Personne n’écoute le même Nirvana. Le son est intraduisible. Il est même difficilement communicable. Qu’entend l’autre ? En écoutant une musique ensemble, que partage-t-on ? Un enthousiasme ? Ou plutôt le son d’une époque, la reconnaissance dans cette époque selon ce qu’elle produit, sa texture musicale, une série d’instruments, des modes de composition, des réseaux de diffusion ? Dans ce déterminisme, pourtant, se meut une multitude de singularités contingentes, irréductibles. Il y a nous, il y a tous ceux qui écoutent Nirvana, et au sein de Nirvana, il y eut Kurt Cobain.
A. Nirvana
Nirvana s’est formé en 1987 à Aberdeen. Le groupe a enregistré 3 albums studio et en a sorti 2 autres (une compilation d’outtakes et un live)entre 1989 et 1994. 52 millions de copies vendues. Dans sa formation finale, il était composé de Kurt Cobain à la guitare et à la voix, de Kris Novoselic à la basse et de Dave Grohl à la batterie. Le nom du groupe vient du concept hindou et bouddhiste que Kurt Cobain définit avec justesse comme « un état de libération par rapport à la douleur, à la souffrance et au monde extérieur. » Le nom est bon. La musique ne répond pas vraiment à ce programme. Le nirvana est un spleen, un « paradis perdu » qui n’a jamais existé, et un idéal.
Avant de former Nirvana avec Kris Novoselic, Kurt Cobain faisait partie d’un groupe dont le nom est peut-être l’un des plus courants dans l’histoire de la musique depuis les années 80 : « Fecal Matter ». Quand Dave Grohl intègre définitivement Nirvana, lui conférant la précision la puissance incomparable de sa frappe, il avait été précédé, comme il le rappelle lui-même lors de l’entrée du groupe au Hall of Rock en 2014, par quatre autres batteurs dont nous conservons des enregistrements et qui marquèrent eux aussi de leur empreinte des chansons devenues cultes. D’abord Bob McFadden, Aaron Burckhard, Dale Crover puis Dan Peters, tous deux des Melvins, dont restèrent toujours proches les membres de Nirvana. En 1988, Chad Channing se joignit au duo et c’est avec cette formation qu’ils enregistrèrent Bleach pour le label Sub Pop.
Sub Pop est devenu le label iconique de la scène et du son de Seattle. Chez eux signèrent entre autres Green River, Soundgarden ou encore Mudhoney. Sub Pop fut fondé par Bruce Pavitt et Jonathan Poneman aux alentours de 1987-8. Ils découvrirent Nirvana par l’intermédiaire du producteur Jack Endino qui aida considérablement le groupe à s’améliorer. Jeunes encore, ils n’étaient cependant pas des débutants : ils avaient vingt ans et ils devinrent musiciens quand leurs parents étaient devenus employés.
Bleach
Un premier single sortit chez Sub Pop, Love Buzz, qui est une reprise du groupe hollandais Shocking Blue, sur l’idée de Kris Novoselic, composée par Robby Van Leeuwen (deuxième LP Sensational). Tout, là aussi, y est déjà contenu : simplicité de la musique, des motifs, des paroles ; passage « noise » du solo ; obsession, expression de la frustration ; volonté de puissance contrariée ; un murmure d’amour qui est plein de rage et qui exprime la dimension politique (du vivre-ensemble en société) de la relation de couple. La version originale est chantée par une femme, Mariska Veres (1947-2006), à la voix grave, légèrement rude, qui peut rappeler celle de Grace Silk. Le succès fut important, même si Kurt Cobain semble avoir déprécié cet enregistrement qu’il jugeait trop mou. La critique s’accorde sur l’insuffisance de la voix qui fait, oui, pâle figure en comparaison de l’original.
Sub Pop se décide à les enregistrer, mais veulent éviter le contrat. Bruce Pavitt et Jonathan Poneman expliqueront qu’à cette époque ils n’en signaient jamais : le label était confidentiel encore. Kris Novoselic insistera et Nirvana signera le premier contrat officiel du label.
Nous sommes en 1988.
Kurt Cobain désire un deuxième guitariste et Chad Channing propose Jason Everman. Ils joueront ensemble, mais n’enregistreront rien bien que Jason Everman sera quand même listé dans Bleach : il donnera 606,17 dollars pour la session studio. L’album, produit par Jack Endino, a été enregistré en 72 heures. Il sort le 15 juin 1989. C’est un succès. L’album sera vendu à 40 000 copies mais le groupe se plaindra que la faible distribution n’ait pu assurer des ventes plus importantes. Les premiers fans sont déjà là.
