Introduction – La grâce et la crasse

Il y a cette voix. Il avait été une voix. Il y en eut d’autres, mais cette voix-là était la voix de l’adolescence. Du passage de l’enfance à l’adolescence, déchirant, cru, comme une mise à nu. Cette voix est la mise à nu et la mise à mort de cette enfance déchirée en adolescence. D’une illusion d’unité en une individualité incertaine. De cette a-conscience ouatée, ce brouillard familial dans son sac de coton, en un équarrissage sans raison. De cette deuxième naissance – vie dionysiaque, le deux-fois-né –, après la mise au pas, quand le traumatisme a été plus ou moins accepté, ne survit plus que cette voix. Voix lointaine, voix à la crête de la brisure, voix d’un suicidé, reprise et récupérée par une époque qui jamais n’a honte d’elle-même – une société impudente. Et ils se penchent, chauves et bedonnants, sur cette jeunesse passée avec la condescendance en guise de sagesse. Un samedi soir trop arrosé, entre deux gardes d’enfant ou deux projets professionnels, ils retrouvent un instant, dans l’ivresse, la puissance qui les grisait. Elle ne les a pas quittés, assurent-ils, ils restent fidèles à leurs amours juvéniles. Et pourtant tout a changé. Ils ne sont pas morts à 27 ans et ils sont venus gonfler le rang des esclaves salariés. Leur fidélité se monnaie en vinyles, en partage d’articles sur un portable, en vieilles photographies. Et, bien sûr, les voilà incapables (l’ont-ils jamais été?) d’entendre la moindre critique radicale.

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Le capitalisme industriel1 a tellement imprégné le tissu social qu’il est devenu impossible de le critiquer radicalement sans risquer l’ostracisation, volontaire ou subie. Le capitalisme industriel est parvenu à imprégner jusqu’à notre corps, jusqu’à notre intimité sensible. Voir, manger, aimer, respirer : la moindre de nos actions en est médiatisée par les productions industrielles que le capitalisme régit2. Chercher à comprendre les méfaits, les analyser et les dénoncer, risque d’entraîner un exil social ou un exil intérieur. D’un côté l’exode néo-rurale, de l’autre l’isolement au sein de la ville, traduisent cette même difficulté. Il est pour ainsi dire impossible de vivre sans le capitalisme industriel, ce qui entraîne nécessairement une dissociation (en plus de la dissociation induite par le capitalisme lui-même3) entre des idéaux et la vie concrète : mettre en accord sa vie et sa pensée, – sagesse de la philosophie latine, désormais vieille rengaine du militantisme casqué, – est devenu tout bonnement impossible. À quelque degré, le plus intransigeant se trahira. Personne ne peut jeter la première pierre.

Mais constat ne signifie pas résignation. Ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à sauver que tout est perdu : il restera toujours une puissance, et même une volonté de puissance, capable de penser et d’expérimenter de nouvelles « valeurs »4. Encore faut-il commencer par analyser froidement ce qui touche notre inviolable intimité. Logiquement, c’est parmi les penseurs intransigeants, radicaux – c’est-à-dire celles et ceux qui s’attaqueront à la racine – qu’on trouvera les voix les plus exactes. Et si, dans la vie quotidienne, les plus intransigeants, les plus « moraux » sont les plus faux, en plus d’être les plus imbuvables, ce sont les radicaux les plus tolérants, les plus ouverts, les moins jugeant qu’il sera opportun d’écouter. Car les contradictions sont inévitables. On peut condamner les téléphones portables, les voitures, les ordinateurs, mais si on demande au voisin de nous conduire, de nous prêter son téléphone, ou de consulter Internet pour nous, où est l’honnêteté ? Comme le dit un membre du Gang de la clef à Molette : « Je suis contre les autoroutes. Mais tant qu’il y aura des autoroutes, je ne vais pas marcher sur le bas-côté ! »5

La musique produite depuis la possibilité de sa reproduction technique n’échappe pas à cette loi6. Que ce soit dans ses processus de création ou de diffusion, elle est, autant que le cinéma, pleinement tributaire du capitalisme industriel. D’où, rapidement, pour qui a pris conscience des méfaits de ce capitalisme industriel, la contradiction (et bientôt le paradoxe) intime, c’est-à-dire au plus intérieur de soi, d’une critique exigeante et de la célébration d’une musique qui accompagna l’éclosion au monde, la construction de notre individualité et de notre agencement dans le tissu social.

