Lettre à l’amoureuse sur Trieste

à Marion Poulain

On a énormément écrit sur Trieste. Bien plus qu’on ne s’y attendrait. J’ai moi-même déjà écrit un roman, un récit de voyage, un guide, des nouvelles, un recueil de poèmes, plus des anthologies, des articles et diverses traductions ; je suis venu gonfler fatement et grassement la masse déjà considérable des écrits sur cette ville pourtant inconnue du plus grand nombre. Pour les gens cultivés, Trieste sonne vaguement à l’oreille comme la ville de Svevo, celle de Saba (pour les rares amateurs de poésie), celle peut-être où Joyce a erré quelques années en y laissant, disait-il, son foie. Puisqu’on y boit encore plus qu’on y lit. Trieste est plus qu’un mythe littéraire, c’est une ville-littérature. Le grand problème qui s’offre alors à qui veut être introduit à Trieste est de savoir par qui, et comment. Par amour pour toi, j’ai donc décidé de te présenter cette ville hermaphrodite (ni tout à fait femme ni tout à fait homme, et j’aime, contre la règle – tu me pardonneras cette fantaisie –, en parler tantôt au masculin, tantôt au féminin), et de jouer les cicérones, pour toi qui as une intelligence hors du commun, une culture non moins impressionnante, et qui n’a pas encore la chance d’avoir visité Trieste. Oui, car c’est une chance de ne pas connaître cette ville, parce qu’en faire la connaissance est un des bonheurs les plus intenses qu’on puisse vivre, et il faut que tu aies conscience de cela avant de poursuivre : on a si peu l’opportunité, dans la vie, de prendre conscience des choses avant qu’elles apparaissent.

Comme tu es exigeante et dynamique, je ferai tout pour ne pas m’attarder sur les menus détails qui font le plaisir de l’amant, mais l’ennui profond de l’amante. Je tracerai de grandes lignes, l’épure la plus élégante et la plus claire possibles, afin que tu puisses apprécier au mieux le premier séjour que tu y feras.

Il est de Trieste comme des plus grands trésors : il se mérite. La ville ne s’offre pas d’emblée, elle résiste un peu et cède pas à pas. Comme je répugne à comparer l’amour à la guerre, je ne parlerai pas de « conquête amoureuse », je parlerai plus volontiers d’apprivoisement mutuel et de tendresse délicate.

