II.B. La banalité du cas Cobain

Démythifié, Kurt Cobain redevient un jeune homme de la classe moyenne, profondément meurtri par le divorce de ses parents, vaguement délaissé, médiocre à l’école mais curieux et sensible à l’art, et qui rêvait de devenir une rock star. Sa seule originalité est d’être doué d’une voix splendide, médiane, à la fois déchirante et lumineuse, sans afféterie (contrairement à celle de Billy Corgan des Smashing Pumpkins, de Michael Stipe deR.E.Mou encore d’Eddie Vedder de Pearl Jam). Il a écrit quelques bonnes chansons et a connu un succès sur lequel personne n’aurait parié, et qui relève de ces phénomènes aléatoires qu’on observe aujourd’hui très souvent, sans vraiment les comprendre, dans le succès « viral » de vidéos en ligne. Phénomène aléatoire de propagation. Même si a posteriori il est possible d’avancer certaines explications : cette voix, la simplicité des mélodies, la puissance pop, la médiatisation du couple Cobain-Love. Sa mort l’a consacré à l’instar de Jim Morrisson dont il peut être rapproché pour son goût pour la littérature, sa sensibilité exacerbée, sa vague teneur rimbaldienne. Mais autant Jim Morrisson, à la fin de sa courte vie, a imaginé et a tenté d’échapper, à Paris et au Maroc, à la société spectaculaire, autant Kurt Cobain, engoncé dans ses obsessions, n’y semble jamais avoir pensé.

La vie d’un jeune homme

Kurt Cobain s’est suicidé dans sa maison bourgeoise de Seattle, plus précisément dans l’abri de jardin, le 5 avril 1994. Un employé d’une entreprise d’éclectricité le retrouva trois jours après, le 8 avril. Il était né le 20 février 1967 à Aberdeen. Les yeux bleus translucides, le menton fendu, mal rasé, les cheveux de foin sales, il souffrait de scoliose depuis son enfance et de maux d’estomac que l’héroïne et les médicaments aggravaient tout en les soulageant. Sa chemise de bûcheron et son gilet moutarde, son t-shirt « grunge is dead » alors qu’il berce sa fille Frances Bean, son jean trouvé, ses sneakers Converse, ses mitaines inutiles, sa guitare portée très basse, son élocution à la fois mystérieuse et engagée, viennent compléter l’image de cette idole des années 90.

Sa mère, Wendy Elizabeth Fradenburg, née en 1948 en plein Baby-boom, était serveuse et son père, Donald Leland Cobain, né en 1946, était mécanicien automobile. Ils se sont mariés le 31 juillet 1965 à Coeur d’Alene, dans l’Idaho. Une sœur cadette, Kimberly, est née le 24 avril 1970. Si ces ancêtres sont de pauvres bougres, sa famille maternelle compte bon nombre de musiciens et de musiciennes et sa grande-mère paternelle, Iris Cobain, était une artiste professionnelle. C’est donc dans un milieu modeste, sans être totalement pauvre, sensible à la création sans être vraiment artiste, que grandit Kurt Cobain. Sa propre émotivité fut donc à la fois bercée et contrariée par le cadre familial qui lui transmit cette sensibilité sans l’impossibilité de la faire fructifier à cause d’une situation économique trop précaire.

Les années d’enfance n’en furent pas moins heureuses dans le cocon familial où la musique populaire (celle des Beatles, d’Arlo Guthrie, de ce qui passait à la télévision, et bientôt d’Electric Light Orchestra et des Ramones) promettait davantage que la peinture ou l’écriture. Heureuses, elles le furent du moins jusqu’au divorce parental qui eut lieu alors que Kurt Cobain avait 9 ans. Au premier âge de la construction consciente, tandis que l’enfant se déchire du tissu qui le lie à ses parents, le divorce impose une cassure extérieure, plus brutale que celle qui émerge de l’enfant lui-même, entre le monde aveugle d’avant et le monde nu d’après. Cette rupture, pour Kurt Cobain comme pour beaucoup d’autres, fut un traumatisme immense. À la fois envers lui-même qu’envers autrui, dans sa constitution sociale : « I remember feeling ashamed, for some reason. I was ashamed of my parents. I couldn’t face some of my friends at school anymore, because I desperately wanted to have the classic, you know, typical family. Mother, father. I wanted that security, so I resented my parents for quite a few years because of that. »1 Pendant longtemps, il ne put, disait-il, se faire d’amis que parmi les enfants de divorcés. Le peu qu’il y avait de décalé dans son milieu familial devînt chez lui une part entière de sa personnalité : il se reconnut comme un marginal.

Le père se remaria au grand dam de Kurt Cobain qui se retrouva isolé quand le couple eut, en 1979, un autre fils. La mère fut plus malhreuseuse : son nouveau compagnon était si violent qu’elle se retrouva une fois à l’hôpital le bras cassé. Kurt Cobain devînt turbulent, insupportable, intenable et le thérapeute à qui son père l’amena déclara, du haut de sa science, qu’il lui fallait un seul environnement familial. Les parents se disputèrent cette garde. Mais toujours aussi impossible, Kurt Cobain fut envoyé un temps dans la famille de son ami Jesse Reed où il retrouva un semblant d’équilibre, notamment autour de la religion. Par la suite, son père voulut en faire un sportif : lutte, baseball, rien ne lui plaisait, il ne pouvait plus répondre à l’image du jeune garçon modèle. Il se détacha alors de ce père ni aimé ni haï, définitivement étranger.

Enfin il rencontra Roger « Buzz » Osborne avec qui il découvrit le punk et le hardcore, en plus des premières ivresses et des premières drogues. Ensemble ils découvrirent surtout la seule possibilité de s’en sortir sans l’école et sans le travail : la musique. Kurt Cobain fonda en 1985 son premier groupe un peu sérieux, Fecal Matter, avec Dale Crover à la basse (futur Melvins) et Greg Hokanson à la batterie. Puis il y eut Osborne à la basse et Mike Dillard à la batterie. Spank Thru et Downer datent de cette période. C’est avec une démo de Fecal Matter qu’il convainquit Kris Novoselic, rencontré au lycée d’Aberdeen, de former un groupe qui devient, en 1987, Nirvana.

