Postface de Les Déliquescences d’Adoré Floupette publié par Les éditions Solstices
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Mermeix (Gabriel Terrail, 1959-1930) est le seul journaliste à être tombé dans le piège : supercherie ou pastiche littéraire, recueil satyrique et petit bijou de la littérature fin-de-siècle, Les Déliquescences d’Adoré Floupette sont peu connues, et lues en conséquence. Gabriel Vicaire et Henri Beauclair ne sont que des inconnus. Pourtant l’opus a été publié régulièrement depuis les deux parutions de 1885 (la Vie par Marius Tapora apparaît dans la deuxième) par Léon Vanné, renommé pour l’occasion Lion Vanné et domicilié à « Byzance ». Nous sommes heureux de donner de ce texte enfin, grâce aux éditions Solstices, une version soignée et économique.
Lues par personne, ou si peu ? Ce serait un tort tant la caricature est drôle. Le lecteur confirmera sûrement : c’est hilarant et jubilatoire.
Si, grâce au retour d’un mysticisme New Age (moins par la littérature que par la musique – du rock de Led Zeppelin à la vague New Wave des années 80 – et la télévision), le mouvement Symboliste (et surtout la peinture) a retrouvé auprès du grand public un succès extraordinaire, c’est un avec des accents un peu trop sérieux ; or il ne faut pas oublier que la fin-de-siècle, de Tritan Corbière à Alphonse Allais, du Sonnet du trou du cul aux Morales légendaires, a toujours prisé l’humour. Ce qu’avait relevé en son temps André Breton. Humour potache ou noir, ou jaune, humour de pince-sans-rire, humour désabusé, humour irrévérencieux. On connaît les Zutistes, les Je-m’en-foutistes, les Hirsutes ou encore les Hydropathes de Léo Trézenik qui juraient de ne jamais boire d’eau. C’est – Daniel Grojnowski y a consacré un livre – l’esprit fumiste. « Une fumisterie, précise justement Gabriel Vicaire à Adrien Remacle, mais je la crois amusante. » Les fumistes, c’est l’un d’eux, le grand Sapek, à avoir enfourné une pipe dans le bec de la Joconde, bien avant que Duchamp ne la traite de chaudasse. Et c’est encore l’un d’eux, mais avec déjà un peu de conservatisme, Dorgelès (l’auteur de Croix, qui aura en 1918 le prix Goncourt en même temps que Proust : il faut bien flatter un peu le nationalisme français…) qui montera une autre supercherie, picturale cette fois, en exposant la toile de l’âne du père Frédé (Frédéric Gérard), propriétaire du Lapin Agile à Montmartre, sous le nom de Joachim-Raphaël Boronali (anagramme d’Aliboron, nom commun des ânes dans les fables), accompagnée d’un manifeste de « l’excessivisme », au Salon des Indépendants de 1910. Il y a déjà du dada dans tout cela.
Cet humour fumiste n’est pas dépourvu (comme tout humour du reste) d’angoisse. Il va de pair avec les interrogations les plus anxieuses, avec la perte de repères, de sacré, de Vérité, dont les avenants et les aboutissants sont étudiées par les « maîtres du doute », Nietzsche, Marx et Freud, mais aussi par Schopenhauer, Kierkegaard, Bergson et tant d’autres. En poésie, on se souvient de Jules Laforgue, le Pierrot des Complaintes. Willette aussi, au Chat noir, aime ces Pierrots tristes qui oscillent entre rêve et cauchemar, spleen et idéal. Car l’angoisse ontologique, métaphysique, ou même simplement éthique (notre place dans la société) est au cœur des interrogations de cette fin de siècle démocratique. C’est quand on n’a plus rien à perdre, quand l’idéal – l’idée d’idéal – s’écroule que les éclats de rire – absurdes, gratuits, cyniques (au sens philosophique du terme) ou encore révoltés (c’est la grande époque de l’anarchie) – viennent accompagner les chocs des verres dans les tavernes. La société, dans ces trente années de la fin du XIXe siècle, change comme elle n’avait pas changé depuis la fin du siècle précédent. Entre révolutions industrielles et exodes rurales, le gouvernement enregistre les modifications structurelles et morales.
