Arthur Rimbaud et Germain Nouveau à Londres

Rimbaud passa un peu plus de temps à Londres qu’à Paris qu’il jugeait en comparaison « une petite ville de province ». Cela n’a pas changé aujourd’hui. Il aimait les « interminables docks » le long de la Tamise et le fog.

La Tamise plutôt que la Seine, c’est la moindre chose dans les merveilles dont Londres supplante Paris.

Ses séjours sont mal documentés.

On sait qu’il fréquentait assidûment la Bristish Library avec Verlaine, puis avec Germain Nouveau ;

qu’il écrivit les proses que Verlaine rassemblera sous le titre, très « blakien », Illuminations (dont certaines ont certainement été écrites avec Nouveau) ;

qu’il habita avec Verlaine au 8 Great College Street (now Royale College Street), où une petite plaque commémore le passage du ménage de mai à juillet 1973.

Le premier séjour en Angleterre débuta en septembre 1872, après un voyage en Belgique et une traversée jusqu’à Douvres. Le quartier de Soho regroupait les Communards en fuite. Robb prétend même que les deux poètes auraient participé à des discussions en présence de Marx (ce qui n’empêcha pas Rimbaud de devenir marchand d’armes – et sûrement d’esclaves – en Afrique, tandis que Verlaine devint un monarchiste réactionnaire catholique convaincu et virulent).

Ensemble, ils continuèrent à marcher beaucoup, dans la campagne alentour (qui n’existe plus), dans le quartier de Hampstead Heath, le long du métro qui se développait jusqu’aux Wapping docks dans le East End.

On pourra lire Rimbaud et l’Angleterre, de V.P. Underwood (1976).

Germain Nouveau à Londres

Mais ce qui m’intéresse plus, c’est le séjour de mars à juillet 1974 avec Germain Nouveau.

Ils habitèrent au 178 Stamford Street, Waterloo.

Les deux poètes se seraient rencontrés en mars 1974 à la terrasse du Tabourey, à Paris.

Germain était perdu dans le « bourbier littéraire » (Breton) et Rimbaud, décrié par ses pairs après ses affres avec Verlaine, cherchait à faire quelque chose.

Les deux hommes décident assez soudainement de partir pour Londres.

Germain n’aimera pas Londres.

Les deux n’ont pas un sou et donnent des cours de dessin et de français pour subsister.

Le 4 avril, ils s’inscrivent à la British Library Museum, et travaillent à ce qui deviendra Illuminations.

On n’en sait pas beaucoup plus.

Les deux hommes finissent par se brouiller (« Il ne devait rester qu’une ironie immonde »).

Peut-être dès le mois d’avril, puisque en mai Rimbaud a changé d’adresse (comme nous l’indique une annonce qu’il publie pour donner des cours – ou en prendre…).

Annonce d'Arthur Rimbaud à Londres

Alors que la mère de Rimbaud et sa sœur cadette, Vitalie, lui rendirent visite en juillet, après qu’il avait été hospitalisé en juin (pour quelle raison?), il n’habitait plus que tout seul dans une maison d’hôtes au 12 Argyll Square, King’s Cross. Rimbaud cherchait alors son premier métier.

Nouveau y retournera cependant avec Verlaine qui, comme son cadet, a dû être professeur pour subsister, assez mauvais l’un comme l’autre pour être tous les deux remerciés. Une légende veut même que, bien plus tard, en 1891, Germain Nouveau soit frappé en plein cours par sa première crise mystique qui lui vaudra quatre mois plus tard.

Du séjour avec Rimbaud, Nouveau a tiré ce poème :

Les Mendiants

Pendant qu’hésite encor ton pas sur la prairie,
Le pays s’est de ciel houleux enveloppé.
Tu cèdes, l’oeil levé vers la nuagerie,
À ce doux midi blême et plein d’osier coupé.

Nous avons tant suivi le mur de mousse grise
Qu’à la fin, à nos flancs qu’une douleur emplit,
Non moins bon que ton sein, tiède comme l’église,
Ce fossé s’est ouvert aussi sûr que le lit.

