Partie I – Déterminations

Le mécanisme logique (c’est-à-dire « naturel ») du capitalisme industriel est d’imposer l’idée d’une pureté, d’une irrationalité fondamentale, essentielle, dans la construction des phénomènes. La Raison est profondément irraisonnable en ce qu’elle écarte tout ce qui ne correspond pas à ses critères. Non pas le mysticisme, la religion et la magie (qu’elle prend en compte), mais la Nature, l’Autre, le non-raisonnable. Ainsi elle a imposé et continue à imposer sa domination en invisibilisant une partie de l’humanité, en invisibilisant et en soumettant le reste de la réalité des choses1. Elle ménage un espace de croyances afin de faire diversion. Elle crée le divertissement autour de ces croyances afin de faire diversion. Elle met en scène et promulgue, tout en les critiquant, une foule de croyance afin de faire diversion. Complotisme, mysticisme, spiritualisme. Autant que « le Grand Homme » dans l’ordre de la politique (le messie capable de « reprendre en main la situation »), la star foudroyée fait partie de la panoplie de ces mythes. Elle symbolise ce qui échappe à la détermination sociale. Elle symbolise la solution facile, sans effort, et surtout sans que le monde ait à changer. Quand la vedette connaît un destin tragique, elle est transcendée par l’apothéose : elle devient la preuve que l’au-delà est en harmonie avec le système d’ici-bas (De l’exception qui confirme la règle ou l’Apococyntosis).

Pourtant, aussi exigeante à saisir soit-elle, il existe une détermination socio-historique qui explique, sans l’aide de mythes, cette réalité de « l’au-delà » qu’est le vedettariat. Nul génie, nulle grâce – mais l’industrie culturelle. Le phénomène « Nirvana », le phénomène « Kurt Cobain » s’inscrivent dans la détermination de cette industrie culturelle.

A. De l’industrie intime

Il ne sera pas question – ou à la marge – de Nirvana dans cette partie. Sans le réseau des nervures, rien n’est compréhensible des émotions. Il est nécessaire de contextualiser dans un déroulé au long cours, au large cours, le phénomène qu’est Nirvana. Ce sont les prolégomènes déterminatifs.

Heurs et malheurs de l’industrialisation

Il n’est pas certain que nous ayons, malgré des publications massives, encore saisi pleinement la portée des transformations induites par l’industrialisation.Le Capital de Karl Marx (1863) et La Grande Transformation de Karl Polanyi (1944), pour ne citer que deux ouvrages canoniques, ont bien sûr éclairé, au-delà des engagements politiques de leurs auteurs, des fondements reconnus pour la compréhension de notre contemporanéité. Mais le phénomène est si complexe, c’est-à-dire qu’il traverse tant de domainesa priori détachésde la vie (si ce n’est la totalité des domaines de la connaissance, autant que la vie elle-même qui les englobe) qu’il rend sans doute impossible sa compréhension globale. Dans l’exigence de connaissance, la propension à la classification, à la spécialisation, à la complexification de chaque domaine d’étude – propension purement arbitraire – accentue cet aveuglement global.

Mais cette interdiction du savoir total est compensé par un atout majeur : nous touchons, dans chaque domaine de la connaissance, à une exquise précision qui ouvre autant de possibilités pour l’avenir. Ce n’est pas tellement la synthèse des savoirs pour une compréhension globale qui manque, ou dont nous ressentons toutes et tous le manque, car plus qu’un système synthétique, c’est plutôt une manière d’appréhender le monde qui nous fait défaut et nous donne l’impression d’une aliénation, une manière d’avoir prise sur ce monde.

Or cette velléité d’emprise sur le monde ne s’inscrit-elle pas dans la tradition cartésienne, du moins moderniste de « l’homme maître de la nature » qui est justement accusée aujourd’hui d’avoir imposé un monde technologique où l’humain, finalement, et comme par ironie, se retrouve soumis et aliéné ? Pourtant, d’un autre côté, si l’on prône vertueusement un mode moins agressif d’être-au-monde, un étant-au-monde plus sensible, plus humble, plus doux, cette manière d’être-au-monde ne tend-elle pas à un passéisme politique qui lâche, aux plus cyniques, aux plus violents, aux plus vindicatifs, la bride sur le cou, c’est-à-dire, concrètement, leur laisse la possibilité de régir la vie des autres, de la soumettre à leurs propres intérêts ? Qui interdit, autant que le savoir total, une transformation totale ?

Voilà sinon l’impasse ou l’aporie, du moins l’embarras et la gêne qui sont les nôtres aujourd’hui.