C’est un album noir. Le son est lourd, métallique, mais la simplicité musicale et l’esprit d’ensemble en font le parangon du son grunge. 13 chansons. Les paroles sont simples car Kurt Cobain avouait avoir des difficultés à les retenir. L’impression obsessionnelle, voire obsidionale, en est accentuée. Il s’ouvre sur Blew, qui est aussi la première chanson à avoir été enregistrée. Le thème de la honte, présent dans tout l’album, et dans les deux albums suivants, ouvre le bal. Le divorce des parents est évoqué, et la dépendance, déjà, à la drogue. On y entend le palimpseste de Leadbelly, Ain’t it a shame, chanson que, par ailleurs, ils reprendront comme ils reprendront à Leadbelly, bien sûr, l’ultime Where did you sleep last night ? Inauguration et clôture sous un patronage très beau.
Suit le satirique, le tragi-comique, et le dégoûtant Floyd the Barber. Un détournement d’une série culte des années 50, The Andy Griffith show. La culture télévisuelle innutrira de nombreuses chansons de Nirvana : c’est la voix de la société, la société de l’image, la société où les rapports sociaux sont médiatisés par les images. Un garçon qui veut s’échapper un instant du foyer étouffant finit étouffé par la touffe de l’Aunt Bee : « I die smothered in Aunt Bee’s muff ». « Muff » est argotique pour « vagin ». « Smother », c’est « étouffer » mais c’est aussi la « mother ». Glissement des mots, honte sociale (« I was shaved/shamed »), inadéquation, enfermement, malaise familial. Introspection rance. Incapacité à se tourner vers l’extérieur. L’obsession, comme dans Love Buzz, claquemure et asphyxie.
About a girl a été popularisée par sa reprise en acoustique lors de l’Unplugged in New York (1994). Elle a été composée pour la petite copine de Kurt Cobain, Tracy Marander (ce qu’elle dit n’avoir su qu’en 1998). Très pop. Trop pop sans doute, et pas seulement pour Sub Pop. Mais ce genre de mélodies, qu’affectionnait Kurt Cobain dans un éclectisme qu’il faut souligner, a assuré au groupe sa large diffusion. Et même son utilisation dans des publicités… Kurt Cobain l’a écrite après avoir écouté en boucle les Beattle’s qu’il admirait, et avec l’intention de copier R.E.M.
Le quatrième morceau reste dans l’ambiance high school dont il porte le titre. Mais en marque le décalage. C’est l’histoire d’un janitor, d’un portier : l’ancien élève se retrouve portier de l’école qu’il a fréquentée. Expérience vécue, a-t-on prétendu à tort, par Kurt Cobain. « Would you believe in just my luck ? » Ironie douloureuse. Honte peut-être. Dénonciation du travail : « no recess ». Il n’y a plus de « récréation » pour qui est entré dans le monde du travail. Mais c’est peut-être surinterpréter des paroles qui s’offrent continuellement à l’interprétation plurielle. Le rythme initial, schématique, brutal, rapide mais s’évasant sur sa fin, se retrouvera dans d’autres chansons :Negative Creepet surtout dans Scentless Apprentice d’In Utero. Simplicité absolue, presque punk, quoique la distorsion soit trop lourde pour renvoyer au dépouillement punk.
Après Love Buzz, Paper cut. Une des plus puissantes, émotivement, des compositions de Nirvana. L’histoire, encore, d’un enfant enfermé chez lui. Lourdeur lente, crissements, clarté fantomatique du refrain. Entre l’hypnose et l’obsession. Entre le songe et le cauchemar. Presque confortable. Amère et sucrée. La seule fois qu’apparaît le mot « nirvana » dans une chanson.
Comme School,Negative creep est lourde, métallique, enragée. Plus métal que punk, plus punk que grunge. On retrouve ce principe musical de la corde à vide, sous une distorsion pesante, qui est scandée par une note alternative, ici à l’octave. Les guitares sont presque toujours « tuned », c’est-à-dire descendues d’un ton ou d’un demi-ton. Le refrain démarque celui de Mudhoney : « Sweet young things ain’t sweet no more » donne « Daddy’s little girl ain’t a girl no more ». L’image dépréciée de soi, déjà postulée dans toutes les chansons précédentes, est ici exposée, revendiquée, presque hurlée, ou crachée. « I’m a negative creep and I’m stoned. I’m negative creep and a criminal. » C’est, comme on dit en Italien, l’io narratore, le « je-narrateur », le narrateur et le masque fictionnel endossé par le chanteur, Kurt Cobain, comme au théâtre grec. Qu’il ne quittera plus et avec lequel il sera incessamment confondu. La chanson plaisait à un public versé dans le metalet elle a été reprise, entre autres, par Machine Head. La version de Dee Dee Ramone n’est pas nulle.