Dédoublement sans fin d’un typique fantôme,
Que l’or de ta prunelle était peuplé de rois !
Est-ce moi qui riais à travers ce royaume ?
Je tenais le martyre, ayant les bras en croix.

Le fleuve au loin, le ciel en deuil, l’eau de tes lèvres,
Immense trilogie amère aux coeurs noyés.
Un goût m’est revenu de nos plus forts genièvres,
Lorsque ta joue a lui, près des yeux dévoyés !

Et pourtant, oh ! pourtant, des seins de l’innocent
Et de nos doigts, sonnant, vers notre rêve éclos
Sur le ventre gentil comme un tambour qui chante,
Dianes aux désirs, et charger aux sanglots,

De ton attifement de boucles et de ganses,
Vieux Bébé, de tes cils essuyés simplement,
Et de vos piétés, et de vos manigances
Qui m’auraient bien pu rendre aussi chien que l’amant,

Il ne devait rester qu’une ironie immonde,
Une langueur des yeux détournés sans effort.
Quel bras, impitoyable aux Echappés du monde,
Te pousse à l’Est, pendant que je me sauve au Nord !

Note : C’est à James Campbell, écrivain et journaliste, apparemment Écossais et apparemment né en 1951, qu’on doit la plupart des informations que nous utilisons ici ou celles qui nous ont permis d’en trouver d’autres (on pourra consulter son très bel article publié dans The Guardian sur la présence des écrivains français à Londres que nous utilisons ailleurs encore).

Calaferte à Londres

Calaferte est né à Turin en 1928 et mort à Dijon en 1994. De son séjour à Londres, il a rapporté un recueil verlainien en 1983, Londoniennes, parcouru par la figure de Nancy, par d’autres femmes, par la pluie, par la mélodie.


Éros à Piccadilly
nous y sommes aussi

la nuit


Tu m’as appris lesnoms des streets
qui nous ont amenés ici
c’est le dernier de mes soucis
de tout ton anglais me suffit

le seul mot sweet


Les enseignes multicolores
te font de mille travestis
des yeux de lapis-lazuli
c’est dans ce grand charivari

que je t’adore


Éros est à Picadilly
nous y sommes aussi

la nuit


Et je t’embrasse à pleine bouche


*


Je t’attends devant Charing Cross
et une fois de plus il pleut
au milieu de ces albatros
que sont tous les passants frileux
je te guette en plissant les yeux
dans ton imperméable bleu

Filaments d’un brouillard de laine
la rue n’est plus qu’une apparence
c’est en moi comme une rengaine
dont m’épouvante l’influence
je me répète la sentence
de l’alexandrin de Verlaine

Elle ne savait pas que l’Enfer c’est l’absence


Dépêche-toi Nancy viens vite
sans toi je suis trop malheureux


*


Les tisons de la brume endolorissent Londres
doux chiffons bleus chiffons espaces qui s’effondrent


En robe longue où tu t’embues

ô ville bue

lente Ophélie ainsi Turner est dans la rue

Mais c’est à Blake que je songe

car la bise ce soir est glaciale et songe

les murs quelque arbre solitaire
l’enseigne d’un apothicaire
la bise sonne comme un gong


The wild winds weep


Jamais tu n’aurais dû te taire
ô Blake Blake de Mad Song


J’ai erré moi aussi en écoutant le flot

la nuit du fleuve enflé


Near where the charter’d Thames does flow


J’ai salué le policeman
mais dans cet appel de chaque homme
In every cry of every Man
ce sont les chants de l’Expérience


