Durant sa courte existence – quatre ans entre l’arrivée de Dave Grohl en 1990 et le suicide de Kurt Cobain en avril 1994 –, Nirvana est resté toujours profondément uni. Les membres du groupe ont partagé, durant cette période, une même vision musicale et une même attitude face aux polémiques. Ils ont partagé également, dans cette jeunesse, un même engagement social. Et si certains supposent que Kurt Cobain désirait quitter le groupe, sa mort le vérifie autant qu’elle le dément : il voulait tout quitter.
Définir Nirvana comme un groupe apolitique est erroné. Chris Novoselic ne cachait pas sa sympathie pour les Démocrates, et il déclarait assez régulièrement soutenir pour Bill Clinton, quitte à corriger – dans Sold Out! –, maladroitement, des saillies libertaires (plus tard, il s’engagea dans divers partis politiques). Sans doute Kurt Cobain était plus circonspect envers la politique et les politiciens, mais il n’a jamais précisé clairement sa position (il n’en avait sans doute pas) ni exprimé d’accointances anarchisantes. Ses préoccupations étaient d’ordre moral et psychologique. L’ère Reagan (deux mandats de 1981 à 1989, avec George Bush comme vice-président), autant que l’ère Thatcher en Angleterre (1979-1990), en imposant un régime et un imaginaire capitalistes financiers, restreignait consciencieusement toute opposition populaire à ces seules questions sociales. Dans les États-Unis du tournant des années 90, comme dans le reste de l’Occident, à l’heure de la chute lamentable de l’URSS identifié à la dictature, il était difficile – et sans doute impossible, et pas seulement pour de jeunes gens, de concevoir la possibilité d’un autre système.
A. Puissance et faiblesse des critiques de Nirvana1
Une des principales critiques sociales exprimées par Nirvana est celle de la place des femmes dans la société : violence, dénigrement, invisibilisation. Cette critique s’élargit à celle du genre. Même si, nous l’avons vu, les femmes sont importantes dans le quotidien des membres, le groupe reste exclusivement masculin, ce qui les appelle à s’interroger aussi sur la question du genre, Kurt Cobain ne se reconnaissant pas tout à fait dans celui qui est le sien. Puis, dans une forme instinctive d’intersectionnalité, à la question du racisme. Toutefois, la critique n’est pas aboutie : autant – nous l’avons rappelé – des failles existent dans l’image projetée de la femme, autant l’absence de réflexion radicale sur le mode de production capitaliste empêche d’en saisir toute l’épaisseur.
Dénonciation du viol
La dénonciation des violences contre les femmes est sans doute celle qui tient le plus à cœur à Nirvana. Tous trois, Kurt Cobain, Krist Novoselic et Dave Grohl, avaient subi le virilisme de la High school et se sentaient aussi étrangers au sein des groupes scolaires qu’ils étaient exclus par ceux – et celles – qui l’incarnaient.
Le milieu musical était tout aussi phallocratique et, dans son ensemble, le rock prônait un imaginaire univoque de virilité. Même les allures efféminées de Led Zeppelin, le déhanchement de Robert Plant, n’empêchaient pas par ailleurs une misogynie brutale2. Les élans révolutionnaires des années 60 et 70, s’ils voient les mouvements féministes émerger, ne sont pas exempts de constructions sexistes. Et une large partie de la scène punk n’est pas non plus épargnée. Nous avons vu que le Riot Grrrl, puissant dans l’état de Washington, avait sensibilisé les membres de Nirvana à la question de la situation des femmes, même si la position de leader du groupe portait naturellement en avant surtout Kurt Cobain. Souvent il répétait que l’ère viriliste de la musique était épuisée et qu’il aimait à penser que les « women are the only future in rock and roll. »3 Et les années 90 furent en effet une période de recrudescence des luttes féministes, notamment au sein de la scène musicale. Il y eut, parmi les tubes, « Just a Girl » de No Doubt, le « You Oughta Know » d’Alanis Morrisette ou encore le « Bitch » de Meredith Brooks. Plus largement, l’influence de Bikini Kill, de Hole, de L7 (Pretend we’re dead, Beauty Process…), de Garbage, autant que des personnalités comme Kim Gordon au sein de Sonic Youth, de PJ Harvey et de Patty Smith transformaient profondément les imaginaires. Bientôt une traduction grand public prit forme avec les Spice Girls et leur Wannabe. Néanmoins cette traduction commerciale tendait, comme d’habitude, davantage à une récupération anesthésiante d’un mouvement de profonde transformation socio-économique : car il n’est rien, dans le système du capitalisme industriel intrinsèquement patriarcal, qui ne vienne servir le système lui-même, et même ce qui semble le remettre en cause (ce que nous détaillerons bientôt).
Ont beaucoup été comparés le féminisme de Nirvana et celui de Pearl Jam. Le geste d’Eddie Vedder, qui représentait le « beau gosse » qu’exécrait Kurt Cobain (qui se trouvait très laid, et bien qu’il fut lui-même devenu une icône masculine), lors du catastrophique concert « unplugged » de MTV, avait été apprécié : après avoir dégringolé de son tabouret, à terre et comme pour conjurer cette honte, avait écrit sur son avant-bras : « pro-choice » prenant alors fait et cause pour l’avortement. Mais c’était encore mettre en lumière des figures d’hommes qui prenaient cause pour des femmes invisibilisées.