Car la musique est aujourd’hui une des premières marques de la construction identitaire de l’individu dans cette phase de la vie qu’on appelle « adolescence ». Après avoir acquis la station debout (on « élève » un enfant), puis la parole, l’individu va gagner une autonomie progressive, très souvent en passant par le stade d’une opposition avec les personnes qui l’ont élevé, comme pour mieux s’en détacher, et se construire à la fois socialement et culturellement. Parmi les caractéristiques de cette construction, la musique occupe une place privilégiée : physiquement inscrite dans le corps par le battement du cœur, elle a ce pouvoir de saisir les chairs et les nerfs et de déclencher un mouvement physique. Elle est aussi puissante que le langage, tout en étant plus labile, plus insaisissable. Son omniprésence dans notre société contemporaine, aussi délétère puisse-t-elle s’avérer, s’accompagne néanmoins d’une diversité inépuisable. Une jeunesse en quête d’identité propre aura alors tout le loisir d’y pomper son originalité. Le sentiment d’appartenance à un groupe, ou du moins de reconnaissance mutuelle avec d’autres individus qui auront fait le même choix musical, servira d’amer dans le flot des rencontres. Ainsi, les premières amours musicales seront les plus puissantes. Elles le sont d’autant plus quand elles ne sont plus le seul fruit du hasard, de ce que les parents écoutent ou de ce que les médias favorisent selon les saisons et les modes, mais quand le goût personnel aura nécessité une recherche plus attentive. Si nous sommes le produit de notre milieu, de notre classe, de notre pays, nous sommes avant tout le produit de ce qui englobe et détermine toutes ces catégories : le produit de notre époque historique. Cette identité reste prégnante toute la vie, puisque nous nous définissons et nous nous présentons volontiers aux autres selon notre date de naissance, notre décennie. Entre deux personnes du même âge, il y a reconnaissance par un terreau culturel commun, dont bien sûr la musique. Nous grandissons avec la musique de notre époque, et elle sera toujours, qu’on le veuille ou non, qu’on la revendique ou qu’on s’en détache, constitutive de notre identité7. Mais certaines musiques, certaines ambiances sont plus puissantes que d’autres dans leur implication sociale. Si l’on peut se reconnaître dans le yéyé, dans le disco, dans la musique des « années 80 », et même si toutes les musiques sont imbibées d’idéologie politique, il y a cependant plus d’implications, plus de répercutions, à avoir écouté certaines mélodies, certains groupes plutôt que d’autres. Nirvana est de cet acabit.

Le suicide de Kurt Cobain est un événement traumatique pour une génération. Il a figé d’un coup une mode qui aurait pu s’épuiser avec le temps. La mort tragique d’une vedette assure auprès du public avide de mystique une aura, une fascination que les médias aiment cultiver, commémorer, analyser. Mais la glose superficielle n’a qu’un but, en réalité, publicitaire. On martèle violemment des icônes qu’on oublie tout aussi violemment. La liste des morts tragiques du show-business est interminable. Même en s’en tenant à la seule industrie musicale, nous pouvons encore sous-catégoriser avec le fameux « club des 27 » (« 27 club »), tous ces jeunes gens disparus à vingt-sept ans : Jim Morrisson, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Brian Jones, Mia Zapata, Fat Pat, Linda Jones, Kristen Pfaff, Robert Johnson, et plus récemment Amy Winehouse. Sans compter Jean-Michel Basquiat (qui commença par la musique) ou, en remontant plus avant, le poète Jules Laforgue. Les morts jeunes échappent à la déchéance qui touchent une bonne part des vedettes qui déçoivent : Johnny Rotten, Morrissey, ou encore, pour le public français, Renaud (dont on se demande, en renversant la perspective, comment il a pu écrire et porter une chanson aussi juste que « Hexagone »). S’imposent ainsi, à la machine industrielle, des destinées humaines qui lui échappent essentiellement. La mort est ce que la société capitaliste intègre le moins : soit elle tente de la dissimuler (hôpitaux, maisons de retraite), soit elle rêve de la vaincre (eugénisme).

Mais la singularité de Nirvana ne tient pas qu’au suicide de Kurt Cobain. Elle réside dans la dialectique entre révolte et dégoût, entre rage et mélancolie, entre engagement et renonciation, que le groupe symbolise. Révolte intime, violente, intransigeante, mais impossible, frustrée, désespérée. Nirvana incarne l’aporie tragique : le capitalisme industriel autorise la vie, le refuser c’est – d’une manière ou d’une autre – mourir. Nirvana incarne ainsi la révolte impossible du capitalisme industriel qui permet d’en formuler la critique. À peine la révolte se reconnaît en tant que « révolte », la voilà de facto institutionnalisée, désamorcée, annulée8.

