Bertold Brecht, Maître Puntila et son valet Matti (1950) – Tableau 11, Puntila, Matti, Laïna
Matti : Bonjour, monsieur Puntila, comment va le mal de tête ?
Puntila : Ah, voilà le salopard. Qu’est-ce que j’entends à ton sujet, qu’est-ce que tu as encore manigancé dans mon dos ? Est-ce que je ne t’ai pas prévenu hier encore que je te flanquerais dehors et que je ne t’établirais pas de certificat ?
Matti : Oui, monsieur Puntila.
Puntila : Ferme ta gueule, j’en ai marre de tes insolences et de tes réponses. Mes amis m’ont éclairé sur ton compte. Combien as-tu touché de Surkkala ?
Matti : Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur Puntilla.
Puntila : Quoi, maintenant tu prétends nier que tu es de mèche avec Surkala ? Tu es un Rouge toi-même, tu as su m’empêcher de le balancer à la date voulue.
Matti : Permettez, Monsieur Puntila, je n’ai fait qu’exécuter vos ordres.
Puntila : tu aurais dû voir que les ordres n’avaient ni rime ni raison.
Matti : Permettez, les ordres ne se laissent pas distinguer si facilement que vous le voudriez. Si je n’exécute que les ordres qui riment à quelque chose, vous me donnerez mon congé, parce que je suis paresseux et que je ne fais absolument rien.
Puntila : N’essaie pas de m’entortiller, criminel, tu sais très bien que je ne veux pas de pareils éléments au domaine où ils font de la provocation, jusqu’à ce que mes gens n’aillent plus au marais sans œuf au petit déjeuner, espèce de bolchevik. Chez moi ce sont les vapeurs de l’alcool qui m’ont empêché de le congédier en temps voulu, il faut maintenant que je lui paie trois mois de salaire pour m’en débarrasser, mais chez toi c’était un calcul. (Laïna et Fina apportent sans arrêt des bouteilles.) Mais cette fois c’est du sérieux, Laïna. Vous voyez par là que je ne me contente pas d’une promesse, mais que je détruis réellement tout l’alcool. Je ne suis jamais allé aussi loin les fois précédentes, malheureusement, et c’est pourquoi j’ai toujours eu de l’alcool à portée de la main dans mes moments de faiblesse. Tout le mal venait de là. J’ai lu une fois que le premier pas vers la tempérance, c’est de ne pas acheter d’alcool. C’est bien trop peu connu. Mais quand il est là, il est nécessaire qu’à tout le moins on le détruise. (A Matti:) Mon intention est que tu voies ça de tes yeux, toi spécialement, ça te fera peur plus que n’importe quoi d’autre.
Matti : Oui, Monsieur Puntila. Est-ce que je dois casser les bouteilles dans la cour à votre place ?
Puntila : Non, je ferai ça moi-même, escroc, ça pourrait te convenir ce beau schnaps (il lève une bouteille et l’examine) en te l’envoyant dans le gosier !
Laïna : Ne regardez pas la bouteille si longtemps, jetez-la par la fenêtre, monsieur Puntila !
Puntila : Très juste. (Froidement, à Matti:) Tu ne me feras plus revenir à la boisson, salopard. Tu n’es content que si les gens se vautrent autour de toi comme des cochons. Un véritable amour pour ton travail, pas question, tu ne remuerais pas le petit doigt si tu ne devais pas crever de faim après, espèce de parasite ! Quoi, te coller à moi et m’arriver toutes les nuits avec des histoires malpropres, et me conduire à offenser mes invités, parce que tu n’as de plaisir qu’à tout entraîner dans la boue d’où tu sors ! Tu es un cas pour la police, tu m’as avoué pourquoi on t’a renvoyé de partout, je t’ai moi-même surpris en train de faire de l’agitation auprès des femmes de Kurgela, tu es un élément subversif (Distraitement il commence avec la bouteille à se remplir un verre que Matti lui a apporté avec empressement.) Tu as de la haine contre moi et tu voudrais que je sois possédé à chaque coup avec ton « Oui, monsieur Puntila ».
Laïna : Monsieur Puntila !
Puntila : Laisse donc, ne t’en fais pas, je le goûte seulement pour voir si le marchand ne s’est pas foutu de moi et parce que je célèbre ma résolution inébranlable. (A Matti:) Mais je t’ai percé à jour au premier coup d’oeil et je t’ai observé en attendant que tu te trahisses, c’est pour ça que je buvais avec toi sans que tu te doutes de rien. (Il continue de boire.) Tu pensais que tu pourrais me faire mener une vie de bâton de chaise et te payer du bon temps à mes frais, que je resterais en ta compagnie, à boire sans arrêt, mais c’est là que tu te trompes, mes amis m’ont éclairé sur ton compte, je leur en dois de la reconnaissance, ce verre, je le bois à leur santé ! Je frémis quand je repense à cette vie, les trois jours à l’Hôtel du Parc et la balade à la recherche d’alcool légal et les femmes de Kurgela, quelle vie c’était, sans queue ni tête, et quand je pense à la vachèreau soleil levant, elle voulait profiter de ce que j’avais un coup dans le nez et de ce qu’elle avait de beaux nichons, je crois qu’elle s’appelle Lisou. Toi, mon gaillard, naturellement tu en étais toujours, tu dois le reconnaître, c’était le bon temps, mais je ne te donnerai pas ma fille, salopard, mais tu n’es pas un salaud, je le reconnais.
Laïna : Monsieur Puntilla, voilà que vous recommencez à boire !
Puntilla : Moi, je bois ? Tu appelles ça boire ? Une bouteille ou deux ? (Il attrape la deuxième bouteille.) Détruis celles-là (il donne à Laïna la bouteille vide), casse-la, je ne veux plus la voir, je te l’ai pourtant dit. Et ne me fais pas des yeux comme Notre Seigneur à Pierre, je ne supporte pas qu’on me cherche des chicanes mesquines autour d’un mot. (À Matti:) Le gaillard m’entraîne vers les bas-fonds, mais vous, vous voudriez que je moisisse ici et que je m’embête à m’en brouter les doigts de pied. Quelle vie est-ce que je mène ici ? Engueuler les gens du matin au soir et calculer le fourrage pour les vaches ! Alles-vous-en, misérables nabots ! (Laïna et Fina sortent en secouant la tête. Puntila les suit du regard:) Mesquines. Sans imagination. (Aux enfants de Surkkala:) Volez, pillez, devenez des Rouges, mais ne devenez pas des nabots, c’est ce que vous conseille Puntila. (À Surkkala:) Excuse-moi si j’interviens dans l’éducation de tes enfants. (À Matti:) Ouvre la bouteille !
Matti : J’espère que le punch est à point et pas une fois de plus poivré comme l’autre jour. Avec Uskala il faut être prudent, Monsieur Puntila.
Puntila : Je sais et je fais toujours régner la prudence. Pour commencer je bois toujours rien qu’une toute petite gorgée, pour pouvoir cracher si je remarque quelque chose, sans cette précaution habituelle j’avalerais les pires saloperies. Au nom du ciel, prends-toi une bouteille, Matti, j’ai l’intention de célébrer les résolutions que j’ai prises parce qu’elles sont inébranlables, ce qui est toujours une calamité. À ta santé Surkkala !