Il est donc important de rendre au Grrrl Riot ce que Nirvana, comme Pearl Jam et les autres, lui doivent. Comme nous l’avons déjà précisé, c’est Tobi Vail qui fit lire le SCUM Manifesto de Valerie Solanas à Kurt Cobain (Valerie Solanas avait tiré sur Andy Warhol, le blessant grièvement, le 3 juin 1968). Le texte marqua durablement le chanteur qui déclarera une fois : « In the animal kingdom, the male will often piss in certain areas to claim his territory, and I see macho men reacting towards sex and power in the same way. I’d like to see these lost souls strung up by their balls with pages of SCUM Manifesto stapled to their bodies. » C’est aussi auprès de Tobi Vail, Kathleen Hanna et des autres, qu’il découvrit la jeune Camille Paglia dont les Collected Essays sont mentionnés, avec ceux de Katherine Dunn, Valerie Solans et Elinor Wylie, parmi ses lectures préférées. Camille Paglia est toujours très active aujourd’hui, même si le féminisme intersectionnel, anti-impérialiste et anti-universaliste, ont élargi le spectre des théories féministes. Camille Paglia avait beaucoup réfléchi au viol et Virginie Despentes, qui l’avait découverte à la même période, s’en réclame régulièrement dans King Kong Théorie (2006). Elle raconte :
« En 1990, je monte à Paris voir un concert de Limbomaniacs, TGV, je lis Spin. Une certaine Camille Paglia y écrit un article qui m’interpelle et commence par me faire rigoler, dans lequel elle décrit l’effet que lui font les footballeurs sur un terrain, fascinantes bêtes de sexe pleines d’agressivité. Elle commençait son papier sur toute cette rage guerrière et à quel point ça lui plaisait, cet étalage de sueur et de cuisses musclées en action. Ce qui, de fil en aiguille, l’amenait au sujet du viol. J’ai oublié ses termes exacts. Mais, en substance : « C’est un risque inévitable, c’est un risque que les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles veulent sortir de chez elles et circuler librement. Si ça t’arrive, remets-toi debout, dust yourself et passe à autre chose. Et si ça te fait trop peur, il faut rester chez maman et t’occuper de faire ta manucure. » Ça m’a révoltée, sur le coup. Haut-le-cœur de défense. Dans les minutes qui ont suivi, de ce truc de grand calme intérieur : sonnée. Gare de Lyon, il faisait déjà nuit, j’appelais Caroline, toujours la même copine, avant de filer vers le nord trouver la salle rue Ordener. Je l’appelais, surexcitée, pour lui parler de cette Italienne américaine, qu’il fallait qu’elle lise ça et qu’elle me dise ce qu’elle en pensait. Ça a sonné Caroline, pareil que moi. Depuis plus rien n’a jamais été cloisonné, verrouillé, comme avant. Penser pour la première fois le viol de façon nouvelle. Le sujet jusqu’alors était resté tabou, tellement miné qu’on ne se permettait pas d’en dire autre chose que « quelle horreur » et « pauvres filles ». Pour la première fois, quelqu’un valorisait la faculté de s’en remettre, plutôt que de s’étendre complaisamment sur le florilège des traumas. Dévalorisation du viol, de sa portée, de sa résonance. Ça n’annulait rien à ce qui s’était passé, ça n’effaçait rien de ce qu’on avait appris cette nuit-là. Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. Une liberté inouïe, de dédramatisation. Oui, on avait été dehors, un espace qui n’était pas pour nous. Oui, on avait vécu, au lieu de mourir. Oui, on était en minijupe seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes, et faibles, incapables de leur péter la gueule, faibles comme les filles apprennent à l’être quand on les agresse. Oui, ça nous était arrivé, mais pour la première fois, on comprenait ce qu’on avait fait : on était sorties dans la rue parce que, chez papa-maman, il ne se passait pas grand-chose. On avait pris le risque, on avait payé le prix, et plutôt qu’avoir honte d’être vivantes on pouvait décider de se relever et de s’en remettre le mieux possible. Paglia nous permettait de nous imaginer en guerrières, non plus responsables personnellement de ce qu’elles avaient bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu’il faut s’attendre à endurer si on est femme et qu’on veut s’aventurer à l’extérieur. Elle était la première à sortir le viol du cauchemar absolu, du non-dit, de ce qui ne doit surtout jamais arriver. Elle en faisait une circonstance politique, quelque chose qu’on devait apprendre à encaisser. Paglia changeait tout : il ne s’agissait plus de nier, ni de succomber, il s’agissait de faire avec. Été 2005, Philadelphie, je suis en face de Camille Paglia, on fait une interview pour un documentaire. Je hoche la tête avec enthousiasme en écoutant ce qu’elle dit. « Dans les années 60, sur les campus, les filles étaient enfermées dans les dortoirs à dix heures du soir, alors que les garçons faisaient ce qu’ils voulaient. Nous avons demandé « pourquoi cette différence de traitement ? » on nous a expliqué « parce que le monde est dangereux, vous risquez de vous faire violer », nous avons répondu « alors donnez-nous le droit de risquer d’être violées. » »
Dans Baise-moi, la scène initiale du viol, et le discours qui suit, traduit cette attitude : on ne se laisse pas abattre, le viol, c’est le risque à prendre pour la liberté. L’espace public est un champ de bataille. Si Kurt Cobain n’a pas puisé cette énergie nietzschéenne dans ses combats intimes, il retient néanmoins la leçon de la dénonciation du viol dans plusieurs chansons. Camille Paglia, sans conteste, a inspiré à Kurt Cobain Rape me (à noter au passage que la précieuse revue Spin a aussi accueilli bon nombre des interviews les plus engagées du chanteur). Le discours est très similaire : refus de la victimisation par le défoulement, par l’énergie. Très justement, cette prise de position d’un homme – blanc, hétérosexuel – pour des femmes lui a été reprochée, et s’il ne savait pas très bien comment se dépatouiller de cette critique, il l’entendait, il la comprenait, il tentait de trouver une place adéquate.