Blake de la verte démence
Blake de la rouge semence

je te salue


Nous invoquons le même Dieu

adieu


Nous ne cessons pas ailleurs de correspondre

Les visions de la brume ensevelissent Londres


*


Pendant que j’allumais une autre cigarette

tu as quitté tes bas
assise au bord du lit

et maintenant tu n’oses pas

dans cette chambre où nous n’avons jamais dormi

lever les yeux sur moi


C’est soudain comme si le temps meurt ou s’arrête

un long alinéa
je m’approche du lit

et viens de prendre entre mes bras

dans cette douceur triste et qui nous engourdit

j’ai aussi peur que toi


Il y a au-dehors des rumeurs vagabondes
nous ne nous en irons que pour un autre monde

À Londres c’est l’automne il est presque minuit


*


L’automne a des ciseaux moutarde
sur ses longs jardins endormis
où l’éloquence babillarde
de quelques oiseaux dans leur nid
nous accompagne de sa garde
jusqu’à l’ébauche de la nuit


Je ne t’enlace qu’à demi
et un peu comme par mégarde
car dans Kensington qui s’ennuie
notre ami Peter Pan regarde


*


À Greenwich frileux au matin
tous ses drapeaux comme des langues
clapotantes aux vents qui tanguent
le Cutty Sark trois-mâts ancien


Nous ouvre la route impériale
des songes ambrés d’un Orient
de magie aux thés forts escales
dans tes yeux de livre océan


Le siècle est mort et le temps sourd
je le rebaptise à ton nom
jusqu’à notre prochain retour
pour une nouvelle saison


Souffle dans tes doigts

les gouges
du froid
nous broient

tu as le nez rouge


*


Emmène-moi à Whitechapel

mon intendante

circulons dans les rues bruyantes
c’est la semaine de Noël


Dans ton manteau noir à grand col

poupée de laine

ce dimanche à Petticoat Lane
ta bouche qui sent le menthol


Emmène-moi à Whitechapel

mon interdite

notre destinée est inscrite
et tu es comme son recel


Je t’enveloppe de mon bras

si frissonnante

aujourd’hui la vie nous enchante
tout ressemble à un opéra


Emmène-moi à Whitechapel

ma clandestine

tu as des couleurs d’églantines
l’air est d’un bleu presque cruel


Tu ris dans ce tohu-bohu

des yeux t’admirent

nous marchons et je te désire
eau fraîche que j’ai déjà bue


Un jour aussi plus tard peut-être t’en souviendras-tu


Emmène-moi à Whitechapel

mon intendante

circulons dans les rues bruyantes
c’est la semaine de Noël


*


Il fait soleil à Londres

Trafalgar est bruyant
vertes sont les pelouses

Allons au port les gens
les gens y sont d’ailleurs


Que j’aime ces marins à gueules de forbans

sombres et batailleurs

qui boivent dans les pubs la bière aigre debout

grands comme des statues


On y parle allemand

russe italien marlou


Ce n’est plus ici ni ailleurs

et on s’y habitue

c’est Naples la Germanie blonde


Que je t’aime ô ma jeune épouse

C’est Londres et c’est le bout

du monde


*


Hyde Park est chaud
l’herbe autour est verte
nous glissons sur l’eau
tu me déconcertes


Blouse blanche et nœud de velours

le soleil est rouquin comme tu es rouquine

en barque sur la Serpentine
tu me tiens des tas de discours
dans ton horrible charabia
je dis yes et ne comprends pas


Blouse blanche et nœud de velours
tu as tout l’air d’une gamine


Hyde Park est chaud
l’herbe autour est verte
nous glissons sur l’eau
tu me déconcertes


Blouse blanche et nœud de velours

dans le soleil ton visage est une praline

que nous soyons là me fascine
le plus étrange des séjours
comme l’Alpha et l’Oméga
je dis yes ou well pourquoi pas


Blouse lanche et nœud de velours
à Londres mon cœur vaticine


Hyde Park est chaud
l’herbe autour est verte
nous glissons sur l’eau
tu me déconcertes