Trieste est une ville de mots. C’est ce qui la préserve sans doute de l’assaut spectaculaire qui pourrit tant d’autres lieux. Quoi qu’on tente pour faire de la littérature une marchandise et un spectacle, le silence et la solitude des livres restreignent vite l’ambition des importuns. Comme les littérateurs sont des bâtards qui se cherchent parmi les morts un héritage, les écrivains français parlent de Trieste à partir de Chateaubriand et de Stendhal, et donc parlent d’abord assez mal de ce paradis. Chateaubriand a eu cette formule fameuse (si cet épithète a une quelconque pertinence pour Trieste) : « J’entrai à Trieste, le 29 [juillet 1806], à midi. Cette ville, régulièrement bâtie, est située sous un assez beau ciel, au pied d’une chaîne de montagnes stériles ; elle ne possède aucun monument. Le dernier souffle de l’Italie vient expirer sur ce rivage où la barbarie commence. » (Itinéraire de Paris à Jérusalem). Ce n’est pas tout à fait vrai qu’il n’y eût aucun monument (Chateauriand n’y est pas vraiment « entré »), mais les plus beaux seront érigés dans le courant cours du XIXe siècle, et surtout à la fin du sicèle, avec l’éclectisme puis l’art plus ou moins nouveau qu’on nomme ici Liberty. Pour ce qui est de cette « chaîne de montagnes stériles », il s’agit du Karst qui exerce sur moi une fascination proche de l’envoûtement. Mais nous en reparlerons. Stendhal, quant à lui, dans son errance italienne, à la recherche d’un poste confortable de fonctionnaire à Milan ou à Rome (le problème, deux siècles plus tard, n’a toujours pas changé), se retrouve quelques mois à Trieste et, après peut-être une rapide exaltation, s’en morfond terriblement : « Hélas Madame, écrit-il à Madame Ancelot le 1er janvier 1831, je meurs d’ennui et de froid… Je touche à la barbarie… Il fait bora deux fois par semaine et grand vent cinq fois. J’appelle grand vent quand on est constamment occupé à tenir son chapeau, et bora quand on a peur de se casser le bras. » Vivre à Trieste l’hiver, à moins d’être grand amateur de sports de montagne, peut s’avérer en effet une torture (cette « bora » souffle jusqu’à plus de 150 km/h). Mieux vaut donc lire sur Trieste ce qu’en a écrit Charles Nodier (qui longtemps habita la proche et belle Ljubljana) dans Jean Sbogar (1818) : tu verras peut-être, dans quelque guide, que sa description n’est pas « réaliste », au sens littéraire du terme, mais elle reste parfaitement juste. Aucun plumitif en quête de reconnaissance, pourtant, ne cite cet écrivain génial et étonnant – et c’est bien dommage. Ce Romantique noir exprime déjà parfaitement la mélancolie des côtes adriatiques et des lagunes. On y sent la mer et sa couleur de métal, la fraîcheur du golfe et ses chaleurs estivales. Car la mélancolie triestine, cette couleur bleue qui te plaît tant, et que tu retrouveras sans doute là-bas, avant de revenir avec la décadence de la ville (celle qui commence à son rattachement à l’Italie), semble inscrite dès ses débuts. « Trieste, mélancolies et paradoxes », ce titre de la préface de Gérard-Georges Lemaire à une anthologie sur Trieste t’a frappé et, je le sais, t’a positivement orientée (il y a déjà de l’orient à Trieste). Toi aussi tu es cela, mélancolies et paradoxes. Mais plus que les auteurs français, ce sont tous les autres qu’il faudrait lire, et en premier lieu, les auteurs triestins. Mon préféré, peut-être, est Scipio Slataper. Il a écrit Il mio Carso, « Mon Karst », que le premier traducteur français avait traduit « Mon frère le Karst ». Petit livre que je ne crains pas de qualifier d’expressionniste serait à lire en italien, truffé de barbarismes et de visions. Puis il y a Boris Pahor, cher à mon cœur, né en 1913 et toujours vivant, qui écrit en slovène et qui gagnerait à être plus connu. Il vit actuellement sur les hauteurs de Barcola, et je suis allé en août dernier chez lui déposer un poème que je lui avais dédié : c’est sa fille qui prit mon enveloppe et je n’ai jamais su s’il l’avait lu ou non. Peut-être ne l’a-t-il pas aimé. Il connut la répression fasciste (terrible envers les Slovènes), puis la déportation nazie à Natzwiller-Struthof (en Alsace), puis à Dachau, Mittelbau-Dora et Bergen-Belsen… Il est passé par Lille, je crois, et a fait sa convalescence en région parisienne. Dans sa jeunesse, je le vois comme un jeune loup de la littérature : élégant, intelligent, talentueux. Un autre écrivain triestin, Fulvio Tomizza (né en Istrie quand l’Istrie était italienne, en 1935), très connu en Italie, en fait l’amant de l’héroïne de Gli sposi di via Rossetti qui s’appelle Daneca Tomažič, je crois, à moins qu’il s’agisse du vrai nom du premier amour de Boris Pahor. C’est sur cette via Rossetti, près du théâtre et d’une des artères majeures de la ville, la via XX settembre (appelée aussi Acquedotto) que mes amis habitent et où nous irons loger. Il y a enfin Kosovel, connu comme le Rimbaud slovène, mort à 24 ans, qui a chanté le Karst dans ses poèmes fulgurants. Et, bien sûr, il y a tous les autres : Saba, Stuparich, Quarantotti-Gambini (dont le nom, n’est-ce pas, est assez comique), ou encore Claudio Magris – que tu connais déjà – et cet auteur sans œuvre qui, mort, a laissé une œuvre sans auteur, symbole d’une littérature moderniste, voire post-moderne (même s’il est mort en 1962), Roberto, dit Bobi Bazlen. Tu n’auras pas grand goût pour lui, je crois, comme je n’en ai pas non plus (il n’a pas compris Georges Bataille, dont il parle très bêtement). Son œuvre consiste à porter des jugements plus ou moins inspirés, plus ou moins hâtifs, sur celles d’autres écrivains en vue de leur éventuelle publication chez Bompiani et Enaudi. Son pouvoir lui confère un charisme qui impressionne les faibles. Mais suspendons nous-même ici notre jugement. Du reste, tous ont glosé – comme je le fais pour toi avec plaisir – sur Trieste. S’il faut lire quelque chose ce sont Le Lettere triestine de Scipio Slataper encore.