Le féminisme de Nirvana est donc clairement et continuellement revendiqué. Sans ambages, il déclare : « I am definitely a feminist. I am fucking disgusted by the way women are still treated. It’s 1993 and some people still think we’re in the 1950’s. We need to make more progress. There needs to be more female musicians, more female artists, more female writers. Everything is dominated by fucking males and I’m sick of it! »4. Ailleurs, après avoir exprimé sa préférence amicale pour les femmes, il ajoute : « And I just always felt that they weren’t treated with respect, especially because women are just totally oppressed. »5 Dans Rolling Stone, il surenchérit : « I definitely feel closer to the feminine side of the human being than I do the male – or the American idea of what a male is supposed to be. Just watch a beer commercial and you’ll see what I mean. »6 Au-delà des déclarations, en septembre 1993, il joue avec Courtney Love au Rock Against Rape au bénéfice de la First Strike Rape Prevention (une organisation non-commerciale de Los Angeles). Il lève également 50 000 dollars pour le Groupe de Femmes de Tresjnevka, une organisation croate qui assiste les victimes de viol au sein du « nettoyage ethnique »7. Kurt Cobain décrit le viol comme « one of the most terrible crimes on earth and it happens every few minutes. The problems with groups who deal with rape is that they try to educate women about how to defend themselves. What needs to be done is teaching men not to rape. »8 Le viol comme culture, la violence faite aux femmes comme pratique intégrée, voilà qui peut apparaître aujourd’hui comme avant-gardiste pour l’époque, et qui ne l’est donc pas. Inutile d’insister. Mais il ne s’agit pas seulement, chez Nirvana, de critiquer les marques les plus phénoménales, les plus odieuses, les plus tragiques de cet aspect des choses : c’est la lancinante imagination misogyne qui est à la fois remise en cause et contrebalancée dans les chansons. Aux dénonciations directes s’ajoutent des références positives : dans Territorial Pissing, par exemple, un « pun » (ici une paronomase) est utilisé de manière non critique, ce qui est rare dans l’écriture de Kurt Cobain : « Never met a wise man, if so it’s a woman ». Mais ce n’est pas tout. Dans Been a Son (1992), Nirvana dénonce le regard porté sur les femmes, vilipende les stéréotypes, esquinte les postulats communs qui lui sont assimilés : qu’une femme doive faire attention à ne pas se donner inconsidérément (« She should have stayed away from friends »), qu’elle doive être à la disposition des gens (« She should have had more time to spend »), qu’elle doive faire la fierté de la mère en respectant la morale (« She should have made her mother proud »), qu’elle doive se tenir à l’écart de la foule – et donc rester chez elle (« She should have stood out in the crowd »), qu’elle soit une fille modèle si elle est malheureuse, sacrifiée, religieuse (« She should have worn the crown of thorns »), bref que c’est mieux d’avoir un garçon qu’une fille : « She should have been a son », « She should have died when she was born » sont aussi des références explicites aux féminicides infantiles.
Mais c’est dans In Utero que la sensibilité féministe est la plus explicite. La couverture expose une femme ailée, de viscères, de chair et d’os, et enceinte (même si, comme nous l’avons déjà relevé, cette image sacrifie encore à un fantasme idéaliste de l’« éternel féminin »). Dès la première chanson, Serve the Servants, la référence aux sorcières de Salem poursuit la thématique. Et puis il y a Heart-Shapped Box, Rape me bien sûr, et surtout Frances Farmer Will Have Her Revenge on Seattle qui est le modeste « J’accuse » de Nirvana contre l’industrie culturelle. La chanson traduit la volonté de réhabilitation d’une femme persécutée pour ses frasques, sa folie, sa différence. Mais c’est une autre chanson enregistrée avec Steve Albini, et malheureusement écartée de de cet album, qui est particulièrement précieuse sur cette thématique : Sappy. La voix de Kurt Cobain y est écartelée, la musique simple bouleverse par sa puissance. Les paroles illustrent la domination quotidienne sur les femmes d’une société structurellement machiste et phallocrate. Elles illustrent enfin l’intériorisation de cet état de soumission par la femme elle-même. La femme est maintenue sous une « cloche » : « He’ll keep you in a jar / And you’ll think you’re happy » (Y a-t-il une référence à The Bel Jar de Sylvia Plath ? Kurt Cobain ne cite jamais la poétesse.) Cette femme soumise par l’homme est alors amenée à se faire mal (« And if you cut yourself / You will think you’re happy ») et à se diminuer pour combler l’ego social de l’homme (« And if you fool yourself / You will make him happy »). La mélancolie qui, comme la part des anges d’un vin, s’évapore de cette litanie puissante, est la transcription la plus limpide de ce qu’est Nirvana : une révolte impossible.
Une histoire de genre
Mais ce n’est pas seulement la dénonciation des maux féminins par un homme, c’est aussi les maux de l’homme lui-même à travers l’image de la femme qui sont souvent exprimés en filigrane dans les chansons. Car cette dénonciation des violences systémiques envers les femmes, cette dénonciation du virilisme, est enrichie d’une remise en cause de la notion même degenre (« gender ») par les membres du groupe. La dénonciation du virilisme remet en cause l’identité genrée elle-même. La violence masculine interroge la polarité homme/femme selon des caractères : être dominant, être solide, être fort, et bientôt, peut-être, être capitaliste (car le capitalisme est si profondément patriarcal qu’il est légitime de parler de « partriarcapitalisme »).
Peu au fait des débats au sein de l’élite intellectuelle, comme ceux autour des « Gender Studies » nourries par les travaux de Joan W. Scott ou de Judith Buttler, c’est à travers les retombées dans la société ou les préoccupations très concrètes, très quotidiennes de leur entourage que ces jeunes gens y sont sensibilisés. Act Up a été fondé en 1987 (et interviendra dans les écoles de Seattle en 1991). Le sida décime les milieux marginaux dont se sentait proche Kurt Cobain, notamment les homosexuels qui subirent une recrudescence de l’homophobie. Or l’homosexualité est un thème récurrent dans les chansons de Nirvana, mais aussi dans les entretiens comme dans le journal où Kurt Cobain écrit : « I am not gay, although I wish I were, just to piss off homophobes. » All Apologies et Stay Away citent toutes deux le mot « gay », même si, dans Stay Away, son usage maladroit a donné lieu à un malentendu. « God is gay » n’est pas une insulte homophobe mais une critique des religieux homophobes qui ne voient pas que l’homosexualité appartiendrait à la Création comme tout le reste. Kurt Cobain l’expliquera dans plusieurs interviews et les membres du groupe, à plusieurs reprises, auront à cœur de s’embrasser à pleine bouche en public, pendant les concerts ou en 1993 aux MTV Video Music Awards.