Postuler que l’industrialisation est néfaste ne va pas de soi. La plupart des gens jugeront que l’industrialisation a été une bonne chose, ne serait-ce que parce que nous vivons plus longtemps et en meilleure santé. Cet argument ultime, le plus répandu, est pourtant le plus fallacieux quand on l’examine de plus près, car ce n’est pas l’industrialisation elle-même mais les progrès de la médecine qui ont permis cette meilleure santé globale. Or la médecine n’est pas systématiquement ni nécessairement liée à l’industrialisation. Ni la médecine en particulier, ni la science en général. Bien au contraire, chaque jour ou presque éclatent et sont étouffés les scandales où l’industrie entrave la science et la médecine plus qu’elle ne les encourage. L’industrie pharmaceutique, les brevets industriels, la nécessité d’application sont, au débotté, quelques exemples bien connus qui ne sont pas quelques malheureuses dérives du système, mais bien les composants intrinsèques au système lui-même. Il est tout à fait concevable d’imaginer que les inventions se détachassent des impératifs économiques indissociables, eux, de l’industrialisation. L’industrialisation moule notre matière quotidienne. Elle s’est insinuée jusque dans nos corps par nos manières de sentir, de ressentir, d’aimer, de se donner à l’autre – de mourir.

En ce qu’elle touche d’abord nos sens, la musique est le vecteur privilégié des doctrines du capitalisme industriel, non pas (d’abord) par une propagande verbale, mais par ce qu’elle est produite et diffusée par le capitalisme industriel qui tend à faire accroire que sans lui, la musique n’est pas possible. Elle véhicule par son existence même l’illusion de la nécessité de l’industrie. Sans industrie, la musique qu’on aime, celle qui nous a vu naître, celle que nos parents écoutaient, celle qui a accompagné notre vie, disparaîtrait. Voilà l’argument par l’absurde qu’il est possible d’entendre. Argument absurde parce qu’il est très peu probable qu’il y ait un véritable effondrement de la civilisation. La collapsologie, loin de remettre en cause le capitalisme industriel, le sert : hormis les quelques rares – mais tenaces, certes – illuminés qui s’y préparent, l’imaginaire d’une chute de la civilisation engage le commun des mortels à le soigner comme un pis aller plutôt qu’à espérer son dépassement. Malgré des évènements qui paraîtront a posteriori révélateurs et malgré l’attention que notre société porte à ce genre de signes, la transition d’un monde civilisationnel à un autre, sera invisible aux contemporains. Qu’on n’appréhende pas, donc, trop vite la perte inestimable de ne plus pouvoir écouter les vieux tubes de l’été. L’industrialisation continue à modeler la musique comme elle modèle nos rapports humains, et nos vies en général. Des technologies de la création aux techniques d’enregistrement, de la diffusion médiatique aux modes de réception, la musique n’est pas seulement indissociable du capitalisme industriel, elle est un des masques de ce capitalisme industriel au même titre que le cinéma, la télévision, la voiture, les vêtements, etc. Et cela n’est pas récent, même si l’accélération (si violente, du reste, qu’elle se brouille elle-même dans une multiplicité qui dépasse les capacités humaines de réception, nivelant d’une certaine manière sa propre puissance) donne l’impression que le XIXe siècle est aussi éloigné de nous que l’Antiquité. Avant même la possibilité de reproduction des œuvres musicales, l’industrialisation commençait à façonner la musique, indirectement, par la transformation de la société : l’urbanisation développait les cafés où les bourgeois et les ouvriers se retrouvaient, et les spectacles programmaient des chansons : les cafés chantant, les caf’conc de la Belle Époque sont restés dans l’imaginaire commun.

1900. C’est déjà l’époque d’une mondialisation. Aujourd’hui, la même musique s’entend dans l’ensemble des pays industrialisés, et même dans les pays écrasés par la domination des pays industrialisés. Cette mondialisation pourrait sembler ambivalente : d’un côté, elle créerait des liens entre les humains ; de l’autre, elle tendrait à l’homogénéisation. Mais ce n’est vrai ni tout à fait d’un côté ni tout à fait de l’autre.