Peu avant d’obtenir son diplôme à la Aberdeen High School, Kurt Cobain arrêta ses études et sa mère l’obligea à trouver un emploi. Il se retrouva sur le canapé de ses amis. Puis trouva un job dans un hôtel d’Ocean Shores, une petite ville sur la côte. Il traînait à Olympia, y assistait aux concerts, se mit en ménage avec Tracy Marander, la fille d’About a girl et la photographe de la couverture de Bleach. Puis il rencontra Tobi Vail avec qui il voulut construire une relation classique tandis qu’elle considérait ce modèle comme sexiste, dépassé, idiot. Tobi Vail lui fit son éducation. Aussi bien politiquement, philosophiquement que musicalement : tandis que Kurt Cobain restait empêtré dans l’enfance incapable, Tobi Vail créait un fanzine, jouait dans un groupe, lisait Valerie Solanas et Camille Paglia. Elle lui offrit la profondeur qu’un groupe du nom « Fecal Matter » n’aurait jamais pu espérer.

Le reste appartient à l’histoire du groupe : le succès, le suicide. Et même la rencontre avec Courtney Love sur laquelle nous reviendrons.

Mais il reste une chose dont il est à peu près impossible de dire quoi que ce soit sans sacrifier à la marmelade des mots : sa voix. Sans doute faut-il reprendre les plus banales expressions pour en parler. Sa voix est une grâce. À la fois pure beauté du chant (dans le cadre historique des critères de la beauté vocale) mais grâce aussi en ce qu’elle est « ce qui sauve ». Or Kurt Cobain n’est pas sauvé par sa voix. Au contraire. La grâce de sa voix le condamne. Sa mère, encore en 2014, le compare à un « ange ». La comparaison est pénible de platitude, mais dans son schéma simpliste, elle peut fonctionner pour expliquer le paradoxe qu’est Nirvana en tant que groupe d’un petit genre musical confidentiel, le grunge, devenu musique d’une génération et, au-delà encore, d’un capitalisme industriel qui ne laisse aucune échappatoire. Car c’est dans le cadre de l’industrie musicale qu’il faut replacer, même si cela heurte, la beauté déchirée de cette voix. Si Kurt Cobain est un « ange » aux yeux de sa mère, c’est qu’il appartient à la dimension sacrée de la famille. Si la famille est la religion, l’enfant est un ange. Expulsé de cette famille (ou pour être tout à fait précis de l’état de non-conscience que traverse quasi tout mammifère humain dans son enfance), de cette unité idéale que l’on reconstruit sous les projections d’un au-delà, ou d’un rêve de Pamphilien, il devient un ange déchu, un ange sali, un ange qui ne retrouverait pas son paradis. Et pour cause : il n’y a pas de paradis. Kurt Cobain a donc perdu la foi (la foi en la famille). Mais il ne remet pas en cause l’illusion elle-même du paradis perdu. Il ressent que c’est une illusion, il vit ce paradis perdu comme une illusion, mais ses tentatives pour recréer un « paradis perdu » (avec Tobi Vail, puis Courtney Love, Frances Bean et le pavillon bourgeois absurde du Lake Washington Boulevard East) prouvent qu’il n’affronte pas cette illusion. Dans sa critique, il n’est pas allé assez loin. Il n’est pas allée aussi loin qu’il aurait pu aller. Et tout ce qu’il exprime dans ses paroles est cette impossibilité, est cette révolte tronquée.

Des mots & des paroles

La place des paroles a toujours été secondaire pour Kurt Cobain et cette négligence aura toujours été la source de conflits. « Music comes first; lyrics are secondary. Most of my lyrics are contradictions. I’ll write a few sincere lines, and then I’ll have to make fun of [them]. I don’t like to make it too obvious, because if it is too obvious, it gets really stale. You shouldn’t be in people’s faces 100% all the time. We don’t mean to be really cryptic or mysterious, but I just think that lyrics that are different and weird and spacey paint a nice picture. It’s just the way I like art. »2 Voilà un véritable « art poétique » : de l’indécis, de l’étrangeté, de la modeste beauté.

Dans une interview d’août 1993 avec Erica Ehm de MuchMusic, il explique : « People expect more of a thematic angle with our music. They always want to read into it. And before, I was just using pieces of poetry, and just garble—just garbage. Y’know, just stuff that would spew out of me at the time. And a lot of times when I write lyrics it’s just at the last second, ‘cause I’m really lazy. And then I find myself having to come up with explanations for it, you know? »

Faut-il vraiment porter crédit à ce qu’il dit au fil d’une longue conversation ? Les carnets, le journal, les brouillons ne viennent-ils pas démentir en partie cette déclaration de spontanéité ? Et même s’il y a spontanéité dans l’écriture des paroles, n’est-ce pas déjà le résultat d’un lent et profond processus qui relève de l’écriture automatique et de l’habitude même de cette forme d’écriture ?

L’influence de William Burroughs est transparente dans les écrits de Kurt Cobain. Les histoires de son journal, véritable officine de création, en portent l’ascendance. Autant dans les thématiques que dans la conception du fait littéraire. Dans ses livres, ses nouvelles, ses poèmes, William Burroughs traite de drogue – et de dépendance à la drogue –, de marginalité, d’inaptitude à se sociabiliser, de violence, et de la place extraordinaire, dans nos vies, de l’imaginaire. Junky, Naked Lunch et Queer sont trois romans parmi les préférés de Kurt Cobain. Comme Jimmy Page une décennie plus tôt, Kurt Cobain se fera photographier avec William Burroughs, dans une attitude infantile, dans un rapport explicitement filial avec l’écrivain. Une collaboration à l’initiative de Kurt Cobain (qui avait contacté William Burroughs en 1992) donnera « The ‘‘Priest’’ They Called him » le 1 juillet 1993. Les deux hommes ne se rencontreront qu’en octobre 1993, brièvement. William Burroughs y lit froidement le texte « Junky’s Christmas » (enregistré en septembre 1992 à Lawrence au Kansas) tandis que Kurt Cobain ajoutera des sons de guitare (l’enregistrement a lieu en novembre 1992 à Seattle).