Se sentant proche des femmes, quoique hétérosexuel, Kurt Cobain n’était pas ce qu’on appelle aujourd’hui « cis-genre ». Sans anachronisme oiseux, on peut relever toutefois quelques faits qui démontrent qu’ils remettaient en cause l’identité genrée qu’ils considéraient comme une construction de la société patriarcale. En janvier 1993, ils jouèrent un concert entier en jupe. Le clip In Bloom avait déjà été tourné en jupe. Le groupe se produisit à l’occasion de l’opposition de la « Measure 9 » qui était une ordonnance de l’État d’Oregon qui interdisait, en pleine épidémie du Sida, la protection pour les personnes LGBT. Dans une déclaration au sujet de cette initiative, on peut lire que la « Measure 9 goes against American traditions of mutual respect and freedom, and Nirvana wants to do their part to end bigotry and narrow-mindedness everywhere »9.
Enfin, sur cette question, il y a les dénonciations virulentes de Nirvana contre la scène rock, et de manière précise contre Axl Rose, le puissant leader de Guns’n’Roses. À plusieurs reprises Kurt Cobain dénonce le sexisme et l’homophobie d’Axl Rose : « He is a fucking sexist and a racist and a homophobe, and you can’t be on his side and be on our side. I’m sorry that I has to divide it up like this, but it’s something you can’t ignore. »10
Dénonciation du racisme
La dénonciation du racisme, sans être confondue à la question du féminisme ou du genre, vient nourrir une critique que l’on qualifierait aujourd’hui d’intersectionnelle. D’un côté il met en avant l’importance de la culture Afro-américaine dans la musique : « the Afro American invented rock and roll and yet has only been rewarded for their accomplishments when conforming to the white man’s standards. I like the comfort in knowing that the Afro American has once again been the only race that has brought a new form of original music to this decade (hip hop/rap). »11 De l’autre, clairement conscient que le racisme imprègne l’industrie musicale, et les États-Unis tous entiers (jamais les crimes racistes, notamment policiers, n’ont pris fin aux Etast-Unis), régulièrement il dénonce ces faits lors d’entretiens : « I would like to get rid of the homophobes, sexists, and racists in our audience. I know they’re out there and it really bothers me. »12 Qu’on rappelle encore ce qui peut être lu dans Incesticide : « If any of you, in any way, hate homosexuals, people of a different color, or women, please do this one favor for us – leave us the f*** alone. Don’t come to our shows and don’t buy our records. »
Ce sont donc toutes les formes d’oppression, toutes les formes d’intolérance, toutes les formes de violence qui sont dénoncées, sans être confondues, mais se croisant à certains moments, dans certaines situations, en certaines personnes. La critique d’ensemble est donc une critique sociale plus encore que morale qui trouve sa clef de voûte dans un anti-autoritarisme qui n’est pas seulement une critique de la société ou des institutions mais qui est surtout une critique des idéologies consacrées : « All isms (sic) feed off one another but at the top of the food chain is still the white, corporate, macho, strong ox male. Not redeemable as far as I’m concerned. I mean, classism is determined by sexism because the male decides whether all other isms still exists (sic) » Le pouvoir coercitif est celui des hommes blancs, et cette compréhension fine des racines de l’oppression sont toujours aussi valables.
Nous sommes au tournant des années 90. Les critiques sont nombreuses, les scandales, les émeutes, les meurtres sévissent. Si le Ganstarap a rapidement abandonné la critique politique au profit des attaques internes, jouant le jeu médiatique, d’autres groupes, d’autres modes musicaux vont s’emparer de ce sujet, et notamment, au-dessus de tous, Rage Against the Machine. Cependant, Rage Against the Machine présente les mêmes failles, les mêmes faiblesses que Nirvana, et peut-être davantage encore puisque la dénonciation anti-capitaliste est bien plus consciente et bien plus revendiquée.
B. Critique tronquée de l’industrie culturelle
Nous y voilà.
Ces critiques – nos critiques sont formulées à travers le prisme de l’industrie culturelle qui appartient à la machine coercitive. Un point aveugle, un point d’aveuglement qui englue, qui empoisonne, qui suicide. Impossibilité de se sortir de ce point qui est le nôtre, qui est le point de départ de notre parcours tout en étant, toujours, le point où nous sommes au fil de ce parcours.
Ainsi la critique de l’industrie culturelle ne peut qu’explorer les abords de ce point névralgique indéfini, indéterminé, pressenti mais insaisissable, explorer les pourtours sans jamais renverser la perspective. Si L’Enfer fait partie des livres préférés de Kurt Cobain, il connaît ce renversement du monde quand Dante traverse le sexe du diable. Tout bascule. Mais jusqu’à ce point de basculement, contrairement à Dante, Kurt Cobain n’est pas arrivé. Ni purgatoire, ni paradis.
De ces pourtours, de ces contrées prochaines, plusieurs motifs se dessinent : la figure du marginal, la critique des faux fans, la critique de l’industrie musicale. Jamais, donc, la prise de conscience de la graine germinale du système capitaliste, seule aire où la critique du capitalisme ne peut plus être récupérée par le capitalisme lui-même.