Après les poèmes et les fictions, aujourd’hui, ce sont surtout les récits de voyage sur Trieste qui font fureur auprès des amoureux de la ville. Celui de Jan Morris, écrivaine voyageuse géniale (qui fut jadis écrivain, ce qui me plaît particulièrement pour cette ville aux deux sexes), a publié un livre encore indépassé : Trieste and the meaning of nowhere, qui cependant véhicule, dès son titre, une idée qui m’a toujours paru aussi facile que fausse. Mais c’est encore une manière de parler de mélancolie…

La mairie – il municipio – a bien compris l’intérêt économique du mythe littéraire et érige çà et là, comme tu l’apprécieras, des statues à l’effigie des écrivains les plus connus, Joyce, Svevo et Saba (elles sont du sculpteur triestin Nino Spagnoli, mort en 2005), et organise chaque année une semaine de festivités littéraire autour de Joyce pour le Bloomsday. Comme dans les jardins publics d’Italie, celui de Trieste t’offrira une belle collection de têtes de morts, et de quelques mortes aussi.

Un des grands charmes de ce Trieste littéraire, ce sont en fait les cafés. Le plus connu d’entre eux étant le San Marco, via Battisti, flanqué par la synagogue (Trieste, ville libre, a accueilli de nombreux juifs à partir de 1492, et assez de musulmans pour leur donner leur premier cimetière en Europe) et dont on trouve sans doute la meilleure description dans l’ouverture de Microcosmi de Claudio Magris. Depuis peu, le café héberge la librairie qui était en face, et accueille plusieurs fois par semaine des rencontres littéraires. On y boit, sous les ors et les lambris, et sous les fresques de Guido Marussig (qui fut longtemps enfermé à l’OPP, hôpital psychiatrique sur les hauteurs de la ville), parmi les meilleurs spritz de Trieste (et donc sans doute du monde), ou les divers cafés qui ont fait la fortune, jadis, de la ville (je te recommande un capo in B, cappuccino au verre, qui se dit, comme tu sais, « bicchiere »). C’est une hybridation parfaite entre Vienne et l’Italie. Car, je ne l’ai pas encore dit clairement, mais Trieste fut le port de Vienne pendant cent cinquante ans, jusqu’en 1918, et ce qui en a fait un lieu si étonnant.

