Notes à partir de « C’est un homme » de Primo Levi sur l’actualité des camps de concentration

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Note A : « Si celui-ci est un homme »

Se questo è un uomo pose d’emblée, dans son titre même, le problème de la possibilité de la communication. Le titre avait été choisi par le premier éditeur, Franco Antonecilli, mais Primo Levi se l’est rapidement approprié (donnant le titre I Sommersi e i salvati, en français Les naufragés et les rescapés à un essai beaucoup plus tardif). À qui peut bien s’adresser un tel livre ? Pour qui Primo Levi l’a-t-il écrit ? Certes, il n’avait pas le choix : il savait qu’il ne serait lu, potentiellement, que par ceux qui ont survécu et par ceux qui savent lire. Mais est-ce à eux qu’il voulait s’adresser ? Savait-il même à qui il voulait s’adresser ? Souvent la nécessité, l’impératif, l’obligation primaire et vitale de l’écriture ignorent sauvagement le destinataire. C’est une tache aveugle au fond de la nuit. Qui pourrait soutenir un tel discours ? Une telle conversation ? Primo Levi s’adresse à nous autant qu’aux Nazis (que nous pourrions être), autant qu’à ses compagnons d’infortune (que nous pourrions être), autant qu’à lui-même, dans une tentative désespérée, mais sans aucun doute utile, de « résilience ».

Se questo è un uomo. Il semblerait qu’en français nous ayons sacrifié à la simplification actuelle du langage un sens (un ensemble de sens) beaucoup plus complexe. On n’entend pas, avec Si c’est un homme, le démonstratif, presque péjoratif « questo ». L’élision dans le « c’ », même si elle peut rendre, à tendre l’oreille, une certaine ambiguïté contenue dans le questo italien, perd en poids et en pesanteur. La sublimation n’est que rarement intéressante. Dans ce livre limite écrit à 26, 27 ou 28 ans, il y a une haine profonde, en apparence froide, mais bel et bien magmatique, de tout ce qui peut entraîner cette « démolition d’un homme », de tout ce qui peut amener la constitution d’un « Campo di annientamento », un « Camp d’anéantissement » (la majuscule est de Levi).

Ce livre est la haine de tout système. Et si le système actuel le tolère, c’est qu’il est à la fois perdu dans la masse des autres produits (le produit livre), qu’il en perd du coup son évidence, et qu’il est soutenu et légitimé par l’Histoire, et ceux qui l’ont vécue, en premier lieu desquels les Juifs. Mais ce livre reste tout de même une zone d’ombre, et comme clandestin. Qui le lit entièrement ne pourra ignorer la charge extrême qu’il contient. En fait, c’est aussi cette tension extrême de sa charge qui le rend, de manière presque contradictoire, inoffensif : ce qui est passé est passé, et on répète à l’envi : « plus jamais ça ! », plus jamais de camps de concentration et de génocides… Comme s’il n’y en avait pas continuellement, et aujourd’hui au moins autant qu’hier.

Rejeté dans la mémoire et la commémoration, c’est-à-dire dans l’institution et le système (un système qui paraît autre, mais qui ne l’est pas vraiment) qu’il vomit, le livre bave et écume au seuil seulement de quelques tristes lecteurs et lectrices (les Sad few).

Se questo è un uomo : Si ceci est un homme. À la rigueur : Si celui-ci est un homme.

Cette chose-là, cette matière-là, pour un bref moment constitué en organisme plus ou moins fini. Cette chose-là, ce n’est pas seulement le Häftlingue, le Juif, le déporté, la chair à canon devenue chair à travail, et rebut, mais c’est aussi le civil, le fonctionnaire, le SS, et au final, ce questo est tout le monde.

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Note B : Les camps actuels et quotidiens de concentration

Certainement, nous n’avons pas compris, nous ne voulons pas comprendre tout ce que manifestent les camps de concentration.

Nous n’avons pas pris en compte tout ce qu’exposa la constitution de camps de concentration. C’est-à-dire que nous n’avons pas voulu comprendre ce qu’ils remettaient en cause de la société occidentale. Ou peut-être n’était-ce (et n’est-ce) pas encore possible d’en tirer toutes les conséquences. Puisque, d’une manière ou d’une autre, c’est bien la société occidentale – la société dans laquelle nous vivons depuis des millénaires et dans laquelle nous vivrons encore des millénaires (au-delà des fantasmes puérils de « fin de civilisation ») – qui a permis les camps de concentration. Nous les nommerons, en suivant Primo Levi (et l’italien), Lager. Car, comme il le dit, les mots qui existent dans notre langue n’ont pas la capacité de signifier la chose que nous voulons qu’ils désignent. Lager, camp. Campo di annientamento,camp d’extermination.

