Boris Pahor & Zoran Music

(Boris Pahor)

Zoran Music


On trouve, en ligne (https://www.corriere.it/cultura/11_novembre_10/pahor-io-zoran-sopravvissuti-dachau_1f19661c-0bac-11e1-a5e8-cd9b2a0894cc.shtml), un texte de Boris Pahor sur Zoran Music. Ou la rencontre (qui n’a pas vraiment eu lieu) entre deux artistes italiens majeurs de culture slovène qui ont, tout deux, traversé l’épreuve des camps pendant la Deuxième guerre mondiale.
Le texte, traduit ci-dessous, a été publié dans Il Corriere della Sera, le 10 novembre 2011, à l’occasion de l’exposition « Zoran Music. Se questo è un uomo » à Milan. Il s’agit d’un extrait de l’introduction du catalogue rédigée par Boris Pahor.

« Moi et Zoran, survivants de Dachau, avec la peur que cela puisse se répéter »
La rencontre avec le Mal de Pahor et de Music, les deux grands artistes italo-slovènes

Nous sommes tous les deux natifs du même territoire [de langue slovène en Italie], lui de la partie de Gorizia, moi de la partie de Trieste, qui après la Première guerre mondiale devint la région Vénétie julienne [Venezia-Giulia]. Slovènes, nés et pendant quatre ans citoyens austro-hongrois, une double nationalité expliquait Zoran aux Français qui ne font pas de différence entre « citoyenneté » [« cittadinanza »] et « nationalité ».
Quoi qu’il en soit, quand la guerre éclata en 1915, la famille Music, clairvoyante, avait prévu le chaos auquel serait réduite la région et s’exila. Elle ne revint pas après guerre, parce la période noire du fascisme qui anéantit par la loi et par la terreur toute la culture florissante et la vie sociale slovène se poursuivit jusqu’au début de la guerre suivante. Le début du malheur eut lieu à Trieste, où dès 1920 fut incendiée, dans le centre de la ville, la Maison de la Culture slovène. Et c’est justement près de là qu’avec Zoran nous nous sommes rencontrés dans les années d’après-guerre, quand les deux cultures traditionnelles de la ville commençaient à se rapprocher pour devenir la coopération amicale et riche qu’elle est aujourd’hui.
La rencontre eut lieu à la Galleria Scorpione, en face de l’église serbe sur les rives du Canal. Une galerie modeste par sa taille mais importante pour ses rencontres entre artistes de la Yougoslavie et surtout de la Slovénie. Zoran restait surtout avec deux peintres slovènes de Trieste, August Cernigoj et Lojze Spacal, qui étaient déjà célèbres ; moi je faisais partie du groupe littéraire avec les poètes Cergoly et Dario de Tuoni. Je remarquai que Zoran était plutôt sérieux et taciturne par rapport à la désinvolture des Triestins, particulièrement de Cernigoj.
À Ljubljana, nous avons eu l’occasion de parler seuls. Nous nous étions rencontrés devant une banque et nous avons parlé d’art, à mon initiative je crois, parce que c’était l’époque où dominait l’École de Paris et je n’étais pas, comme je ne le suis toujours pas aujourd’hui, pour l’art informel. Ce n’est pas que je ne l’apprécie pas, mais il ne me satisfait pas, alors que Zoran l’acceptait. Je dois dire que, si j’étais au courant pour Dachau, je ne l’étais pas pour ses dessins. Lui renchérit que ce qui est important est le corps humain, en invoquant le travail de la photographie, vu le développement de la photographie en couleurs. Là je m’offusquai, en trouvant le raisonnement trop simpliste mais il devait penser que mon refus radical de la peinture informelle dépendait d’une fidélité un peu servile au réalisme. Je crois avoir rajouté que je m’étais arrêté à Chagall et nous nous mîmes d’accord qu’au fond la chose principale n’est pas l’école mais la qualité de l’œuvre. Ce fut une non-rencontre, parce que nous ne fîmes aucune allusion, ni lui ni moi, à Dachau, bien que nous en fûmes restés marqués tous les deux et que j’y suis allé moi, à Dachau, et même deux fois. Cela arrive souvent, quand deux ex-déportés se rencontrent, de parler de tout sauf du Lager ; ça avait été comme ça pendant l’entrevue avec Stéphane Hessel : en une heure de dialogue nous n’avons rien dit du Camp de Dora que nous avons seulement évoqué à travers une embrassade et le tutoiement.
Zoran, par la suite, je l’ai retrouvé quand l’occasion se présentait, je l’ai admiré dans les expositions, j’ai découvert les dessins de Dachau avec une immense satisfaction : un document précieux sauvé et présenté par un grand artiste. Et puis c’était un témoignage des camps de prisonniers politiques, les « triangles rouges », camps avec plus de 3 millions de morts. Et je fus content de ne pas avoir mentionné Dachau pendant notre entretien sur le trottoir de Ljubljana ; Zoran en effet avait pris en compte les corps, et même les corps détruits, réduits à des squelettes, à des stères, à des tas de carcasses. Il aurait donc pu me dire que c’était normal qu’il se dédiasse à des motifs moins exigeants. D’autant plus qu’il admettait que l’expérience du camp était venue à modifier radicalement le moyen de considérer l’existence et l’essence de la vie.
Le fait est que moi j’ai mis du temps à pouvoir décrire de manière appropriée et digne mon passage dans l’univers concentrationnaire : c’est seulement en 1967 que je réussis à en témoigner dans un texte que j’intitulai Nekropola, en slovène, un récit qui raconte le camp de Dachau et celui de Struthof-Natzweiler dans les Vosges, puis de nouveau Dachau, Dora-Harzungen et enfin Bergen Belsen. Il s’agit de camps que j’ai déjà mentionnés, qui avec Buchewald, Mauthausen, et leurs dépendances, ont été destinés aux prisonniers politiques, aux antinazis, ce qu’on ne souligne pas souvent d’ordinaire, ce qui est malheureux.
Et voilà que, avec Nous ne sommes pas les derniers, Zoran Music revoit la vérité historique, en soulignant justement qu’il n’est pas sûr du tout que les camps ne se répéteront pas. Et c’est l’apport majeur de sa nouvelle série d’œuvres, qui se présente assurément avec une valeur artistique suprême.
Je le lui dis par téléphone, quand on avait évoqué un de ses dessins pour la couverture de l’édition américaine de mon livre à New York, ce qui n’eut pas lieu parce que l’éditeur avait déjà un projet à lui, mais je n’eus pas l’occasion de parler davantage de son retour aux motifs des camps. Ce qui est certainement bien dommage. Aussi parce que j’aurais dit à Zoran que pour moi, sincèrement, les œuvres datées de 1945 à Dachau répondaient aux nouvelles exigences de la mémoire, parce qu’elles étaient nées d’un travail de la concentration qui les enrichissait par rapport à un art de l’immédiat témoignage. Bien sûr, il se serait opposé à cela d’autant plus que les dessins de Dachau étaient pour lui des documents, en quoi il se trompait parce qu’en plus d’être des documents, ils étaient d’un dessinateur qui était le Goya du XXe siècle.
J’espérais pouvoir partager avec lui mon impression de déporté qui, pendant un an, était resté avec les mourants et les morts du « Revier », à l’inauguration de l’exposition au Grand Palais, mais je n’ai pu que lui serrer la main, affirmer la haute valeur de son œuvre en général et de la série « Nous ne sommes pas les derniers », une valeur en particulier pour la conscience européenne, offerte par un imminent représentant de la culture slovène. J’en n’en ai pas eu le temps : un groupe s’empara de lui, suivi ensuite par le président Mitterrand.