Introduction – La grâce et la crasse

Il y a cette voix. Il avait été une voix. Il y en eut d’autres, mais cette voix-là était la voix de l’adolescence. Du passage de l’enfance à l’adolescence, déchirant, cru, comme une mise à nu. Cette voix est la mise à nu et la mise à mort de cette enfance déchirée en adolescence. D’une illusion d’unité en une individualité incertaine. De cette a-conscience ouatée, ce brouillard familial dans son sac de coton, en un équarrissage sans raison. De cette deuxième naissance – vie dionysiaque, le deux-fois-né –, après la mise au pas, quand le traumatisme a été plus ou moins accepté, ne survit plus que cette voix. Voix lointaine, voix à la crête de la brisure, voix d’un suicidé, reprise et récupérée par une époque qui jamais n’a honte d’elle-même – une société impudente. Et ils se penchent, chauves et bedonnants, sur cette jeunesse passée avec la condescendance en guise de sagesse. Un samedi soir trop arrosé, entre deux gardes d’enfant ou deux projets professionnels, ils retrouvent un instant, dans l’ivresse, la puissance qui les grisait. Elle ne les a pas quittés, assurent-ils, ils restent fidèles à leurs amours juvéniles. Et pourtant tout a changé. Ils ne sont pas morts à 27 ans et ils sont venus gonfler le rang des esclaves salariés. Leur fidélité se monnaie en vinyles, en partage d’articles sur un portable, en vieilles photographies. Et, bien sûr, les voilà incapables (l’ont-ils jamais été?) d’entendre la moindre critique radicale.

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Le capitalisme industriel1 a tellement imprégné le tissu social qu’il est devenu impossible de le critiquer radicalement sans risquer l’ostracisation, volontaire ou subie. Le capitalisme industriel est parvenu à imprégner jusqu’à notre corps, jusqu’à notre intimité sensible. Voir, manger, aimer, respirer : la moindre de nos actions en est médiatisée par les productions industrielles que le capitalisme régit2. Chercher à comprendre les méfaits, les analyser et les dénoncer, risque d’entraîner un exil social ou un exil intérieur. D’un côté l’exode néo-rurale, de l’autre l’isolement au sein de la ville, traduisent cette même difficulté. Il est pour ainsi dire impossible de vivre sans le capitalisme industriel, ce qui entraîne nécessairement une dissociation (en plus de la dissociation induite par le capitalisme lui-même3) entre des idéaux et la vie concrète : mettre en accord sa vie et sa pensée, – sagesse de la philosophie latine, désormais vieille rengaine du militantisme casqué, – est devenu tout bonnement impossible. À quelque degré, le plus intransigeant se trahira. Personne ne peut jeter la première pierre.

Mais constat ne signifie pas résignation. Ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à sauver que tout est perdu : il restera toujours une puissance, et même une volonté de puissance, capable de penser et d’expérimenter de nouvelles « valeurs »4. Encore faut-il commencer par analyser froidement ce qui touche notre inviolable intimité. Logiquement, c’est parmi les penseurs intransigeants, radicaux – c’est-à-dire celles et ceux qui s’attaqueront à la racine – qu’on trouvera les voix les plus exactes. Et si, dans la vie quotidienne, les plus intransigeants, les plus « moraux » sont les plus faux, en plus d’être les plus imbuvables, ce sont les radicaux les plus tolérants, les plus ouverts, les moins jugeant qu’il sera opportun d’écouter. Car les contradictions sont inévitables. On peut condamner les téléphones portables, les voitures, les ordinateurs, mais si on demande au voisin de nous conduire, de nous prêter son téléphone, ou de consulter Internet pour nous, où est l’honnêteté ? Comme le dit un membre du Gang de la clef à Molette : « Je suis contre les autoroutes. Mais tant qu’il y aura des autoroutes, je ne vais pas marcher sur le bas-côté ! »5

La musique produite depuis la possibilité de sa reproduction technique n’échappe pas à cette loi6. Que ce soit dans ses processus de création ou de diffusion, elle est, autant que le cinéma, pleinement tributaire du capitalisme industriel. D’où, rapidement, pour qui a pris conscience des méfaits de ce capitalisme industriel, la contradiction (et bientôt le paradoxe) intime, c’est-à-dire au plus intérieur de soi, d’une critique exigeante et de la célébration d’une musique qui accompagna l’éclosion au monde, la construction de notre individualité et de notre agencement dans le tissu social.

Car la musique est aujourd’hui une des premières marques de la construction identitaire de l’individu dans cette phase de la vie qu’on appelle « adolescence ». Après avoir acquis la station debout (on « élève » un enfant), puis la parole, l’individu va gagner une autonomie progressive, très souvent en passant par le stade d’une opposition avec les personnes qui l’ont élevé, comme pour mieux s’en détacher, et se construire à la fois socialement et culturellement. Parmi les caractéristiques de cette construction, la musique occupe une place privilégiée : physiquement inscrite dans le corps par le battement du cœur, elle a ce pouvoir de saisir les chairs et les nerfs et de déclencher un mouvement physique. Elle est aussi puissante que le langage, tout en étant plus labile, plus insaisissable. Son omniprésence dans notre société contemporaine, aussi délétère puisse-t-elle s’avérer, s’accompagne néanmoins d’une diversité inépuisable. Une jeunesse en quête d’identité propre aura alors tout le loisir d’y pomper son originalité. Le sentiment d’appartenance à un groupe, ou du moins de reconnaissance mutuelle avec d’autres individus qui auront fait le même choix musical, servira d’amer dans le flot des rencontres. Ainsi, les premières amours musicales seront les plus puissantes. Elles le sont d’autant plus quand elles ne sont plus le seul fruit du hasard, de ce que les parents écoutent ou de ce que les médias favorisent selon les saisons et les modes, mais quand le goût personnel aura nécessité une recherche plus attentive. Si nous sommes le produit de notre milieu, de notre classe, de notre pays, nous sommes avant tout le produit de ce qui englobe et détermine toutes ces catégories : le produit de notre époque historique. Cette identité reste prégnante toute la vie, puisque nous nous définissons et nous nous présentons volontiers aux autres selon notre date de naissance, notre décennie. Entre deux personnes du même âge, il y a reconnaissance par un terreau culturel commun, dont bien sûr la musique. Nous grandissons avec la musique de notre époque, et elle sera toujours, qu’on le veuille ou non, qu’on la revendique ou qu’on s’en détache, constitutive de notre identité7. Mais certaines musiques, certaines ambiances sont plus puissantes que d’autres dans leur implication sociale. Si l’on peut se reconnaître dans le yéyé, dans le disco, dans la musique des « années 80 », et même si toutes les musiques sont imbibées d’idéologie politique, il y a cependant plus d’implications, plus de répercutions, à avoir écouté certaines mélodies, certains groupes plutôt que d’autres. Nirvana est de cet acabit.