Pendant longtemps Scoff me semblait être une chanson de couple. Un jeune homme était repoussé par une femme pour un tas de raisons qu’il énumérait (notamment qu’il n’était pas assez vieux pour être accepté dans sa chambre). Elle se moquait de lui (« to scoff ») et il retournait à l’alcool (« Give me back my alcohol »). Car c’est l’apanage de la musique – et de la poésie – de permettre toutes les interprétations, toutes les fantasmagories. D’autant plus que les paroles de Nirvana préfèrent le vague, le soluble, et joindre l’imprécis au précis. Mais le thème en est en fait la relation père-fils, la négligence du père, alcoolique, envers son fils. On sait combien Kurt Cobain était éloigné de son père : « I decided, écrira-t-il dans son Journal,to let my father know that I don’t hate him. I simply don’t have anything to say and I don’t need a father-son relationship with a person whom I don’t want to spend a boring Christmas with. In other words, I love you. I don’t hate you. I don’t want to talk to you. »1
Swap meet, elle, parle bien d’un couple. Elle fut peu jouée. Sa mélodie est bizarre. Y poser la voix est ardu. Pourtant elle a quelque chose d’envoûtant : « She loves him more than he will ever know. He loves her more than he will ever show. » Encore une distorsion sonore : le « him » est en réalité un « it » et la chanson est en fait une satire du couple ordinaire, tout en superficialités et en ennui. Mais ce n’est pas sans ambiguïté.
Mr. Moustache est une caricature – et donc encore une satire – du redneck, ce bof de base, raciste, sexiste, homophobe, d’un populisme à la Bush (père et fils) ou à la Trump, qui pullule aux États-Unis (nous avons pu voir vers 2013, près d’Albany, dans l’État de New York, un autocollant derrière un pick-up qui assimilait Barak Obama aux terroristes islamistes…). Kurt Cobain en avait fait également un « strip » qu’on trouve dans son journal. La focalisation est bien rodée : le narrateur est le personnage visé. Ce parti pris évite à la satire de sombrer dans la naïveté ridicule, mais a provoqué de nombreux malentendus : on a considéré parfois que les paroles de Nirvana étaient au premier degré.
Sifting est longue, lente, lourde. Le solo de la fin est particulièrement écorché. Elle teinte l’album en profondeur. Elle est obscure dans son sens. Il y est question d’école, de honte, de retrait, de persécution. Le titre trahit le goût de K. Cobain pour certaines sonorités (comme dans School, Scoff, Swap meet).
La satire morale se double d’anti-autoritarisme dans Big Chesse – le « big boss ». Il paraît que c’est Jonathan Poneman, le patron de Sub Pop, qui serait visé. Il avoue lui-même avoir pris la grosse tête à cette époque-là.
Enfin, Downer est sauvée du groupe précédent de Kurt Cobain, Fecal Matter. Logorrhée libre reprenant les thèmes dès lors habituels : anti-autoritarisme, ressentiment et critique de la morale ambiante. Le mot « communisme » apparaît : c’est la seule fois. La chute du mur est imminente. Mais on ne peut rien en tirer sur la connaissance, sans doute à peu près nulle, du communisme par Kurt Cobain en dehors de ce qu’il en a sans aucun doute entendu de vague et de vide à la télévision.
En 1992, après le succès de Nevermind, Sup Pop ressortira cet album, mais c’est Geffen qui assurera sa diffusion à travers le monde.
En 1990 un différend, d’ordre musical, selon les dires de l’intéressé, éclate avec Chad Channing. Alors que Kurt Cobain cherche à assouplir les musiques, Chad Channing préfère les durcir. « The early songs were really angry… But as time goes on the songs are getting poppier and poppier as I get happier and happier. The songs are now about conflicts in relationships, emotional things with other human beings. » (ce qui est inexact, parce qu’on a vu que les principales thématiques sociales et morales étaient déjà bien représentées dans le premier album). Nirvana enregistre quelques chansons avec le nouveau batteur de Mudhoney, Dan Peters, dont certaines figureront sur Incesticide. Mais la collaboration s’arrête là quand Buzz Osborne leur fait rencontrer Dave Grohl qui passera une véritable audition avant d’intégrer le groupe. Leur premier concert dans cette formation finale a lieu le 11 octobre 1990 à Olympia, état de Washington. Dave Grohl est donc le cinquième – et dernier batteur du groupe.
Les rapports tendus avec Jonathan Poneman se dégradent. Outre une antipathie personnelle, Kurt Cobain reproche à Jonathan Poneman une distribution trop faible. L’album est un succès, mais il n’est pas assez diffusé. Le patron de Sub Pop le reconnaît : « « Our metric for success was much more modest than even the bands, and that’s actually got us into trouble. Kurt would tell me regularly, ‘‘We should be selling a million of these !’’ » Même Kim Gordon avait dit du bien de la musique de Nirvana (n’y a-t-il pas une certaine proximité métallique entre Bleach et Confusion is sex?). Alors qu’un deuxième album, intitulé Sheep, était programmé chez Sub Pop, les démarches entreprises pour trouver un major plus compétent aboutissent, en avril 1991, à la signature avec David Geffen Company (DGC). Nevermind sort le 24 septembre 1991.