Éloge du marginal
Le pas de côté, la prise de conscience, même incomplète – ou incomplètement énoncée –, est figurée par le marginal – l’outsider. C’est la tangente du social. Car cette figure du marginal, finalement, sinon dans les assertions journalistiques, du moins dans l’intimité des chansons, s’élève au-delà du Bien et du Mal. Kurt Cobain dénonce sans ambiguïté certaines attitudes dans les interviews, mais de nombreuses chansons qui mettent en scène des marginaux sont beaucoup plus troubles. C’est que le marginal n’est pas simplement la figure sympathique du laissé pour compte, du mal aimé pour qui l’on ressent de l’empathie : c’est aussi celui qui peut blesser, qui peut, par son attitude, être exécrable. Il est à côté, presque en dehors. Il n’appartient pas tout à fait au même monde, ne partage pas les mêmes règles. D’où la constante ambiguïté (quand l’ambivalence se trouve débordée) des personnages caricaturés ou satirisés. Dans, encore, In Bloom : qui est ce jeune homme qui ne sait pas ce que tout cela veut dire (« he doesn’t know what it means ») ? Qui est-il sinon nous toutes et tous, finalement malgré nous, un peu ? Dans la sphère sociale, l’attaque est sans équivoque. Dans le théâtre de sa propre conscience, la porosité des limites, frontières sans barrières, rend le fonds humain plus commun, plus flou, plus inidentifié.Stain, Floyd the Barber, Negative Creep, Scoff, Lithium, Scentless Aprentice, etc. : comme une foule de variations sur le même thème. Malaise social, solitude, pulsions antisociales (se retrouvent, par échos, des accents de Joyce Carol Oates, que n’a pas lu pourtant, semble-t-il, K. Cobain – mais la lignée est ancienne).La voix (narrative) est éclatée, je suis un autre, je est un autre (les antiennes de Nerval et de Rimbaud sont nées dans la constitution du sujet de l’époque industrielle), je ne suis personne, je suis ce que je suis dans le mouvement de l’être, je suis ce mouvement de l’existant.Je n’est personne, je est ce que je est dans l’expérience, dans l’existant, dans l’action de chaque instant. Je est remis en cause incessamment. Impossible d’arrêter sans tout arrêter.Toute la puissance de mes convictions n’est qu’une baudruche tant qu’elle n’est pas actualisée dans l’épreuve sociale. Mais, à un moment ou un autre, il faut agir, dire, jouer, s’embrasser devant une troupe d’homophobes. Un moment il faut mourir. C’est le Bisogna morire de la passacaille. En attendant, la norme est vide. Et elle n’est tenue artificiellement que par la violence des virilistes hommes et femmes de la high school.
Le marginal, en anglais, c’est le freak. Topos littéraire, des romans picaresques (antiques déjà avec le Satyricon – nom d’un club où se sont peut-être recontrés Love et Cobain) jusqu’à la bande dessinée. Samuel Beckett, William Burroughs, Jack Kerouac, Ham On Rye et Post Office de Charles Bukowski, Grenouille de Patrick Süskind, The Outsiders de S.E. Hinton – tous parmi la liste des livres préférés du chanteur. De David Bowie à TheBlack Hole de Charles Burns (2005). Les Freaks de Ted Browning (1932). À tel point que cette figure fait partie des mythes des États-Unis. Dans sa manifestation plus épique, plus désirable du bandit. Le marginal convoqué par Kurt Cobain dans ses chansons, jamais positif, toujours méprisé et méprisable, est toutefois sauvé par la figure de Kurt Cobain lui-même. Car le processus cathartique se met en marche. C’est la réussite même de Kurt Cobain qui permet à la catharsis de fonctionner à plein : identification de chacun avec cette image de l’enfant de divorcés, du looser, du perdant, du mec qui se trouve laid – puis sublimation par l’illusion que ce looser est accepté par la société à travers le succès de la musique. Celui qui se croyait laid devient un sex symbol. Celui qui n’avait pas d’amis devient celui qu’on recherche comme amis. Celui qui était à la marge est adulé parce qu’il est à la marge. N’est-ce pas ce dont on rêve toutes et tous : être justifié dans notre singularité par la société grâce à la célébrité ? Être justifié dans notre monstruosité qui est parfois une monstruosité simplement de la vacuité intérieure. Vacuité intérieure puisque nous n’avons rien en nous que ce que nous y mettons : l’identité est flottante. On sait à quel point cette pulsion peut être puissante : elle régit encore la vie de certains criminels à la veille de leur exécution, et jusque dans une mauvaise foi au pied de la chaise électrique (Ted Bundy a été mis à mort en 1989). Le marginal n’est pas chez Kurt Cobain manichéen : il est insaisissable, fuyant, pétri de contradictions. Sa réussite c’est d’avoir toujours eu l’exigence de maintenir cette complexité.
La musique est le domaine favorable du marginal. De nombreux musiciens ont plus ou moins représentés cette marginalité : Bob Dylan, Leonard Cohen, Johnny Cash. Bientôt un filon commercial rendu grand public par Nirvana lui-même. Moins le trop viscéral Zero des Smashing Pumpkins dans le pur chef-d’œuvre que resteMellon Collie & Infinite sadnessque le tube imbuvable de Nada Surf,« I’m popuplar » qui est de la même année :1995. Stephen Row n’a sans doute par tort de parler de décadence. Exploitation sans vergogne de ce Mal du siècle distillé par Nirvana, et tragiquement vécu par Kurt Cobain. Mais c’est désormais un adage : « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux »13. La tragédie réelle du suicide de Kurt Cobain est devenu un énième pic du spectacle continuel, du spectaculaire intégré.