Le suicide de Kurt Cobain est un événement traumatique pour une génération. Il a figé d’un coup une mode qui aurait pu s’épuiser avec le temps. La mort tragique d’une vedette assure auprès du public avide de mystique une aura, une fascination que les médias aiment cultiver, commémorer, analyser. Mais la glose superficielle n’a qu’un but, en réalité, publicitaire. On martèle violemment des icônes qu’on oublie tout aussi violemment. La liste des morts tragiques du show-business est interminable. Même en s’en tenant à la seule industrie musicale, nous pouvons encore sous-catégoriser avec le fameux « club des 27 » (« 27 club »), tous ces jeunes gens disparus à vingt-sept ans : Jim Morrisson, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Brian Jones, Mia Zapata, Fat Pat, Linda Jones, Kristen Pfaff, Robert Johnson, et plus récemment Amy Winehouse. Sans compter Jean-Michel Basquiat (qui commença par la musique) ou, en remontant plus avant, le poète Jules Laforgue. Les morts jeunes échappent à la déchéance qui touchent une bonne part des vedettes qui déçoivent : Johnny Rotten, Morrissey, ou encore, pour le public français, Renaud (dont on se demande, en renversant la perspective, comment il a pu écrire et porter une chanson aussi juste que « Hexagone »). S’imposent ainsi, à la machine industrielle, des destinées humaines qui lui échappent essentiellement. La mort est ce que la société capitaliste intègre le moins : soit elle tente de la dissimuler (hôpitaux, maisons de retraite), soit elle rêve de la vaincre (eugénisme).

Mais la singularité de Nirvana ne tient pas qu’au suicide de Kurt Cobain. Elle réside dans la dialectique entre révolte et dégoût, entre rage et mélancolie, entre engagement et renonciation, que le groupe symbolise. Révolte intime, violente, intransigeante, mais impossible, frustrée, désespérée. Nirvana incarne l’aporie tragique : le capitalisme industriel autorise la vie, le refuser c’est – d’une manière ou d’une autre – mourir. Nirvana incarne ainsi la révolte impossible du capitalisme industriel qui permet d’en formuler la critique. À peine la révolte se reconnaît en tant que « révolte », la voilà de facto institutionnalisée, désamorcée, annulée8.

C’est donc aussi la possibilité de la révolte qui est en jeu. L’échec de Nirvana, et le symbole, finalement, de l’échec qu’il est devenu, n’est pas la preuve de l’impossibilité de toute révolte, mais plutôt de l’insuffisance à puiser les possibilités de la révolte dans les produits du capitalisme industriel. L’émancipation ne viendra pas des marchandises. Loin d’appeler à la célébration nostalgique, le cas Nirvana incite davantage à prolonger un geste à peine esquissé. Doit-on alors faire le deuil de nos fascinations adolescentes ? La vie n’est qu’une suite de deuils. Doit-on chercher à sauver ce qui est corrompu, comme les communistes ont tenté de sauver le modèle soviétique par-delà Staline, le communisme par-delà Budapest ? Peut-on sauver Nirvana du capitalisme industriel dont il est le produit ? Le problème se pose avec tout ce qui a fait notre émotivité : Georges Brassens, les Doors, Sex Pistols, Rage Against The Machine, NTM (à ses débuts, quand il était lancé par les Bérus). La critique la plus diffusée, la plus juste, n’empêche ni les pires catastrophes ni une lente anesthésie des oppositions. Du succès de ces critiques, le système ressort affirmé et affermi, renforcé et fortifié. La transgression réaffirme la limite. En exhibant ses faiblesses, ou plutôt en mettant en scène l’exhibition de ses faiblesses, le système crée une illusion : malgré ses défauts, il démontre que la révolte et le changement ne peuvent aboutir qu’à pire. Il y a donc un véritable danger à ne faire qu’entrevoir les limites du système, à ne se satisfaire que de la prise de conscience des limites de ce système, à ne réclamer que des arrangements : celui de consolider le système.

Entrevoir une sortie un instant : soit la sortie a paru trop étroite, trop dangereuse, et je recule ; soit je m’engouffre dans le chemin et ne peux plus guère me satisfaire de demi-mesures.

L’organisation de cet essai est simple. D’abord, le contexte déterminatif : les fondements de l’analyse politique sont posés – où il ne sera guère question de Nirvana – (I.A) ; puis la proche contextualisation géographique et historique (I.B). La présentation de Nirvana et de Kurt Cobain est assurée à la suite (II). L’analyse en pratique arrive, très logiquement, à la fin (III). On pourra donc, selon son envie et son bon vouloir, se rapporter à l’une de ses parties, vagabonder d’un passage à l’autre.

L’idée qui a donné naissance à cet essai est, en quelque sorte, une épochè – une suspension du jugement, mais ici du jugement émotif, de cette émotivité qui est manipulée par la musique, les films, les séries, les images, bref, par l’industrie culturelle (Kulturindustrie9). Pour libérer notre émotivité de ce qui l’aliène. Non pas par évitement, mais pour aller plus loin, plus profondément, pour être plus radical, c’est-à-dire atteindre la racine. Il ne s’agit ni de condamner ni de gracier Nirvana, ou Kurt Cobain. Le grunge est la musique de la saleté, de la crasse, de ce qui gratte aux encoignures. Et cette question de l’émotivité manipulée est, en effet, une sale question.

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Lien vers la table des matières.

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1La terminologie est discutée : techno-capitalisme, capitalisme cognitif (Boutang), etc. Tout en ayant conscience des limites de la formule « capitalisme industriel », nous l’utiliserons de manière assumée comme nous apparaissant la plus claire. Car si le capitalisme est désormais « financier » plus que « industriel », il n’en reste pas moins que les marchandises submergent encore notre quotidien.

2Zygmunt Bauman parle de Vie liquide (2005).

3Sur la critique de la dissociation-valeur, nous renvoyons aux livres de la critique de la Valeur (Wertkritik) qui nous sert de fondement théorique principal dans cet essai. Cf. bibliographie.

4Zarathoustra disait : « « J’ai besoin de compagnons, des compagnons vivants, – non point de compagnons morts et de cadavres que je porte avec moi où je veux. (…) Des créateurs, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. » Prologue, 9.

5Edward Abbey, The Monkey Wrench Gang (1975).

6Walter Benjamin, avec L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), et Theodor Adorno, notamment Philosophie de la nouvelle musique (1948), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951), Prismes (1955).

7Cf le roman d’Annie Ernaux, Les Années.

8De la même manière que la communauté impossible de Georges Bataille qui hante Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, ou encore Pascal Quignard.

9Theodor Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la raison (1944).

L’Amitié

à Aïssa Benouahlima

Aïssa, pour qui d’autre écrire ce petit traité sur l’amitié ? Et à qui d’autre le dédier ? Qui a plus d’amis et, surtout, d’amis sincères et fidèles ? Qui accorde à ses amis plus d’attention, de soin, et finalement d’importance ? Et qui est plus intéressé pour discuter de tout cela ?

Car tu préfères de loin la discussion vivante aux livres morts, et tu as bien raison. En attendant celle de tout à l’heure, de ce soir, autour d’une bonne bouteille de vin, j’écris en pensant à toi ce petit traité à la manière romaine, à la manière de Cicéron.

