“Verlaine”, de Laurent Tailhade

Un texte superbe de Laurent Tailhade sur Verlaine dont il fut le disciple et l’ami. C’est la vie littéraire des années 1880-90 qui est ici brossée avec verve.

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 S’il fut poète, marqué par l’élégance du Parnasse qu’il condamne pourtant ici, c’est surtout en tant que polémiste et pamphlétaire qu’on se rappelle de Laurent Tailhade. C’est qu’il est aussi une figure importante du panthéon anarchiste, dont les adeptes transmettent passionnément la mémoire et les légendes. Son intransigeance rare fut sans défaut. Il fit de la prison pour provocation au meurtre, entre octobre 1901 et février 1902, après avoir écrit un article dans Le Libertaire sur Nicolas II en visite à Paris… Mais on aime surtout rappeler un épisode terrible de sa vie survenu plus tôt, en 1894. Alors qu’il dînait au restaurant Foyot, il fut victime d’un attentat anarchiste à la suite duquel il perdit un œil. Mais cette mésaventure n’entama pas le moins du monde ses convictions : il ne cessait de faire l’apologie de la violence, comme l’expression la plus pure, la moins morale, c’est-à-dire la moins contrainte par l’hypocrisie de la société, de l’énergie de l’individu. Il ne renia pas des convictions qui lui faisaient proclamer, le soir de l’attentat de Vaillant, en 1883 : « Qu’importent les victimes, si le geste est beau ! Qu’importe la mort de vagues humanités, si par elle s’affirme l’individu ! » Certainement il ne faut pas voir dans ces paroles le triomphe du cynisme, mais bien plutôt une limpide conception – qui touche à la vision – de l’absurdité de la vie, de l’absurdité de l’humanité, où seule l’expression viscérale – le cri des viscères – pouvait manifester l’existence particulière.

On retrouve ces trois grandes tendances dans Verlaine : la satire, la pureté, la mort. La satire en tant que virulence et violence ; la pureté en tant que forme dépouillée de tout artifice (la « Beauté » plus que le « Néant ») ; la mort, enfin, qui innerve ce texte et rejaillit ici et là avec mélancolie, parfois même avec une tendresse étonnante. C’est sans doute ce sentiment de la mort qui viendra finalement polir une fureur qui l’avait si longtemps fait vivre, et qui, comme chez d’autres, devait se muer, dans la dernière décennie de sa vie, en une foi qui, malgré tout, entame in extremis cette légendaire intransigeance…

Né le 16 avril 1854 à Tarbes, mort le 2 novembre 1919 à Combs-la-ville, il avait subi le joug de sa famille de magistrats conservateurs, épousé une femme et attendu sa mort avant de mener la vie de bohème à Paris. Travailleur acharné, duelliste inlassable, provocateur tout aussi infatigable, écrivain et journaliste prolixe qui prit le temps de traduire Le Sartyricon de Pétrone en 1902, puis les Trois Comédies en 1905 et La Farce de la marmite en 1909 de Plaute, il avait été dreyfusard, proche de Zola qui le défendit, au nom de la liberté d’expression, quand il avait appelé au meurtre du tzar et dont il prononce le panégyrique lors de ses funérailles. Par cette foi in extremis, par son anarchisme, par son goût du latin et du duel, il fut pleinement un homme fin-de-siècle. Et Verlaine est surtout la peinture de ce monde littéraire fin-de-siècle. Tableaux de la vie littéraire sous les augures de Verlaine qui sont aussi ses mémoires. Témoin direct ayant fréquenté pendant trente ans la plupart des protagonistes ayant séjourné à Paris, nous rencontrons, outre les grands noms (Rachilde, Mallarmé, Moréas, Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme, France, Montesquiou, Coppée ou encore le triste Maurras), les figures dites mineures de cette époque que l’on aime actuellement faire revivre : Ernest Raynaud, Rodo (à qui il dédie Quelques Fantômes de jadis), Émile Goudeau, Marie Krysinska, Gustave Kahn, Rollinat, Rodolphe Salis, Anatole Baju, Fernand Icres, Léon Cladel, Edmond Haraucourt, Mac-Nab, Emmanuel Signoret, Mathias Morhardt, Édouard Rod, Henri Cazalis, Charles Vignier, Rodolphe Darzens, Louis Veuillot, Marguerite Burnat-Provins, Alfred Vallette, Gabriel Vicaire, Marcel Legay, Pierre Quillard, Édouard Dubus, Gabriel Aurier, Albert Samain… Il rend toute son importance – non sans une ironie amicale – à Marie Krysinska, « la verseuse de Chopin », qui fut avec Gustave Kahn, l’inventrice du vers libre, et auprès de qui «  Rollinat avait appris à méditer sur la fragilité de l’humaine plasmature ». Il rend hommage à ses amis comme à ses ennemis en leur faisant le cadeau d’un portrait-charge, d’une remarque ironique, d’une simple occurrence. La satire est comique, la critique, si elle est parfois cinglante, est la plupart du temps savoureuse, et amicale, et l’humour, franc ou noir (comme lorsqu’il évoque le « petit cénacle des Hydropathes ou buveurs d’eau, fondé par Émile Goudeau, qui mourut alcoolique »), l’emporte sur la diatribe.