Il ne me reste plus qu’une photo de toi


*


Douce et si claire
graine solaire
bribe d’oiseau


Cet après-midi la Tamise est blonde
blonde comme l’est le grain de ta peau

un bleu voilé à la Whistler

flotte dans l’air
et mouille l’eau

des vapeurs molles se confondent


Cet après-midi la Tamise est blonde
jouets guirlandés de frêles drapeaux

du rouge au blanc du blanc au vert

menus éclairs
des buvards d’eau

les bateaux-mouches vagabondent


Cet après-midi la Tamise est blonde
sous des soleils froids fourrés d’un manteau

qu’un petit ciel laisse entrouvert

tout au revers
des plis de l’eau

et les rives sont des laits d’autres mondes


Douce et si claire
graine solaire
bribe d’oiseau


La Tamise coule aussi dans tes yeux

Apollinaire à Londres

Apollinaire s’est rendu deux fois à Londres, en novembre 1903 et en mai 1904.

En mai 1904, il prend le train de Paris Saint-Lazare, puis le bateau et de nouveau le train jusqu’à Londres Victoria. On sait qu’il est parti chercher Annie Playden.

Annie Playden est la gouvernante anglaise rencontrée en Allemagne en 1901 qui fut un temps sa maîtresse, mais qui s’effraya assez vite de la fougue amoureuse du poète.

Cette errance a donné la très longue et très connue La chanson du Mal-Aimé, dont on reproduit ici la premier mouvement :


La Chanson du Mal-Aimé


à Paul Léautaud

Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s’il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.


Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte

Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon

Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa soeur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique

Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant

C’était son regard d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même

Lorsqu’il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d’un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu’il revînt

L’époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D’attente et d’amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle

J’ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux

Regrets sur quoi l’enfer se fonde
Qu’un ciel d’oubli s’ouvre à mes vœux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre

J’ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisée

Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir

Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s’éloigne
Avec celle que j’ai perdue
L’année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

Je me souviens d’une autre année
C’était l’aube d’un jour d’avril
J’ai chanté ma joie bien-aimée
Chanté l’amour à voix virile
Au moment d’amour de l’année


Même si Alcools est marqué par l’Allemagne et le Rhin, on y trouve donc l’Angleterre. Car la zone géographique est une zone géographique (senti)mentale et non pas physique.


En 1951, nous apprend Campbell, LeRoy Breuning se rend à New York pour retrouver Annie, maintenant mariée. Quarante ans plus tard, elle ignorait la postérité glorieuse d’Apollinaire, qu’elle appelait par son vrai prénom, Wilhelm, et sans doute cette gloriole posthume lui était à peu près égale, sinon amusante, là où elle était, à l’âge qu’elle avait (elle meurt en 1961)…

En fait, quand Apollinaire débarque à Londres, Annie a déjà émigré aux États-Unis. Campbell affirme que c’est pour lui échapper que la jeune femme apeurée aurait fui, mais cette raison nous semble bien légère pour une décision aussi définitive.

Apollinaire n’a dû apprendre la nouvelle de son départ qu’à Londres même et on peut deviner l’effet qu’elle a eu. Cette découverte de l’absence (du vide) a fait basculé la quête en errance. De la marche vers une adresse notée dans un carnet…


« retour à Angel
Tube en face poste
Demander Clapham Road
4d »


…il ne reste plus que le rythme du poème. Ce poème n’est pas une sublimation du quotidien, mais sa continuité. Après la recherche du jour, il y a la chanson du soir. Car c’est sur le crépuscule du soir – nous sommes en mai, le soleil se couche vers 8h ou 8h30 – que s’ouvre le poème, après la déconvenue, quand Apollinaire sait qu’il ne reverra pas Annie. L’heure de l’ivresse, l’heure des rencontres et des faux-semblants.


Mais tout cela est moins encore qu’une intuition, une simple supposition logique.


Surtout, ironiquement, Annie s’inscrit alors parfaitement dans une thématique majeure du futur recueil : l’émigration. Partir, c’est sortir de la zone.

Départ commémoré, si l’on veut, et presque – pour certains passages – comme après-coup, par L’Émigrant de Landor Road, d’après le nom de la rue où la famille Playden habitait à Clapham.