Et qu’y dis-je que tu ne sais déjà ? C’est avec toi autant que pour toi, finalement, que je l’écris. C’est, selon l’expression, le fruit de nos conversations. Le voilà en substance : rien n’est plus important que l’amitié, qui est de bienveillance, rien n’apporte autant de plaisir au quotidien, de soulagement dans la peine et, somme toute, à la longue, de solide bonheur.

Mais je te vois déjà un peu perplexe ! Tu me diras : l’amour apporte plus de plaisirs. Sans aucun doute : mais outre que l’amitié et l’amour ont plus de choses en commun que de choses qui les différencient, l’amour apporte presque toujours autant de peine que de plaisir, et une peine bien plus lourde. L’amitié, elle (quand elle mérite d’être nommée ainsi), surpasse toutes les peines. Une amitié qui fait souffrir n’est pas digne de ce nom, ce n’est pas ou ce n’est plus une amitié.

Mais n’anticipons pas. J’écris, je mène donc la barque.

Pas question de philosopher abstraitement : l’amitié est concrète, c’est du concret que nous partirons, c’est dans le concret que nous resterons. Qu’est-ce qui réunit des amis ? Comment l’amitié naît et existe ? En quoi elle est un lien supérieur aux autres ? C’est cela, et d’autres choses encore, en passant, que je te propose de lire.

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Ce qui réunit les amis

Ce qui réunit les amis, c’est la bienveillance. C’est la bienveillance qui fait d’une personne une « bonne personne », une personne « bien ». Et qu’est-ce que le « bien » ? Laissons de côté les concepts incompréhensibles et appuyons-nous sur le bon vieux gros sens pratique et concret.

Tu seras d’accord pour déclarer que Faouzi, Elsa, Joachim, Marion, Julien, Amandine, Marek, Perrine, Martin, Élodie, Fletch, Besiana, Selim, et tant d’autres personnes que nous aimons et qui se reconnaîtront sont des « gens bien ». Ils vivent de telle manière à chercher à améliorer le quotidien des autres, qu’ils les connaissent ou non. Et pour cela ils sont prêts à faire des efforts, c’est-à-dire à diminuer leur propre confort. Ils sont généreux. Et en plus de cela, ils sont aussi courageux, dans le sens où ils cherchent toujours à corriger leurs défauts. Ils se remettent en cause, et pour mieux être avec les autres, ils cherchent à se changer eux-mêmes.

Tu seras d’accord avec moi, je crois, pour déclarer que c’est là une manière de définir « une personne bienveillante ».

L’amitié n’existera de manière privilégiée qu’entre des personnes bienveillantes.

L’amitié peut certes exister entre bandits, entre voleurs, mais elle ne peut pas exister entre gens crapuleux : la cupidité est un obstacle à l’amitié. Tout autant que l’égoïsme, ou une forme exacerbée d’égocentrisme. Car c’est par l’écoute de l’autre, par l’attention portée à l’autre, et quand cette attention et cette écoute sont réciproques, que l’amitié peut s’épanouir.

Combien de personnes rencontrons-nous qu’on sait tous les deux, Aïssa, avant même d’en discuter ensemble, ne pas pouvoir prendre en amitié ? Ces menteurs, ces hâbleurs, ces ivrognes narcissiques, dans les bars, dans les fêtes, dans l’ivresse… Ils déblatèrent et n’écoutent pas. Ils ne veulent qu’imposer leur propre personnalité, se justifier à eux-mêmes en prenant le plus d’espace possible, n’utilisent l’autre que pour mieux s’étaler eux-mêmes.

L’amitié rend donc, de fait, les gens meilleurs. Oui, les gens qui cultivent consciencieusement l’amitié savent qu’ils ont aussi besoin d’être plus bienveillants, plus attentifs, plus attentionnés, et moins égoïstes. Car on peut faire plus pour nos amis que pour nous-même.

Mais l’amitié n’est pas une valeur ni une pratique qui apparaît à tout le monde comme un avantage. Certains lui préféreront la richesse, d’autres la santé, d’autres encore le pouvoir ou la gloire. Mais tout cela est incertain, dépendant moins de nous que du hasard. Seul cultiver l’amitié est le fait de notre volonté.

Et puis tout cela n’apporte que des biens limités : la richesse procure des objets ou des divertissements ; le pouvoir, de l’orgueil et de la vanité ; la gloire, quelques louanges (et, du reste, beaucoup d’ennemis) ; la santé, l’absence de douleur et une disposition physique qui, inéluctablement, finira par s’épuiser et par nous quitter : nous serons malades et nous mourrons. L’amitié, elle, au contraire, est infinie. Elle est là partout en nous. Il n’est pas d’endroit où elle n’ait sa place, de circonstance où elle soit de trop, où elle puisse gêner. Et même, à tout prendre, ces amitiés superficielles qu’on néglige par manque de temps ou d’envie, mais qu’on ressent, ont même elles aussi des charmes et des avantages.

Les philosophes qui croiraient que le souverain bien s’identifie à la sagesse se tromperaient encore : la sagesse est un mythe, l’amitié une réalité concrète. L’ami, par ailleurs, serait plus près de la sagesse que le philosophe le plus sage, que le mystique le plus zélé. L’amitié est terrestre. Elle est même, pour le dire selon la vérité poétique, tellurique.

L’amitié nous accompagne dans le bonheur et le malheur. L’amitié rajoute au bonheur, et allège le malheur. L’amitié est une source de plaisirs innombrables. De menus plaisirs (boire un café, un verre, simplement se croiser par hasard chez le caviste ou dans la rue), et des plaisirs plus grands (enrichir notre expérience du monde, partager un bonheur, soulager un malheur). Bref, l’amitié rend non seulement la vie plus vivable, mais elle la rend aussi plus intense.

Qu’y a-t-il de plus agréable que de pouvoir oser se confier à quelqu’un aussi bien qu’à nous-même ? Et parfois même mieux qu’à nous-même : dans la confusion de ses sentiments, quoiqu’on partageât avec l’ami leur intensité, on connaît alors cet ami mieux que lui-même. On pense avec lui, on ressent avec lui, on s’ouvre à lui, c’est-à-dire à l’autre, c’est-à-dire au monde. Qu’y a-t-il de plus agréable que de partager, de vivre aussi pour soi le bonheur d’un ami ?

Mais ce n’est pas tout : qu’y a-t-il de plus réconfortant, dans le pire malheur, que de voir un ami partager avec vous ce malheur ? En le partageant, il le soulagerait presque. En tout cas, il vous aide à supporter ce qui peut être insupportable. On sait que sa douceur nous apaisera, nous réconfortera, ramènera le plaisir qui nous échappe ou qui nous a été ôté. L’amitié illumine l’avenir, quand le malheur frappe. Encore une fois, l’amitié aide à vivre.