Je te passerai le détail de l’histoire tortueuse de cette cité, appelée dans l’Antiquité Tergeste (qui, peut-être, souligne déjà sa fonction de « marché » et dont l’Italie fasciste a ramené au jour des vestiges çà et là), rivale malheureuse, comme beaucoup d’autres, de Venise qui la brima longtemps, à tel point que la ville s’offrit en 1382 aux Hasbourg, c’est-à-dire à l’empire autrichien. Un tableau de Cesare dell’Acqua, au musée Revoltella (à moins que ce soit au château de Miramare), rappelle cet événement décisif. Cette tutelle ne fut pas très efficace, mais quand Venise eut périclité, c’est Trieste qui devînt le port le plus important de l’Adriatique. Pour y faire affluer les commerçants et les entreprises, Marie-Thérèse d’Autriche (qui était la mère de Marie-Antoinette) puis son fils Joseph II déclarèrent la ville « port franc » (en même temps que Fiume – Rijeka en croate), c’est-à-dire que le transit de marchandises fut exonéré de toute taxe. Tu peux aisément imaginer les conséquences sur son attractivité ! Les marchands de tout le bassin méditerranéen y affluèrent, surtout les Grecs, et avec eux l’argent qui permit à la ville de croître et de s’embellir. Comme port, proche de Venise, Trieste fut toujours de langue italienne (le triestin – que les Triestins m’excuse ce rapprochement qui ne sera pas à leur goût – peut être vu comme une branche du vénitien). L’argent nécessitant l’égalité et la liberté des citoyens (le commerce ne peut se faire qu’entre parties juridiquement égales), les bourgeois triestins commencent à partir de la moitié du XIXe siècle à être sensibles, comme partout ailleurs du reste, aux idées politiques libérales. Avec les difficultés économiques grandissantes liées à la première mondialisation (celle de la deuxième révolution industrielle), avec l’affaiblissement progressif de l’Empire austro-hongrois, et avec l’affirmation toujours plus construite du nationalisme italien, ce qu’on appelle l’irrédentisme est de plus en plus prégnant parmi les bourgeois et les intellectuels de la ville. Une chose, ici, est à préciser, que je n’ai lu encore nulle part : alors que les littérateurs ont plutôt tendance à se tourner vers l’Italie (Florence en particulier, où beaucoup vont étudier puisque Trieste ne possède pas d’université – ce qui est une erreur sans doute de la politique austro-hongroise), les artistes auraient plutôt tendance à se tourner vers Munich et Vienne qui, à cette époque, je ne t’apprends rien, sont des centres beaucoup plus dynamiques pour ce qui est des arts. Ainsi, la littérature devient italienne, tandis que l’art triestin reste « international » (Munich, Vienne, Paris bien sûr, mais aussi, pour les Slovènes de Trieste, Ljubljana). Je pense à Umberto Veruda, que tu aimeras autant que moi je pense, qui apprit plus à Munich et à Paris qu’en Italie. Il était l’ami, comme beaucoup d’autres artistes, d’Italo Svevo, dont le pseudonyme – il est né Ettore Schmidt – rappelle la double ascendance italienne (« Italo ») et teutone (« Svevo » signifiant « souabe »). Du reste, Svevo, qui, s’il écrivait en italien, parlait allemand, était pacifiste, de ce pacifisme qu’on a tort de reléguer aujourd’hui aux oubliettes de