C’est donc aussi la possibilité de la révolte qui est en jeu. L’échec de Nirvana, et le symbole, finalement, de l’échec qu’il est devenu, n’est pas la preuve de l’impossibilité de toute révolte, mais plutôt de l’insuffisance à puiser les possibilités de la révolte dans les produits du capitalisme industriel. L’émancipation ne viendra pas des marchandises. Loin d’appeler à la célébration nostalgique, le cas Nirvana incite davantage à prolonger un geste à peine esquissé. Doit-on alors faire le deuil de nos fascinations adolescentes ? La vie n’est qu’une suite de deuils. Doit-on chercher à sauver ce qui est corrompu, comme les communistes ont tenté de sauver le modèle soviétique par-delà Staline, le communisme par-delà Budapest ? Peut-on sauver Nirvana du capitalisme industriel dont il est le produit ? Le problème se pose avec tout ce qui a fait notre émotivité : Georges Brassens, les Doors, Sex Pistols, Rage Against The Machine, NTM (à ses débuts, quand il était lancé par les Bérus). La critique la plus diffusée, la plus juste, n’empêche ni les pires catastrophes ni une lente anesthésie des oppositions. Du succès de ces critiques, le système ressort affirmé et affermi, renforcé et fortifié. La transgression réaffirme la limite. En exhibant ses faiblesses, ou plutôt en mettant en scène l’exhibition de ses faiblesses, le système crée une illusion : malgré ses défauts, il démontre que la révolte et le changement ne peuvent aboutir qu’à pire. Il y a donc un véritable danger à ne faire qu’entrevoir les limites du système, à ne se satisfaire que de la prise de conscience des limites de ce système, à ne réclamer que des arrangements : celui de consolider le système.

Entrevoir une sortie un instant : soit la sortie a paru trop étroite, trop dangereuse, et je recule ; soit je m’engouffre dans le chemin et ne peux plus guère me satisfaire de demi-mesures.

L’organisation de cet essai est simple. D’abord, le contexte déterminatif : les fondements de l’analyse politique sont posés – où il ne sera guère question de Nirvana – (I.A) ; puis la proche contextualisation géographique et historique (I.B). La présentation de Nirvana et de Kurt Cobain est assurée à la suite (II). L’analyse en pratique arrive, très logiquement, à la fin (III). On pourra donc, selon son envie et son bon vouloir, se rapporter à l’une de ses parties, vagabonder d’un passage à l’autre.

L’idée qui a donné naissance à cet essai est, en quelque sorte, une épochè – une suspension du jugement, mais ici du jugement émotif, de cette émotivité qui est manipulée par la musique, les films, les séries, les images, bref, par l’industrie culturelle (Kulturindustrie9). Pour libérer notre émotivité de ce qui l’aliène. Non pas par évitement, mais pour aller plus loin, plus profondément, pour être plus radical, c’est-à-dire atteindre la racine. Il ne s’agit ni de condamner ni de gracier Nirvana, ou Kurt Cobain. Le grunge est la musique de la saleté, de la crasse, de ce qui gratte aux encoignures. Et cette question de l’émotivité manipulée est, en effet, une sale question.

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Lien vers la table des matières.

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1La terminologie est discutée : techno-capitalisme, capitalisme cognitif (Boutang), etc. Tout en ayant conscience des limites de la formule « capitalisme industriel », nous l’utiliserons de manière assumée comme nous apparaissant la plus claire. Car si le capitalisme est désormais « financier » plus que « industriel », il n’en reste pas moins que les marchandises submergent encore notre quotidien.

2Zygmunt Bauman parle de Vie liquide (2005).

3Sur la critique de la dissociation-valeur, nous renvoyons aux livres de la critique de la Valeur (Wertkritik) qui nous sert de fondement théorique principal dans cet essai. Cf. bibliographie.

4Zarathoustra disait : « « J’ai besoin de compagnons, des compagnons vivants, – non point de compagnons morts et de cadavres que je porte avec moi où je veux. (…) Des créateurs, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. » Prologue, 9.

5Edward Abbey, The Monkey Wrench Gang (1975).

6Walter Benjamin, avec L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), et Theodor Adorno, notamment Philosophie de la nouvelle musique (1948), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951), Prismes (1955).

7Cf le roman d’Annie Ernaux, Les Années.

8De la même manière que la communauté impossible de Georges Bataille qui hante Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, ou encore Pascal Quignard.

9Theodor Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la raison (1944).