Nevermind
DGC imaginait en vendre 250 000 copies, il s’en est écoulé 30 millions. Deux mois après sa sortie il obtient le Gold et le Platinium. Il est numéro un des ventes – « Billboard 200 » – le 11 janvier 1992. Ce groupe qui aurait pu rester une niche pour une poignée de personnes, à l’instar de l’extraordinaire Slint, de Sloy, ou même de Pere Ubu, de Pavement, de Bikini Kill, pour ne citer que quelques exemples précieux – est devenu sans conteste le groupe emblématique des années 90. La touche de Butch Vig y est bien sûr essentielle. Mais cette surproduction rend aujourd’hui l’album parfois indigeste.
Alors que le label misait sur Come as you are, balade facile, c’est Smell like teen spirit qui, inopinément, devient la chanson phare. L’histoire est connue : Kathleen Hanna, chanteuse des Bkini Kill, aurait tagué quelque part que « Kurt smells like Teen Spirit ». « Teen Spirit » étant le nom d’une marque de déodorant à bas prix qu’utilisait Tobi Vail, la batteuse de Bikini Kill, et la petite amie alors de Kurt Cobain. On a qualifié cette chanson d’hymne de la jeunesse. Entre vague ennui et ennui vague, appel indécis à la révolution ou à la drogue : « Load up on guns and bring your friends » : métaphore pour la seringue ? Rage frustrée, adolescence perdue. Et finalement, ce n’est pas tout à fait faux, inutile de le nier, quoiqu’un peu plus compliqué. Nous y reviendrons.
In Bloom prolonge les thématiques habituelles : délaissement, déclassement, satire (ambivalente) du type de base, qui est un peu trop paumé pour être tout à fait antipathique. Cette chanson est importante dans l’histoire du groupe.
Beaucoup ont glosé sur Come as you are. Mélodieuse, très pop, à propos du rapport à l’altérité où rien, encore une fois, n’est vraiment dit alors que tout le monde attend quelque chose de précis. Chacun supplée, fantasme. N’y a-t-il pas dans cet horizon d’attente toujours déçu la clef de la fascination envers Kurt Cobain ? La drogue, les armes, l’autre. Des paroles assemblées par le principe du cut up de la Beat Generation. Des détournements. « Come as you are » est le message écrit sur les panneaux d’Aberdeen (à moins qu’Aberdeen ait inscrit bêtement ce message en l’honneur de Kurt Cobain?). Hypocrisie quotidienne. « Doused in moud, soaked in bleach » ne peut manquer d’interroger : il s’agit d’un message de prévention à destination des toxicomanes pour les inciter, en pleine épidémie du sida, à nettoyer leur seringue (quand le linge tombe dans la boue, il faut le nettoyer à la Javel). Et même des proverbes autour du thème de l’ami/ennemi qui permet un jeu des contradictions (« take your time, hurry up ») qui confère, à bas prix, une profondeur et qui n’est que l’expression de la confusion.
Le premier titre de Breed était Imodium, médicament contre la constipation (due à l’héroïne), dont nous conservons de nombreuses versions. Prend à contre-pied la chanson précédente. Tobi Vail est encore une fois à l’origine de ce morceau qui semble être une critique du couple, du mariage trop tôt, de l’enfant non désiré… Tout ce à quoi Tobi Vail répugnait et qui arrivera exactement à Kurt Cobain… Il dira : « Well, I have apocalyptic dreams all the time. Two years ago, I wouldn’t even have considered having a child. I used to say that a person who would bring a child into this life now is selfish. But I try to be optimistic, and things do look like they’re getting a little bit better—just the way communication has progressed in the past ten years. […] I was helpless when I was 12, when Reagan got elected, and there was nothing I could do about that. But now this generation is growing up, and they’re in their mid-20s, they’re not putting up with it. »2
Dans les nombreux tubes de Nirvana, Lithium tient une bonne place. Dénigrement de soi (« I’m so uggly »), rapport inconfortable à l’autre (« I found my friends in my head »), amour impossible. Bipolarité : de l’excitation à la dépression, de la dépression à l’euphorie. On a voulu voir une critique de la religion dans cette chanson (en rapport avec un séjour que Kurt Cobain, en rupture avec son père, aurait fait chez les parents très catholiques d’un ami où il aurait lui-même versé dans le mysticisme). Le lithium, médicament contre la dépression, serait aussi une image pour la religion, « opium du peuple ».
Polly s’inspire de l’enlèvement et le viol d’une enfant de 14 ans en 1987 qui est parvenue à s’échapper de sa séquestration.