Mais cela va encore plus loin : les modalités d’écriture de Kurt Cobain s’inscrivent dans la longue tradition dadaïste et surréaliste dont la Beat Generation, dont est proche William Burroughs, est l’héritière directe. L’imagination à outrance, volontiers morbide, cauchemardesque, maladive, cherchant dans l’inconscient ce qui révèle le malaise d’une société consumériste, impérialiste, raciste, violente, inhumaine ou déshumanisante ; le cut up qui, de la même manière, libère le potentiel signifiant de la parole, transcende l’individualité en accédant à la sphère collective, et laisse ouvert à l’infini le jeu des interprétations. Certaines paroles de Smell like teen spirit accumulent visiblement de manière aléatoire, ou selon des similitudes dogmatiques, des mots en dehors de leur sens ; les couplets d’In Bloom fonctionnent selon la technique du cut up ; certaines paroles de Come as you are jouent sur l’antiphrase (« hurry up, take your time ») ; Lithium enchaîne des non-sens, etc. Bien sûr, les mots ou les phrases sélectionnés gardent une saveur qui plaît à Kurt Cobain et de ce tri discriminant peuvent alors s’élever des possibles de significations. On retrouve des isotopes circonscrits : la drogue, l’aliénation, l’abandon, l’enfance, etc. Mais le sens est volontairement flouté, floué, afin que Kurt Cobain ne se sente pas enfermé dans des assertions qu’il ne veut pas assumer, puisqu’il aspire à ne pas subir la pression extérieure, la pression sociale, celle qu’il a connue durant sa scolarité, celle qu’il assimile à la société entière. Malheureusement, c’est bien tout l’inverse qui va se produire : la souplesse de l’interprétation va entraîner d’incessants contre-sens qu’il devra sans cesse corriger et qui l’épuiseront.

Mais cette imprécision des paroles a permis aussi une diffusion très large de sa musique. Autant les non-anglophones ont l’habitude d’écouter des chansons anglaises sans en comprendre les paroles, mais les anglophones eux-mêmes ont tendance à minimiser l’importance des paroles, voire à les ignorer. De cela, Kurt Cobain se plaindra souvent alors même qu’il se défend de donner à ses chansons des sens trop précis. La contradiction ne peut manquer de jouer en sa défaveur. Les scrupules de Kurt Cobain à écrire des chansons engagées brouillent les messages qu’il aimerait faire passer et favorisent les incompréhensions dont il se plaint par la suite.

In Bloom, qui dénonce particulièrement l’incompréhension des adolescents qui écoutent sans comprendre, joue à plein de cette ambivalence. Le refrain dépeint un jeune homme qui fredonne une chanson (de Nirvana?) sans comprendre et préfère tirer avec son arme. Image du redneck viriliste. Pourtant ce jeune homme semble surtout perdu, seul, et attiré par une arme avec laquelle il tire au hasard et qui pourrait devenir l’arme avec laquelle il mettra fin à son propre ennui. « En fleur » confère à ce portrait une fragilité de l’âge qui semble bien éloignée d’une dénonciation brutale. Et les couplets n’aident guère à nous aiguiller : le sens ouvert par le cut up, par l’image de la Nature maltraitée (« Nature is a whore » n’est pas une affirmation, mais comme toujours chez Kurt Cobain le « discours rapporté » de ceux qu’il dénonce), par l’enfance brutalisée (« Sell the kids for food »), ont plutôt tendance à justifier le déboussolement du teenager qui tire seul, avec une arme à feu facile à se procurer, simplement pour tromper son ennui et, finalement, son mal-être. La société est violente, les armes à feu sont courantes, et même Kurt Cobain ne répugne pas à poser devant les photographes avec ce pistolet qui revient avec insistance dans ses chansons (dans les 3 premières chansons de Nevermind : Smell like teen spirit – « Load up your gun » -, Come as you are, In Bloom…) : malgré lui, l’ambivalence est totale.

Mais peut-on vraiment croire qu’il n’en avait pas conscience ? À la fois, il prétend que les paroles n’ont pas d’importance, mais il se plaint qu’elles ne sont pas comprises. Ainsi, on croira que Polly et Rape me sont des éloges du viol ou que « God is gay » (Stay Away) est une attaque homophobe – alors que c’est au contraire d’un côté une dénonciation de l’invisibilisation du viol et une dénonciation de l’homophobie religieuse. Les exemples d’incompréhension sont nombreux, peut-être amplifiés ou cultivés par la maison de disque (le scandale est une publicité) et il semblerait finalement que Kurt Cobain, quoi qu’il en dise, s’en réjouisse souvent.

L’exemple des premiers mots de Smell like teen spirit est sans doute le plus révélateur : « Load up your gun and bring your friends » (« Charge ton arme et amène tes amis »). Deux interprétations sont possibles : un appel à la révolte de la jeunesse ; une référence à la drogue. Car la formule « load up » veut dire aussi « charger une seringue ». Le message devient alors une invitation à se droguer ensemble, loin d’un appel à une transformation révolutionnaire de la société…

Mais faut-il vraiment trancher entre l’appel à la révolution et l’habitude mortifère du toxicomane ? N’est-ce pas les deux faces d’une même pièce ? La confusion d’un Janus ? Une révolution par la destruction ? Dans la continuité du punk rock (tradition à laquelle, somme toute, Nirvana se rattache par de nombreuses chansons), on ne sait plus quel message porter pour renverser cette société que l’on sait mortifère mais qui a patiemment et solidement condamné toutes les issues. Détruire la société, c’est aussi se détruire soi-même. Et c’est sentir, c’est ressentir une vérité sociale que le capitalisme libéral a ouvertement nié : l’indissociabilité de l’individu et de la société. C’est la réponse à la fameuse phrase de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas ! » (31 octobre 1987 dans le magazine britannique « Woman’s Own »). Détruire la société telle qu’elle est, c’est se détruire soi-même puisque nous sommes la société. No future. Le slogan éculé n’est pas l’apanage des punks, il est la traduction simple, concise, effrayante d’un état des choses : l’impuissance de la société à échapper à sa soumission. Et cela parce que l’entité de la domination n’est pas bien claire : le capitalisme, les capitalistes, des individus néfastes, les idées dans les individus, les idées en nous-mêmes, nous-mêmes… C’est cette incapacité à définir précisément le problème qui entraîne une suspicion envers la raison et le langage. Au lieu d’incriminer l’ouvrier, on incrimine l’outil. Kurt Cobain écrit « quelques lignes sincères » puis se sent obliger de les moquer, de les transformer, d’en faire quelque chose de « fun ». Il ne saisit pas que c’est justement l’entertainment qui l’empoisonne. Il ne déconstruit pas : il brouille. Il s’amuse : il n’assume pas.