la naïveté, et en bon commerçant (il a fondé une entreprise de verrerie, bientôt installée à Venise), n’était pas très sensible aux idées irrédentistes puisqu’il savait que c’était le rattachement à l’Empire austro-hongrois qui faisait la fortune de Trieste, qui, si elle devenait italienne, ne serait plus qu’une marche du pays, comme l’Histoire l’a en effet démontré (le détachement de Trieste avec l’arrière-pays slovène signa la fin de sa prospérité). Tu m’excuseras ces considérations économiques, mais elles sont nécessaires, comme tu le vois, à la compréhension de la ville. Mais ne crois pas une seconde que je me plains de la chute économique de Trieste, bien au contraire.

Quoi qu’il en soit, la ville, austro-hongroise pendant cinq cents ans, en reste marquée dans sa régularité, celle que relève déjà Chateaubriand, même si l’agencement est dû davantage à son essor pendant la mode néo-classique, plus peut-être qu’à un soi-disant esprit autrichien (ce qu’admire Chateaubriand, c’est le plan du Borgo teresiano, qui tire son nom justement de Marie-Thérèse d’Autriche). Le Canal Grande, avancée de mer dans la ville, promenade délicieuse, et un des lieux les plus « suggestifs » (si tu me permets de moquer un peu cet adjectif adoré des Italiens) de Trieste, a été aménagé entre 1754 et 1756, et l’église sur laquelle il vient buter est de pure facture néo-classique, selon le projet de Pietro Nobile, architecte extrêmement intéressant, à qui je pourrais consacrer tout un livre, qui remporta un concours public lancé en 1808, bien que l’édifice ne fut consacré qu’en 1849. C’est, avec la piazza Unità, un des nerfs de la ville (un projet est en cours pour le réhabiliter, et vu ce qui a été fait piazza Goldoni, tout le monde craint le pire ; beaucoup comptent sur l’inconséquence de l’administration italienne pour enterrer le projet). Moins ronflante et massive qu’à Vienne, l’architecture triestine a une élégance que le bon goût Liberty rend voluptueuse. Parmi tant d’autres édifices, je ne signalerai ici que la Poste, parce qu’elle est complètement disproportionnée par rapport à la ville et qu’on y imagine encore les lamparetti autrichiens se tenir rigidement en bas des escaliers. J’ai quelque part une photographie d’époque que je te montrerai si je la retrouve. Mais de cette cohabitation forcée, et assez mal vécue, comme il est facile de l’imaginer, entre la police autrichienne (aussi réputée pour ses qualités de fichage, quoique moins cruelle, que celle de la Chine ancienne ou de la Russie stalinienne – comme en témoignent les mésaventures de Stendhal) et l’habitant, un tableau de Giuseppe Barisson donne une idée assez juste – au moins à mes yeux – par son anecdote : c’est l’arrivée de ces fameux lamparetti après une rixe dans une taverne. Les liens entre les deux pays sont assez rares aujourd’hui, mais – et c’est assez frappant – je connais des Viennois qui viennent régulièrement à Trieste, entre amis, boire et manger le temps d’un week-end, et ils me disent que cela se fait communément, ce qui peut se vérifier dans le quartier devenu bourgeois du vieux port, Cavana (là même où Albertine était venue, selon Proust, s’initier à des amours alors interdites).

