version de l’essai (fin 1935-février 1936), Allia, 2003 ;

JAPPE, Anselm, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, republié aux éditions La Découverte, 2017 ;

La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, 2017.

CERTEAU, Michel de, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, Gallimard, 1990.

DESPENTES, Virginie, King Kong Théorie, Grasset, 2006.

FOUCAULT, Michel, Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical, PUF, 1963.

KLEIN, Naomi, La Stratégie du choc : Montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, coll. « Babel », 2010.

LABRY, Manon, Riot Grrrls, éditions La Découverte, 2016.

POLANYI, Karl, La Grande transformation, Gallimard, 2009.

SCHOLZ, Roswitha, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Crise & Critique, 2019.

PROUST, Marcel, Les Plaisirs et les Jours, Calmann-Levy, 1896.

ZINN, Howard, Une Histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, Agone, 2003.

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1Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, chapitre 13.

2Marshall McLuhan, nom du premier chapitre de Understanding Media: The Extensions of Man (1964).

3Sandrine Aumercier, Clément Homs, Anselm Jappe, Gabriel Zacarias, De Virus Illustribus : crise du Coronavirus et épuisement structurel du capitalisme, Crise & Critique, 2020.

4« À scruter cette réalité fuyante et permanente, on a l’impression d’explorer la nuit des sociétés, une nuit plus longue que leurs jours, nappe obscure où se découpent des institutions successives, immensité maritime où les appareils socio-économiques et politiques feraient figure d’insularités éphémères » (L’Invention du quotidien, I – Arts de faire, Folio, p.67).