L’amitié est politique puisqu’elle aide à vivre, et à mieux vivre ensemble. Que les humains soient liés, cela est sinon « naturel », du moins biologique. Mais c’est aussi une nécessité vitale : Robinson n’est qu’un mythe, et même dans le mythe il est accompagné de Vendredi.

L’amitié est mêmenécessaire à la solitude. Cela peut paraître paradoxal mais c’est parce que nous connaissons l’amitié que nous pouvons profiter de la solitude. Sans la première, la deuxième serait trop lourde.

La société des humains gagnerait donc à favoriser et encourager l’amitié. Si la société n’était pas aliénée par le spectaculaire-marchand, elle érigerait comme valeur fondamentale l’amitié et n’aurait plus besoin de cette notion ambiguë et douteuse qu’est la « fraternité ». « Fraternité » me semble le nom édulcoré du « patriarcat ». Mais l’amitié n’est encensée qu’à la marge, auprès des enfants (ce qui la teinte de puérilité) ou dans les fictions télévisuelles et cinématographiques. Et ce n’est pas un hasard. D’abord parce que l’amitié est plus puissante que la loi étatique, et qu’elle permettrait, si elle était pratiquée plus largement, de remettre bien souvent en cause l’absurdité de l’État et des pouvoirs en place. Ensuite, parce l’amitié n’est pas une valeur de la société capitaliste. Sa bienveillance va à l’encontre de la concurrence. Elle déjoue les pièges du marché. Ces lois du marché, qui sont les lois de l’État moderne (qui postule le bonheur des individus à partir de la richesse économique), sont contraires à la pratique de l’amitié.

Mais revenons à l’amitié elle-même. Une grande question se pose souvent qui paraît faussement compliquée : quelle différence entre l’amitié et l’amour ?

La différence entre amitié et amour peut sembler confus ou poreux. Et il est certain qu’une proximité existe entre l’amitié et l’amour. Mais autant nous parlons, tu l’auras compris, d’une amitié infinie, autant il faudrait parler d’un amour total. Quand l’amour est violence, passion, qu’elle est l’énergie, comme disent Lucrèce et Dante,che move il sole e l’altre stelle(« qui meut le soleil et les autres étoiles »), l’amitié est ce qui stabilise, ce qui repose, ce qui apaise.

Alors tu seras peut-être d’accord pour dire avec moi que l’amitié est l’amour apaisé.

La grande différence entre amitié et amour, c’est que l’amitié est sociale, s’ouvre à l’autre, à tous les autres, tandis que l’amour est asocial. L’amour sépare, discrimine. C’est le lien privilégié et nécessairement exclusif entre deux individus (sinon on parle de « polyamour »). Longtemps considéré comme une maladie (et encore aujourd’hui à travers des chansons populaires – vox populi vox dei), l’amour est suprême, mais il est tragique. Tragique dans le sens où il est, quand il est véritable, impossible : c’est la consumation réciproque de deux êtres.

Beaucoup de personnes confondent les deux. Les amis jaloux confondent amitié et amour. Mais, encore une fois, cette confusion est compréhensible, à la fois parce que notre société n’encourage pas, comme nous l’avons dit, l’amitié (et on est souvent désarmé ou inculte par rapport à elle), mais aussi parce que les sentiments les plus intenses peuvent troubler l’entendement.

Ce n’est pas un hasard si l’amour et l’amitié ont – ou semblent avoir la même racine étymologique. Est-ce l’amitié qui donne son nom à l’amour, ou l’amour qui donne son nom à l’amitié ? À la Renaissance (mais Verlaine aime utiliser cette jolie formule qui s’est malheureusement perdue), l’amante, l’amant appelle son amour : « m’ami », « m’amie ». Mon ami, ma moitié. C’est la formule hypocoristique de l’amour confiant.

Pour exemple de cette limite étroite, parfois, entre amour et amitié, parmi les célébrités (qui ont cela d’intéressant non pas d’être célèbres mais de nous être accessibles par tout un matériau archivé), une des plus belles amitiés me semble être celle qui lia Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Outre la légende (qui a donné lieu à de mauvais films), outre l’entretien de l’été 1974, à Rome (Roma toujours…), ce sont les mémoires de Simone de Beauvoir qui nous renseignent, plus en filigrane qu’en pleines lignes, sur cette relation si chère. Je la crois, selon ce qu’on dit ici, tenir plus de l’amitié que de l’amour. L’une comme l’autre ont connu l’amour. Les fameuses amours américaines : pour Simone de Beauvoir Nelson Algren, Dolorés Vanetti pour Jean-Paul Sartre. La distinction d’adolescents premiers de classe mais un peu attardés, il faut bien le reconnaître (ils se rattraperont après 45), entre « amour nécessaire » et « amours contingentes », est bien romantique : il y a là une relecture de Baudelaire par deux bourgeois décadents parisiens de l’entre-deux guerre. Cet « amour nécessaire », qui demandera à être cultivé (plusieurs récits de Beauvoir évoquent autant les épreuves traversées, les bonheurs et les malheurs partagés), est une des plus belles amitiés qui se puisse imaginer, qui a sans doute existé. On confine à l’amour, mais l’amour demeure nécessairement physique. Je ne dis pas « sexuel », mais bien physique : un rapport au corps de l’autre. (Et c’est par là que je peux me tromper sur la nature du lien qui unit Beauvoir et Sartre, parce que la présence du corps de Sartre, dans La Cérémonie des adieux (1981), qu’on a beaucoup reprochée à Beauvoir, traduit peut-être non pas une impudeur – Beauvoir n’est-elle pas pudique ? – ou une quelconque indécence romanesque à la Zola, mais bien un rapport de Beauvoir au corps – malade, incontinent, bientôt putrescent – de Sartre : alors, peut-être, Beauvoir et Sartre réalisent l’amitié et réalisent l’amour, l’amour et l’amitié n’étant plus, entre eux, qu’un seul et même sentiment.)

À ce titre, j’ai toujours pensé que la question de la possibilité de l’amitié entre les femmes et les hommes, et plus largement entre des individus potentiellement attirés sexuellement, était également un faux problème. Entre femmes et hommes, la différence relève essentiellement de la société patriarcale : il faut la déconstruire (et cahin-caha c’est ce qui passe aujourd’hui). Ou tout simplement rester ouvert et bienveillant. Entre les gens qui pourraient s’attirer sexuellement, c’est toujours la même chose : une question de bienveillance envers l’autre. Écouter, et ne pas blesser.

Cela pourrait nous amener à nous demander quels liens unissent les gens ?Et qu’est-ce qui fait que l’amitié serait un lien supérieur aux autres ?

On pourrait ici reprendre à notre compte la distinction sartro-castorienne entre contingent et nécessaire : il y aurait des liens contingents et des liens nécessaires. D’un côté, le hasard des rencontres plus ou moins éphémères, de l’autre le déterminisme des circonstances. Nous avons tous les deux, Aïssa, ce penchant à être un peu mécanistes : nous savons que le hasard est un déterminisme qui n’est pas compris, clarifié ou énoncé. Ne serait-ce que par le fait qu’on fréquente les lieux qui nous correspondent socialement, on est enclins à rencontrer les gens qui nous ressemblent. On a tous des histoires incroyables de rencontres improbables.

