Traduction de “Spazi metrici” d’Amelia Rosselli

Spazi metrici | Espaces métriques

Dans Variations de guerre

Dino Ignani, Amelia Rosselli, Rodolphe Gauthier

(© Dino Ignani)

“Espaces métriques” est un des grands textes théoriques sur la poésie d’Amelia Rosselli, un véritable “art poétique”.

Il a été rédigé à la demande de Pier Paolo Pasolini, accompagné d’un “glossaire explicatif” et publié en annexe des Variations de guerre.

Nous en offrons ici une traduction originale.

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Une problématique de la forme poétique a été pour moi toujours liée à celle plus précisément musicale, et je n’ai en réalité jamais séparé les deux disciplines, considérant la syllabe non seulement comme lien orthographique mais aussi comme son, et la période non seulement comme une construction grammaticale mais aussi comme un système.

Définir la syllabe comme son est cependant inexact : il n’y a pas de « sons » dans les langues : la voyelle et la consonne dans les classifications de l’acoustique musicale se définissent comme « bruits », et ceci est naturel, vu la complexité de notre appareil phonético-physiologique, et la variation d’une personne à l’autre de la grandeur même des cordes vocales et des cavités orales, à tel point que jamais jusqu’à maintenant n’a été obtenue une classification phonétique autre que statistique.

Quoi qu’il en soit en parlant de voyelles généralement nous entendons sons, ou aussi couleurs, vu que souvent nous leurs prêtons les qualités du « timbre » ; et en parlant de consonnes ou de regroupement de consonnes, nous entendons non seulement leur aspect graphique mais aussi des mouvements musculaires et des « formes » mentales.

Mais si, des éléments repérables dans la musique et dans la peinture ressortent, et dans la vocalisation, seulement les rythmes (durées et pulsations) et les couleurs (timbres et formes), dans l’écriture et la lecture les choses sont un peu différentes : nous simultanément nous pensons. Dans ce cas le mot n’a pas juste un son (bruit) ; même, quelquefois, il n’en a pas du tout, et résonne seulement comme idée dans la pensée. La voyelle et la consonne, ensuite, ne sont pas des valeurs nécessairement phonétiques mais aussi simplement graphiques, ou composants de l’idée écrite, ou mot. Le timbre aussi ne s’ouït pas quand nous le pensons, ou le lisons mentalement, et les durées (syllabes) sont élastiques et imprécises, selon la scansion du lecteur, et selon des dynamiques individuelles, rythmicité et vélocité de pensée. Mieux, dans la lecture silencieuse, quelquefois tous les éléments sonores disparaissent, et la phrase même poétique est seulement sens logique et associatif, perçu avec l’aide d’une subtile sensibilité graphique et spatiale (espaces et formes sont silences et points référentiels de l’esprit).

C’est ainsi que me trouvant devant une matière sonore ou logique ou associative dans l’écriture, jusqu’à présent classifiée ou abstraitement ou fantastiquement, mais jamais systématiquement, on me parle de « pieds » et de phrases, sans me dire ce qu’est une voyelle. Bien plus : la langue dans laquelle j’écris encore et encore est unique, alors que mon expérience sonore logique et associative est certainement celle de tous les peuples, et réflexive dans toutes les langues.

Et ce sont avec ces préoccupations que je me mis à un certain moment de mon adolescence à chercher les formes universelles. Pour les trouver je cherchai d’abord mon (occidental et rationnel) élément organisateur minimal dans l’écriture. Et celui-ci se révélait clairement être la « lettre », sonore ou non, timbrique ou non, graphique ou formelle, symbolique et fonctionnelle à la fois. Cette lettre, sonore mais également « bruit », créait des nœuds phonétiques (chl, str, sta, biv) pas nécessairement syllabiques, qui étaient en fait seulement des formes fonctionnelles ou graphiques, et des bruits. Pour une classification non graphique et formelle il était nécessaire, dans la recherche des fonds de la forme poétique, de parler au contraire de la syllabe, comprise assez peu scolastiquement, mais plutôt comme particule rythmique. Progressant dans cette matière encore insignifiante, j’en arrivais au mot entier, compris comme définition et sens, idée, puits de la communication. Généralement le mot est considéré comme la définition d’une réalité donnée, mais on le voit plutôt comme un « objet » à classifier ou à sous-classifier, et non comme idée. Moi au contraire (et ici peut-être je ferais bien d’avertir que mon mode d’expérimentation et de déduction étant très personnels, toute conclusion que j’ai pu en tirer est à prendre cum grano salis), j’avais de toutes autres idées à ce sujet, et j’allais jusqu’à considérer « le » et « la » et « comme » comme des « idées », et non simplement comme des conjonctions et des précisions d’un discours exprimant une idée. Je déclarais d’abord que le discours entier indiquait la pensée même, et donc que la phrase (avec tous ses coloris fonctionnels) était une idée devenue un peu plus complexe et maniable, et que la période était l’exposition logique d’une idée non statique comme celle matérialisée dans le mot, mais plutôt dynamique et « en devenir » et souvent même inconsciente. Voulant élargir ma classification trop peu scientifique, j’insérais l’idéogramme chinois dans la phrase, et le mot, et je traduisais le rouleau chinois en un délirant cours de la pensée occidentale.

