« La Ragazza di Trieste », l’autre de la folie



Une tragédie
Ce film de Pasquale Festa Campanile, sorti en 1982, est méconnu – et souvent déprécié. Pourtant, outre qu’il est très bon, que le titre est très beau, il réunit deux acteurs célèbres, Ben Gazzara et Ornella Muti. Y apparaissent également le grand Jean-Claude Brialy dans le rôle du psychiatre éclairé, Mismy Farmer, Andréa Ferréol ou encore William Berger.
Seule la musique, peut-être, a mal vieilli, comme on dit – mais il faut l’accepter et dépasser ce qui dans notre goût dépend seulement des modes actuelles. De plus, cette musique offre en début de film une légèreté qui, de manière peut-être voulue, contraste avec ce qui se révèle peu à peu.
Car ce film est un drame, et même une tragédie. En effet, ce qui se joue n’est pas le seul fait de la volonté humaine, ce n’est pas une construction dramatique autour d’une situation circonstancielle dû à une organisation ou à des décisions : ce qui déclenche et fait tenir l’action jusqu’à une fin qui n’est pas une résolution, c’est l’instinct. L’instinct en tant qu’amour et en tant que folie.
On comprendra alors, même sans l’avoir vu, combien Ornella Muti est brillante dans ce rôle. Deux ans auparavant, en 1981, elle incarnait Cass dans l’adaptation du recueil de nouvelles de Bukowski par Marco Ferreri, Conte de la folie ordinaire (le film adopte le singulier pour « conte », tandis que le recueil bien sûr utilise le pluriel). L’année suivante, en 1982, elle apparaissait déjà dans un film de Festa Campanile, Nessuno è perfetto, où elle interprétait (on taxe trop rapidement ce réalisateur de conservatisme) un transexuel. Dans le rôle de Nicole, elle atteint sans doute un sommet de l’incarnation cinématographique : beauté à la fois époustouflante et fêlée, présence enfantine, trouble et psychopathique, érotisme à fleur de peau et maladif, plasticité et laisser-aller le plus prosaïque. Cette série de contrastes confine au paradoxe, en tout cas évolue en une aporie impossible à dépasser. Ainsi, l’amour le plus fou, le plus passionné, le plus vrai, dont on suit toute l’évolution, lentement, attentivement, clairement, finit par se mêler à la folie qui ne peut être contrainte ou canalisée par les personnages – l’amant, les amies, le psychiatre. Cette folie est une force qui dépasse l’entendement et les facultés humaines, une force qui est semblable, si on veut, à l’hybris d’Œdipe, ou à la passion de Phèdre. Nicole s’apparenterait à la figure de Médée, et à l’ancestrale créature qu’est la Méduse (cette fascination qu’elle exerce est sans limite). C’est la folie, quoiqu’il en soit, qui fait de ce drame une tragédie.



L‘autre de la folie
Cette folie n’est pas seulement une folie psychiatrique, une psychose, une forme de schizophrénie : c’est une folie qui met en désordre le monde ordonné (l’image du désordre de la chambre n’est pas seulement un laisser-aller). Comme le dit Valéry, « deux choses menacent le monde : l’ordre et le désordre ». C’est en ce sens qu’il faut entendre le désordre de la folie de Nicole. Elle ne peut pas accepter l’ordre du monde qui la rendrait, dit-elle, « invisible » : dans le désordre, c’est-à-dire dans la différence, elle expérimente immédiatement son être-au-monde le plus pur. Le plus pur, puisque cette expérimentation n’a pas d’objet, et n’a pas d’autre objectif que de persévérer. La folie de Nicole est un « étant »-au-monde, une immanence, et selon le mot de Bataille, elle est souveraine.
Évidemment cela ne va pas sans problème, et la conscience sociale de Nicole aspire à la tranquillité, à une vie simple et normale (Paris apparaît comme cette ville de l’ordre). Dans ces moments de calme, de paix, Nicole cherche à se faire accepter par les autres. La différence devient alors différance derridienne, puisqu’il s’agit pour Nicole, à la fois de différer (elle remet toujours à plus tard, le temps de guérir) et d’être différente (de ne pas sombrer dans l’invisibilité du semblable ni dans la folie).

Limites de la psychiatrie
Ainsi, c‘est aussi, peut-être à contre-cœur, voire même contre la propre volonté du réalisateur (qui est aussi l’écrivain du roman qu’il adapte lui-même), le témoignage de l’échec – au moins partiel – du courant « anti-psychiatrique » de l’Ospedale psichiatrico provinciale, qui se situait dans le parc San Giovanni à Trieste.
Ce parc conserve, en plus d’au moins un bâtiment d’où les patients peuvent librement sortir et rentrer (et fréquenter notamment le café – Il Posto delle fragole – tout proche de la chapelle), une si belle et si étrange atmosphère, qui fait de Trieste cette ville bleue sombre et verte si particulière. Les habitants désignent souvent ce parc comme le lieu de l’« ex-OPP ».
Il y aurait beaucoup à dire sur cet hôpital d’avant-garde, mais qu’on s’en tienne ici à ce qui fait que le film ne pouvait pas avoir lieu ailleurs qu’à Trieste : les malades de l’OPP avait la possibilité de sortir et rentrer quand ils le désiraient, c’est-à-dire qu’ils étaient libres et pouvaient « descendre » en ville, ce qui n’est pas qu’une image puisque le parc surplombe Trieste. Cet élément viendra expliquer des détails scénaristiques du film qui pourraient paraître farfelus ou illogiques (le fait par exemple que le psychiatre ne retienne pas Nicole alors qu’elle est en crise). Ce qui est dit, en tout cas, est que la folie (une certaine folie) dépasse nécessairement la portée humaine.



Un film sur Trieste
Ainsi, Trieste est le troisième personnage principal de ce film, même si le nom de la ville n’est présent que dans le titre. S’il n’est jamais prononcé, c’est aussi sans doute parce qu’il appartient à cette folie qui ne dit pas son nom (Brialy explique à Gazzara : « Ce qu’elle a ? Dépression, névrose, schizophrénie, à quoi cela servirait-il de donner un nom à ce qui fait que Nicole est comme elle est ? »). La ville ne se dit pas, mais elle se voit ; elle ne se dit pas mais elle se parcourt. Dino cherche Nicole qui a disparu, c’est un jeu de piste et un labyrinthe. Nicole est Trieste. Dino l’esquisse mais elle s’esquive (elle se rase les cheveux). Ville liée à la folie, celle de Charlotte de Belgique (l’épouse de Maximilien qui fit construire le château de Miramare – on dit que les deux s’étaient choisis et qu’ils s’aimaient vraiment, ce qui est rare à l’époque, et d’autant plus dans ce milieu) ; folie d’Emilia dans Senilità ; fous de San Giovanni. Pourquoi la ville est-elle si liée à la folie ? Est-ce la bora (« le vent de la montagne me rendra fou », chantait Brassens) ? Est-ce le flou identitaire ? La Ragazza di Trieste contribue au mythe et à la réalité de Trieste comme ville qui, contrairement à ce qui se dit avec complaisance, n’est pas morte en 1918. Ville qui échappe aux définitions de l’Histoire (les nations, les frontières, les activités), qui échappe à l’ordre, et dont le désordre est la fascination et le déséquilibre.