De l’architecture éclectique et liberty, je ne dirai rien : les bâtiments parleront d’eux-mêmes, et ce sera ton plaisir de t’y attarder et de t’en émerveiller. Je t’imagine déjà exphraser devant quelques merveilles de Max Fabiani ou de Romeo Depaoli. Là, comme pour le reste, Trieste jouit d’une singularité qui rend presque difficilement visible toute sa beauté. Pourtant, il suffit de lever le menton.

La mer a donc fait de Trieste ce qu’elle est. De manière brutale, comme le rappelle Slataper quand il écrit que Trieste s’est réveillé un jour entre une caisse d’agrumes et un sac de café. Toi qui n’aimes pas le poisson, tu ne seras pas fâchée de savoir qu’on n’en trouve peu en ville. La nourriture est encore, pourrait-on dire, autrichienne, avec beaucoup trop de viande. Moi qui suis végétarien, cela ne me concerne pas. Pourtant, cette mer est partout. Le golfe est splendide. Il faut arriver en train à Trieste, de Venise, pour longer la côte. Il n’est de toute façon plus possible de venir de Ljubljana (c’est-à-dire de Vienne), puisque les liaisons ferroviaires avec la Slovénie ont été coupées (tu verras dans quelle décrépitude splendide se trouve la « vieille » gare, qui était nouvelle pour Svevo, et cette partie du port si mélancolique). Par le nord, de Monfalcone, on descend dans cet appendice italien, coincé entre la mer et le Karst, toujours à quelques kilomètres à peine de la frontière slovène (au goulot, il n’y a que huit kilomètres d’Italie). Tu iras voir le château de Duino (à propos duquel il y a mieux à retenir que les élégies de Rilke) ; le lieu sacré où le fleuve Timavo (auquel j’aime te comparer et dont parle déjà Virgile : « …Unde per ora novem vasto cum murmure montis… ») ressort du secret de la terre (il faut te prévenir cependant que ce lieu saint a été souillé par la construction d’une route très empruntée – mais je sais que tu en feras abstraction) ; les petites criques et les petits ports splendides où il est bon de se baigner en contrebas du Karst (Canovella degli Zoppoli sera notre alcôve) ; le château de Miramare et son parc qui sont des paradis (souviens-toi de l’exécution de Maximilien au Mexique par Manet : avant cela, il vivait heureux ici, dans le château qu’il fit bâtir pour lui et son grand amour, Charlotte de Belgique, qui, après sa mort, perdit la raison) ; Barcola où tous les Triestins, toutes les Triestines, tous les adolescents viennent, après le travail ou l’école, le matin, le midi, le soir, dès que le soleil brille, se baigner avec nonchalance ; tu feras aussi un détour par le port désaffecté qui est une ville fantôme dans la ville. Il ne faudra pas manquer non plus, de l’autre côté du golfe, au sud, Muggia qui était restée fidèle à Venise, comme Capodistria qui en a gagné un beau Carpaccio dans son église (rare trésor que le fascisme n’a pas spolié à la Slovénie). Mais pour l’instant je ne veux pas trop m’éloigner. La promenade de Barcola, terriblement populaire et surpeuplée, me plaît pourtant beaucoup au printemps : c’est une comédie des corps. C’est la mer allée dans la ville… Mais c’est près de la vieille gare, de l’autre côté de la ville, qu’on trouve la plage la plus ancienne de Trieste : el Pedocin ou la lanterna. Elle a fait l’objet d’un documentaire présenté au festival de Cannes l’année dernière. Les hommes et les femmes y sont encore séparés par un mur. En longeant la marina (dont Schiele a tiré une jolie petite huile), on peut voir s’aligner les palaces qui témoignent de la splendeur passée de Trieste, quand le Lloyd autrichien, qui avait son siège ici, régnait sur le monde. Puis on débouche sur cette place immense, ouverte sur la mer, plus grande que celle de Thessalonique, où d’étonnants bâtiments se succèdent (il y avait là jadis l’hôtel où fut assassiné par son amant le plus grand représentant du néo-classicisme, Winckelmann). Au fond, c’est la mairie, dans un style bariolé qui n’est pas du meilleur « éclectisme ». À son sommet trônent deux automates – parmi les plus vieux d’Europe – qui sonnent l’heure : on les appelle Mikez & Jakez. Ils me rappellent Casanova. Qui, du reste, a séjourné aussi ici, en attendant de rejoindre Venise. Il y retrouvait un autre exilé, Lorenzo da Ponte (le librettiste de Mozart, le poète de Don Giovanni), qui fut, d’une certaine manière, son élève. Car Trieste, comme beaucoup de ports, est une ville d’exilés – quelques-uns célèbres, la plupart inconnus. Parmi lesquels tu comprendras que je me compte. Pour les connus, outre ceux que j’ai déjà mentionnés, il y eut Elisa Bonaparte, Joseph Fouché, Charles X (enterré à Gorizia – et j’ai lu récemment qu’on parlait de rapatrier sa dépouille en France), mais aussi, d’une certaine manière, Richard Francis Burton, érudit, polymathe, orientaliste, explorateur, traducteur des Mille et une nuits, militaire, diplomate, admirateur de Sade (et lointain héritier de Gilles de Rais), que l’on soupçonne du meurtre d’un homme sur la route de La Mecque, à seule fin de savoir ce que cela lui ferait éprouver. À un prêtre qui l’interrogea sur ce point, il répondit : « Monsieur, je suis fier de vous annoncer que j’ai commis tous les péchés du Décalogue. » Il passa les vingt dernières années de sa vie à Trieste – comme consul – à écrire et traduire et où il mourut.

Mais, aujourd’hui, les exilés ne sont plus ceux qui fuyaient un passé trop lourd ou les régimes communistes, mais bien ceux et celles qu’on appelle « migrants » et que l’anglais nomment plus justement des « réfugié-es » fuyant la pauvreté et la guerre. Ils sont nombreux ici puisque la frontière n’est pas loin, et on les voit près de l’ancien marché au poisson (la Pescheria construite en 1913, aujourd’hui appelée Salone degli Incanti et dont on ne sait pas trop quoi faire), ou sur la promenade du molo Audace, jadis San Carlo mais rebaptisé en l’honneur du bateau américain qui débarqua à cet endroit. Quand les jours sont beaux et doux, tout le monde vient s’asseoir ou flâner sur cette promenade, et jouir de la vue sur piazza Unità, sur la ville, sur le château en hauteur de San Giusto, et plus haut sur le Karst. À cette splendeur où il ne manque que toi.