Quand j’ai voyagé au Japon, j’ai croisé un ami de Lyon, que je n’avais pas vu depuis dix mois, au musée des Beaux-Arts de Tokyo. Mais est-ce vraiment si incroyable que ça ? Il aime l’art, il aime le Japon, moi aussi. J’ai appris à ce moment-là qu’il était, comme moi à l’époque, en couple avec une Japonaise. Nous étions tous les deux professeurs, nous nous sommes croisés l’été durant les vacances scolaires. On pourrait aller plus loin, mais l’idée est celle-là : en analysant le fait qui nous semblait improbable, nous nous rendons compte qu’il est en fait bien banal.

De même avec cette autre histoire qui m’avait beaucoup troublé à l’époque : à Barcelone, pendant l’absence d’une amie en voyage en Amérique du Sud, et en attendant la venue d’un Argentin qu’elle avait rencontré là-bas et à qui elle avait gentiment proposé de reprendre sa chambre, je la squattais. Avec les amis de la collocation, on passait nos nuits, naturellement, à faire la fête, souvent avec des gens qu’on ne connaissait pas, chez qui on dormait quand on n’était plus en état de rentrer ou qui dormaient à l’appartement quand ils ne savaient pas où dormir. Un matin, ou plutôt un midi, en parlant avec un gars qu’on avait accueilli la veille, on se rendit compte que c’était l’Argentin que notre amie avait justement envoyé chez nous ! Mais ni lui ni nous ne le savions avant le café du réveil. La probabilité peut paraître infime, et sans doute mieux aurait valu avoir une combinaison du loto. Mais à force de parler de cette histoire, nous nous sommes rendu compte que l’amie avait conseillé également à l’Argentin des lieux que nous fréquentions. Plus que les autres, il était avide de parler à tout le monde, parce qu’il était seul et qu’il avait l’entrain de la nouveauté. Nous, nous avions l’habitude de parler à tout le monde aussi. Le bar de chupitos était un bar minuscule, un long couloir où il n’y a la place que pour s’accouder au zinc. Nous aimions traînasser là des heures à nous enivrer aussi du manège des passages, contrairement à tous les autres clients qui buvaient leur shooter et s’en allaient. Finalement lui aussi est resté, parce qu’on parlait et qu’il n’avait rien d’autre à faire. Peu ou prou, même classe sociale, mêmes goûts d’ensemble (comme notre amie), mêmes adresses. La coïncidence perd alors beaucoup de sa magie.

De l’autre côté, il y a, dans les liens, un déterminisme plus commun. On se lie au quotidien par les échanges marchands : en faisant ses courses, avec la caissière, le caissier, avec la boulangère, avec le garagiste, la barmane, le barman et tous les plus ou moins habitués des cafés, et ainsi de suite. Bref, avec des gens qu’on voit régulièrement. Et puis, bien sûr, il y a le travail. C’est sans doute la première source de rencontres. Enfin (mais c’est le premier lien dans l’ordre chronologique), il y a la famille. Sur les liens de parenté, il y a trop de choses à dire, et beaucoup ont déjà écrit dessus. Claude Lévi-Strauss, Bourdieu, et les autres. Ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Mais le lien amical, selon moi, est supérieur à tous ces liens-là. Pour les premiers, cela peut sembler assez évident. Par rapport à la famille, cela l’est moins.

Le lien familial semble plus fort parce qu’il est imposé, si l’on peut dire, avant même la naissance : c’est dans la trame, dans la texture familiale que s’inscrivent toutes les naissances potentielles (qui ne se réalisent pas toutes). On pourrait ainsi dire que le lien familial est supérieur à celui de l’amitié. Mais cela dépend de la valeur qu’on accorde à la volonté. Si l’on préfère donner l’avantage au déterminisme, alors oui, le lien familial est supérieur au lien amical. Si l’on préfère penser que le choix, même conditionné (il n’existe pas d’acte totalement libre : l’assassinat a priori gratuit de Lafcadio dans Les Caves du Vatican qui pousse un étranger d’un train est conditionné par le principe qu’il veut se prouver à lui-même qu’il est libre), est plus noble, alors l’amitié est supérieure. Pourquoi plus « noble » ? Parce qu’il représente un potentiel de vie, une puissance de vivre plus grande : le choix est positif quand le déterminisme est négatif. Le choix est un « plus », il peut être une surprise, il est moins engoncé dans la gangue du destin. Ainsi l’amitié est supérieure à la famille en tant que la famille est imposée par le hasard – nécessité ou contingence nécessaire –, tandis que l’amitié est une préférence, une élection. La famille est forcée, mais on choisit l’amitié. Et si beaucoup de gens finissent par préférer la famille à l’amitié (combien d’amis disparaissent une fois mariés?), c’est qu’il est plus simple de se laisser aller à la passivité du lien familial qu’à l’exigence active du lien amical. Dès que le couple se sépare, les voilà qui rappliquent dare-dare : ils ont eux-mêmes honte de leur erreur.

De l’autre côté, il peut y avoir, au sein de la famille, une véritable amitié. Le lien qui unit des parents à leurs enfants devenus adultes, des frères, des sœurs, s’approche quelquefois davantage d’un lien d’amitié que d’un lien du sang. Confiance, franchise, connaissance de l’autre dans son évolution plutôt que comme un donné et un acquis. L’exemple le plus parfait est mythique : c’est Castor et Pollux. Ce n’est pas pour rien qu’ils apparaissent dans la célèbre chanson de Georges Brassens, Les copains d’abord, comme un des parangons de l’amitié : Castor et Pollux, en fait, sont des frères jumeaux (et même des triplets, avec Hélène), mais les épreuves guerrières les rapprochent plus que le lien du sang. J’aime enfin le subtil argument de Cicéron : même quand tout sentiment quitte la parenté, la parenté subsiste. En ce qui concerne l’amitié, les sentiments ne la quittent pas : car s’il n’y a plus de sentiments, il n’y aurait même plus lieu de parler d’amitié.

Plus encore, tu demandes comment naît l’amitié. On connaît toutes et tous cette fameuse phrase de Michel de Montaigne à propos de son amitié avec Étienne de la Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Autant Montaigne me semble un des penseurs les plus pertinents et les plus sages qui nous aient laissé une trace écrite, autant je n’ai jamais vraiment été séduit par cette formule. Outre qu’elle est trop rebattue, elle me semble surtout vide. L’amitié n’est pas une magie mystique, mais une affinité élective. Cette affinité est multiple : elle peut être de goût, de dessein, de désir. Elle est tout le temps une combinaison de tout cela. Il est possible de reconnaître la valeur d’une personne sans que l’amitié ne naisse, parce que les goûts divergent. La nature des rapports humains est sans doute infinie dans ses nuances. L’amitié élective est d’autant plus rare : on se laisse aller à un penchant, et on le cultive.