L’enfance fantasmée

Le jeu de brouillage, l’amusement, l’entertainment devient un « divertissement » au sens de Pierre Bourdieu : il fait diversion. Pierre Bourdieu lui-même reprend, laïcise – ou sociologise – le discours de Blaise Pascal autour du mot : le divertissement est une consolation face aux difficultés que rencontre le moi. Se divertir, c’est se détourner de « soi » (non pas un « soi » comme « identité », mais un « soi » comme immédiateté au monde). L’hostilité ressentie par Kurt Cobain vire au délire obsidional. La dénonciation des « faux fans », nous y reviendrons, est dans une certaine mesure, sous cette forme, largement irrationnelle. L’autre versant est le désir d’un retour à l’état utérin. L’entertainment devient, comme l’a dit cyniquement le conseiller de Jimmy Carter, le tittytainment3.

La thématique du bébé, et même du fœtus, traverse assidûment tout l’œuvre, jusqu’à donner son titre au dernier album studio. Plus le sentiment d’insécurité grandit, plus la thématique s’impose. Bébé sur la pochette de Nevermind, fœtus sur celle d’In Utero. Scentless Apprentice s’ouvre sur l’image d’un Jean-Baptiste Grenouille qui est un bébé sans odeur (la thématique de l’odeur est fondamentalement liée à l’enfance) : « He was born scentless and senseless ».

Mais l’exemple le plus frappant est la chanson Drain you que Kurt Cobain affectionnait tout particulièrement et qui était systématiquement jouée en concert. Elle concentre en effet plusieurs obsessions : la frustration du couple, sa normalisation jusqu’à l’ennui, la peur de l’échec, le monde de l’enfance. Le couple mis en scène est réduit à l’état de deux bébés : « One baby to another says I’m lucky to have met you… » On pense à la tendance immonde, par les diminutifs hypocoristiques comme « mon bébé », qu’ont les individus en couple de se maintenir dans une régression intellectuelle et morale (la jalousie, la possession, la colère, le désir de manger, le confort domestique…). Pourtant il ne faut pas s’en tenir à ce sens unique qui serait la dénonciation d’un ridicule ou d’un abrutissement par le couple : il faut entendre aussi la tendance de Kurt Cobain à lui-même s’enferrer dans l’infantilisme. Car l’image des « bébés » n’est pas premièrement ou évidemment négative : c’est le vampirisme des individus qui est condamné dans la chanson, la tendance du couple à se nourrir l’un de l’autre – ce qui déclenche d’inévitables conflits (la chanson est aussi un dialogue avec la musicienne féministe Tobi Vail). L’image des « bébés », elle, renvoie même une charge positive : en plus de la fragilité et de l’empathie auxquelles elle renvoie, cette image semble représenter un stade primitif pas encore tout à fait corrompu par la société. Le bébé serait même chez Kurt Cobain l’image expressionniste de l’innocence en proie à la corruption sociale. Du Rousseau qui s’ignore. Mais nous sommes loin d’une image idyllique : ils sont déjà un peu monstrueux, ces bébés qui parlent, discutent, s’engueulent. Et c’est justement dans cet écart, et même dans cet écartèlement que se joue toute l’esthétique cobanienne : c’est à la fois pur et monstrueux. L’idéal n’est plus tout rose, tout pimpant, tout propre : il est monstrueux, sale, amusant dans l’outrance – mais il reste un idéal en tant que projection sublimée d’une réalité terrestre pervertie, ou du moins imparfaite, comme s’il manquait quelque chose qu’on trouverait dans un ailleurs.

In Utero, donc, achève – puisqu’il est le dernier album studio (et que Unplugged in New York n’est constitué que de reprises) – le processus d’infantilisation. Il pousse la logique jusqu’à son terme : l’enfance n’est pas suffisante, c’est le retour au stade minimum de vie qui est recherché. Kurt Cobain confère au fœtus une nouvelle dimension symbolique. Le fœtus n’est pas tout à fait vivant – car il ne peut survivre sans la mère –, mais il est déjà un début de vie. C’est la vie a minima. C’est la vie plus ou moins consciente (qui renvoie aussi au cocon de la drogue) mais, surtout et avant tout, c’est la vie protégée. Cette quête de protection est tellement obsédante chez Kurt Cobain que son unique tatouage représente un bouclier au centre duquel apparaissait la lettre « k » (il y fait référence dans Lounge Act : « I’ll wear a shield »). Et c’est encore l’argument de la protection qu’il invoque dans sa lettre de suicide4, même s’il s’agit cette fois de protéger sa fille, Frances Bean, à qui il s’identifie – ou qu’il identifie à lui : « I have (…) a daughter who reminds me too much of what I used to be, full of love and joy, kissing every person she meets because everyone is good and will do her no harm. And that terrifies me to the point to where I can barely function. I can’t stand the thought of Frances becoming the miserable, self-destructive, death rocker that I’ve become. » Et dans les quatre lignes rajoutées comme un ultime au-revoir, dans cet abri de jardin : « for Frances / For her life, which will be so much happier without me ». Cette identification sur sa fille, outre qu’il dénote un égoïsme aveugle, nous renseigne sur la nature de l’échec insupportable qui explique, en partie du moins, le geste définitif du chanteur : l’échec consiste à pas être parvenu à se construire, à dépasser les traumatismes enfantins et à affronter les difficultés (toutes relatives pour un jeune homme marié, père de famille et devenu riche…) de la société, et plus précisément à être capable d’assurer sa propre protection ainsi que celle de sa fille.