Critique des faux fans
La marginalité devient donc trendy. Il est à la mode d’être hors-mode. Ou plutôt : à côté de la traditionnelle « vague » qui sert de norme – même mouvante – à qui voudrait désespérément et au prix d’efforts terribles rester dans le rythme de la marche, émerge la possibilité d’être à côté de la vague, à côté de la plaque. Ce n’est pas l’opposition binaire in/out, mais la participation égale, sur deux modes parallèles, à un même système. La mise en scène fictionnelle, même satirique, de marginaux entraîne nécessairement des malentendus : elle est le malentendu. Le succès finit par brouiller ce qui est vraiment « à côté de » et ce qui est « dedans ». Les plus « populaires » des lycéens se mettent à écouter Nirvana. Nevermind, puis In Utero caracolent en tête des ventes pendant des semaines dans le pays industriel qui impose au monde occidental ce qu’il doit écouter : tout le monde écoute donc Nirvana. Nirvana passe à la radio, à la télévision, dans les émissions les plus suivies, dans les centres commerciaux, dans les salles d’attente, dans les transports en commun, dans les magasins. Partout. Kurt Cobain devient à bas coût une idole, un sujet de tabloïd. Il est sollicité constamment et, sans doute, comme on peut le constater dans les vidéos, il paraît content et même heureux de prendre la parole. Il répond aux interviews la plupart du temps avec complaisance et développe allègrement les sujets qui lui tiennent à cœur. Tout en critiquant le succès qui le ronge, il est heureux pour lui et pour son groupe d’avoir connu le succès. Kurt Cobain déclare détester la célébrité, mais il l’a voulue, il l’a cherchée, et une fois obtenue, il l’a cultivée. Alors il reporte son malaise sur des détestations irrationnelles. Il élabore des constructions projectives d’épouvantails. Il brode sur le motif : ce qu’il déteste le plus, affirme-t-il, c’est la bêtise de certains de ses fans. Le fan concentre en tant qu’étalon vide toutes les déjections de l’industrie culturelle, tous ces vices, tous ces torts. Et l’erreur est terrible : au lieu d’analyser avec clairvoyance l’industrie dans laquelle il baigne, il se construit un fétiche qu’il peut à loisir incriminer. Le fan, qui n’existe pas plus que le reste en tant qu’abstraction généralisée, mais qui est élevé en tant que personnage à part entière du show-business, lui fournit une source intarissable de mécontentements, vient canaliser ses griefs mal dégrossis, son malaise urticant. Insaisissable, inidentifié dans ses particularités, le fan est le résultat de l’opération mentale d’individualisations dans la foule. Cette opération mentale s’appuie sur des phénomènes mais les fantasme, s’en tient à la superficialité de l’apparence infinie, s’enivre et se perd dans le chatoiement des surfaces. Bref, le fan n’existe pas en tant que « fan », mais la présence encombrante de certaines personnes instables à certains moments et qui elles-mêmes canalisent sur autrui un malaise dont elles ne savent pas quoi faire, comme un vêtement trop large qui gêne le moindre de nos mouvements et qu’on n’arrive pas à retirer, cette image du fan dévie l’attention, magnétise la concentration, obnubile sur un objet et, somme toute, travaille et aliène de façon à ne plus avoir le loisir (l’oisiveté, l’otium) de penser et de pratiquer l’étant-au-monde d’une toute autre manière que celle qui nous est habituellement imposée. Plus que jamais, même dans l’art, surtout peut-être dans l’art en ce qu’il prétend justement l’inverse, le neg-otium (la négation du loisir) qui est le négoce (la marchandise fétichisée qui aliène) interdit l’otium qui est le temps de chercher à vivre mieux, et donc à vivre-mieux-ensemble.
Après Nevermind, c’est dans l’album le moins séduisant pour le grand public de Nirvana, prévu et vérifié comme un échec commercial, Incesticide, que Kurt Cobain s’adresse directement à la foule des fans : « At this point I have a request for our fans. If any of you in any way hate homosexuals, people of different color, or women, please do this one favor for us leave us the fuck alone! Don t come to our shows and don t buy our records. Last year, a girl was raped by two wastes of sperm and eggs while they sang the lyrics to our song Polly. I have a hard time carrying on knowing there are plankton like that in our audience. » Adresse bien naïve en petits caractères sur une pochette qui ne sera jamais lue d’un album peu vendu… Mais c’est surtout accepter et légitimer le système des « fans », et donc du show-business. Enfin, c’est vouloir « nettoyer » ou réformer un système en s’attaquant à la partie la plus superficielle de ce système : c’est soigner une gangrène avec quelques sparadraps.
Mais il n’y a pas que des violeurs et des rednecks, des racistes, des sexistes, des homophobes, toutes ces catégories qu’on peut sans réserve conspuer à l’envi : arrivant pour un concert, Kurt Cobain raconte avoir surpris des jeunes gens fumer de l’héroïne dans de l’aluminium : c’était cela aussi l’individualité de ses « fans ». Il prit alors conscience ce que signifier symboliser la rock star droguée : légitimer la toxicodépendance de jeunes gens qui vous adulent. Ses déboires, et ceux de Courtney Love, faisaient de plus en plus souvent la une des tabloïds, et le couple se vit retirer Frances Bean à la suite du fameux reportage de Lynn Hirschberg dans Vanity Fair. Cette identification le mit aussi mal à l’aise que l’utilisation de Polly lors d’un viol. Mais c’était encore s’aveugler d’une naïveté difficilement défendable : la musique, les paroles, les interviews, tout faisait de Nirvana le groupe du malaise, d’une jeunesse en perdition, d’un éloge des paradis artificiels bien plus rude, bien plus dépouillé, bien plus aride que celui d’un Baudelaire. Les médias lui renvoyaient l’image peut-être pas si faussée de sa propre instabilité, de son manque de confiance, de ses défauts d’assise. Les médias lui renvoyaient l’image, faussée cette fois-ci, d’un échec, ou plutôt d’un abandon, d’un cynisme par rapport à la société, à ses questions. Kurt Cobain, Nirvana, le grunge, représentaient une jeunesse dépolitisée, écervelée, perdue jusqu’à la toxicomanie.