L’Émigrant de Landor Road

À André Billy


Le chapeau à la main il entra du pied droit
    Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
    Ce commerçant venait de couper quelques têtes
    De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête

    La foule en tous les sens remuait en mêlant
    Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
    Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière
    S’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs

    Mon bateau partira demain pour l’Amérique

    Et je ne reviendrai jamais

   Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques
    Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais

    Car revenir c’est bon pour un soldat des Indes
    Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin
    Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
    Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes

    Les mannequins pour lui s’étant déshabillés
    Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
    Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé
    Au rabais l’habilla comme un millionnaire


  Au-dehors les années
    Regardaient la vitrine
    Les mannequins victimes
    Et passaient enchaînées


Intercalées dans l’an c’étaient les journées veuves
    Les vendredis sanglants et lents d’enterrements
    De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
    Quand la femme du diable a battu son amant

    Puis dans un port d’automne aux feuilles indécises
    Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
    Sur le pont du vaisseau il posa sa valise

 

   Et s’assit


    Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces
    Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
    Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
    Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés

    Il regarda longtemps les rives qui moururent
    Seuls des bateaux d’enfant tremblaient à l’horizon
    Un tout petit bouquet flottant à l’aventure
    Couvrit l’Océan d’une immense floraison

    Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire
    Jouer dans d’autres mers parmi tous les dauphins

 

   Et l’on tissait dans sa mémoire
    Une tapisserie sans fin
    Qui figurait son histoire


 

   Mais pour noyer changées en poux
    Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent

 

   Il se maria comme un doge

 

   Aux cris d’une sirène moderne sans époux

    Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales
    Jusqu’à l’aube ont guetté de loin avidement
    Des cadavres de jours rongés par les étoiles
    Parmi le bruit des flots et les derniers serments



C’était le deuxième séjour d’Apollinaire à Londres. Les deux fois il fut accueilli par Faik bég Konitza (1874-1942), révolutionnaire et directeur de revue albanais, puis homme politique. Apollinaire consacra à cet ami une superbe chronique dans La Vie anecdoctique du 1er mai 1912, qu’on pourra lire en cliquant sur ce lien. Le personnage est intéressant.

En novembre 1903, Konitza habitait au 3 Oakley Crescent, City Road, derrière St Matthew’s Church (détruite en 1940), en 1904, c’est à Chingford qu’il résidait.

On peut s’imaginer l’état d’esprit du poète pendant cette errance londonienne. Et en même temps, encore une fois, nous n’en savons rien : puisque malgré son échec, il était avec son ami, il était à Londres (sur les traces de Rimbaud), et il était assez prolixe.

Combien de temps a duré ce séjour ? Nous n’avons pas (encore) trouvé d’informations sûres. Si on se fie aux carnets du fonds Apollinaire à la BNF (FR. Nouv. Acq. 16293 / Carnet cartonné de 10,5 / 10 cm., 36 f°.), quelques jours à peine (puisque les indications anglaises sont peu nombreuses coincées entre d’autres). Contrairement au Rhin, la Tamise pourtant si blonde et si magique ne l’inspire pas beaucoup.

Mais ce document vient nous fournir aussi des indications d’adresses (dont la maison des Playden citée plus haut) et de lieux (et donc de quartiers, dans le sud de Londres) où le poète a dû se rendre :


« Couverture, 2e plat
Clément Scott, Esq.
directeur de
The Free Lance
15, Essex Street
Strand, W. C.
Londres »


et


« Upper Street, Islington N
159 to 166 Gardiner & C°
Scotch House »


Voilà la maigre récolte, pour cette fois, du passage d’Apollinaire à Londres…


Note : C’est à James Campbell, écrivain et journaliste, apparemment Écossais et apparemment né en 1951, qu’on doit la plupart des informations que nous utilisons ici ou celles qui nous ont permis d’en trouver d’autres (on pourra consulter son très bel article publié dans The Guardian sur la présence des écrivains français à Londres que nous utilisons ailleurs encore).


