Calaferte est né à Turin en 1928 et mort à Dijon en 1994. De son séjour à Londres, il a rapporté un recueil verlainien en 1983, Londoniennes, parcouru par la figure de Nancy, par d’autres femmes, par la pluie, par la mélodie.
Éros à Piccadilly
nous y sommes aussi
la nuit
Tu m’as appris lesnoms des streets
qui nous ont amenés ici
c’est le dernier de mes soucis
de tout ton anglais me suffit
le seul mot sweet
Les enseignes multicolores
te font de mille travestis
des yeux de lapis-lazuli
c’est dans ce grand charivari
que je t’adore
Éros est à Picadilly
nous y sommes aussi
la nuit
Et je t’embrasse à pleine bouche
*
Je t’attends devant Charing Cross
et une fois de plus il pleut
au milieu de ces albatros
que sont tous les passants frileux
je te guette en plissant les yeux
dans ton imperméable bleu
Filaments d’un brouillard de laine
la rue n’est plus qu’une apparence
c’est en moi comme une rengaine
dont m’épouvante l’influence
je me répète la sentence
de l’alexandrin de Verlaine
Elle ne savait pas que l’Enfer c’est l’absence
Dépêche-toi Nancy viens vite
sans toi je suis trop malheureux
*
Les tisons de la brume endolorissent Londres
doux chiffons bleus chiffons espaces qui s’effondrent
En robe longue où tu t’embues
ô ville bue
lente Ophélie ainsi Turner est dans la rue
Mais c’est à Blake que je songe
car la bise ce soir est glaciale et songe
les murs quelque arbre solitaire
l’enseigne d’un apothicaire
la bise sonne comme un gong
The wild winds weep
Jamais tu n’aurais dû te taire
ô Blake Blake de Mad Song
J’ai erré moi aussi en écoutant le flot
la nuit du fleuve enflé
Near where the charter’d Thames does flow
J’ai salué le policeman
mais dans cet appel de chaque homme
In every cry of every Man
ce sont les chants de l’Expérience
Blake de la verte démence
Blake de la rouge semence
je te salue
Nous invoquons le même Dieu
adieu
Nous ne cessons pas ailleurs de correspondre
Les visions de la brume ensevelissent Londres
*
Pendant que j’allumais une autre cigarette
tu as quitté tes bas
assise au bord du lit
et maintenant tu n’oses pas
dans cette chambre où nous n’avons jamais dormi
lever les yeux sur moi
C’est soudain comme si le temps meurt ou s’arrête
un long alinéa
je m’approche du lit
et viens de prendre entre mes bras
dans cette douceur triste et qui nous engourdit
j’ai aussi peur que toi
Il y a au-dehors des rumeurs vagabondes
nous ne nous en irons que pour un autre monde
À Londres c’est l’automne il est presque minuit
*
L’automne a des ciseaux moutarde
sur ses longs jardins endormis
où l’éloquence babillarde
de quelques oiseaux dans leur nid
nous accompagne de sa garde
jusqu’à l’ébauche de la nuit
Je ne t’enlace qu’à demi
et un peu comme par mégarde
car dans Kensington qui s’ennuie
notre ami Peter Pan regarde
*
À Greenwich frileux au matin
tous ses drapeaux comme des langues
clapotantes aux vents qui tanguent
le Cutty Sark trois-mâts ancien
Nous ouvre la route impériale
des songes ambrés d’un Orient
de magie aux thés forts escales
dans tes yeux de livre océan
Le siècle est mort et le temps sourd
je le rebaptise à ton nom
jusqu’à notre prochain retour
pour une nouvelle saison
Souffle dans tes doigts
les gouges
du froid
nous broient
tu as le nez rouge
*
Emmène-moi à Whitechapel
mon intendante
circulons dans les rues bruyantes
c’est la semaine de Noël
Dans ton manteau noir à grand col
poupée de laine
ce dimanche à Petticoat Lane
ta bouche qui sent le menthol
Emmène-moi à Whitechapel
mon interdite
notre destinée est inscrite
et tu es comme son recel
Je t’enveloppe de mon bras
si frissonnante
aujourd’hui la vie nous enchante
tout ressemble à un opéra
Emmène-moi à Whitechapel
ma clandestine
tu as des couleurs d’églantines
l’air est d’un bleu presque cruel
Tu ris dans ce tohu-bohu
des yeux t’admirent
nous marchons et je te désire
eau fraîche que j’ai déjà bue
Un jour aussi plus tard peut-être t’en souviendras-tu
Emmène-moi à Whitechapel
mon intendante
circulons dans les rues bruyantes
c’est la semaine de Noël
*
Il fait soleil à Londres
Trafalgar est bruyant
vertes sont les pelouses
Allons au port les gens
les gens y sont d’ailleurs
Que j’aime ces marins à gueules de forbans
sombres et batailleurs
qui boivent dans les pubs la bière aigre debout
grands comme des statues
On y parle allemand
russe italien marlou
Ce n’est plus ici ni ailleurs
et on s’y habitue
c’est Naples la Germanie blonde
Que je t’aime ô ma jeune épouse
C’est Londres et c’est le bout
du monde
*
Hyde Park est chaud
l’herbe autour est verte
nous glissons sur l’eau
tu me déconcertes
Blouse blanche et nœud de velours
le soleil est rouquin comme tu es rouquine
en barque sur la Serpentine
tu me tiens des tas de discours
dans ton horrible charabia
je dis yes et ne comprends pas
Blouse blanche et nœud de velours
tu as tout l’air d’une gamine
Hyde Park est chaud
l’herbe autour est verte
nous glissons sur l’eau
tu me déconcertes
Blouse blanche et nœud de velours
dans le soleil ton visage est une praline
que nous soyons là me fascine
le plus étrange des séjours
comme l’Alpha et l’Oméga
je dis yes ou well pourquoi pas
Blouse lanche et nœud de velours
à Londres mon cœur vaticine
Hyde Park est chaud
l’herbe autour est verte
nous glissons sur l’eau
tu me déconcertes
Il ne me reste plus qu’une photo de toi
*
Douce et si claire
graine solaire
bribe d’oiseau
Cet après-midi la Tamise est blonde
blonde comme l’est le grain de ta peau
un bleu voilé à la Whistler
flotte dans l’air
et mouille l’eau
des vapeurs molles se confondent
Cet après-midi la Tamise est blonde
jouets guirlandés de frêles drapeaux
du rouge au blanc du blanc au vert
menus éclairs
des buvards d’eau
les bateaux-mouches vagabondent
Cet après-midi la Tamise est blonde
sous des soleils froids fourrés d’un manteau
qu’un petit ciel laisse entrouvert
tout au revers
des plis de l’eau
et les rives sont des laits d’autres mondes
Douce et si claire
graine solaire
bribe d’oiseau
La Tamise coule aussi dans tes yeux