Michael Sweerts, Réalité et mystère dans la Rome du XVIIe siècle (expo 2024-5, Rome)

Michael Sweerts, Realtà e misteri nella Roma del Seicento, Accademia Nazionale di San Luca (palazzo Carpegna), Rome, du 7 novembre 2024 au 18 gennaio 2025.

Commissaires : Andrea G. De Marchi et Claudio Seccaroni.

Catalogue (223 pages, 35 euros ; il est bon de savoir que 2 livres à 35 euros reviennent à 50 euros)

Michael Sweerts est, selon l’expression, un illustre inconnu. Son nom se rencontre régulièrement, il jouit même aujourd’hui d’une attention méticuleuse de la part de quelques experts, et pourtant le personnage et sa peinture demeurent mystérieux. Mieux, le mystère s’épaissit à mesure qu’on apprend à le connaître. L’exposition du palais Carpegna (qui abrite la célèbre Académie de Saint-Luc à Rome), la première consacrée entièrement à l’artiste depuis vingt ans, peut apparaître modeste – et d’une allure austère (ill.1) –, puisqu’elle ne rassemble que 13 œuvres du maître réparties en trois petites salles. Mais elle ne l’est pas quand on sait que sur les 150 œuvres environ qu’on lui prête, seule une vingtaine est incontestablement de Michael Sweerts. Elle est en outre accompagnée d’un catalogue riche et passionnant.

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ill.1) Vue de la deuxième salle de l’exposition

(photo : RKG)

La fascination qu’exerce Michael Sweerts tiendrait toute dans sa peinture discrètement originale, mais sa vie errante et inquiète nourrit indéniablement sa légende. Né à Bruxelles en 1624 ou 1625, cet enfant d’une famille noble catholique est mort à Goa, colonie portugaise aux Indes, en 1664. On ne sait rien de sa formation, mais on le retrouve en 1643 à Rome, peintre, graveur et marchand d’art avisé, lié la puissance famille des Pamphilj. Lié surtout par sa nationalité aux bamboccianti et au cercle sympathique des artistes flamands (et pas seulement) appelés les Bentvueghels. Son œuvre, qui à première vue se rattache à cette tradition, s’en détache pourtant par des caractéristiques fondamentales : chez Sweerts, pas de jugement, pas de critique, et un regard dénué de cette ironie parfois un peu épaisse qu’on trouve (mais pas toujours, il faut le préciser) chez l’espiègle Van Laer, dit le Bamboche. Michael Sweerts scrute la vie populaire avec une attention grave, presque solennelle. Rentré à Bruxelles en 1655, il y ouvre un atelier de dessin florissant, mais toujours plus occupé de religion, le voilà bientôt à Paris où il y entre à la Société des missions étrangères. À Paris, il regarde la peinture des frères Le Nain. S’ensuit un court séjour à Amsterdam en 1661 dans le groupe de ces missionnaires mené par Monseigneur Pallu, évêque in partibus d’Héliopolis, qui prépare leur départ en Orient. La mission s’embarque finalement à Marseille en janvier 1662. Turquie, Syrie, Arménie. On dit qu’il peignit avec succès à Alep ; rien ne nous est parvenu. En juillet de la même année, son caractère irascible le brouille définitivement avec les membres de la mission, et le voilà qui poursuit seul sa route jusqu’à Goa. Pourquoi n’est-il pas rentré ? Quel mysticisme enfiévrait ce précurseur, non pas de Rimbaud, mais plutôt de Germain Nouveau ? Il meurt à Goa, deux ans plus tard, en 1664.

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ill.2) Emblème de la famille Sweerts, qui rappelle ses origines hollandaises.

(photo : RKG)

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ill.3) Michael Sweerts, Autoportrait (1645, Offices)

(photo : RKG)

Le parcours s’ouvre logiquement sur la question de l’identité de Sweerts, qu’on a cru parfois fils de marchand, mais qui est bien noble. L’emblème de la famille Sweerts, originaire de Hollande, est exposé (ill.2). Cette noblesse, parfois contestée à cause des sujets de certains de ses tableaux, était déjà suffisamment prouvée par le titre de « chevalier de l’éperon d’or » que lui octroya Innocent X (dont il n’arbora jamais l’insigne dans ses portraits), scrupuleusement réservé aux nobles : les artistes ne pouvaient qu’aspirer à celui de « chevalier du Christ » (comme le cavalier d’Arpin ou Le Bernin). Il ne s’en représente pas moins avec un regard altier dans un bel autoportrait de jeunesse (ill.3), à partir duquel les commissaires proposent d’en reconnaître d’autres dans ses tableaux. Ils prennent ainsi le risque de renommer le Portrait de Johannes Lingelbach (ill.4) qui ressemble tout de même très fort aux autres portrait de Johannes Lingelbach que nous connaissons. De manière plus convaincante, et quoique le visage dans l’ombre de son chapeau lui confère une valeur plus générale que particulière, l’artiste qui dessine des buveurs que lui indique un ami à une fontaine (ill.5) a tous les traits, sinon physiques, du moins psychologiques de notre artiste : passionné d’art antique (présent par les colonnes à gauche), cet artiste se tourne vers la vie, vers l’autre, vers autrui, c’est-à-dire les simples buveurs d’une fontaine à droite.