Plus tard je me pris à observer la mutation de ce délire ou rouleau dans ma pensée selon la situation que mon cerveau affrontait à chaque instant de la vie, à chaque déplacement spatial ou temporel de mon expérience pratique quotidienne. Je remarquais d’étranges concentrations dans la rythmique de ma pensée, d’étranges arrêts, d’étranges coagulations et changements de temps, d’étranges intervalles de repos ou d’absence d’action ; nouvelles fusions sonores et idéelles selon le changement de temps pratique, des espaces graphiques et des espaces m’entourant continûment et matériellement. Dans le discours et dans l’écoute d’autres présences mentales ou psychologiques se tenant avec moi dans un même espace, la pensée devenait plus tendue, ou plus fatiguée, presque complémentaire à celle de l’interlocuteur même, se renouvelant ou se fondant avec lui dans cette rencontre.

Je tentai d’observer chaque matérialité externe avec la plus complète minutie possible dans un immédiat laps de temps et d’espace expérimental. À chaque déplacement de mon corps j’essayais d’ajouter un « cadre » complet de l’existence qui m’entourait. L’esprit devait assimiler l’entière signification du cadre dans le temps où il y demeurait, et y fondre sa propre dynamique intérieure.

Dans l’écriture, jusqu’à ce moment-là, ma complexité ou complétude face à la réalité était subjectivement limitée : la réalité était la mienne, non celle aussi des autres : j’écrivais des vers libres.

En effet dans l’interruption du vers même long, à n’importe quelle terminaison de phrase ou à n’importe quel mot déconnecté, j’isolais la phrase, en la rendant significative et forte, et j’isolais le mot, en lui rendant son idéalité, mais je scindais le cours de ma pensée en strates inégales et en sens déconnectés. L’idée n’était plus dans le poème entier, selon un instant de réalité dans mon esprit, ou dans la participation de mon esprit à une réalité, mais elle se déchirait en degrés lents, et n’était retraçable seulement qu’à la fin, ou nulle part. L’aspect graphique du poème influençait l’impression logique plus que ne le faisaient le moyen ou le véhicule de ma pensée, c’est-à-dire le mot ou la phrase ou la période.

Quant à la métrique, étant libre elle variait complaisamment selon l’association ou le plaisir. Ne souffrant pas de dessein préétabli, irréductible à eux, elle s’adaptait à un temps strictement psychologique musical et instinctif.

Par hasard je voulus relire ensuite les sonnets des premières écoles italiennes ; fascinée par la régularité je voulus retenter l’impossible.

Je repris en main mes cinq classifications : lettre, syllabe, mot, phrase et période. Je les encadrai dans un espace-temps absolu. Mes vers poétiques ne purent plus échapper à l’universalité de l’espace unique : les longueurs et les temps des vers étaient préétablis, mon unité organisatrice était définissable, mes rythmes s’adaptaient non seulement à mon bon vouloir mais aussi à l’espace déjà décidé, et cet espace était complètement recouvert d’expériences, de réalités, d’objets, et de sensations. En transposant la complexité rythmique de la langue parlée et pensée mais non scandée, à travers de nombreuses variations de particules timbriques ou rythmiques entre un espace typique, unique et limité, ma métrique à défaut de régularité était au moins totale : tous les rythmes possibles imaginables remplissaient minutieusement mon cadre à profondeur timbrique, ma rythmique était musicale jusqu’aux ultimes expérimentations du post-webernisme, ma régularité, quand il y en avait, était contrastée par un fourmillement de rythmes traduisibles non en pieds et en mesures longues ou courtes, mais en durées microscopiques juste à peine notables, si l’on voulait, avec un crayon sur du papier millimétrique. L’unité basique du vers n’était pas la lettre, désagrégeante et insignifiante, ni la syllabe, rythmique et mordante quoique toujours sans idéalité, mais plutôt le mot entier, de n’importe quel genre indifféremment, les mots étant considérés tous de valeur et de poids égaux, tous à manipuler comme des idées concrètes et abstraites.