Si, bien sûr, la mondialisation met en contact des personnes qui jamais, sans elle, ne se seraient côtoyés (et sans évoquer ici à quel prix humain ce contact a été mis en place), ce lien (désormais instauré) reste superficiel, souvent anecdotique, le plus souvent immatériel, ou simplement stérile. Il est, toujours, médiatisé. C’est la nécessité du commerce qui crée ce lien. Or cette nécessité commerciale, qu’elle soit favorable ou hostile, empêche les personnes de créer des liens personnels. Ce qui est vrai à l’échelle mondiale, l’est également, du reste, à l’échelle locale. Un rapport avec un.e employé.e de bureau, une caissière ou un caissier, une boulangère ou un boulanger, ou même un serveur ou une serveuse de bar, est toujours un rapport tronqué, biaisé, déterminé à son origine par une finalité marchande qui fausse la politesse ou la bienveillance qu’on voudra y insuffler. Pourtant ce type de rapport « professionnel » – c’est-à-dire « marchand », – est notre rapport le plus régulier des inconnu.es. À tel point que tout rapport qui sort de ce cadre habituel est un rapport suspect, potentiellement néfaste (ce qui finit parfois par s’avérer), ou simplement si difficile à provoquer qu’il est d’une rareté précieuse. De la même façon qu’échapper à un premier rapport marchand pour tisser un lien amical relève du miracle (les miracles ont quelquefois lieu). Contre cet état des choses, des lieux, des moments et des rencontres sont aménagés. Envie-besoin de chacun, peut-être nécessité sociologique et biologique. Bars, festivals, sorties organisées : mais ces espaces sont encore tributaires de l’ordre marchand et ils requièrent encore un effort pour s’en extraire.

Le phénomène est plus impressionnant à l’échelle internationale. Autant les nationalités et les cultures se côtoient, autant les échanges sont pauvres. Se retrouver à Goa pour écouter de la psy-trans, au carnaval de Rio pour apprécier la samba, à Fez pour transcender ses particularismes dans des « musiques du monde », etc., ne crée pas nécessairement des liens entre les participants. La distance et l’exotisme offrent l’illusion d’un dépaysement qui n’est que de surface : loin de toucher le monde entier, ces événements regroupent des individus appartenant peu ou prou aux mêmes classes sociales. Nombreuses sont les anecdotes de rencontres a priori improbables et ahurissantes d’un voisin à l’autre bout du monde. Proximité & méconnaissance, distance & ressemblance : le double hiatus antinomique brouille à bas prix la perception : c’est croire que le bâton est rompu quand on le voit dans un verre d’eau. La réalité reste simple : l’industrie culturelle ne rapproche les gens que par classes socio-économiques, mais les rend toujours plus étrangers les uns aux autres.Dans une salle de concert ou dans un stade, chacun écoute pour soi ou dans la sphère de ses amis, et les inconnus ne nouent qu’assez exceptionnellement des liens entre eux. Certaines musiques, sans doute, privilégient plus que d’autres la formation de liens. Soit qu’elles se déploient dans des événements particuliers, soit qu’elles véhiculent des messages d’union (le reggae par exemple). Mais c’est toujours au prix d’un malentendu fondamental (l’idéologie « rastafari », qui est en fait une religion, est méconnue de l’immense majorité des fans de reggae) ou alors, encore une fois, en rassemblant des personnes appartenant déjà à une même sphère, à une même classe sociale.

Pourtant la dénonciation d’une standardisation des pratiques ou d’une homogénéisation des goûts est à la fois erronée et pernicieuse. Erronée car ce serait méconnaître la puissance des habitudes autant que les réalités quotidiennes qu’on qualifie : s’il est vrai qu’on boit le même Coca-Cola d’un bout à l’autre de la planète, et jusque dans les recoins les plus reculés du globe, on ne le boit pas de la même façon. On le mélangera avec du vin en Espagne, on le boira chaud en Asie, on le boira avec du whisky au Sri Lanka, on le boira à l’apéritif ici, le soir là, seulement lors d’une fête à tel autre endroit. Le produit fera l’objet d’uneappropriation. Comme le démontrent et l’expliquent Michel de Certeau et ses collaborateurs, Luce Giard et Pierre Mayol2, les manières de consommer sont des actes singuliers et le piège du sociologue est de s’en tenir à des données chiffrées au lieu d’élaborer un lexique des pratiques3. Rien n’est quantifiable dans cette réalité mouvante des imaginaires. Que se passe-t-il dans la tête de qui regarde une publicité ? Quelle machine désirante se met en branle ? La musique, par sa réception sensorielle, par la richesse de ses dimensions facilite les appropriations. Outre la musique, il y a les paroles – même et encore plus si elles ne sont pas comprises –, les images et les vidéos, les discours rapportés sur elle dans telle ou telle sphère sociale et institutionnelle.