Dans cette lettre de suicide, du reste, le thème de l’enfance explose dans tout son pathétisme. Il l’adresse à « Boddah », son ami imaginaire (il a 27 ans), un « bouddha » intime, c’est-à-dire intérieur, la projection de son moi apaisé (Nirvana…), projection qu’il n’a pas su réintégrer. Les premières lignes, violemment déceptives, parlent d’elles-mêmes : « Speaking from the tongue of an experienced simpleton who obviously would rather be an emasculated, infantile complain-ee. » Après cet autoportrait en simplet et en looser, tel qu’il apparaît dans de nombreuses chansons (In Bloom, dont on a relevé l’ambivalence, On a plain, Dumb, et déjà dans School, Negative Creep et, finalement, dans un peu toutes de ses chansons), il revient non pas sur son enfance en tant que période de sa vie, mais sur son état infantile en tant que stade psychologique et social : « I must be one of those narcissists who only appreciate things when they’re gone. I’m too sensitive. I need to be slightly numb in order to regain the enthusiasms I once had as a child. » Référence banale au « narcissisme » mais qui n’est sans doute pas tout à fait fausse (nous laissons l’appréciation aux psychanalystes), et référence à une sensibilité à la fois apaisée et aiguisée par la drogue qui, devenue indispensable, permet de retrouver la protection, voire l’enthousiasme de l’enfance.

Car l’enfance, l’état émotionnel de l’enfance, tel qu’il est fantasmé, apparaît dès lors comme un idéal. Ou pour être plus précis, c’est à l’âge de la conscience de soi, à l’âge où les anciens Romains différenciaient l’infans – celui qui ne parle pas, ou du moins pas de manière réfléchie – du puer, jusqu’à l’adolescent, que les choses, pour Kurt Cobain (et pas seulement lui), se gâtent : « I have it good, very good, and I’m grateful, but since the age of seven, I’ve become hateful towards all humans in general. » Sept ans. Pourtant l’on sait que les parents ont divorcé alors qu’il avait neuf ans et que c’est l’évènement traumatique à partir duquel, selon ses proches, il a changé. Mais sept ans, c’est l’âge de la prise de conscience. Sept ans, c’est l’âge d’un certain abandon, d’un détachement et de la construction de soi. Dans Silver, il est laissé par ses parents chez ses grand-parents, c’est la crise. Mais à la fin il se rend compte que les parents, c’est le poison. De nouveau, cette ambivalence qu’il a le mérite de ne pas chercher à simplifier. C’est mal, c’est bien : non, c’est les deux à la fois. Impossible à résoudre. Ce qui en ressort, c’est la dissociation d’avec les autres, jusqu’à la haine de l’autre (et bientôt la haine de soi – qui n’est qu’une forme prolongée de la haine de l’autre, ou l’inverse). Et face à ce constat d’un indéfectible écart avec les autres, rien n’y fait, aucun effort, aucun succès, aucune tentative de construction – famille, maison, travail. « I’m too much of an erratic, moody baby! » L’état d’ataraxie du bouddhiste, le nirvana n’est pas atteint, et n’est pas atteignable : c’est la défaite.

Car, à bien y penser, ce n’est pas à sept ans que la rupture consciente s’est produite, mais au moment où il s’est dit que c’était à sept ans que la rupture s’est produite. Ce moment, il est difficile de l’identifier mais nous pouvons le supposer à l’adolescence. Car plus encore que l’enfance, c’est l’adolescence qui semble avoir été le stade de la construction difficile de son identité. Au moment où il n’est pas tout à fait adulte, plus entièrement enfant. Si les chansons reflètent une ambition artistique et un univers esthétique, les interviews sont plus prosaïques, plus pragmatiques, plus sociales : quand les chansons construisent un monde, les interviews explicitent ou tentent d’expliciter des rapports au monde réel. Or dans ces interviews, Kurt Cobain revient volontiers et avec insistance sur ses années scolaires. Il est de ceux qui restent hantés par ses années de lycée. Il semble que c’est pour lui l’image et le condensé de la société. C’est aussi, il faut le dire, le public auquel Nirvana s’adressera et qu’il touchera. Pourtant si 25 ans, c’est jeune, ce n’est pas non plus 15 ans. Ni même 17. Or la virulence des propos d’un homme de 25 ans à l’égard des adolescents qui l’adulent démontrent une absence de recul significative. Dans la sphère de l’industrie musicale, on maintient les groupes au niveau de leurs fans. Une prise de distance nécessaire n’a pas été non plus engagée par Kurt Cobain qui porte des jugements virulents à l’égard de ceux qui, tout en l’adulant, se droguent ou ont des idées régressives. Il se braque. Il refuse d’assumer sa position d’idole. Il se cache derrière sa sensibilité exacerbée, derrière ses problèmes domestiques, derrière ses angoisses infantiles, pour ne pas accepter le rôle social que sa position, qu’il le veuille ou non, lui impose. Il s’adresse même à ses fans, dans Incesticide, d’une façon possessive : « Please do this one favor for us leave us the fuck alone! Don’t come to our shows and don’t buy our records. » Nous laisser seuls… Nulle compréhension, nulle bienveillance, nulle empathie. Il se sent attaqué, il se défend. Seuls avec le monde. Seul contre tous. La fuite encore, le déni, la volonté de protection. Mais cette protection ne peut pas venir de l’intérieur, ne peut pas être imposée par la volonté de l’individu, hélas : elle ne peut que se construire de l’extérieur et avec l’extérieur. La subjectivité doit prendre en compte la réalité objective et tenter de la construire. En ce sens, Dave Grohl, qui a eu le temps de mûrir, a plusieurs fois, pour ce que nous en savons, su intégrer ses fans. Il leur en demande moins aussi : sa musique est facile, acidulée, un peu écœurante. Lui-même, par rapport à Kurt Cobain, est moins iconique, moins déchiré, moins déchirant.