Burns Singer : nothing / rien

            Burns Singer (1928-1964) est encore largement méconnu, malgré la publication de ses poésies complètes en 1970 (édition de W.A.S. Keir) et en 2001 (édition de James Keery).
              Américain élevé en Écosse, il fait des études à Londres puis retourne dans le Massachussets.
             Nothing est à lire jusqu’au bout.

(Burns Singer en 1958)


           Nothing

They say the experiential
Zero is impossible.
The mind cannot conceive it,
The heart cannot believe it :
That mind meets mind whenever mind
Notions its way through more refined
Lacks of possibility ;
And heart meets heart and mind and hand
Although it cannot understand
More than its own inmensity ;
That every vacuum known to space,
In spite of walls round emptiness,
Must let the heavens’ swift particles
Meander through it and displace
Vacuum with vacillation.
But you, my darling, when we meet
It is in a dispassionate
Area outside all relation.
We speak and thus create our silence
Where passion’s peace and passion’s violence
Combine in an autonomous
State that is not between them nor
Explicable by metaphor.
I am the nothingness of us,
And you are me, and we are two
Demonstrations that nothing is true.


               Rien

Ils disent que l’expérience
Zéro est impossible.
L’esprit ne peut
le concevoir,
Le cœur ne peut
y croire:
Cet esprit rencontre l’esprit
dès que l’esprit
 Conceptualise son chemin à travers de plus raffinés
Manque
s de possibilité ;
Et le cœur
rencontre le cœur et l’esprit et la main
Bien qu’il ne p
uisse comprendre
Plus
que sa propre immensité ;
Chacun de ces vides connu de l’espace,
Même si des murs entoure le vide,
Doit laisser
les particules rapides des cieux
 Faire des méandres à travers elle et déplacer 
Le vide avec des vacillations.
Mais
toi, ma chérie, quand nous nous rencontrons
C
est dans une aire dépassionnée
À l’extérieur de toute relation.
Nous parlons et
donc créons notre silence
Lorsque la paix
de la passion et la violence de la passion
Allient dans un état autonomeCe qui nest pas entre eux ni
Explicable par la métaphore.
Je suis le néant de nous,
Et
tu es moi, et nous sommes deux
Démonstrations que rien n
est vrai.


Les trucs de Pierre Sauvage, et autres malices

Le mot « truc » traduit beaucoup de modestie et beaucoup de malice. Tous ceux qui ont la chance d’avoir rencontré Pierre savent à quel point il est bienveillant et ingénieux. Car le « truc », c’est aussi une « astuce », celle du magicien et celle du voleur. Il renvoie enfin à la grande diversité des choses et des objets qui nous entourent et qui parfois nous déconcertent, soit qu’on y porte une attention assez intense pour rendre étrange ce qui paraît familier (comme quand on commence à analyser un mot jusqu’à ne plus savoir très bien ce qu’il veut dire ou comment il s’écrit), soit qu’on se retrouve face à un objet qu’on n’a jamais vu.

« Trucs » est un livre-objet, sérigraphié, relié à la main et à la japonaise, livre de petites dimensions (5x5cm pour des gravures sur gomme de 30x42mm), de cette petitesse malicieuse qu’on prête à certains animaux (l’écureuil par exemple), et qui peut être aussi la qualité de certains objets.

Mais il n’est pas un livre que pour sa forme. Les « trucs » de Pierre Sauvage suscitent l’amusement, la curiosité, la sympathie, la réflexion, et bien qu’il s’agisse d’un livre sans intrigue, il ne manque pas d’intriguer. Les « trucs » peuvent faire penser parfois à des énigmes ou simplement susciter des questions : « c’est quoi ce truc ? », objet décalé, voire non-identifié. « C’est quoi le truc ? » : comment fait-il pour atteindre cette minutie, et surtout avoir cette prolixité ?