Adoré Floupette peut paraître ridicule, parce qu’il est inconstant, sans idées personnelles, qu’il suit les modes. Parce qu’il est instable, Adoré Floupette est un enfant du siècle. Mais s’il est ridicule, ce n’est pas pour cela, mais pour autre chose : c’est qu’il ne retient pas la leçon. Aucun des maîtres qu’il pourra se donner ne consolera sa tristesse métaphysique, ne comblera son vide ontologique. Toutes les eaux coulent, et rien ne pourra jamais fixer l’apparence des choses. S’il est ridicule, c’est qu’il croit – qu’il veut croire – qu’il y a derrière l’apparence des choses une vérité immuable. C’est cela que dénonce, peut-être même sans en avoir pleine conscience, Gabriel Vicaire et Henri Beauclair. C’est déjà une attaque anti-platonicienne avec l’arme préférée de Socrate : l’ironie. Mais, dans son obstination, dans ses efforts continus, dans son énergie et sa constance à vouloir échapper au fatalisme socio-culturel, Adoré Floupette n’a rien de ridicule. Contrairement à son ami Marius Tapora, resté dans sa petite ville de Province, devenu pharmacien de deuxième classe (profession qui hante le siècle), petit notable et petit bourgeois. Ce que ne lui reproche à aucun moment Adoré Floupette qui, bien loin de mépriser son ami, cherche à lui faire partager les avantages qu’il a acquis, lui faire rencontrer les grands maîtres contemporains, le faire entrer dans les salons les plus en vue du Paris littéraire. Ce livre, composé essentiellement de la Vie d’Adoré Floupette, est aussi le livre d’une amitié. Les deux hommes sont un peu les Bouvard et Pécuchet de la poésie.
Tout en brossant une fresque de cette aventure, cette épopée poétique du XIXe siècle, Gabriel Vicaire, auteur de la Vie1, retrace non seulement le parcours initiatique d’un provincial qui, par la littérature, cherche à échapper à un avenir tout tracé (comme l’ouvrier qui se fait medium et artiste, ou comme Bloch dans La Recherche), mais aussi les grands jalons littéraires du siècle vus par un auteur. Adoré Floupette, par ses goûts, n’est pas un idiot, encore moins un conservateur. Alors qu’il a 15 ou 16 ans, il critique vertement les Romantiques, ce que faisait Rimbaud au même âge dans sa fameuse Lettre du Voyant (la référence est explicite). Ici, comme chez Rimbaud, les Parnassiens sont encore considérés comme des « romantiques », des suiveurs de Hugo, et les symbolistes sont nommés les « Nouveaux parnassiens » (ceux de la « deuxième école », dit Rimbaud). « Il faut absolument être moderne », écrivait le poète de Charleville.
Puis suit le tableau drolatique des salons : drogues, satanisme(s), grisettes, cour des miracles fin-de-siècle, évocation de Sade, de Schopenhauer bien sûr, dérision et moquerie douce, où perce parfois un peu d’amertume. On peut reconnaître ici ou là un auteur, un peintre (Odilon Redon est assurément Pancrace Buret). Mais si tout le monde en prend pour son grade dans la petite « vie littéraire », les poèmes semblent parodier deux poètes en particulier, tout deux cités : Verlaine et Mallarmé. « Il ne semble pas que les maîtres pastichés aient gardé rancune aux auteurs des Déliquescences. Verlaine – le Bleucoton de la Vie d’Adoré Flouquette, malgré l’apparente hostilité que pouvait révéler leur plaquette, écrivait, peu après sa parution, un éloge du »bon poète Vicaire » et ajoutait : »L’homme, en Vicaire, est bien le frère du poète. Rondeur fine et malicieuse, belle humeur sans tumulte et mélancolie suffisante, un souci du naturel et de la bonne, de la vraie simplicité, celle des grands classiques anciens et modernes avec un goût exquis du terroir… J’ai le bonheur de le connaître d’assez longue date et m’applaudis de plus en pus d’être de son intimité » » (G. Delatramblais, Un chef-d’œuvre du pastiche, 1924). En 1889, Verlaine écrira lui-même des À la manière de Verlaine dans Parallèlement.
Ce livre, publié chez le grand Léon Vanier, est un livre hors-genre, hors-norme, roman-poésie, puisqu’il n’est pas seulement recueil (ou il l’est si peu), mais surtout récit. Peinture du monde littéraire, et de manière assez réussie, récit de l’enfance provinciale, des postures littéraires qu’on adopte au lycée, des aspirations et des désillusions de cette adolescence artistique. L’enfance est un thème privilégié du décadentisme et de la fin du siècle. Nostalgie, humour. Mélancolie qui affleure. Lente perte de l’innocence et entrée progressive dans le monde social (alors que l’on croit y échapper). La vie d’Adoré Floupette est sans conteste un chef d’œuvre de la littérature.
Texte protéiforme donc : à la fois résumé d’histoire littéraire, caricature, satire, pastiche, avec des jeux poétiques qui annoncent Toulé (Finale), mais aussi bien sûr – du coup – manifeste, dont la modernité des tableaux et des définitions étonne parfois : « Une attaque de nerfs sur du papier ! voilà l’écriture moderne ». C’est cette littérature encore largement méconnue, et géniale, que nous continuerons à mettre en avant avec cette collection Fin-de-siècle des éditions Solstices.