De manière générale, l’homogénéisation des goûts n’est qu’un écran de fumer pour masquer la standardisation des économies. Si l’on conçoit l’économie dans un sens large en tant que modalités d’échange, c’est bien là où l’on peut discerner le plus violemment une « homogénéisation ». Loin d’être « naturel », le capitalisme, on le sait, s’est imposé et s’impose encore à coups de guerres, de massacres, de coups d’État, de propagande, etc. Il n’y a pas d’homogénéisation des pratiques culturelles, mais des modes d’appropriation par les cultures d’apports extérieurs qui, autant que le langage des animaux ou des végétaux, nous échappent dans la plus large partie. Toutes ces modalités se nourrissent pour faire naître mille variations qui sont le chatoiement des vies. La dénonciation d’une « homogénisation » par la mondialisation est un mythe nourri par le capitalisme industriel qui fait écran à la véritable cause de souffrance : l’annihilation des modes et des mondes indigènes par le capitalisme. Il est nourri par le capitalisme industriel qui proposera de soigner lui-même ce qu’il extermine : c’est la mode du « tribal », du « fair market » (comme si un marché pouvait être « juste ») et des mensonges du capitalisme vert, ou de la production respectueuse de l’environnement.

Soumission & rébellion

Malgré cette capacité à l’appropriation et, pour reprendre un terme cher à Michel de Certeau, au braconnage, il n’est pas question de nier les effets catastrophiques de la mondialisation par la musique sur les individus. Simplement, ces effets catastrophiques ne sont pas nécessairement ceux qui sont généralement invoqués : comme souvent, la mise en lumière dévie l’attention. Il y a bel et bien un effet dommageable à cette mondialisation de la musique qui est la soumission à une superstructure qui s’impose par le biais sensoriel.

La musique saisit les chairs, crée une hypnose, un rythme qui a sur l’être humain une puissance que tout le monde connaît. Ce n’est pas magie ou sorcellerie, divination ou mysticisme, le phénomène peut être expliqué physiologiquement. On pourra parler de région limbique, de cervelet, de phéromones, etc. Le résultat est là. Le corps est saisi, l’empathie fonctionne, la raison est balayée. La sensibilité, longtemps prônée comme moyen d’échapper à la domination de la raison, notamment morale, est manipulée afin de soumettre à la raison de la puissance capitalo-industrielle. Le danger est la séduction par la musique. De l’inoculation de dynamiques mortifères par la musique. Comme elle touche le corps, la chair, et non pas les idées (à moins qu’elle soit « engagée »), la musique est assimilée au divertissement, à l’amusement, à la décontraction, à la relaxation, elle est jugée inoffensive, elle sera défendue, peu importe son mode de production, contre les détracteurs. Qui s’attaquera à ses manifestations passera au mieux pour un marginal ou un rabat-joie, au pire pour un « réactionnaire ». Theodor Adorno, sans doute celui qui est allé le plus loin dans l’analyse des phénomènes industriels, a été victime de ce malentendu en mai 68, vilipendé par des étudiant.es que pourtant il soutenait, et qu’il incitait à aller encore plus loin dans leur révolte : pour lui, il ne fallait pas s’arrêter à la critique de la morale bourgeoise, mais bien à l’économie bourgeoise. Ainsi la musique la plus engagée, comme la plus anodine, ne vaut pas tant en elle-même que pour ce qui lui permet d’exister : ce qui la produit, ce qui la diffuse. Elle va à son tour diffuser, à travers les moelles et le corps de qui l’écoute, les idées du temps. Comment s’articule cette dialectique ? En quoi une musique sans message peut-elle servir le capitalisme industriel ?

Il y a là sans doute une nouvelle manière de conquérir. Ou plutôt, le raffinement et l’exaspération d’anciennes techniques secondaires. Certes la culture (dont la religion) a toujours été utilisée pour dominer. Mais dans certains cas le propos est plus flagrant, la propagande plus lourde. La propagande capitaliste, elle, est subtile, elle est profonde, émotionnelle, elle est intime. Car le capitalisme ne dépend pas d’une personnalité précise, d’un gouvernement donné, elle ne dépend pas non plus de l’individu, de chacun de nous (dans un moralisme impossible à mettre en place sans fascisme, ni à respecter sans névrose) : il dépend du « sujet automate » qu’est la Valeur.