Mais cette génération est plus sûrement encore l’héritière de l’échec de leurs aînés, dans les années 60 et 70, de transformation fondamentale de la société. Elle assistait à la chute de la seule entité politique qui, même si c’était à tort, représenta pour la plupart des gens, pendant des décennies, la seule alternative concrète au capitalisme sauvage : l’URSS. Kurt Cobain incarnait – et encore plus après sa mort – la victime sacrificielle d’un idéal, l’icône de l’échec de la révolte. Nirvana représentait, dans le système capitaliste, la figuration de ce qui était décalé, délaissé, désespéré. Il permettait à toute une frange de la société de canaliser cette puissance mélancolique, de lui offrir un moule confortable où elle put s’installer sans trop déranger. Il en allait de même avec le ganstarap qui fédéra, dans le cadre (le carcan) même d’un système qui les exploitait, les écrasait, les utilisait, les jeunes gens dont la violence était plus dangereuse, parce qu’armée : entre deux émeutes épidémiques, les gangs se décimaient les uns les autres pour des questions fondamentalement économiques, jouant les importants, les grands patrons, dans cette sphère de la population qui n’avait pas eu accès à des charges officielles, institutionnelles, légales. Ces personnes pouvaient s’identifier avec Tupac et Notorious B.I.G., et espérer leur succès, quitte à finir comme eux, assassinés à 24 et 25 ans. Il en faut pour tout le monde : certains pencheront pour le ganstarap, certains pour Nirvana et le grunge, certains pour la techno naissance et déjà les rave sauvages, certains se contenteront des Spice Girls. Tant que l’industrie elle-même n’est pas remise en cause, rien n’est possible.
Critique de la scène musicale
La thématique de l’industrie culturelle, chez Nirvana, ne dit finalement jamais véritablement son nom. Dans In Utero, elle est encore camouflée, comme nous venons de le voir, la plupart du temps par la thématique des « mauvais fans ». C’est le folklore qui est dénoncé, ce sont des symptômes, mais la maladie est ignorée. Ou elle apparaît incurable. Ou elle apparaît comme un mal nécessaire. Fatalisme aveugle et écrasant.
Pourtant, les chansons qui dénoncent cette emprise de l’industrie culturelle apparaissent avant le succès, dès le premier album, Bleach. « Big Cheese », qui est interprétée comme une chanson anti-autoritariste (« Big Cheese » est une manière de dire « Big boss », « grand patron » ou « gros bonnet »), vise tout particulièrement les deux patrons de Sub Pop, et notamment Jonathan Poneman, qui alors, pourtant, ne gèrent qu’un label amateur. On aura toutes et tous observé autour de nous ces jeunes gens (car il ne faut jamais oublier qu’ils ont tous alors une vingtaine d’années) qu’un succès local rend imbuvables. L’attaque est facile. Mais la thématique se retrouve dans Nevermind aussi, puis elle se fait plus aiguë dans In Utero. D’abord parce que le succès est écrasant depuis plus de deux ans maintenant, ensuite parce que la volonté de dépasser les thèmes adolescents incite Kurt Cobain à se concentrer sur d’autres sujets qu’il connaît. Ainsi il s’identifie à l’actrice Frances Farmer ou il fait référence à la chasse aux sorcières et à la tragédie de Salem (Serve the Servants) qui catalyse plusieurs de ses centres d’intérêt : le féminisme, la persécution, la marginalité, la littérature (les sorcières de Salem sont le sujet à de nombreuses œuvres littéraires, notamment au dramaturge Henry Miller, un temps marié à Marilyn Monroe). Mais, somme toute, l’attaque dans ces chansons comme dans d’autres en demeure au stade du folklore. Soit Kurt Cobain n’avait pas les outils théoriques pour penser l’industrie culturelle (si sa connaissance du féminisme et des questions du gender sont nourries, la part politique reste dérisoire). Il est difficile de vivre de sa musique et de pousser la critique de l’industrie culturelle qui la produit et, fondamentalement, la permet. Ou alors on critique la branche musicale de cette industrie, comme si les particularités de cette industrie la rendaient tout à fait détachée de l’industrie culturelle en général. Critiquer un aspect de la question sans attaquer les racines n’a jamais eu aucune incidence. Radiohead est un exemple typique de la contradiction sans issue de ce problème : dénonciation farouche du système, mais pur produit de ce système honni. Les subterfuges pour échapper à l’industrie, qui semblent rendre fiers les membres de ce groupe, ne sont que d’inutiles falbalas (la vente d’un album directement via Internet sans passer par des majors ne fait qu’accompagner les mutations économiques, les qualités superficielles de la marchandise). Et même l’excellent Rage Against The Machine n’échappe guère à cette critique. La valeur produite (qui est l’essence du système capitaliste) est due à la critique même du système… Il faut s’inquiéter de cette dérive, bien plus qu’il ne faut louer le message subversif du groupe. À force de subversion inutile, la subversion faiblit. Et quand il n’y a plus de subversion, comment alors sensibiliser ? De manière très simple et simplifiée, on entend dire que Kurt Cobain a été victime du système. On comprendra don qu’en un certain sens l’assertion est juste. En assimilant la morale délétère des sexistes, homophobes et racistes à une partie d’un public qu’il savait indifférent aux valeurs des musiques qu’il consommait, il entrevoyait le rôle de l’industrie culturelle dans l’oblitération des consciences, et dans l’affirmation des valeurs détestées. En effet, si le moyen de diffusion de nouvelles valeurs est inefficace, il ne peut que renforcer par son inefficacité même le jeu des dominations en place. L’invisibilité de la part progressive la rend non seulement inutile quant à ses objectifs intrinsèques, mais la rend utile aux dominations visibles qui se renforcent de cette faiblesse. Si la volonté de changement se montre incapable de changer quoi que ce soit, la perte de crédibilité entraîne sa disqualification : la légitimité de l’institution est confirmée.