En ce qui concerne ceux qui prétendraient que l’amitié naît d’un manque, tu seras d’accord avec moi, je crois, pour affirmer qu’elle naît plutôt d’un surplus, d’une énergie excédante (j’ai presque envie de citer Georges Bataille et sa « part maudite », ce qui ne serait pas incongru). L’amitié ne vient pas de la faiblesse, du manque, de l’intérêt ou de la cupidité. On reconnaîtra aisément que ce n’est pas là de l’amitié. Autant la société ne se fonde pas sur un principe de rareté, autant l’amitié ne se fonde pas sur le besoin et l’indigence. Sinon ceux qui auraient le moins seraient ceux qui s’aiment le plus, or l’expérience prouve que ce n’est pas le cas.

On ne donne pas pour recevoir, on donne pour donner. L’amitié naît quand le don de soi, qu’on pratique le plus et le plus souvent possible malgré d’inévitables difficultés ou manquements (personne n’est jamais constamment au meilleur de soi-même), est reconnu par quelqu’un qui cherche à se donner tout autant. (C’est l’histoire, au passage, de cette merveilleuse amitié qui lie les personnages d’Henri Murger dans La Vie de bohème – 1847 – qu’a merveilleusement adapté au cinéma Aki Kaurismaki en 1992.)

L’amitié naît donc du don. Et si le don, nous dit Marcel Mauss, appelle un contre-don, ce contre-don n’est pas un équivalent exact, il n’est pas question d’un équilibre des comptes. Le don de soi désire un simple geste en retour, mais il ne lui est pas subordonné. Le don, même s’il appelle un contre-don, reste gratuit. Imposer une contre-partie transformerait le don en échange qu’on pourrait qualifier de « marchand ». Le don est un appel, mais le plus souvent, finalement, il ne reçoit aucun écho. Nous ne donnons pas pour recevoir. Nous donnons pour donner et, d’une certaine manière, plus nous donnons, plus nous nous sentons comblés. L’amitié, c’est donner le plus possible, et toujours plus. En donnant à un ou une inconnue, nous proposons une possibilité : qu’elle s’actualise ou non, cela ne dépend plus de nous. Et ce qui ne dépend pas de nous, nous n’avons pas à nous en inquiéter outre mesure : advienne ce qu’adviendra.

Plus encore : quand nous donnons, nous sommes plus liés à qui nous donnons que cette personne n’est liée à nous. Nous avons choisi, et d’une certaine manière elle subit. Nous créons pour nous-même, en nous-même, une affection pour l’autre, pour les autres. Et cette affection est une richesse. Car cette affection est un lien plus intense avec l’autre et le monde. L’intensité du lien est une intensité de vie. C’est la valeur de la vie. C’est en cela que donner enrichit.

Si je porte de l’attention à Vincent, ce n’est pas parce que j’attends en retour de l’attention de sa part. S’il est disponible, s’il en a envie, il me rendra peut-être cette attention. Mais ce n’est pas mon dessein initial : mon dessein est d’abord de mieux le connaître, et de lui paraître agréable parce qu’il est lui-même quelqu’un qui me plaît.

De la même manière, si je paie un coup à quelqu’un, je n’attends pas qu’il me paie un coup en retour. Cette pratique des tournées n’est parfois qu’un moyen d’entraîner les autres dans sa propre ivresse par peur de se retrouver seul saoul. J’offre un coup si la personne accepte, et je n’insiste que pour rompre la barrière des scrupules polis tout en prenant soin de m’arrêter avant de forcer la main. Un verre de plus est un moyen de prolonger une discussion. C’est une invitation. À prendre ou à laisser.

L’amitié pourra naître dans la reconnaissance réciproque du don.

*

L’amitié se cultive comme un jardin

Après avoir été question de la nature et de la naissance de l’amitié, si tu veux bien, voyons comment elle perdure. Même si elle peut naître d’un coup de foudre, l’amitié sera néanmoins longue à s’affirmer. Naissance et mûrissement vont de pair.

Ce n’est qu’en tête-à-tête que peut naître et mûrir l’amitié. Elle est lente. Elle est exigeante. Elle demande à connaître la sensibilité de l’autre, à apprendre à la ménager. C’est alors qu’on peut espérer créer une forme d’intimité à deux, qui ne sera jamais celle qu’auront les autres. Je n’ai pas le même rapport avec Joachim que celui que tu as avec lui. Ou lui avec toi ou moi. Ou toi avec lui ou moi.

Pour qu’il y ait un véritable sentiment d’amitié au sein d’un groupe, cette amitié en duo est un prérequis. Pour que le groupe soit soudé, il faut que chaque membre soit soudé personnellement avec tous les autres membres. L’amitié est une affaire de couple, avant d’être une affaire de groupe.

Mais il est difficile de cultiver de nombreuses amitiés. Question de temps. Même si les liens qui ont uni deux amis, quand ils ont été intenses, subsistent à travers le temps et l’absence, l’amitié nécessite un soin pour ainsi dire quotidien. Ou disons fréquent. Même si on ne se voit pas chaque jour, même si on ne se parle pas chaque jour, chaque jour cependant on pense à ses amis. Que fait-il ? Où est-il ? Est-il content ? Je lui raconterai ceci ou cela, cela l’amusera, ceci l’intéressera. C’est donc une présence constante, rassurante, encourageante, agréable. Une pensée douce jusque dans l’angoisse. Oui, l’amitié est une affection.

Mais surtout, tout le monde le sait, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de conserver une amitié tout au long de la vie.

Il en va des amitiés d’enfance comme de la famille : avant l’âge de raison, avant l’âge adulte, cette forme d’amitié est une contingence-nécessaire. Elle est conservée par habitude, ou par attachement à un passé irrévocablement résolu, perdu. La nostalgie – et même la peur semi-consciente, instinctive de la mort – rend presque obligatoire cette amitié. On voit des amis de longue date se retrouver par exemple une fois par an dans un gîte ou une semaine en vacances bien qu’ils se détestassent. L’amitié d’enfance a besoin d’être pleinement réaffirmée en connaissance de cause, et cultivée. Elle a presque besoin d’être arrachée à l’enfance pour s’imposer comme choix délibéré. Et une fois cette dialectique accomplie, si l’amitié d’enfance perdure à l’âge adulte, alors seulement ce sera une amitié plus solide dans les absences, et même dans les manquements.

Mais une amitié d’adulte, une amitié choisie, décidée, élue, nécessite une attention beaucoup plus aiguë. Les difficultés sont multiples : soit un ami déménage, construit une vie ailleurs, loin ; soit son style de vie change : un couple, un mariage, des enfants, un métier ; soit encore les positions politiques divergent ; les caractères se modifient, les envies s’opposent, les oppositions s’exacerbent. C’est ainsi qu’il y a une part indéniable d’aléatoire dans la conservation de l’amitié. Mais c’est justement cette part d’aléatoire, qui est le lot courant de la vie, qu’il faut surpasser. Car une vie molle – je crois que tu seras d’accord avec moi – est une vie pauvre.