La caution punk-rock-grunge de l’album est bien Territorial pissings. Défense de la femme, des « Natives », et attaque contre la violence suprématiste de l’homme occidental blanc.
Drain you est une des chansons préférées de Kurt Cobain, celle que le groupe a le plus jouée dans les concerts. L’histoire est celle d’un couple, dépeinte sous les traits de bébés, qui se vampirisent l’un l’autre.
Une des chansons les plus émouvantes de Nirvana est sans doute Lounge Act dont l’introduction à la basse, à la fois portée et cassée par la guitare, est d’une pure beauté. Sur la relation avec Tobi Vail. Sur l’impossibilité de se sentir en sécurité.
Stay Away porte un titre parlant. De teinte punk. Autant sur les problèmes d’incompréhension que sur l’arrogance, encore une fois, de l’homme blanc occidental. Le « God is gay » a posé de nombreux problèmes : Kurt Cobain, fondamentalement anti-homophobe (le thème revient souvent dans le journal et les entretiens), n’insulte ni les homosexuels ni Dieu, mais prétend que Dieu existait, il serait homosexuel. C’est maladroit.
On a plain est très pop dans sa mélodie, mais les paroles sont très noires. Le contraste sauve ce morceau. Sur le manque d’amour de soi et l’addiction aux drogues.
Something in the way introduit un violoncelle. La version avec la distorsion est sans doute plus belle, plus puissante. On retrouve l’univers de Bleach. Lourd, froid, solitaire. Le pont a été identifié, et il est devenu un lieu de culte pour les fans du groupe. Cette solitude au milieu d’une banlieue suburbaine dégueulasse parle à beaucoup de gens dans l’occident industriel et post-industriel. C’est l’univers des friches, des ruines, de la pollution des cours d’eau, de la saleté, de la misère. C’est le spectre du vagabondage3. On a prétendu que Kurt Cobain aurait dormi sous ce pont quand sa mère l’a jeté dehors parce qu’il avait arrêté ses études et ne trouvait pas de travail, mais Kris Novoselic et plusieurs autres de ses proches le démentent : les crues de la rivière empêchent qu’on y dorme.
L’album comprend une chanson fantôme. Subterfuge expressif d’un après, non pas d’un au-delà mais d’un en deçà. Le procédé sera réemployé dans In Utero. Ce qui porte le nombre de chansons à 13 (12+1). Endless, nameless tend à effacer la mélodie pour laisser apparaître le son pur dans une abstraction caractéristique chez Kurt Cobain. Le titre construit cette ambiance « grunge » de désarroi, de déstabilisation jusqu’à la perdition de soi. Image, se complut-on à dire, de la jeunesse désorientée, désœuvrée.
En 1992, aux MTV Awards, Nirvana remporte un prix dans les catégories « Best Alternative Video » et « Best New Artist » avec Smell like teen spirit. On refuse que soit jouée Rape me que commence cependant à entonner K. Cobain avant d’enchaîner avec Lithium (la vidéo est connue où, au lieu de jouer Lithium dans l’émission britannique « Tonight With Jonathan Ross », Nirvana balance Territorial pissings).
Incesticide
Le 14 décembre 1992, alors qu’est déjà ressorti Bleach, pour profiter du filon sort Incesticide qui compile des démos et des « outtakes » enregistrées depuis 1988. L’album est sans doute le moins aimé, et pourtant il est meilleur que Nevermind à bien des titres. Mais le son déstabilise les fans. On revient au grunge de Seattle.
Il s’ouvre sur Dive qui construit une complexe relation à l’autre. La vacuité, l’attente et la frustration (« everyone is hollow, everyone is waiting ») qui ne soignent pas dans l’autre (« Dive in me »).
Suit l’étrange Stain qui, outre l’habituelle inadéquation à la vie, évoque les douleurs d’estomac chroniques de Kurt Cobain. L’empilement de trois guitares sur la même mélodie ne renforce pas sa puissance mais l’écrase. Le solo distordu souligne l’aberration.
Been a son est une chanson féministe, et presque déjà sur le gender. C’est l’histoire, trop commune, d’une fille qu’on aurait préféré être un fils.
Turnaround est une reprise du groupe Devo, et Molly’s lips et Son of a gun sont des reprises de l’excellent groupe écossais The Vaselines. Puis, à la suite, une version rapide de Polly.
Le batteur, sur Beeswax, est Dale Crover. Les paroles sont farfelues, typiques de Kurt Cobain. Comme dans Floyd the Barber, c’est une série télévisée qui semble l’avoir inspiré. Dans l’épisode numéro 1 de la saison 4 de The Brady Bunch intitulé « Hawaii Bound », Bobby Brady, le plus jeune des trois fils, trouve une poupée vaudoue tiki et la reporte chez lui en pensant qu’elle porterait chance.