La frustration est violente. C’est un nœud coulissant : plus on tire pour rompre le lien, plus on s’étrangle. C’est un sable mouvant : plus on se débat, plus on s’enfonce. La puissance des efforts est toujours puissance contre soi-même. Le geste le plus décisif contre la société sera le plus auto-destructeur. Ou la frustration se défoule sur l’autre, projection objectivée de soi-même. Kurt Cobain s’attaque à ses semblables. Si le cas d’Axl Rose est connu, sans doute, la critique contre Pearl Jam l’est moins et peut apparaître comme plus étonnante. En effet, Pearl Jam, notamment sur la question féministe, est proche de Nirvana. Pourtant, à plusieurs reprises Kurt Cobain critique sévèrement le groupe avec qui il partage une large part de son public. Et c’est justement sur la question de l’industrie culturelle, de la scène musicale, qu’est critiqué Pearl Jam. Kurt Cobain dénonce leur carriérisme : « pioneering a corporate, alternative and cock-rock fusion. » Malgré le féminisme revendiqué – et reconnu – de Pearl Jam, est dénoncée la dimension viriliste du groupe. C’est que, de manière très juste, et presque instinctive, il entrevoit la profonde similitude entre capitalisme et virilisme qui peut donner lieu, aujourd’hui, à ce mot-valise : patriarcapitalisme14. Eddie Vedder répétera souvent que Kurt Cobain ne les avait pas compris, que c’était là un malentendu lié à leur grande jeunesse. Eddie Vedder se trompe : Kurt Cobain avait parfaitement saisi ce qu’il y avait de détestable chez Pearl Jam, autant qu’il avait parfaitement saisi ce qu’il y avait de détestable chez Gun’n’Roses. Le problème est que cet aspect détestable innervait Nirvana lui-même, le rongeait comme un cancer. De cela aussi, à n’en pas douter, Kurt Cobain avait l’intuition viscérale.
C’est ainsi le début d’une dialectique critique qui se met en place, entre la nécessité d’exister par l’industrie culturelle et la dénonciation fondamentale de cette industrie culturelle. Mais cette tension entre un état des choses inacceptable et la velléité d’un renversement impossible aboutit à une aporie que Kurt Cobain, pour toutes les raisons qu’on a invoquées, n’a pas su résoudre. La dialectique critique restait tronquée. Sans prendre conscience de la nature profonde du problème, qui est celle de la Valeur, c’est-à-dire de la cellule germinale de la marchandise, et donc du capitalisme, Kurt Cobain ne pouvait que stagner à la surface d’un marécage nauséabond, patauger perdu sous son pont. En ce regardant dans le miroir, il se trouvait horrible, et tout le monde lui ressemblait : il ne pouvait reconnaître sa différence avec les personnes qu’il critiquait, les personnes qu’il exécrait. Son orgueil soupçonné lui donnait mauvaise conscience, et tous ces efforts pour construire un équilibre concret – musique, famille, maison –, au lieu de le combler, rajoutait à ses angoisses.
Ce mécanisme est devenu topique dans la sphère musicale : le hiatus entre un idéal naïf et la réalité crue aboutit à des drames quotidiens et, pour détourner la fameuse formule d’Hannah Harendt, à la banalité du suicide. Canaliser la critique sur la superficie des phénomènes (ce qui est le cas, aussi, malheureusement, dans d’autres milieux que dans celui de la musique), donne lieu, finalement, à une dialectique bien particulière, pernicieuse, dangereuse, mais difficilement critiquable car touchant à la sensibilité profonde de l’individu, et qu’on peut appeler la « dialectique pop ».
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1On aura utilisé : https://medium.com/cuepoint/when-nirvana-and-pearl-jam-stood-up-for-feminism-96ec0b5c13 ; http://affinitymagazine.us/2016/08/27/nirvana-a-legendary-feminist-grunge-band/
2Susan Fast : « Rethinking Issues of Gender and Sexuality in Led Zeppelin : A women’s View of Pleasure and Power in Hard Rock » : https://www.jstor.org/stable/3052664?seq=1
3Lip Magazine : https://lipmag.com/featured/kurt-cobain-isms/
4La source exacte de la citation n’a pas pu être retrouvée, mais le propos, certainement authentique, reste même apocryphe, un bon condensé la pensée de Cobain.
5L’interview de Blank on Blank est disponible en vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=C1Z2BkZaOQc
6Michael Azerrad, « Nirvana: Inside the Heart and Mind of Kurt Cobain »,Rolling Stone le 16 avril 1992 : www.rollingstone.com/music/features/nirvana-19920416
7Cf http://www.oocities.org/~dperle/ms/rape/benefit.htm
8Entretien avec Mary Anne Hobbs pour NME pulbié le 23 novembre 1991 : https://www.nme.com/blogs/nme-blogs/nme-meets-nirvana-in-1991-archive-feature-770299
9The Register Guard, numéro 290, le 8 août 1992 : https://news.google.com/newspapers?nid=1310&dat=19920808&id=LUVWAAAAIBAJ&sjid=h-oDAAAAIBAJ&pg=6669,1568864&hl=en
10Keith Harris et Kory Grow : « Guns N’Roses vs. Nirvana: a beef history », Rolling Stones, le 11 avril 2016 : https://www.rollingstone.com/music/music-news/guns-n-roses-vs-nirvana-a-beef-history-166180/
11Lip Magazine : https://lipmag.com/featured/kurt-cobain-isms/
12Dans Spin, décembre1992 : https://www.angelfire.com/mo/juliejess/spin1.html
13Guy Debord, La Société du Spectacle, thèse 9.
14Sur cette similitude, de nombreuses études sont disponibles. Roswitha Scholz est celle qui nous paraît avoir été la plus exacte dans son analyse : Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Crise & Critique, 2019.