S’il n’est pas possible de tirer toutes les conséquences de la réalité, pas encore si lointaine, des Lager, c’est justement parce qu’ils sont issus de notre propre société, peut-être même de notre propre civilisation, celle que nous désignerons par commodité « la civilisation européenne » (les pays industrialisés de l’hémisphère nord) et qui domineactuellement la plus grande partie du monde.

Il est possible d’édicter des faits et de distinguer des causes, comme on peut le lire dans des ouvrages spécialisés. Quantifier, classifier, interpréter. Mais cette rationalisation ne se révèle au fond qu’un minutieux processus d’exorcisme et de conjuration. La volonté de maintien de quelques privilégiés, par le moyen de la production (économie), et l’idée de progrès qui en découle (culture), venant légitimer la hiérarchie elle-même (politique). Les camps de concentration s’inscrivent dans la continuité d’une réalité plus terrible encore (s’il est décent de hiérarchiser l’horreur) de ce qu’on appelle La Traite des Noirs ou Traite négrière. Rien n’a changé, et il est certain comme un mécanisme d’horloge, qu’un phénomène analogue, dans les mêmes proportions, se produise encore (comme il s’en produit tous les jours, dans des proportions moindres, mais dans une intensité d’horreur égale).

C’est ainsi que nous comprenons aussi la formule d’Hannah Arendt, devenue canonique, de « banalité du mal ». Loin de toute superstition, il n’y a pas de métaphysique du mal (comme il n’y en a pas non plus, donc, du bien).

L’organisation du lager, que présente Primo Levi (et dont on trouvera des variantes ailleurs), si elle est différente de celle de la société civile, ne l’est pas par nature, mais plutôt par intensité. On pourrait dire que là comme ici, cette organisation se caractérise par des « tendances » plus que par ses « principes », puisque ces principes, ces règles (surtout des interdits), sont nécessairement pratiquées, sont transformées par l’usage. Seulement, dans les camps, les données (la déportation, le tri entre femmes et hommes, entre utiles et inutiles, les privations, les pénuries quotidiennes, etc) exacerbaient ce qui a cours avec plus de légèreté dans la vie civile. Ainsi, se vérifie ici, comme là, l’axiome : « a chi ha, sarà dato ; a chi non ha, a quello sarà tolto », dans cette concision que peut avoir l’italien et qu’il est difficile de rendre en français. Celui qui a, aura ; celui qui n’a pas, aura encore moins. À qui n’a, à celui-là on retirera.Adage qui se décline de mille manières, qui peut se vérifierquotidiennement.

Mais ce n’est pas encore sur cela qu’on n’insiste pas assez. C’est sur la structure en soi. Sur la structure en tant que telle, dans sa fonction sociale.

Deux choses. Premièrement, la structure est nécessaire, puisqu’elle ne peut pas ne pas exister. Elle s’impose d’elle-même à partir du moment où plusieurs individus se sont réunis. Ce n’est pas un devoir moral, ce n’est pas une « vérité objective », c’est une donnée biologique observable, comme chez d’autres espèces, chez l’homo sapiens sapiens. Deuxièmement, en vertu même de cette nécessité mécaniste (biologique), avoir foi en cette structure est la première étape de tout fascisme (compris dans un sens politique très large). Avoir foi est une des premières (dans la construction historique autant que dans l’ordre d’importance) conditions à la fascisation de la société (et sur cela, il aurait beaucoup à dire).

Il est difficile d’échapper à l’injonction morale. Les pathosformeln du langage nous y poussent mécaniquement. Notre propos n’est pas moral. Nous ne pouvons pas appeler chacun à prendre conscience de l’absurdité de la structure sociale, et du danger que constitue la foi en cette structure. Non pas par posture intellectuelle (« moi, je refuse de juger autrui, qui suis-je pour le faire ? » etc.), mais parce qu’il serait tout aussi ridicule de croire que « mon » injonction puisse avoir un poids sur la conscience d’autrui.

On serait tenté de qualifier cette illusion denaïveté imbécile, et de la balayer avec mépris. Mais ce serait se décourager face au nœud du problème : c’est justement cette illusion de l’injonction individuelle qui fait croire au pouvoir magique du groupe. Qui fait croire que les choses peuvent aller mieux en le voulant très fort. Vouloir, c’est laisser empirer.Oui, nous sommes ici dans le domaine de la magie : puisqu’il est question d’une volonté (individuelle qui se veut commune) qui changera d’elle-même l’ordre des choses, qui transformera la matière par le seul Verbe. D’une part, c’est qu’on confond la fonction performative de la langue, et l’effort manuel. D’autre part,c’est qu’on ignore – ou qu’on refuse – le « mécanisme » de l’humanité.