Comme Polly, Downer est accélérée.
Dale Crover assure encore la batterie sur Mexican seafood qui, comme le titre le laisse envisager, raconte les douleurs d’estomac du chanteur.
Même topo pour Hairspray Queen qui est une des plus étranges de Nirvana, autant dans la mélodie que dans la voix. Quelque chose de burlesque, tout en restant profondément triste.
Aero Zeppelin semble accoler les noms d’Aerosmith et de Led Zeppelin. Nouveau thème qui, jusqu’à présent, n’a été qu’effleuré : celui de l’industrie musicale. Kurt Cobain aurait déclaré : « Christ!? Yeah, let’s just throw together some heavy metal riffs in no particular order and give it a quirky name in homage to a couple of our favourite masturbatory 70’s rock acts. » Avec le succès, cette thématique, tout aussi classique que les autres, prendra de plus en plus d’importance.
Big Long Now appartient à la collection des mélodies lentes, lourdes, froides, fantomatiques et déchirées de Nirvana. Et comme les autres, elle en est une des plus belles réussites.
Mais Aneurysm aura beaucoup plus de succès. L’introduction, pour une fois, a le temps de se déployer à son aise. Elle raconte le malaise de Kurt Cobain lors de son premier rendez-vous avec Tobi Vail, et de sa défection à la dernière minute.
La volonté de casser le son de Nevermind est assez claire, au-delà de l’opportunité commerciale d’un album sans enregistrement, dans la sortie d’Incesticide. Il aurait dommage, aussi, de garder ces mélodies dans un placard. L’univers de Nirvana y est plus intimiste, moins produit que dans Nevermind. Même la couverture insiste sur cette intimité recentrée : le dessin est de Kurt Cobain qui laisse libre cours à ses velléités artistiques. L’occasion aussi d’adresser un message aux « mauvais fans » dont on reparlera.
In Utero
Pour casser le son de Nevermind, le groupe fait appel à Steve Albini. Le musicien de Big Black, de Rapeman, de Flourpuis, plus tard, de l’excellent Shellac, favorisait un son plus naturel, plus brut, avec plus ou moins l’idée, fausse, de révéler une authenticité de la musique ou d’un groupe. Tous les albums qu’a touché Steve Albini sont des réussites, au moins sous l’aspect du son. Parmi toutes ces merveilles, Tweez et Untitled de Slint (1987 et 1994), Sufer Rosa et Death to the Pixies de ce groupe (1988 et 1997), Pure et Head de Jesus Lizard (1989 et 1990), Pod, Title TK et All Nerve des Breeders (1990, 2002 et 2018), In on the Kill Taker de Fugazi (1992), Rid of Me de PJ Harvey (1993), Plug et Planet of Tubes des trop méconnus Sloy (1995), Starters Alternators, Turns et surtout l’indépassable Dizzy Spells de The Ex (1998, 2004 et 2001), Walking into Clarksdale de Jimmy Page et Robert Plant (1998), Chateauvallon de Chevreuil (2003) en plus de quelques autres, plusieurs albums de Mono, The Weirdness d’Iggy & the Stooges (2007),ou encore Don Caballero et Sunn O))). La liste exhaustive est incroyable et c’est une mine de pépites pour les curieux. À quoi s’ajoute une éthique forte, le refus des royalties, un travail souvent gratuit ou en tout cas loin du coût des prestations habituelles, la dénonciation systématique du système capitaliste (dont il fait partie pourtant – mais cela est un autre problème).
In Utero sort le 13 septembre 1993 et devient numéro 1 aux États-Unis, plus par suite de Nevermind que pour ses qualités propres. Douze chansons plus une fantôme. La volonté est affichée et revendiquée de varier l’inspiration, d’être plus « impersonnel », de rentrer dans l’âge adulte. Pourtant l’album demeure profondément identique aux autres : l’enfance, la frustration, la drogue, le couple (Courtney Love, sa femme depuis l’année précédente, a inspiré plusieurs chansons), la dénonciation des violences contre les femmes, l’image publique.
L’album s’ouvre sur Serve the Servants qui parle, comme dans Scoff, de la relation au père, de la « teenage angst » qu’il veut surmonter sans y parvenir, du ras-le-bol – déjà – de la soumission aux fans ou du moins au « star system », d’où le titre. (Pygmy Lush a réalisé une belle reprise de ce morceau en 2014.)
L’inspiration littéraire s’impose dans Scentless Apprentice qui fait explicitement référence au Parfum de Suskind et à son personnage principal, Grenouille. Figure du marginal hanté par la mort, la décomposition et le suicide. Un petit goût de Kaspar Hauser. Mais si l’inspiration est plus « noble » que celle de Floyd The Barber, finalement, rien n’est profondément renouvelé. L’obsession cloisonnante persiste.