De la mer, la ville remonte de manière abrupte jusqu’au Karst. Dès les premiers versants, l’italien le cède au slovène. L’arrière-pays, malgré les répressions, malgré les annexions, malgré le temps, est resté slovène. C’est une jeune étudiante d’Opicina, petite ville de frontière, qui me donnait des cours de slovène quand je suis arrivé. Elle descendait avec le vieux tramway qui se transforme en funiculaire et qui a un charme désuet sans pareil – tu l’emprunteras pour faire la balade de l’obélisque : le panorama est sublime. Elle étudiait à Ljubljana, comme de plus en plus de jeunes, mais restait très attachée à Trieste et ne se voyait pas vivre ailleurs. Qui veut comprendre Trieste doit s’intéresser à la culture slovène. Pourtant, même les Triestins les plus enracinés, s’ils ne sont pas slovènes, laisseront rapidement voir une haine raciale envers leurs voisins dont ils ont souvent du sang dans les veines (le type slave est fréquent chez les Italiens de Trieste, et une de ces particularités physiques est la platitude de l’arrière de la tête). L’Histoire est douloureuse et pas si lointaine : c’est celle des parents ou des grands-parents pour ces gens qui ont 50 ans. Car le fascisme a d’abord réprimé la culture slovène : le centre culturel slovène de Trieste, le Narodni Dom, superbe bâtiment Art Nouveau dont les vitraux étaient signés Koloman Moser, a été incendié par les fascistes en 1921 qui en ont fait un acte fondateur. Ce beau bâtiment s’affichait sur la place Oberdan (du nom de ce nationaliste italien qui avait fomenté un attentat contre François-Joseph et dont le culte est maintenu à cet endroit étrange) où l’on trouve aujourd’hui une très belle librairie slovène justement. Malheureusement les bourgeois à la botte des fascistes ont construit une vilaine vieillerie pour dissimuler le bâtiment slovène qui n’avait pas été détruit. À cet incendie, avaient suivi l’interdiction de parler slovène et l’italianisation de tous les prénoms, noms et patronymes (comme en témoigne Boris Pahor dans ses livres, ou le double nom des villes et villages jusqu’à Ragusa, c’est-à-dire Dubrovnik). Il faut se rappeler aussi qu’entre les deux guerres l’Istrie, selon le traité de Rapallo, était devenue italienne jusqu’à Zadar ! Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Yougoslaves de Tito cherchèrent à libérer la ville plus rapidement que les armées britanniques : il y eut une course sur Trieste. L’armée yougoslave occupa pendant 49 jours tragiques la ville, et se vengea allègrement de l’oppression subie pendant 15 ans. Trieste qui avait connu le seul camp d’extermination d’Italie (à la Risiera qu’il est toujours possible de visiter) est devenu alors le théâtre d’un massacre sans nom. Les Yougoslaves exterminèrent tous ceux qui les gênaient, fascistes, prisonniers, opposants, et même des militaires néo-zélandais. Ils les jetèrent, parfois vivants, dans les crevasses sans fond du Karst qu’on nomme foibe. Ces lieux sont devenus des lieux de mémoire. Le carnage et les tensions étaient telles qu’on déclara à l’ONU un « Territoire Libre de Trieste » (TLT) qui englobait la ville, mais aussi les alentours : au nord entre Monfalcone et Duino, au sud sur une partie de l’Istrie. Ce « Territoire Libre de Trieste » (que veulent ressusciter aujourd’hui quelques indépendantistes un peu louches qui résident dans un magnifique immeuble légué par une riche héritière à sa mort – Casa Bartoli –, piazza della Borsa) fut divisé en deux zones : une zone A placée sous tutelle de l’armée britanno-américaine qui siégeait à Miramare (c’est à cette époque qu’arriva à Trieste pour la première fois le jeune soldat britannique Jan Morris), une zone B, placée sous le contrôle de l’armée Yougoslave. Et cela jusqu’en 1954. Cette division absurde devint alors la frontière officielle entre l’Italie et la Yougoslavie. Des villages furent même coupés en deux. La plupart des Italiens de Yougoslavie furent expulsés ou durent s’enfuir (ce fut le cas de la famille de Fulvio Tomizza par exemple), et on trouve dans de nombreuses grandes villes italiennes des quartiers entiers de ces réfugiés istriens ou dalmates (un très beau musée, piazza Hortis, leur est consacré). Ce sont ces violences qui nourrissent encore le ressentiment de beaucoup de Triestins. Aujourd’hui, pourtant, les Slovènes sont peu présents dans la ville : ils ont laissé place aux Serbes, aux Bosniaques, aux autres nationalités balkaniques, autres martyres, notamment dans l’immense quartier populaire de San Giacomo où l’italien est rare. Les Slovènes continuent cependant d’habiter les villages de l’arrière-pays et les flancs du Karst qui donnent sur le golfe, dans de superbes maisons dont ils ouvrent les jardins où mûrit la vigne quelques semaines à l’année pour faire goûter leurs productions de fromage et de vin, avec de la charcuterie et des œufs durs : on appelle ces endroits des osmizze. Le vin est dit « noir » en slovène. Le blanc peut être excellent. Un vin médiocre coûte 80 centimes d’euro. Pour un bon vin, 1,20 euro suffit. Toujours accompagné d’une spécialité locale à grignoter (Trieste est un paradis sur terre, il faut bien le dire, même si le risque est que, si cela venait à trop se savoir, ce ne serait plus le cas).