À ce symbole régressif de l’enfant-fœtus s’ajoute enfin, dans l’univers d’In Utero, celui de la femme ailée. Car il aurait été trop simple et univoque de ne célébrer que le fœtus. Cela n’aurait pas été non plus tout à fait sincère : car ce n’est pas le fœtus, le stade du fœtus, que recherche Kurt Cobain, mais bien une échappatoire. Il faut au moins penser pour pouvoir jouir de la protection. Ainsi nous trouvons à la fois l’enfant protégé et la femme ailée : la femme ailée est le pendant « adulte » de la recherche du retour au stade prénatal. Elle symbolise surtout la reconnaissance que ce n’est pas tant dans le passé fœtal que se trouve cette « issue » désiré que dans un avenir politique : les ailes représentent ce qui va venir (le futur), la femme représente le couple, c’est-à-dire la construction d’un vivre-ensemble (le politique). Mais demeurer au niveau de symboles éculés permet sans doute de toucher le plus grand nombre de personnes dans un cadre commercial, mais pas de résoudre des problèmes de société. Car, au passage, tout féministe qu’il fut, Kurt Cobain en mettant en avant la figure d’une femme ailée, même écorchée, sacrifie à l’idéalisation de la femme qui la relègue à l’état de fantasme, loin des réalités sociales bien concrètes.

Le dernier album studio propose donc les symboles rebattus du « spleen » et de « l’idéal », de l’infantilisation à outrance, de la non-acceptation de l’abandon de l’état infantile. Or Kurt Cobain reconnaît lui-même qu’il n’y a pas de passé perdu à retrouver. Le passé était infernal, et c’est pourquoi tout le présent l’est. Deux mythes, deux mensonges, deux formes d’aliénation, dont il ne parvient pas à s’échapper. Il souffre. Il subit. Au lieu de lutter, il sombre dans l’enfance des suppositoires (« laxatives ») et du « lait chaud » (Pennyroyal Tea).

Mais se limiter à une analyse psychologique et personnelle serait manquer la partie la plus importante du problème : car tout est lié à l’impossibilité de se construire en tant qu’adulte dans une société qui infantilise les individus. Non pas l’adulte responsable, et qui travaille, et qui construit une famille (Kurt Cobain a tenté de « construire une famille »), mais l’adulte qui sait se détacher de l’enfance, qui n’a pas peur de connaître la peur (connaître la peur revient plusieurs fois dans ses chansons : dans le très symptomatique Lounge Act, on entend « afraid of never knowing fear »), qui s’investit pour mieux vivre avec les autres. Or l’enfant a besoin qu’on s’occupe de lui, et n’est pas en mesure d’être indépendant. Il est en manque. Constamment en manque. C’est cet échec, dont personne ne pouvait le sauver, qui plombe Kurt Cobain. On pourrait toujours invoquer d’éventuelles carences affectives du père ou de la mère, la psychanalyse ou l’existentialisme ont déployé les exemples à outrance, et ils sont, quand ils sont bons, souvent valables, mais même dans ce cas le père et la mère ne peuvent se limiter, en tant qu’individus, à leur fonction reproductrice : on ne peut pas reprocher, sans mauvaise foi, le manque d’affection à des parents qui, somme toute, ont élevé et pris soin de leur enfant. Le problème réside plutôt dans l’absence de prise de conscience des racines des maux capitalistes (même si, bien sûr, rien de moral là-dedans) qui ont plus sûrement enfoncé et maintenu Kurt Cobain dans sa dépression, ses addictions, son idéalisme rompu. L’industrie culturelle qui broie les individus autant que la drogue que les politiques mondiales économiques favorisent. Les toxicomanies sont possibles parce que les produits sont disponibles, que les trafiquants cherchent à faire de l’argent, que la société propose comme image de la réussite de « faire de l’argent » et que vendre et produire de la drogue est un moyen facile d’en faire. Que l’ivresse a été, en grande partie, rejetée par la société dans l’illégalité et que ceux qui n’ont pas les codes sociaux pour rentrer dans le monde légal de la réussite social se tournent naturellement vers la seule zone qui leur est accessible, c’est-à-dire l’illégalité. Etc. La puissance de vie de Kurt Cobain aurait pu se canaliser sur un engagement plus concret (au risque de faire de lui un dogmatique, ou un con) mais elle s’est retournée contre lui-même. L’alternative était celle-là : tomber dans le dogmatisme militantiste, sombrer dans le nihilisme. D’autres voies auraient pu être possibles, bien sûr, comme construire une carrière replète, se retirer pour profiter de la vie et de sa famille, etc., mais Kurt Cobain a sombré trop tôt pour les envisager. Et finalement cette première alternative, qui est l’alternative à son stade premier, se pose communément. Peut-être de manière encore plus aiguë au tournant des années 90, au moment de la chute du mur de Berlin (9 novembre 1989), au moment où le capitalisme américain semblait avoir triomphé à tel point que l’Histoire avait pu paraître avoir épuisé toutes ses possibilités – qu’elle était « finie », que tout semblait fini et sans issue.

De l’abstraction musicale à la destruction finale

La tentation de l’abstraction est liée pleinement à ce sentiment, ou plutôt à cette sensation d’impossibilité. C’est un moyen formel d’y échapper. Concrètement, l’ambiguïté des paroles qui brouille la réception, la simplicité des mélodies et des structures sont prolongées dans des phrases musicales totalement abstraites. Comme si la simplicité visait à laisser transparaître la puissance sans figure, sans forme (ou informelle, au sens batallien du terme5), la puissance nue. Le son grunge, par sa distorsion, par son inexactitude (tout à fait maîtrisée et soignée), ne tendait pas nécessairement à cette abstraction, mais la simplicité recherchée (« simple is better ») la facilitait. C’est une de ces deux tendances possibles, et peut-être même la même tendance qui, passée un certain degré, virevolte sur elle-même de manière à se retrouver totalement inversée, et par suite de ne plus répondre aux mêmes critères de réception. La tendance à la simplification de la mélodie élargit ainsi progressivement le panel de l’audience jusqu’à ce que cette simplification fasse disparaître tout repère mélodique : alors l’audience se resserre et diminue comme peau de chagrin.