La langue est toujours performative. C’est-à-dire que ce qui est dit a un effet concret et direct sur la réalité. Mais cet effet ne peut pas transformer la matière elle-même : monuments, livres, institutions (les institutions sont rendues concrètes par des bureaux, des uniformes, etc). La langue transforme des rapports, des idées, des représentations, des comportements. Mais la matière reste l’œuvre du manuel. La langue est performative, mais elle n’est pas omnipotente.

Pour ce qui est du mécanisme de l’humanité, la question peut se poser de plusieurs manières. Mais nous ne l’aborderont ici que par la problématique de la « volonté ». Il y a une différence entre la volonté individuelle, la volonté de groupe, la volonté collective. Mais, à tous les niveaux, la volonté est le résultat d’une ensemble tellement riche et complexe qu’elle est rationnellement impensable. La volonté est inquantifiable et inobservable. C’est sa nature changeante qui la rend fuyante. C’est un mécanisme, mais un mécanisme dont les rouages se modifient incessamment (cette vision mécaniste du monde redéfinirait donc un matérialisme complexe, selon une méthodologie proche de « La pensée complexe » d’Edgar Morin).

C’est cette réalité mécanique instable et changeante que ne peuvent accepter l’institution et ses représentants. Elle impliquerait un turn-over rapide, un stizzicati des instances dirigeantes. Elle impliquerait sans doute, in fine, une répartition des richesses plus égale entre les citoyens, par le fait même d’une rotation plus intense des fonctions publiques.

Mais laissons là pour l’instant ces spéculations politiques.

La structure (institutionnelle, mentale, etc) est là, et il faut faire avec. Mais s’appliquer à la faire fonctionner parce qu’elle « doit » fonctionner, la maintenir parce qu’elle « doit » se maintenir, c’est toucher au point commun entre technocratie et fascisme. Elle ne repose sur rien, et ne peut se légitimer qu’elle-même, dans un solipsisme et une tautologie aporétiques (qu’on pense au mathématicien Gödel). Celles et ceux qui agissent pour la maintenir à tout prix, coûte que coûte, participent à la pire des oppressions (ce sont les « salauds » sartriens).

La banalité du mal stipule que les pires atrocités commises dans les camps de concentration auraient pu être commises par n’importe qui d’entre nous. Elles peuvent être encore commises par nous. Et, malheureusement, elles le sont. Primo Levi ne dit pas autre chose. Le vol, l’égoïsme, la domination, la volonté d’anéantissement de l’autre, étaient encouragés par les détenus eux-mêmes, par les premiers qui en souffraient. Celle ou celui qui agit au sein de sa structure laborieusecontre quelqu’un, contre une ou un de ses collègues, un pair, un compagnon, voire même un ami, mais aussi contre un étranger, un migrant, qu’il soit faible ou fort, bénéfique ou nocif,sympathique ou clairement adversaire, est dans la même position que le Kapos, le Kommander, le Prominenten. Si la norme n’est pas de mourir pour un oui ou pour un non, ou par pur hasard, cette manière de souffrir et de mourir, dans notre société quotidienne, n’est pas non plus tout à fait marginale.

Mais les gens préfèrent de toute façon ignorer tout cela : la torsion mentale de déformation des images (images-temps, images-mouvements – idées reçus – pathosformeln) qui est nécessaire pour simplement se poser la question entraînerait déjà de facto une révolution sociale, civique, politique (mais nous effleurons ici la spéculation inutile).

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Note C : La soumission contre contre-don

En continuant à suivre Primo Levi, nous opposons société « civile » et société « concentrationnaire ».

Pourquoi dans la société civile, ceux qui ont le plus consacrent une partie de leur temps et de leurs ressources à ceux qui ont le moins ?