Le Karst en lui-même est aride. Il a donné son nom à un phénomène géologique qui est utilisé ailleurs dans le monde : le « relief karstique ». À quelques centaines de mètres d’altitude, on trouve les conditions de sommets culminants à des milliers de mètres. La roche est poreuse et dessine des dentelles de pierre qui sont des crevasses sans fond. Ce sont dans ces crevasses que les Yougoslaves abîmaient leurs victimes. Les cavités forment tout un réseau de grottes, parfois immenses. La Grotta Gigante (tu apprécieras la simplicité du nom) est la plus grande cavité du monde. C’est un enchantement de stalactites et de stalagmites. On y trouve des salamandres, l’image des dragons mythiques, ceux du pont de Ljubljana, ceux de Holborn à Londres. C’est par ces grottes que le Timavo passe, et son parcours entier n’est pas encore complètement connu. C’est une poésie de pierres et de cavernes. Je rêve de m’y dénicher un terrier où je pourrais m’enfouir. Avec toi peut-être. Nous nous y promènerons. La plus populaire des promenades est sans doute celle de Val Rosandra, à la frontière slovène. C’est une portée musicale. Une chute d’eau vient clore la vallée, et derrière il y a un village qu’il n’est possible d’atteindre qu’à pied, Bottazzo. Le romancier autrichien Veit Heinichen, qui vit à Trieste depuis longtemps, en a fait le décor de l’ouverture glaciale de son polar À l’ombre de la mort. Mais c’est Scipio Slataper, comme je te le disais, qui l’a le mieux décrit dans Il mio Carso. Mais je ne peux pas non plus ne pas mentionner encore ici les poésies de Srečko Kosovel. Le slovène est la langue du Karst, je n’en vois pas d’autres. Arriver par le Karst à Trieste, déboucher sur la splendeur bleue du golfe peut être une extase et une épiphanie.

Il faudrait bien sûr encore que je te parle de la psychanalyse qui a déferlé sur l’Europe par Trieste, comme, un demi-siècle plus tard, le mouvement anti-psychiatrique mené par Basaglia qui a permis à ces gens à la belle fragilité qui nous sont si chers, à toi et à moi, de ne plus mourir dans un asile. C’est le parc San Giovanni, sur les hauteurs de la ville, qui en reste aujourd’hui, outre la ville de Gorizia, le symbole. Il faudrait que je te parle encore de Giovanni Mayer, d’Arturo Rietti, de Bruno Croato, de Carlo Sbisa, d’Eugenio Scompari, de Carlo Wostry, de Cesare Sofianopulo, de Leonor Fini (que tu connais déjà), de Gvidon Birolla même, des sœurs Wulz, dont une s’appelle Marion, et de la photographie, de cinéma, de musique, de tous les arts triestins, si particuliers et si confidentiels, comme on peut le voir au musée Revoltella qu’on visitera aussi, ou encore à la villa Sartorio. Il faudrait que je te parle des parcs de Trieste (celui du Farneto est grand comme une forêt) ; il faudrait que je te parle des églises, des cimetières, des bunkers, de l’arc de Riccardo, et de tant d’autres choses encore (de la place du dialecte triestin notamment), mais je m’en tiens à mon projet : ta curiosité fera le reste. Ce sera nos noces triestines.

(mars 2017)

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