On peut, pour s’amuser, proposer quelques qualités, quelques pratiques, quelques attitudes qui permettent de cultiver l’amitié et, comme le vin, la bonifier.

Être prévenant. Devancer les besoins des amis. Ne pas faire sentir les services rendus, ne pas rendre redevable ses amis. Tout en leur donnant le plus possible. Montrer de l’entrain et éviter les hésitations dans les engagements pour eux. Surtout, non seulement oser, mais se sentir tenu de donner son avis sans craindre que cet avis ne soit pas celui attendu.

Les premières te sembleront, je crois, assez évidentes. En ce qui concerne la franchise, la question est plus ardue. Car la franchise peut entraîner bien souvent des conflits, jusqu’à la rupture.

Un de nos amis me raconta une fois l’histoire d’un de ses amis à lui qui avait trompé sa compagne, mère de ses enfants, avec la future épouse de son ami d’enfance. Situation on-ne-peut-plus banale et déplorable. Cette femme, me dit-il avec une pointe de misogynie intégrée, a toujours été volage. Son ami, en se confiant à lui, cherchait la complicité, et même à justifier sa faute, ou du moins à la minimiser. Il lui a été répondu que c’était bien sale de sa part. Cette réponse crue et franche l’a désarçonné. Vraiment ? Une telle réponse le décevait de sa part, lui qu’il croyait au-delà du bien et du mal, de la morale et de la moraline. Gêné d’avoir fâché cet ami qui lui confiait un lourd secret, notre ami commun voulut dulcifier la situation, et lui expliquer sa réponse. Sa réaction semblait « décevante » en ce qu’elle ne répondait pas à une attente. Mais elle ne l’était pas à ses yeux parce qu’elle était franche, et donc loyale. La plus franche, la plus loyale, bref la plus amicale des réponses… Mais cette explication ne permit pas de calmer les esprits du confident qui endura en plus du poids de sa faute, le poids de l’avis de son ami dont il espérait l’absolution.

À mon avis, notre ami aurait dû être plus délicat. Sa franchise a paru trop brutale et cette brutalité a fait écran à la tendresse infinie qu’elle contenait. Pour ce qui est de ce qu’a fait l’autre, je crois que nous serons tous les trois d’accord : c’est typiquement ce qu’on n’inflige pas à un ami, si l’on tient à lui, s’il y a vraiment de l’amitié. Non pas qu’on ne « touche » pas à la femme d’un ami par je-ne-sais quel impératif moral ou code idiot de l’honneur, mais simplement parce que cela blesserait l’ami. Et en blessant l’ami, on se blesse soi-même, revers du « en étant bienveillant, on s’enrichit ». Cela a déjà été prouvé. Si cette situation sordide d’infidélité conjugale doublée – ce qui est plus grave, nous l’avons dit – d’un bafouement amical a été possible, c’est selon moi qu’il n’y avait pas vraiment d’amitié. Comme je l’ai précisé, l’ami trompé était un ami d’enfance. Voilà ce qui renvoie à ce que j’en ai dit.

Il y a plus que la franchise, il peut y avoir aussi une forme d’impériosité dans l’amitié. Tu fronces le sourcil. Qu’est-ce cela veut dire ? Au-delà même de la franchise, l’amitié peut s’avérer rigoureuse, et même parfois, selon les situations, impérieuse. L’amitié n’impose pas l’obéissance, mais l’ami étant la moitié de nous-même, il doit avoir sur nous, en certains cas extrêmes, la force de notre propre jugement, la force de notre propre aliénation. S’aliéner soi-même est plus grave que s’aliéner à l’ami.

Si quelqu’un décide, aveuglé par je ne sais quelle drogue, par des excès qui l’ont usé ou enfoncé dans une pusillanimité honteuse, de faire un choix tout à fait contraire à son bien-être, et que dans une ultime lueur de raison, il s’en remet à un ami, celui-ci aura le (osons le mot) devoir de décider pour lui. Si l’ami est un danger pour lui-même, s’il devient fou (tout le monde est fou, nous sommes d’accord, mais il n’est pas rare que certaines personnes soient prises, dans notre société disjonctive, de terribles « bouffées délirantes »), nous ne pourrons pas le laisser ainsi… Mais ces situations sont heureusement extrêmes et rares.

L’amitié peut donc amener parfois des souffrances. Mais ce sera encore cultiver les bienfaits. Non pas que tout mal aboutit à un bien supérieur, mais il est impossible d’échapper aux maux et l’amitié, nous l’avons dit, a cette franchise de ne fermer trompeusement les yeux devant rien.

J’espère que tu me permettras une courte digression qui profitera – je l’espère aussi – à notre propos. Elle commence par une lapalissade : la douleur est une part de la vie qu’il est vain de vouloir abolir. Rien n’est plus méprisable que ces « coachs de vie » qui jouent sur la faiblesse pour grappiller de l’argent. Ils prétendent qu’on peut vivre toujours heureux, que c’est là le « vrai sens » de la vie, que de tout mal naît un bien, et on croirait entendre, avec moins de finesse encore, le maître de Candide. En fait, leur position est plus pernicieuse et plus dangereuse qu’il n’y paraît. Parce qu’en s’attaquant à la peur de la peur, ils s’attaquent à l’angoisse fondamentale qui nous ronge. Cette angoisse existentielle qui nous fait entrevoir que tout est fondamentalement absurde, qu’être ivrogne ou président, c’est la même chose, qu’il n’y a pas de transcendance extérieure à l’humanité, qu’il n’y a rien qui nous légitime. Mais ce sentiment de l’absurde aboutit, aussi bien chez Camus que chez Sartre, à un engagement envers l’autre. Cet engagement envers l’autre, tu l’auras compris, c’est ce qu’on appelle ici l’amitié – l’amitié élective. Or, balayer du revers de la main, ou en invoquant un dieu, ce néant qui ne peut être supporté que dans le lien à l’autre, c’est rendre inutile ce lien à l’autre. On préférera un dieu plutôt qu’un humain, qu’on tuera sans hésitation. On préférera de l’argent (la Valeur) plutôt que des inconnus qu’on laissera trimer dans des usines au Bangladesh qui, de temps en temps, manque de chance, s’écroulent sur eux. On continuera à croire aux pires mensonges qui imposent des lois autoritaires au nom soi-disant de notre bien et du bien collectif.

Certes, admettre que les maux sont inéluctables n’aboutit pas logiquement à combattre les maux. Un sentiment de résignation peut nous écraser. Mais cette résignation n’est possible que dans deux cas : le premier, c’est celui qu’on vient d’évoquer d’un lien transcendant supérieur au lien qui nous unit aux autres (« s’en remettre à Dieu » ou à l’État) ; le second, c’est l’occultation volontaire de ces maux. Car qui voit souffrir et ne croit pas à une légitimité supérieure de cette souffrance (que de cette souffrance naîtra un bien : un meilleur avenir politique, un paradis dans l’au-delà, etc.), sera scandalisé par cette souffrance et ne pourra pas l’accepter. Il n’aura pas le choix de la résignation. À peine pourra-t-il même côtoyer des gens qui ne sont pas scandalisés : mais plus volontiers, il fréquentera des gens qui le seront. On peut dire, ne penses-tu pas, que, sans les haïr, on méprisera ces gens qui ne regardent que ce qui les intéresse, qui sont incapables de bienveillance mais très capables au contraire de commettre les pires saloperies comme par négligence ?