Car cette tentation de l’abstraction manifeste la volonté d’échapper aux règles musicales classiques, et même à une certaine tendance « pop ». Par suite logique, elle révèle une volonté d’échapper à ce qui a institué ces règles, ou du moins de ce qui y répond et les respecte (car il est difficile de ne pas condamner, pour la plupart d’entre nous, ce qui transgresse les règles que nous nous imposons à nous-mêmes). Échapper à la mélodie, c’est échapper aux règles musicales, c’est échapper à la volonté d’être écouté par le plus grand nombre.

Mais l’abstraction peut renvoyer aussi à un monde pré-adolescent, pour ne pas dire enfantin et prénatal (comme, plus tard, chez Sugar Rós) : c’est retrouver le monde utérin où les règles ne semblent pas, aux yeux de qui l’examine, correspondre aux règles d’après la naissance. Dans le monde utérin, tout est pour nous atténué. Comme les sons dans le milieu aquatique. Après le bébé dans la piscine (Nevermind), c’est l’utérus dans le ventre exposé de la femme ailée (In Utero).

Dans les deux cas, c’est échapper à ce qui, dans la société, nous est contraire et hostile. C’est échapper aux lois, aux schémas, à la morale, aux préjugés. Pas tellement un imaginaire de la « pureté » (il n’y a pas d’imaginaire de la « pureté » chez Kurt Cobain, comme nous l’avons dit, ou cet imaginaire est impossible, interdit), mais une forme de liberté. Liberté conçue davantage, donc, comme fuite plutôt que comme victoire. Contrairement à ses camarades du Riot grrrl, le combat renvoie pour Kurt Cobain au virilisme, à la compétition (à la lutte qu’il pratiqua à l’université), et il se considère et se déclare trop fragile pour le mener.

Techniquement, cette abstraction musicale, dans les quelques chansons de Nirvana où elle se manifeste (Drain you etEndlessNamelesssurtout) mais surtout dans l’album qu’il réalise avec William Burrough, The « Priest » They Called Him (1993), utilise le feedback de la guitare. Et il faut, à cette occasion, évoquer la Fender Mustang qui fut produite jusqu’en 1982 et que la marque ressortit en 1990. Déjà privilégiée par Jimi Hendrix, elle fut utilisée par Kurt Cobain sur Nervermind. Jimi Hendrix l’appréciait pour la double rangée de capteurs et le système de vibrato qui démultipliaient les possibilités à la fois dans la texture du son et dans la gestion des feedbacks. L’ampli à ampoule Marshall, puissant, gras, sujet à ces « retours », et la fameuse pédale de distorsion Boss DS-1 constituaient le matériau que Kurt Cobain exploitait avec ravissement pendant de longues minutes en début et surtout en fin de concerts quand, après les mélodies, les abstractions aboutissaient à la destruction de la scène.

Car la destruction régulière des instruments en fin de concert, qui n’a pas peu fait dans la notoriété de Nirvana, doit être considérée dans ce qu’elle réalise. Elle fut pour beaucoup la garantie d’un esprit « punk » du groupe, et bientôt une caractéristique de l’esprit « grunge ». Kurt Cobain a souvent prétendu que cela évitait les rappels. Beaucoup y ont vu une violence gratuite et délétère. Spectaculaire quoi qu’il en soit, cette destruction s’apparentait à un rituel, accompagné par de longues plages abstraites, et presque d’expérimentations sonores (il faut rappeler, à cet égard, l’admiration de Kurt Cobain pour Sonic Youth). Les guitares venaient se fondre aux amplis, dans une apocalypse qui tournait à l’orgie fusionnelle. C’était le son de la fin, mais dans une satisfaction consommée jusqu’au bout. Une vraie fin en ce qu’elle n’était pas arbitraire, mais qu’il n’y avait plus possibilité de jouer après.

Éloge de Courtney Love

Pour conclure ce portrait en mouvement de Kurt Cobain, il est indispensable d’évoquer un peu plus en détail Courtney Love. Le traitement qui lui est réservé depuis maintenant presque 30 ans à Courtney Love est nauséabond et odieux. Certaines théories complotistes, qui postulent le meurtre de Kurt Cobain, font de sa femme la première suspecte, et la coupable toute désignée. Et quand elle n’aurait pas été la commanditaire de ce soi-disant assassinat, elle aurait été la goule qui aurait vampirisé et vidé l’âme du pauvre Kurt. Dans tous les cas, se répètent à l’âge du capitalisme industriel les schémas misogynes qui pourrissent la vie des femmes au fil des siècles. Yoko Ono, pour évoquer un exemple célèbre, et de qui on a souvent rapproché Courtney Love, a subi des attaques similaires (même si, par ailleurs, les rapports de Yoko Ono au monde marchand et spectaculaire sont condamnables). Le couple est devenu tellement iconique qu’il est difficile d’en retracer la romance. Tout a été définitivement perverti par les médias et, pour une fois, c’est sans doute mieux ainsi : seule Courtney Love, aujourd’hui, sait ce qu’il en est. Cela appartient à son intimité.

Née en 1964 à San Francisco dans un milieu de contre-culture, d’une mère psychiatre et d’un père manager de Grateful Dead, Courtney Michelle Harrison fut élevée à Portland où elle intégra dès son adolescence des groupes de punk. Elle passa un an à Dublin et à Liverpool avant de revenir aux États-Unis s’installer à Los Angeles où elle figura dans deux films, Sid and Nancy (1986) et Straight to Hell (1987) d’Alex Cox qu’avait vus Kurt Cobain. Elle fonda ensuite le groupe Hole avec le guitariste Eric Erlandson. Leur premier album, Pretty on the Inside (1991), est une pure merveille, violent, décharné, déstructuré, étrange, difficile. Il avait été produit par Kim Gordon (Hole avait joué en première partie de Sonic Youth en novembre 1990 sur la tournée de Goo). Le deuxième album, Live Through This, sortit en 1994. Beaucoup plus pop, ou plutôt plus « grunge », il bénéficia de la notoriété du couple devenu « people » Love-Cobain. C’est un des meilleurs albums de la décennie. Courtney Love, de toute évidence, était plus solide que Kurt Cobain qui l’admirait sincèrement. Même si, sans doute, le couple battait de l’aile, le suicide du père de son enfant ne peut être qu’un traumatisme inimaginable. Plus tard, en 1996, elle apparaît dans The Peaople vs. Larry Flynt de Milos Forman. Elle n’y est pas mauvaise. Mais son rôle dans Man on the Moon, en 1999, est l’apex de sa carrière d’actrice.Les albums de Hole, en revanche, sombrèrent dans l’inanité. Elle donna ensuite quelques écrits, une série de trois mangas avec Stuart Levy, Ai Yazawa et Misaho Kujiradou, Princess Ai (2004-6), et des mémoires, Dirty Blonde : The Diaries of Courtney Love (2006).