Qu’est-ce que la Valeur ? Toute marchandise, qu’elle soit un bien ou un service, a une double nature : elle a une valeur d’usage et elle a une valeur d’échange. Mais cette « valeur d’échange » nécessite, en toute logique, une « valeur » neutre, objective, à partir de laquelle cette valeur d’échange puisse se décider. Peu importe ce qu’on mettra derrière cette Valeur supérieure (nommée avec une majuscule pour la différencier), et longtemps ce fut l’or (jusqu’à l’abandon de l’étalon-or en 1976, nouveau stade de l’évolution du capitalisme) : cette Valeur sera toujours in fine immatérielle, inexistante : c’est une abstraction. Mais comme tout le système se fonde sur cette abstraction, elle est déjà définie par Karl Marx par la très belle formule oxymorique : « abstraction réelle ». Ainsi la Valeur s’apparente à un fétiche : c’est une construction de l’humain à laquelle il prête des pouvoirs qu’elle n’a pas. De manière très concrète, par analogie, un billet de 10 euros ne vaut pas 10 euros : pourtant tout le monde l’accepte – et le croit. La Valeur se voit dotée d’une dimension ontologique autonome. Elle est donc appelée « sujet automate »4. C’est ce sujet automate qui régit nos vies, qui médiatise les rapports humains. Certes personne ne prétend qu’un banquier, qu’un politicien, qu’un policier n’est pas coupable : ce sont des salauds au sens sartrien, dans le meilleur des cas, des criminels dans d’autres (parfois reconnus comme tels et punis, en guise de bouc-émissaire, par la société, à l’instar d’un Jérôme Kerviel). Mais nous sommes toutes et tous un peu salauds, et cela malgré nous (une des thèses de cet essai est que Kurt Cobain n’a pas su vivre avec cette dissociation ontologique – et il est loin d’être le seul). Qu’on prône le véganisme, la culture de la terre, le retour à la campagne, le boycott des technologies, il est désormais impossible d’être « pur », d’échapper à l’emprise globale du capitalisme industriel : la transformation sera nécessairement globale, et elle sera sans doute plus longue que nos vies, et que celles de nos descendants. Mais c’est cette nature intime du capitalisme, ce capitalisme physiologique, qui trouve sa meilleure propagation par l’émotivité.

La musique réside, comme cela a été souligné, dans la médiatisation sensorielle : le rythme, le son ; la cadence, la couleur. Elle touche l’intimité et suscite une affection. Cette affection crée une dépendance intime avec elle. Or elle est produite, elle est diffusée, elle est reçue dans le cadre très précis du capitalisme industriel : le groupe, la star, l’époque, la télévision, la radio, le concert, le bar, le bal, la victoire de telle équipe, etc. Elle mêle notre intimité à l’impersonnalité du capitalisme. Une indulgence accompagne sa réception. Une bonhomie tempère sa critique. « Oui, c’est nul, mais ça me rappelle les soirées avec mes parents… » ou « les bals du samedi soir… » Tout le monde aura un souvenir existentiel à lier avec la musique. C’est Proust (qu’il transfigure par l’intensité de sa réflexion). Cette bonasserie engendre un attachement qui rend superficiel la critique, qui nourrit l’illusion que la réforme vertueuse est possible, qu’on peut sauver certains aspects considérés comme positifs du capitalisme industriel, parce que liés à l’émotion intime. En fait les aspects qui peuvent – et doivent – être sauvés sont ceux justement qui échappent au capitalisme industriel – et que le capitalisme industriel soit condamne par le système judiciaire (la débrouille, le braconnage, etc.), soit tente d’intégrer dans son mécanisme (l’auto-stop, offrir le gîte, etc.).

Pourtant l’émotivité ne peut être circonscrite à un outil de soumission : elle est aussi une puissance d’émancipation. C’est dans cette irréductible ambivalence que tout se joue. C’est cette irréductible ambivalence qui, dans une même personne, permet les actes les plus généreux et les plus odieux. C’est aussi dans cette irréductible ambivalence que la tragédie couve. Le capitalisme industriel a constitué les médiations comme aire de combat. Mais ces médiations sont mouvantes, instables, toujours changeantes, toujours renouvelées, par là semblables et dissemblables à la fois. Or cette complexité d’appréhension rend fou. Par surenchère, la société est contrainte de circonscrire toujours davantage le domaine de la santé5, de déployer toute une politique médicale et une batterie médicamenteuse pour endiguer le flux des jugés fous. Cette prise en charge médicale, médicamenteuse, mais aussi carcérale (car les prisons sont pleines à craquer de gens qui ont craqué), est assurée par le capitalisme industriel. L’émotivité réprimée et astreinte à certains circuits reflue sur l’individu à la manière d’un retour de flamme. Alors que cette émotivité en tant que puissance peut transformer l’ordre social.