Heart-Shaped Box est une des mélodies qui a sauvé l’album auprès du public. Cette boîte en forme de cœur est celle qu’il a offerte à Courtney Love pour lui déclarer son amour. Dans une interview Courtney Love évoque la métaphore de son vagin pour cette fameuse boîte. Peut-être a-t-elle participé à l’écriture de la chanson. En tout cas, la similitude avec Live Through this est évidente : le couple s’enrichit mutuellement.
Rape me, sur le viol, a connu le succès et le scandale que l’on sait.
Frances Farmer will have her revenge on Seattle est dédiée à l’actrice Frances Farmer (1913-1970) qui, à cause de ses troubles psychologiques a subi l’acharnement médiatique. Le prénom n’aurait pas donné celui de Frances Bean, la fille de Kurt Cobain et de Courtney Love, qui viendrait plutôt de Frances McKee, la guitariste des Vaselines. Toutefois, Courtney Love portait une robe de Frances Bean à son mariage.
Dumb raconte la vie simple et idiote d’un jeune homme, entre critique et projection de soi. Très proche d’In bloom. Dans une interview avec Melody Maker qui l’interroge sur l’ironie de la chanson, Kurt Cobain explique assez clairement cette ambivalence récurrente :
« MM: The lyric for “Dumb” seems peculiarly direct, a song about life’s simple, silly little pleasures. Like “I think I’m dumb/Or maybe just happy.” Is it intended to reflect that new-found optimism you’ve mentioned, or should we be reading it ironically?
KC: That’s just about people who’re easily amused, people who not only aren’t capable of progressing their intelligence but are totally happy watching 10 hours of television and really enjoy it. I’ve met a lot of dumb people. They have a shitty job, they may be totally lonely, they don’t have a girlfriend, they don’t have much of a social life, and yet, for some reason, they’re happy.
MM: Are you ever envious of them?
KC: At times. I wish I could take a pill that would allow me to be amused by television and just enjoy the simple things instead of being so judgmental and expecting real good quality instead of shit. And just using the word “Happy” I thought was a nice twist on the negative stuff we’ve done before.
MM: So this has a negative tone, too, you’ve just hidden it?
KC: Yeah (laughs) »4
Very Ape, comme Territorial Pissings ou Stay Away, dénonce l’arrogance de l’homme blanc occidental, et remet en cause l’idée même de progrès. Kurt Cobain dit avoir voulu copier les Pixies dans cette alternance de rythme et d’intensité, courante chez Nirvana, entre les couplets et le refrain. Le résultat est totalement différent.
Milk it est une des chansons les plus agressives de Nirvana. Noire, désespérée, elle n’a pas la lenteur simple de Something in the way ou Big Long Now : elle est tout simplement hautement torturée. La célébrité, la drogue, le suicide y effacent tout distance et les jeux de mots ne font que renforcer le malaise (avec « look on the bright side/suicide », nous sommes loin des Monty Python).
Kurt Cobain était insatisfait de l’enregistrement de Pennyroyal Tea qui présentait à ses yeux trop de défauts. La chanson date de 1990. On y trouve cité Leonard Cohen et, de manière indirecte, Samuel Beckett et Rainer Maria Rilke. Loin, désormais, les réminiscences des séries télévisées… Solitude, douleur, autoportrait en souffrance. Les thèmes demeurent les mêmes.
Tandis que Radio Friendly Unit Shifter brosse les inconvénients de la célébrité, Tourette’s explicite son sujet par son titre. La première est assez originale dans ses sonorités, la seconde est traditionnellement proche du punk-rock.
Autre mélodie charmante, All Apologies est dédicacée à Courtney Love et Frances Bean. Balade mélancolique d’un bonheur qui ne vient que dans un soleil voilé. Elle fermerait l’album si la chanson fantôme, Gallons of Rubbing Alcohol Flow Through the Strip, ne revenait instaurer un chaos sec et dénudé, à propos des drogues. Improvisée au Brésil, elle a été jugée assez construite pour être publiée, peut-être comme un pied-de-nez par rapport à la production léchée de Nevermind.
D’autres morceaux de cette superbe session d’enregistrement de janvier 1993 à Rio de Janeiro, sous la houlette du très bon Craig Montgomery, auraient eu leur place dans In Utero. Intelligemment agencés les uns avec les autres, ils auraient même constitué un album à part entière, le plus noir et le plus viscéral de Nirvana. I hate myself and I want to die ; Gallons of Rubbing… ou son jumeau Other Improv ; le Season in the sun (dans une version plus sérieusement enregistrée) qui n’est rien d’autre que Le Moribond de Jacques Brel qui faisait pleurer, dans la version de Terry Jack, le jeune Kurt Cobain (David Bowie avait déjà repris Le Port d’Amsterdam en 1973). Et puis la chanson la plus torturée et la plus bouleversante de Nirvana : Marijuana – connue aussi sous le titre Moist Vagina. L’épure du schéma de composition, l’intensité du cri, le dépouillement halluciné jusqu’au cauchemar des paroles sacre ce morceau comme le plus déchirant du répertoire. Rarement une musique, par les oreilles, aura fouillé si profond les viscères.