Ironie, critique acerbe, humour, et enfin mélancolie prégnante. L’évocation du temps qui passe marque le texte d’une tristesse insolite. Ainsi, les allusions à Édouard Dubus et de Gabriel Aurier, morts trop jeunes, et la commémoration d’Albert Samain, poète aujourd’hui à peu près oublié et qui revient chez Tailhade avec insistance, cristallisent cette perte inéluctable de la vitalité en tant qu’énergie. « Il mourut jeune, à quarante-deux ans, aimé des Dieux, sans doute, puisqu’un baiser de la Gloire vint fermer ses paupières et qu’il n’eut pas la douleur de survivre aux rimes en fleurs de ses vingt ans. » Albert Samain est l’une des rares figures épargnée par l’ironie systématique du polémiste. Il symbolise une pureté presque religieuse.

Car si les marques de cette conversion finale de Laurent Tailhade reste, dans ce texte, discrète, nous en relevons cependant des traces à la fois dans la tonalité (notamment l’envolée finale) et plus sûrement encore à travers deux références : Louis Veuillot, catholique engagé, et Antoine de Rivarol, royaliste. Elle n’entame pas son anarchisme qui devient, comme chez Tolstoï, un anarchisme chrétien.

Il y a tout dans ce texte : du phrasé abondant fin-de-siècle, qu’on aime dénigrer aujourd’hui en public, mais dont on s’encanaille en privé, au mépris des conventions littéraires, le comique et le pathétique, le majeur et le mineur, le cruel et le tendre, l’anarchie et l’éveil à une spiritualité religieuse. La haine de l’hypocrisie est restée constante chez l’auteur de Imbéciles et gredins (1900), et le mot « bourgeois », qu’il appelle « mufle » (Au pays du mufle, 1901), cristallise toutes les attaques. Mais il échappe aux généralités vides en stigmatisant des comportements bien précis. On ne le dit pas assez : Tailhade, en plus d’être pamphlétaire et polémiste, et même avant cela, est un vrai moraliste. C’est un moraliste de la fin du XIXe siècle, qui aime donner une forme directe, franche et concrète à ses remarques, un moraliste qui s’intéresse à l’ordre des représentations, et qui s’amuse à le renverser : « Mais l’animadversion des pleutres, la haine des lâches et des imbéciles, tant de mensonges accumulés grandissaient encore à nos yeux ce revenant de la douleur et de l’exil » dit-il pour Verlaine.

Car c’est, enfin, tout de même, un hommage du disciple au maître disparu.La présence de Paul Verlaine est presque furtive, mais elle est tutélaire. Le « maître » survole tout le texte et lui donne unsens esthétique et un sens ontologique :Verlaine est, « sans distinction de parti ou de doctrine, épris d’un art si neuf, de ce lyrisme ardent et pur ». Il ne s’agit pas simplement d’admiration, mais d’une véritable vénération : « Paul Verlaine, le plus grand poète du XIXe siècle, sans excepter Victor Hugo ! » Pour Tailhade, le XIXe siècle est le siècle de Paul Verlaine. Bien avant Antoine Adam par exemple, et de manière beaucoup plus concise, Tailhade propose une image claire et précise de qui était Verlaine et de ce qu’il représente : « Nul être humain ne fut, plus que Verlaine, spécialisé dans sa fonction. Ce fut un poète, et rien de plus. Ronsard, Victor Hugo, Jean Racine mêlent à leurs dons lyriques d’admirables facultés oratoires. Ce sont de merveilleux rhéteurs, d’incomparables avocats. Verlaine est tout en cris, en effusions passionnées. Il délire, il se meurt, il se pâme, transverbéré d’amour. / Poète admirable et spontané, il n’a que faire d’un travail soutenu. On l’imagine malaisément assis devant sa table, à des heures méthodiques, et reprenant le lendemain sa tâche de la veille. / La bohème, le désordre, la godaille populacière étaient le milieu propice à son génie. Il vivait naturellement parmi la crapule et trouvait, à l’assommoir, ses grâces les plus tendres, ses rythmes les plus purs. Il écrivait Green et couchait dans le ruisseau. Ce lys, naturellement, prospérait dans le fumier. » Rien que cette intelligence – cette richesse et cette délicatesse dans la nuance, ce regard vigoureux et implacable, feraientdéjà de Tailhade un écrivain incontournable.