Ce n’est pas qu’il y a une « bonne » et une « mauvaise » émotivité. L’usage seul en qualifie la portée. L’émotivité en tant que débordement hors des cadres du corps social, quand il n’est pas canalisé par la société (par la fête, par la guerre6), est une puissance chaotique – c’est-à-dire qui instaure le chaos. Elle se retourne contre l’Autre, et se retourne également contre cet Autre que figure le Moi. C’est l’autodestruction lente ou fulgurante. Elle peut aussi, dans certaines circonstances, tourner à la rébellion. Quand la rébellion précise son ennemi, elle devient une révolte. Une révolte qui se structure est une révolution. Toute révolution, outre l’événement spectaculaire vendu comme une anecdote et un vieux tableau, s’étale en fait sur la longueur. Révolutions américaine, française, russe, chinoise : aucune ne se limite à l’irruption plus ou moins étroite et bornée que le schématisme commun lui assigne. Révolution-évolution. Cette (r)évolution sur la longueur est antinomique avec le fonctionnement intrinsèque du capitalisme industriel qui est tout d’à-coups, de chocs, de crises7. La société a désappris à l’individu le long cours. Tout désormais fait long feu. Pire, les institutions, par un système savant de commémorations et de célébrations, désamorce les révoltes au long cours. Pas seulement par la répression directe, mais par la reconnaissance. Or aucune révolte n’est plus possible au moment de sa reconnaissance institutionnelle par le capitalisme productif. Toute révolte reconnue est désamorcée dans son potentiel (long) révolutionnaire. Elle est ravalée soudain au rang de marchandise. Elle est régurgitée dans les limbes de la médiation – des médias.

La suite du raisonnement est sans surprise. La portée révoltée de la musique, qui assure pour beaucoup le rôle de garant de la liberté, est pour ainsi dire annihilée. Car cette liberté est bien sûr illusoire : on ne se libère pas par des images, par des sons, par des musiques ou des séries ou des films, ou ce qu’inventera la technologie capitaliste, on ne se libère pas par le défoulement des émotions, mais par des manières de vivre ensemble. « Manière de vivre ensemble » : telle est la définition en besogne du terme dévoyé de « politique ».

B. Histoire du grunge

C’est dans ce décor en mouvement que s’inscrit, au tournant des années 90 et jusqu’au mitan de la dernière décennie, l’histoire de Nirvana. Il faut encore le circonscrire, au moins à ses débuts, à sa genèse, dans son terreau, c’est-à-dire son aire territoriale : l’État de Washington aux États-Unis. Il faut encore, un instant, grossir le verre de la loupe sur Seattle, Olympia et même la petite ville d’Aberdeen. De cette banalité la plus totale, la renommée devenue mondiale de Nirvana et le suicide de Kurt Cobain révèlent ce qui se joua souvent dans l’ombre et dans l’ennui de cette fin de sièle, ce que cet ennui même eut de tragique.

Seattle et le grunge

L’histoire se déroule principalement autour de trois villes : Aberdeen, Olympia, Seattle. Toutes trois dans l’état de Washington. Aberdeen est la ville de naissance de Kurt Cobain et de Kris Novoselic. Olympia, chef-lieu de l’état, est une ville étudiante : là germa le grunge. Seattle, enfin, la « grande ville » qui permit la notoriété mondiale de ce mouvement marginal.

Seattle, dont le site est occupé depuis la dernière période glaciaire du Wisconsin (8000 ans avant J.-C.), a été envahi par les colons européens à partir de 1851. La tribu des Duwamish (Dkhw’Duw’Absh, « le peuple de l’intérieur »), que les colons ont chassée, peuplait une vingtaine de villages dans la baie Elliott et le long de la rivière qui porte son nom. Celui même de Seattle vient d’un de leur chef, Si’ahl (1786-1866). En 2001, le Bureau des affaires indiennes déclaraient la tribu éteinte, mais des descendants qui s’y reconnaissent tentent de faire révoquer cette décision. C’est le groupe Denny, du nom de leur leader, Arthur Amstrong Denny (1822-1899), qui mena l’expédition. Arthur Denny fonda officiellement la colonie de Seattle en 1855 et en devint naturellement le citoyen le plus riche.

La ruée vers l’or transforma profondément la ville en l’introduisant dans la sphère du commerce international. Le transport de marchandises, de passagers, et bientôt le port firent sa prospérité (dans l’Entre-Deux-Guerres, Seattle sera le deuxième port des États-Unis après New York). L’exposition « universelle » de 1909 (celle de la zone « Alaska-Yukon-Pacifique ») la consacra dans son importance. Mais elle n’émerge véritablement dans l’histoire nationale des États-Unis qu’en février 1919 à la faveur d’une grève générale.