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ill.4) Michael Sweerts, Autoportrait dans l’atelier (portrait de Johannes Lingelbach)

(1650-3, Rome, Gallerie Nazionali di Arte Antica, palazzo Barberini)

(photo : RKG)

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ll.5 – Michael Sweerts, Artiste qui dessine des buveurs à une fontaine

(1643-8, Roma, collection Alberto Di Castro)

(photo : RKG)

Cette véritable dialectique entre art savant et art populaire est ce qu’il y a de plus fascinant, car de plus inépuisable, chez Michael Sweerts. Elle s’inscrit dans le temps long de cet humanisme qui veut que la connaissance de l’Homme et de la vie passât par la connaissance de l’Antique, sous-entendant fondamentalement que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », si l’on est assez bienveillant pour nous suivre dans cette enjambée qui nous fait citer un artiste des années 1970. Sweerts aime la vie populaire et il aime l’atelier et ses instruments, le dessin et la sculpture antique. Et malgré un caractère ombrageux, Sweerts a toujours gardé l’exigence altruiste de la transmission des savoirs et des savoir-faire. D’un côté, il passe pour imbuvable (le poète Matthijs van de Merwede se plaint de son accueil en 1648) et se fait exclure, malgré sa noblesse et le pays musulman où il se trouve, d’une mission catholique, de l’autre il mène des quêtes auprès de ses condisciples pour l’Académie de San Luca elle-même (dont il ne fit pourtant jamais partie), il se consacre à l’enseignement, il se fait missionnaire. C’est qu’il faut entendre son missionnariat tardif comme une forme exaltée de son altruisme. Sans cesse, il affirme l’importance de la transmission. Ses représentations d’atelier en témoignent, qui sont sans doute plus célèbres encore que ses scènes de « gueuserie », et on sait qu’il ouvrit à Bruxelles une école de dessin qui lui donna l’occasion de publier un recueil de gravures pour l’étude des visages, dont le titre explicite sa volonté didactique (Diversae facies in usum juvenum et aliorum delineatae per Michaelem Sweerts equit., pict., etc.,1656). Si l’on peut regretter l’absence d’estampes dans cette exposition, on peut regretter surtout qu’un de ses tableaux d’atelier les plus célèbres ne soit présent qu’en fac-similé (l’original est au Rijksmuseum d’Amsterdam). Une installation sommaire y joint un écorché et un bas-relief de François Duquesnoy (né, pour rappel, à Bruxelles) proche de celui qu’on aperçoit dans la corbeille en bas à droite du tableau, parmi d’autres modèles (ill.6). On retrouve les mêmes éléments dans plusieurs toiles, dont le Portrait de Johannes Lingelbach qu’on a déjà évoqué. L’Académie de Saint Luc ne pouvait pas ne pas insister sur cet aspect de la personnalité et de l’œuvre de Michael Sweerts, ce qui lui donne l’occasion de parler d’elle-même, – ou plutôt de son passé.

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6 –Michael Sweerts, vue de la première salle avec le fac-similé de la Scuola d’arte,

des plâtres, un bas-relief de François Duquesnoy.

(photo : RKG)

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ll.7 –
Michael Sweerts, Le pauvre d’âge moyen (ou Le Vieux Pèlerin)

(1644-6, Rome, Musei Capitolini, pinacothèque)

(photo : wikimedia, domaine public)

À côté de cet art savant, cet art pour artistes, Michael Sweerts, dans la tradition flamande et désormais italienne avec les bambochades et la compagnie des Bentvueghels, s’adonne à la représentation du peuple. S’il annonce, en Italie, par le cadre, sa touche de plus en plus déliée (si on suit les attributions) et par la profondeur psychologique de ses personnages, un Giacomo Ceruti, dit « il Pitocchetto » (ill.7), il rappelle surtout – et surtout à un public français – les frères Le Nain. Didactisme et intériorité, éloquence et méditation. L’exposition insiste beaucoup sur ce refus du vulgaire, du comique facile, qui caractérise alors souvent la peinture de la vie quotidienne, sans qu’on puisse résumer à cela les « bambochades » et encore moins la production des membres de la Bentvueghels qu’on sait former une joyeuse compagnie d’entraide et en aucun cas une école ou un mouvement artistique. Mais la peinture de Michael Sweerts est en effet empreinte d’une profonde et puissante poésie. Pour preuve, laScène de prostitution(ill.8), scène de genre où un homme semble négocier, en pleine rue, une prostituée avec une femme qui était en train d’épouiller un jeune garçon assis à ses pieds. L’attention aux objets, aux matières, à la lumière, et à ce jeu subtil des regards dont celui de l’homme à droite qui ne serait autre, semble-t-il, que notre peintre, constituent le vrai sujet de ce tableau de la vie quotidienne, sans intention morale, et sans moquerie aucune.