Des questions, des sentiments, presque une histoire des choses (on pense à Georges Perec), celle des objets qui sont communs à tous, particuliers pour chacun, connotés sentimentalement ou selon l’usage d’une pratique quotidienne. On trouvera des jeux d’échos d’une page à l’autre, des vis-à-vis parlants, des clins d’œil et, je crois, de petites confidences personnelles.

Bref, « Trucs » est un « truc » en lui-même.

La diversité (on disait en italien, à l’époque des artistes touche-à-tout, « versalità », qui signifie aujourd’hui « souplesse » et qui a donné en français « versatile »), le fait de se tourner vers le « monde entier des choses », peut qualifier le travail de Pierre dans son ensemble. Par sa nature comme par son iconographie, « Trucs » vient, sinon résumer, au moins renvoyer à l’ensemble des pratiques de Pierre. Qu’on aille se promener sur son site, on passera des bijoux à l’origami, de la sérigraphie à la couture, de la gravure à la poterie, du graphisme à la peluche, et ainsi de suite.

Le bazar devient positif. Le désordre n’est plus synonyme de laisser-aller, d’inconsistance, et d’incurie : il est la preuve au contraire d’une curiosité et d’une énergie sans bornes. Cette curiosité et cette énergie, nous les avons tous, mais la plupart d’entre nous les canalisent dans un schéma préconçu, leurs donnent une forme facile. C’est-à-dire que notre besoin d’agir, par exemple et en simplifiant, ira servir un travail et une entreprise, que notre curiosité ira s’assouvir devant la télévision, que notre appétit se suffira d’un plat pré-cuisiné. Notre énergie d’indignation se satisfera de quelques discours vides d’opposition, toujours les mêmes… L’énergie vient se couler dans des moules. Ici, au contraire, l’énergie vient prendre forme dans la matière même, ou plutôt vient donner forme aux matières (vient « s’informer dans les matières ») sans se contenter de ce qui lui est proposé, sans se laisser aller à la facilité.

Ça va dans tous les sens et c’est jouissif. Pierre Sauvage veut toucher à tout, veut expérimenter, tout expérimenter : le plus possible dans la diversité et le plus possible dans une matière donnée. Et cette générosité est virtuose : tout est réussi, tout semble facile. Le travail s’efface devant la finesse du résultat. La minutie se fait modeste devant la grâce des objets réalisés.

Pierre Sauvage semble se jouer de la difficulté comme un enfant se joue du danger. Et il y a évidemment de l’enfance dans ces pratiques (la peluche, le bijou, l’origami, etc), un refus de ce qui se veut sérieux, c’est-à-dire « l’art » dit « contemporain » – « installations sonores et visuelles », peinture, subventions et galeries, – et qui n’est au final qu’un moule comme un autre, une institution comme les autres. Le nom même de Pierre Sauvage évoque le personnage de Peter Pan. Et en effet, à y regarder de plus près, on peut soupçonner aussi, quelque part, un désir moins naïf que celui de l’enfant (si l’on veut bien croire un instant à cette « naïveté » de l’enfant…), et qui est, je crois, un désir de perfection. Le perfectionnisme n’appartient pas à l’enfant, mais bien à l’artiste : une forme de l’ambition, presque de l’orgueil (un orgueil sympathique), celui de surpasser la difficulté, de déjouer toutes les difficultés (Icare est le fils de Dédale).

Le meilleur outil pour cela, c’est bien l’imagination. C’est l’imagination qui fait que tout l’effort, tout le travail, toute la patience sont si peu sensibles. Que notre attention est déviée, qu’elle accompagne les fantaisies de Pierre. L’imagination abondante et féconde de toutes ces choses, de tous les objets, de tous les colliers, bracelets, pliages, coquillages, affiches, bols, collages, images en général, objets, toujours objets, et qui, comme par magie et par modestie, se retrouvent dans un tout petit livre qui n’est (c’est écrit sur la couverture) que le « 01 »…

Présentation sur le site des éditions Solstices : http://editions.solstices-project.com/fr/accueil/13-trucs-pierre-sauvage.html