Howard Zinn en fait le récit dans son livre désormais classique, Une Histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours. C’est la fin de la guerre, les membres de la direction de l’International Workers of the World (IWW, syndicat à prétention internationale fondé en 1905) sont en prison, la demande d’augmentation des salaires se fait de plus en plus pressante : ce jour-là, il y eut un débrayage général sur les chantiers navals. La centaine de syndicats locaux, après des tractations difficiles, s’unirent. Des soldats sont dépêchés sur place, mais la grève de cinq jours, à la surprise générale, fut pacifique. Des répressions eurent tout de même lieu. Ce fut à la fois la manifestation tangible d’un fond socialisant de la ville, et sa dernière manifestation avant longtemps. En 1924, l’économie était florissante et l’IWW, après une scission interne, perdit bon nombre de ses adhérents. Le silence retomba sur la ville.

À l’autre bout du siècle, Seattle fut de nouveau un lieu de contestations, avec les premières manifestations altermondialistes d’ampleur. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) y organisa sa troisième rencontre et de partout confluèrent des milliers d’opposants. Ce fut l’occasion d’une convergence des disparités que souligne Howard Zinn : « On assista à d’étranges alliances : les sidérurgistes rejoignaient les écologistes et les mécaniciens se joignaient aux défenseurs des droits des animaux. Le 30 novembre, les paysans participèrent à une manifestation syndicale réunissant environ quarante mille personnes, et les syndicats participèrent quelques jours plus tard à une manifestation de paysans. » Les discussions de l’OMC durent être interrompues.

Mais la ville natale de Jimi Hendrix est célèbre en grande partie pour la scène musicale qui s’y est développée dans la première moitié des années 1990. Ou plutôt qui s’est fait connaître mondialement à partir de 1991, et jusqu’en 1995 environ, après avoir fleuri pour ainsi dire dans la nuit des années 80. Stephen Tow, historien spécialiste de la musique populaire, dans son ouvrage The Strangest Tribe, how a group of Seattle rock bands invented grunge (2011), retrace la genèse du mouvement « grunge » dont il remet en cause l’existence effective sous cette appellation. Si une scène musicale vivante et puissante a bien émergé dans les années 80 à Seattle, une fois qu’elle fut révélée au monde sous le nom de « grunge », nous dit Stephen Tow, ce fut son déclin.

Seattle – et sa région – est donc le berceau de groupes mondialement célèbres comme Pearl Jam, Soundgarden, Alice in Chains, et la scène privilégiée d’une myriade de groupes plus ou moins confidentiels comme The Melvins, Mudhoney, Skin Yard, TAD, ou encore le très bon Walkabouts, Pure Joy et – surtout – Bikini Kill. Son aire d’influence rayonne sur Olympia, à mi-chemin avec Portland (Oregon). C’est à Olympia que se trouve l’Evergreen State College qui est l’université alternative à celle de Washington à Seattle. La radio de cette université plus libre, moins stricte, moins guindée, s’appelait radio KAOS. Elle était animée par John Foster et devint rapidement un label d’une certaine notoriété. Bruce Pavitt y fit ses premières armes, avant de créer son fanzine, Subterranean Pop, qui devint en 1988 le fameux label Sub Pop. C’est Sub Pop qui produisit une bonne partie de la scène grunge des débuts, dont Nirvana. Bruce Pavitt fut rejoint par un autre animateur de radio – KCMU –, Johathan Poneman, qui avait lancé également un fanzine devenu incontournable, Rocket. C’est dans un entretien publié dans Rocket que Bruce Pavitt, en avril 1988, utilisa le premier, semble-t-il, le terme « grunge » pour définir la musique produite par Sub Pop. Un mélange de hard-rock et de punk, lourdement influencé par les Ramones. Le son, saturé, devait être sale (« grunge » renvoie à la crasse des ongles) et tendit de plus en plus à une forme d’efficace simplicité. Ce « simple is better », moto d’Olympia promu par Calvin Johnson (entre autres choses, fondateur du label K Records), trouva sa manifestation la plus aboutie dans Nirvana.

Outre le peintre Robert Motherwell, Kurt Cobain et Kris Novoselic, tout comme Dale Crover (un des premiers batteurs de Nirvana) et Matt Lukin des Melvins sont nés ou ont grandi à Aberdeen, petite bourgade fondée en 1884 par un certain Samuel Benn qui s’ouvre sur la péninsule olympique et le port de Grays Harbor. Longtemps, elle fut un lieu mal famé, réputé pour ses tripots et ses maisons closes, abrutie par Billy Gohl, dit Billy Ghoul, assassin de 140 hommes, et si l’on en croit Kurt Cobain elle restait dans les années 80 un lieu de « rednecks », ces culs-terreux aux idées nauséabondes qui pullulent sur tout le territoire américain et en constituent finalement, d’une certaine manière, aussi l’unité.