Cultivée, aventurière, sans conteste ambitieuse, elle ne pouvait que fasciner Kurt Cobain qui était attiré par ces femmes fortes. Si Courtney Love refuse d’être associée au Riot grrrl, beaucoup le firent pour elle : la teinte féministe de Teenage Whore qui ouvre Pretty on the Inside ou de tout l’album Live Through This est évidente. Les deux leaders se rencontrèrent soit en 1989 au Satyricon de Portland (version de Michael Azerrad) soit le 12 février 1990 (version de Charles Cross). Courtney Love a dit qu’elle avait rencontré son futur mai au Dharma Bums à Portland, mais Eric Erlandson croit savoir qu’ils s’étaient connus sur un parking à la sortie du concert de L7 au Hollywood Palladium le 17 mai 1991. Ils se retrouvèrent quoi qu’il en soit fin 1991 grâce à Jennifer Finch, la géniale bassiste de L7 justement, et se mirent en couple en 1992. Le couple se maria rapidement le 24 février 1992 bien que Kim Gordon le déconseilla vivement à Courtney Love. France Bean naquit le 18 août 1993.

Kurt Cobain était aussi ambitieux que Courtney Love, sans en avoir la carrure. Ils ne fuirent pas les médias, s’affichèrent dans un abominable reportage racoleur de Lynn Hirschberg, « Strange Love », publié dans Vanity Fair en septembre 1992. Nervermind avait projeté Kurt Cobain sous la lumière scialytique des médias, et bientôt le monde entier fut au courant de leur addiction à l’héroïne. On leur retira leur fille, on les poursuivit, on les moquait, on attaquait incessamment Courtney Love. Ils jouèrent quelquefois ensemble, notamment au Rock Against Love le 8 septembre 1993, enregistrèrent quelques chansons à deux, cherchaient à avancer tant bien que mal. Quand Kurt Cobain se suicida, Courtney Love était en cure de désintoxication à Los Angeles. Elle se retira quelque temps au Namgyal Buddhist Monatery d’Ithaca, dans l’état de New York. Le 16 juin 1994, Kristen Pfaff, la splendide bassiste de Hole, succomba à une overdose d’héroïne à Seattle. Melissa Auf der Maur la remplaça au pied levé pour assurer la tournée de Live Through This qui fut, à juste titre, un succès commercial et critique. Mais les années 1994-5 furent évidemment des années troubles dont Courtney Love dit ne pas se souvenir. Mais, contrairement à son mari, contrairement à beaucoup, Courtney Love s’en tira cahin-caha, en titubant, en gueulant, en frappant même Kathleen Hanna, en passant plusieurs fois devant les tribunaux mais, somme toute, sans abandonner. Si elle n’a pas su s’extraire du système toxique de l’industrie culturelle, l’ériger en sorcière ne fait que renvoyer au fond misogyne qu’elle a toujours dénoncé, et encore en 2005 à propos d’Harvey Weinstein (la vidéo est devenue virale à partir d’octobre 2017).

*

1Entretien avec John Savage : « Kurt Cobain: The Lost Interview »:

https://web.archive.org/web/20040430011407/http://www.nirvanafreak.net/art/art8a.shtml

2La musique vient d’abord ; les paroles sont secondaires. La plupart de mes paroles sont contradictoires. Je n’écris que quelques lignes vraiment sincères, puis j’essaie d’en faire des choses amusantes. Je n’aime pas quand c’est trop évident, parce que quand c’est trop évident, c’est vraiment fade. On ne peut pas être en face des gens 100 % du temps. Ça ne veut pas dire qu’il faut être cryptique ou mystérieux, mais je pense juste que les paroles qui sont différentes, étranges, planantes créent un bel effet. C’est comme ça que j’aime l’art.

3Le terme est relevé par Anselm Jappe, dans Crédit à mort : « En outre, l’industrie de l’amusement – de la télévision à la musique rock, du tourisme à la presse people – joue un rôle important de pacification sociale et de création de consensus. Ce fait se trouve très bien résumé dans le concept de « tittytainment » De quoi s’agit-il ? En 1995 s’est réuni à San Francisco le premier « State of the World Forum » auquel ont participé environ 500 personnes parmi les plus puissantes du monde (entre autres Gorbatchev, Bush junior, Thatcher, Bill Gates…) pour discuter de la question suivante : que faire dans l’avenir avec les quatre-vingts pour cent de la population mondiale qui ne seront plus nécessaires à la production ? Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller du président Jimmy Carter, aurait alors proposé comme solution ce qu’il appela « tittytainment » : aux populations « superflues », et potentiellement dangereuses en raison de leur frustration, sera destiné un mélange de nourriture suffisante et d’amusement, d’entertainment abrutissant, pour obtenir un état de léthargie heureuse ressemblant à celui du nouveau-né qui a bu au sein (tits en jargon américain) de sa mère. En d’autres termes, le rôle central assuré traditionnellement par la répression, afin d’éviter les troubles sociaux, s’accompagne désormais amplement de celui de l’infantilisation (mais sans la remplacer complètement, contrairement à ce que certains semblent croire). »

4On trouvera cette lettre et des lectures en suivant les liens suivants : https://genius.com/Kurt-cobain-kurt-cobains-suicide-note-annotated ; https://handwritinguniversity.com/members/weekly-newsletters/kurt-cobains-suicide-note-analyzed/

5L’informe se démarque de la forme en tant qu’elle la travailla, la déconstruit plus qu’elle ne l’annihile.