De cette époque datent également plusieurs autres chansons produites par Steve Albini, dont Sappy. Le thème est celui de la violence à l’encontre des femmes. Musicalement, c’est la chanson typique de Nirvana : introduction, couplet-refrain 1, couplet-refrain 2, solo, reprise du couplet-refrain 1. La voix est sublime, écorchée jusqu’à la fêlure qu’elle frôle. D’une force mélancolique rare. Et c’est bien la principale caractéristique de Nirvana (partagée avec des Smashing Pumpkins plus arty) que cette puissance dans la mélancolie.
Unplugged in New York
Autant In Utero rompait avec Nevermind, autant Unplugged in New York rompt avec In Utero qu’il suit pourtant de très près. Enregistré en public le 1 novembre 1993 dans les studios de MTV, le concert sera diffusé le 16 décembre et sortira en album en avril 1994, peu après la mort de Kurt Cobain. Le groupe est désormais iconique. Pat Smear, présent depuis septembre 1993, assurera la deuxième guitare, et on fera appel aux frères Kirkwood, Cris et Curt (presque un double de Nirvana), du groupe Meat Muppets. Les Kirkwood connaissaient Pat Smear depuis l’enfance. C’était donc en famille. Le violoncelle sera assuré par Lori Goldston qui avait commencé à jouer avec le groupe lors de la tournée d’In Utero. Krist Novoselic, sur Jesus doesn’t want me for a sumbeam, emmanchera l’accordéon.
L’image de Kurt Cobain fut figée à jamais : gilet miteux, jean déchiré, t-shirt Frightwig, cheveux douteux, Converse aux pieds. Avec la chemise de bûcheron, voilà la panoplie du parfait grunge, endossée par toute une génération. Mais l’ensemble a été très soigné, et la réalisation a presque été trop sérieuse. De toute évidence, le groupe voulait éviter le ridicule de la prestation de Pearl Jam, l’année précédente, le 16 mars 1992, où Eddie Vedder tombe pitoyablement de son tabouret tandis que Jeff Ament monte sur la batterie. Ne furent interprétées que des reprises, soit des albums précédents soit d’autres groupes.
Ouverture sur About a girl qui deviendra la version culte, enchaînement avec Come as you are qui soulève l’approbation. Puis la troisième reprise de The Vaselines, Jesus doesn’t want me for a sunbeam. Premier acmé avec The Man who sold the world qui vaut bien la version, déjà très bonne, de David Bowie (la version avec refrain saturé est encore meilleure). Kurt Cobain assure seul un pathétique Pennyroyal Tea. À 26 ans, sa voix est devenue parfaite. Ce qu’il faut d’éraillement et de puissance. S’ensuivent Dumb et le désormais classique Polly (la moins bonne version). On a plain, un peu molle sans distorsion. Un Something in the Way plus chaleureux que sur Nevermind, et qui en perd sa charge émotive (c’est une chanson de la solitude qui s’accommode mal d’un public). Puis revient une montée extraordinaire en puissance avec le cycle Meat Puppers dont sont joués Plateau, Oh, Me et Lake of Fire, toutes trois tirées de l’album Meat Puppets II (1984) et qui incite à redécouvrir cet album qui a marqué également Pavement. Un bel hommage. All Apologies se révèle davantage ici, en acoustique, que sur In Utero, dont le son était trop brut pour une telle mélodie. Et, enfin, la définitive et dramatique Where did you sleep last night, reprise à Leadbelly (dont la version reste cependant incontournable), qui clôt le concert avec fracas, avec maestria, avec une élégance déchirante. Pourtant cette prestation sublime, au-delà des mots, n’a pas empêché qu’elle soit reprise et utilisée dans la plus vile et la plus ridicule des publicités. Tout est dit.
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1Le contexte est celui de l’écriture de Serve the Servants : https://s3.amazonaws.com/filepicker-images-rapgenius/qg2RadzsSgy6cyCjwIy3_journals%202.jpg
2The Advocate, février 1993 (Kurt Cobain fait la couverture du numéro : « The dark side of Nirvana’s Kurt Cobain, an exclusive interview », Kevin Allman).
3Il m’a toujours semblé que Larcenet s’en était fortement inspiré pour Blast.
4Entretien avec Melody Maker le 21 août 1993 : http://kurtcobain.com/interviews/dark-side-of-the-womb-part-1-melody-maker/