Qu’on ne se fourvoie pas, rien ne changera : ceux qui ont plus auront toujours plus, ceux qui ont moins auront toujours moins. Ce n’est pas par altruisme, ou par philanthropie, comme on le prétend, que ceux qui ont le plus donnent une infime partie de ce qu’ils ont (comme les Anciens versaient quelques gouttes de leur calice au sol en guise de libation ; nous sommes dans une « part des anges »). Ils pourront le croire, peu importe. Tout le monde pourra le croire à un moment ou un autre, quand les circonstances particulières sembleront en effet le confirmer. Que la conscience même de ces gens, à ces moments-là, soient en accord avec leurs actes (mais ce pourrait encore être une profonde mauvaise foi : le besoin de laver en face d’un moi social sa propre conscience) ne change rien au mécanisme : ce mécanisme est définitivement une échelle inhumaine. Ces circonstances particulières rentrent dans un ensemble général. Qu’on se le dise : c’est (au-delà de la conscience et de l’inconscience, de la volonté et de la mauvaise foi) le moyen mécanique, impensé, impensable, nécessaire, de préserver et de conserver une position dominante. Et cette position dominante, il faudrait être fou pour l’abandonner, aussi fou que de se couper les deux bras, les deux jambes, la verge ou de se crever les deux yeux.

Quand le possesseur concède un peu de ce qu’il a, en reprenant le vocabulaire de Mauss, il accomplit un don. Tout don réclame un contre-don. Quel est ce contre-don ? Le contre-don est le respect du pacte de non-agression du dominant par le dominé, de non-volonté de changement de l’ordre des choses. Comme dans tout échange social, les modalités de la transaction ne sont pas conscients, du moins au moment de son opération. Mais elles répondent à un protocole complexe élaboré au fil du temps (des millénaires de « civilisation indo-européenne »). C’est ainsi en tout cas que l’on peut expliquer la docilité des dominés, leur passivité, leur abnégation (outre que l’abrutissement préserve l’abrutissement).

Ce n’est pas une position éthique que l’on veut tenir ici, ni même porter un jugement, c’est une observation anthropologique autour de l’échange, du don. Ce n’est pas non plus parce qu’on voudrait se tenir nous-même au-delà du bien et du mal, qu’on pâtirait de notre vanité, de notre fatuité à juger l’autre ou simplement ses actes, qu’on voudrait se draper d’un lin blanc et de probité. On pourra se tromper sur les analyses, sur les détails, etc, mais cela n’aura pas vraiment d’importance, car une réflexion plus rigoureuse n’aura certainement pas d’avantage d’impact sur l’ordre des choses.

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Note D : De la lecture

La question, enfin, qui se pose avec l’ouvrage de Primo Levi (Se questo è un uomo, mais aussi avec La Tregua qui est le récit du retour), n’est pas « pourquoi lire des livres ? », mais plutôt : « Comment lire des livres ? »

Il suffit de taper sur Internet le titre d’un ouvrage, de préférence classique, pour ne tomber que sur des fiches de lecture scolaires, ou des études universitaires inutiles. Aujourd’hui c’est cela lire un livre. On lit des livres par utilité sociale. Or il ne faudrait peut-être jamais rien faire par utilité sociale, la société s’en porterait sans doute mieux.

On voudrait finir sur une touche optimiste ou joyeuse, mais ce serait d’une bêtise crasse : en refermant Se questo è un uomo, en sortant dans la rue, en regardant Internet, en lisant le journal, en écoutant les nouvelles, ou ses voisins, en observant la police, on ne voit plus que « ça » : la tentation banale du fascisme et, pour reprendre – en en déformant quelque peu le sens – le titre d’Arendt : la banalité du mal.

Lire ne rend pas souvent plus joyeux (être joyeux pour être joyeux est un mensonge dont se repentent celles et ceux qui le soutiennent). Lire pour lire n’a pas plus d’intérêt que s’adonner à la philatélie, au tuning automobile, ou que repeindre chaque jour la plinthe derrière l’armoire de sa chambre à coucher. Rien de méprisant là-dedans : mais qu’on arrête de participer à l’oppression par la culture. Un livre ne donne pas envie d’en ouvrir un autre, mais bien au contrairede ne plus en ouvrir – au moins le temps d’une mue, d’une mutation, d’un mutisme.

Qu’on nous épargne les jugements hâtifs et simplets de « pessimisme » et de « nihilisme » (même emballés « à la Schopenhauer » que peu ont vraiment lu) : laissons de côté nos études, notre travail, notre roman à la mode, et lisons Se questo è un uomo. On ne peut finir alors que sur deux extrémités. La première estqu’il est impossible de parler pour celles et ceux qui ont fait l’expérience des camps, tout comme on ne peut pas réellement comprendre ce qui y a été vécu (« Noi sappiamo che in questo difficilmente saremo compresi, ed è bene così sia »). La seconde est que rien de volontaire ne pourra « améliorer » l’humanité. Elle est lancée sur un plan incliné.

Mais nous avons en revanche un impact direct, concret, efficace, sur des situations. Résistance, silence, abandon. C’est, dans Se questo è un uomo (plus que chez Nietzsche), l‘ultimo, – le « dernier des hommes ».