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ll.8 –
Michael Sweerts, Scène de prostiution(1644-6, Rome, Accademia di San Luca)

(photo : il faudra demander l’accord de l’Académie, qui la donne facilement)

L’exposition rapproche plusieurs tableaux, soit qu’ils fonctionnent par paires, comme une vieille fileuse et un vieux pèlerin dont la gourde à terre n’est pas sans évoquer un crâne (tout deux visibles d’ordinaire à la pinacothèque capitoline, à côté de toiles de Salvator Rosa), deux « femmes en train de se coiffer » dont seul le décor varie, l’une devenant une prostituée, l’autre renvoyant à une allégorie de la vanité, et deux autres encore intitulés Couple élégant visitant des pasteurs (ill.9), dont on a découvert, après nettoyage, que l’un d’entre eux a été exécuté au moins en partie par un peintre encore inconnu qui a signé « P.F.N ». Ce tableau et celui de la Fileuse se réchauffant avec un enfant devant un brasero (ill.10), dont le personnage féminin rappelle la Madeleine du Caravage au palais Doria Pamphilj, qu’on attribue à un suiveur du peintre, soulignent l’influence immédiate qu’a pu avoir Michael Sweerts, en esquissant un environnement de travail encore mal défini.

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ll.9 – Michael Sweerts, Couple élégant visitant des pasteurs

ou

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ll.10 – Collaborateur de Michael Sweerts, Fileuse et enfant qui se réchauffent à un brasero

(vers 1650, collection privée)

Serait-ce anachronique de lire dans toutes ces scènes qui mêlent, sans aucun message moral, pauvres et riches, une réflexion sur le sujet (sujet ontologique) et, sinon sur ce qu’on appellera « les classes sociales », du moins sur les rapports entre les individus malgré les différences sociales ? N’est-ce pas, pour le futur missionnaire, un message profondément chrétien ? La condition noble de Sweerts, et donc son indépendance vis-à-vis des nécessités du marché de l’art (celui qui fait son miel des scènes de genre et de paysanneries en cette première moitié du XVIIe siècle), ne lui permettent-elle pas d’élargir sa réflexion sur la condition humaine, sans devoir complaire par une touche comique ? Son inquiétude spirituelle, relevée par tous ceux qui l’ont approché, ne peut-elle pas nous inciter à interpréter dans cette direction ces tableaux troublants ? Il y a de la philosophie spirituelle dans l’art de Michael Sweerts. Et pour la déployer, il utilise les accents de la peinture hollandaise (notamment dans les ouvertures de la perspective des intérieurs), il regarde vers Vélasquez, Ribera, Van Dyck même et se reconnaît, à Paris, dans la peinture des frères Le Nain. Ces nombreuses correspondances et influences ne doivent cependant pas faire croire à un art d’imitation ou que Sweerts serait un simple suiveur : son goût et sa sensibilité l’élèvent au rang de maître.

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3 – Michael Sweerts (?), Saint Bartolomé

(1650-3, Arezzo, Museo Nazionale d’Arte Medievale e Morderna)

(photo : RKG)

Cette exposition, modeste mais passionnante, se referme sur une proposition d’attribution. Un saint Bartolomé (ill.13) dont le style, proche de Pietro Bellotti, semble éloigné de sa production habituelle (rehauts de blancs pour les sourcils et détails des rides qu’on ne trouve pas dans d’autres portraits) mais qui, s’il s’avérait être de Sweerts, ouvrirait de nouvelles voies. Toutes ces propositions sont soutenues et argumentées dans un catalogue copieux (175 pages, sans compter celles de la traduction anglaise des articles en fin de volume), avec des notices soignées et de nombreux articles, notamment sur l’activité de graveur du peintre, sur l’étude de documents inédits et sur des questions techniques. Il fait encore ressurgir la figure d’un personnage étonnant, sorti d’un roman de Zola mélangé à un roman de D’Annunzio, Maurice Dumarest, né à Trévoux en 1831, homme d’affaires français naturalisé italien, dont la noblesse louche ne l’a pas empêché d’épouser une véritable comtesse, et qui s’est rapproché à la fin de sa vie de l’Accademia di San Luca à qui il a fait don de sa collection, dont 5 tableaux de Michael Sweerts. Si l’on sait que la dernière exposition monographique de Sweerts a eu lieu à Amsterdam en 2002, et que nous ne sommes pas sûrs d’en revoir une avant vingt ans, voilà de quoi justifier un détour, entre la fontaine de Trevi martyrisée et le dernier Caravage au palais Barberini, par cette exposition gratuite.

Rodolphe Kasmirak-Gauthier