Dans la tension de la première ligne du poème je fixais définitivement la largesse du cadre à la fois spatial et temporel ; les vers suivants devaient s’adapter à une égale mesure, à une formulation identique. En écrivant je passais de vers à vers sans m’occuper d’une quelconque priorité de sens dans les mots posés, par hasard, en fin de ligne.

En réalité pour m’aider à mesurer ou terminer ma ligne il y avait toujours ce point caché de la limite droite de mon cadre, et sur laquelle elle pouvait tomber, et par conséquent fermant la ligne, ou le mot entier, ou un quelconque lien orthographique lui aussi signifiant puisque réellement existant comme temps d’« attente » soit dans la parole soit dans la pensée. L’espace vide entre mot et mot était considéré en revanche comme non fonctionnel, et il n’avait pas d’unité, et si par hasard celui-ci tombait sur le point limite du cadre, il était immédiatement suivi d’un autre mot, de façon à remplir complètement l’espace et fermer le vers. Le cadre en fait était à recouvrir complètement et la phrase était à prononcer d’un souffle et sans silence ni interruption ; ce qui reflétait la réalité parlée et pensée, là où à l’oral nous lions nos paroles et dans la pensée nous n’avons pas d’interruptions, exceptées celles explicatives et logiques de la ponctuation. Je pensais en fait que la dynamique de la pensée et de l’oralité s’épuise généralement en fin de phrase ou de période ou de pensée, et que l’émotion vocale et l’écriture auraient suivi donc sans interruption cette manière de naître et de renaître.

Dans la lecture à voix haute chacun des vers était ensuite à phonétiser à l’intérieur de limites identiques de temps, correspondant elles-mêmes aux égales limites de longueur et de largeur graphiques préalablement formulées par la texture du premier vers. Même dans le cas où un vers aurait contenu plus de mots, syllabes lettres et ponctuations qu’aucun autre, le temps total de la lecture de chaque vers devait rester autant que possible identique. Les longueurs des vers étaient donc approximativement égales, et avec elles leurs temps de lecture ; elles avaient comme unité métrique et spatiale le mot et le lien orthographique, et comme forme contenant l’espace ou le temps graphique, ce dernier n’étant pas rédigé de manière mécanique ou simplement visuelle, mais présupposé dans la scansion, et agissant dans l’écriture et dans la pensée.

J’interrompais le poème quand était épuisée la force psychique et la significativité qui me poussait à écrire ; c’est-à-dire l’idée ou l’expérience ou le souvenir ou la fantaisie qui remuaient le sens et l’espace. Je distribuais aux espaces vides entre les sections du poème le temps écoulé ou l’espace parcouru mentalement par les conclusions logiques et associatives à tirer puis à ajouter à n’importe quelle partie du poème. Et en fait l’idée était logique ; mais l’espace n’était pas infini, bien que préétabli, comme s’il compromettait l’idée ou l’expérience ou le souvenir, en transformant mes syllabes et mes timbres (éparpillés à travers le poème, à la façon de rimes non rythmiques) en associations denses et subtiles ; le sentiment revécu momentanément s’affermissait à travers quelques rythmes fixes. Parfois, rarement, le rythme fixe prédominait et obsédait, et à la fin je voulus retrouver aussi la parfaite régularité rythmique de ce sentiment, et ne le pouvant pas, je fermai le livre à son unique tentative d’ordonnement abstrait, c’est-à-dire à l’ultime poésie.

En écrivant à la main plutôt qu’à la machine je ne pouvais pas, comme je m’en aperçus immédiatement, fixer d’espaces parfaits et des longueurs de vers en formules parfaitement égales, ayant l’idée ou le mot ou le lien orthographique comme unité fonctionnelle et graphique, sauf à vouloir écrire sur du papier à carreaux d’écolier. En écrivant à la main normalement, je pouvais seulement tenter de comprendre instinctivement l’espace-temps préétabli dans la formulation du premier vers, et peut-être plus tard et artificiellement, réduire la tentative à une de ses formes approximatives, retranscrite par une impression mécanique. Et puis en écrivant à la main, on pense plus lentement ; la pensée doit attendre la main et s’interrompt ; le vers libre a plus de sens puisqu’il reflète ces interruptions, et cet isolement du mot et de la phrase. Mais en écrivant à la machine je peux quelques instants suivre une pensée peut-être plus rapide que la lumière. En écrivant à la main peut-être je devrais écrire de la prose, pour ne pas revenir à des formes libres : la prose est peut-être en fait la plus réelle de toutes les formes, et ne prétend pas définir les formes.

Mais retenter l’équilibre du sonnet du Quatorzième siècle est également un idéal réel. La réalité est si lourde que la main se fatigue, et aucune forme ne peut la contenir. La mémoire court alors aux plus fantastiques entreprises (espaces vers rimes temps).

1962 (1964)