Entre port et usines industrielles, entre mer et forêt, entre horizon barré et front bas, Aberdeen semble isolée mais peut vite s’ouvrir sur Olympia et Seattle. Un trou parmi des milliers d’autres. Mais quelques enfants paumés de la basse « middle-class », nés là par hasard parmi des milliards d’autres, devinrent pourtant célèbres. De la petite maison pavillonnaire, un peu sordide, négligée, semblables à toutes les autres, quelques-un.es eurent une trajectoire exceptionnelle.

Le Riot grrrl : du féminisme dans le punk-rock

Mais davantage que cette contingence qui ne vient nourrir que l’illusion du mythe de la grâce (grâce foudroyée), ce qui mérite d’être mis en avant au milieu de cette scène musicale en voie de garage, est le mouvement féministe qui l’innerva. Beaucoup l’ont oublié, ou pire, l’ignorent, mais au tournant des années 90, et au milieu du virilisme totalisant qui rejetait les féministes dans l’hystérie ou l’extrémisme (mais n’est-ce pas encore le cas aujourd’hui?), émergea une dynamique puissante et fraîche et libératrice : le Riot grrrl8.

Assimilé au féminisme de la « troisième vague » (l’expression apparaît dans un article de Rebecca Walker en 1992, « Becoming the Third Wave »), déjà intersectionnel, postmoderne9, éco et trans-féministe, le Riot grrrl se déploie dans la scène musicale d’Olympia, puis de toute la région, puis à l’internationale. Le groupe Bikini Kill en est sans doute la figure la plus connue, mais il y aussi Bratmobile, Skinned Teen, Excuse 17, Emily’s Sassy Lime ou encore, parmi tant d’autres et juste un peu plus tard (à partir de 1994), l’excellent Sleater-Kinney.

La chanteuse de Bikini Kill, Kathleen Hanna, étudiait au Evergreen State College d’Olympia. Elle avait très tôt commencé à former des groupes et avait comme amis Kurt Cobain, Kris Novoselic, Dave Croler, Matt Lukin, Bruce Pavitt. Elle s’acoquina avec la batteuse Tobi Vail qui inventa le superbe « grrrl ». Tobi Vail était une jeune femme super-active, curieuse, intelligente, pleine d’envies. En plus de la musique, elle avait lancé en 1989 le fanzine féministe Jigsaw. Alors que Kathleen Hanna flirta avec Dave Grohl, une fois qu’il eut rejoint Nirvana, Tobi Vail se mit avec Kurt Cobain qu’elle connaissait au moins depuis 1986. L’idylle fut brève, mais le jeune homme écrivit en pensant à elle beaucoup de chansons de Nirvana jusqu’à In Utero. C’est au contact de ces jeunes femmes que les membres de Nirvana furent sensibilisés à toutes les thématiques qui firent et qui font le succès de Nirvana. Ce sont ces jeunes femmes qui leur transmirent une morale qui dénote avec les valeurs du milieu rock, et qui, finalement, les sauvent de l’oubli. Comme trop souvent, on se souvient des hommes devenus célèbres, pas tellement des femmes, restées dans l’ombre.

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1Une critique ramassée de la Raison a été proposée par Norbert Trenkle, dans Critique de l’Aufklarung en 8 thèses, disponible sur le site Palim-psao : http://www.palim-psao.fr/article-critique-de-l-aufklarung-8-theses-par-norbert-trenkle-groupe-krisis-122096801.html

2L’Invention du quotidien, 1. Les arts de faire ; 2. Habiter, cuisiner.

3« Ces faits ne sont plus les données de nos calculs mais le lexique de leurs pratiques. » Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, I – Arts de faire, Folio, p.52.

4Sur le sujet automate : Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise (Denoël, 2003, pp. 96-105), Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale (Mille et une nuits, 2009).

5L’histoire de la clinique a été écrite par Michel Foucault dans Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical (1963).

6Nous entendons « émotivité » de manière proche de ce que Georges Bataille appelait « part maudite » : c’est l’excès.

7Naomie Klein, The Shock Doctrine (2007).

8Cf Manon Labry, Riot Grrrls, éditions La Découverte, 2016.

9Le terme « postmodernisme » est à entendre ici de la manière très large de l’abandon des théories « modernistes » qui ont foi dans le progrès de la modernité aussi bien au niveau économique et industriel que dans les théories intellectuelles qui l’accompagnent.