L’amitié peut donc faire souffrir, et ce n’est pas une cause de rupture d’amitié. Si cette souffrance nous enrichit et nous encourage à être meilleurveillants, c’est une souffrance qui nourrira l’amitié.

Cependant, l’amitié sera plus volontiers douce, agréable, aimable, et même voluptueuse. Car il est doux d’échanger dévouements et services. Les reproches eux-mêmes seront toujours adressés avec précaution et bienveillance. Et si les conseils les plus avisés, les plus vérifiés par l’expérience ne sont pas écoutés, c’est qu’il faut désespérer de la personne qu’on considérait peut-être à tort comme un ami.

Ce qui fait le prix de l’amitié, c’est aussi cela : qu’elle peut avoir une fin. Pour le dire autrement, l’amitié est d’autant plus précieuse qu’elle est fragile et délicate. Parfois le temps et la négligence suffisent à dénouer une amitié. Parfois ce sont des actes, des actions, des demandes déplacées qui séparent les amis. Il serait un peu fastidieux de passer en revue tous les motifs de brouille. Mais il y a cependant, parmi eux, un motif qui mérite qu’on s’y attarde : demander de mentir.

Des amis peuvent en effet nous demander de mentir, de les couvrir, pour une raison ou pour une autre. Quand le mensonge est bénin, peu importe. S’il permet de les tirer d’une mauvaise passe administrative, vis-à-vis de la police, de la justice, de l’État, ou de tout autre institution et de ses sbires, alors le mensonge est pour ainsi dire un devoir de l’amitié. Mais quand il s’agit de mentir à une tierce personne qu’on connaît également, la situation est plus problématique. Sans évoquer d’impératif catégorique qui n’a pas lieu d’être, un ami ne nous mettrait pas dans une situation dans laquelle nous ne voudrions pas mettre les autres et il ne nous mettrait pas non plus dans une situation qui pourrait faire souffrir à la fois une autre personne qui n’a rien demandé, ni nous-même. Ce serait bafouer l’amitié que d’imposer à l’ami de soutenir un mensonge qui le dégoûtât. C’est pourquoi aussi l’amitié, comme il a été dit au début, ne peut vraiment exister qu’entre les gens bienveillants. On peut demander à un ami de nous appuyer dans une entourloupe, dans un délit, dans un crime même, mais on ne lui demande pas de nous soutenir dans un acte honteux.

Cela ne veut pas dire que l’amitié est morale, ou moralement liée à ce qui s’appellerait le « Bien » et qui est une chimère. Car l’on trouverait, si l’on veut, des amitiés du « Mal », et elles sont peut-être encore plus spectaculaires : les amis ne conservent qu’entre eux les liens les plus francs, et renient le monde. Ils sont seuls contre tous. Pour tout un faisceau de raisons concordantes, ils s’inscrivent, à deux ou plus, en porte-à-faux avec la société. Cela peut être épique, et cela peut être tragique, comme dans les films de gangsters (ce qui, par ailleurs, révèle quelque chose de notre société), mais cela peut être aussi simplement discret. C’est l’amitié qui unissait, dans l’ombre, certains libertins érudits au XVIIe siècle. Mais il reste difficile, dans n’importe quel art, de trouver des occurrences satisfaisantes d’une amitié du « Mal ». Ce n’est pas qu’une question d’édification morale : entre deux hommes malhonnêtes, comme nous l’avons déjà évoqué, l’amitié est difficile parce qu’il n’y a pas de confiance possible. C’est ce que dépeint avec une naïveté souvent comique de grosses productions américaines.

L’amitié peut se régénérer. Nous avons parlé du délitement ou des ruptures de l’amitié, mais les réconciliations sont également possibles, quoique plus rares. Un ami longtemps perdu de vue peut ressurgir. Puisque les gens ne sont pas parfaits, que la sagesse est un mythe, que tout le monde est fou, que tout le monde fait donc souvent n’importe quoi, ce serait à la fois finir seul et se tromper soi-même (par vanité de croire que nous sommes meilleurs que les autres) que de refuser ou de retirer notre amitié à des amis qui nous ont menti, trompé ou demandé de le faire.

Nous parlons ici de femmes et d’hommes de chair et d’os, et avec beaucoup de névroses dans un monde où la compétition est la norme, où on laisse crever au milieu des mers des gens qu’on a réduits sciemment à la misère, où les pires pourritures sont élues démocratiquement, où l’on minimise et rejette comme bien vieilles les exterminations de l’Histoire qui ont eu lieu hier, où on s’indigne pour des faits spectaculaires sans prendre la peine de se renseigner finement, où l’inconsistance est la norme et la loi, où malgré tout on se permet encore de faire la leçon aux autres en croyant que la situation changera par un simple petit papier dans une urne sans fond… Vraiment, si on ne pardonnait même pas à nos amis, autant se jeter directement sous un train (ce n’est pas la plus honteuse des morts). Par-donner, c’est encore donner, et le don, nous l’avons dit, est à la base même des rapports entre les êtres.

Et puis l’amitié se renforce des épreuves surmontées, à condition que ces épreuves soient réellement surmontées : une fausse réconciliation finit toujours par gangrener, les amertumes acides finissent par tout ronger. Il s’agit donc de surmonter des épreuves extérieures, aussi bien que des épreuves intérieures et même intimes. L’amertume est en nous, et c’est à nous de la supporter.

Pourtant il est des amitiés qui meurent. Alors laissons-les mourir. Nous mourrons tous et tout meurt, du reste.

Mais il n’y a rien de plus idiot, de plus honteux que de se faire ennemi avec un ancien ami. Si quelqu’un nous a offensé, mieux vaut découdre que de déchirer : pour rendre hommage à l’amitié d’autrefois, il faut laisser toute la responsabilité à qui s’est mal conduit, sans lui en vouloir outre mesure.

Je ne crois pas, pour notre part, Aïssa, que nous puissions nous froisser. Nos liens sont plus ou moins serrés selon les époques, mais rien dans nos discussions ne pourra nous séparer. Au contraire, c’est parce que nous aimons aller le plus loin possible dans l’expression de nos idées et dans l’analyse des faits, et dans la connaissance sans concession mais sans malveillance des humains, que nous nous apprécions. Nous avons le recul nécessaire, ce qu’il faut de pyrrhonisme. Tout en ayant bien conscience que certaines choses sont intolérables. Et puis, qu’y a-t-il d’assez sérieux dans des idées pour pouvoir se froisser ? Mourir pour des idées, rien n’est plus sot. On peut certes se tuer pour la réalité d’actes commis, mais pas pour des idées abstraites et invérifiables. On peut croire (nous croyons tous en des choses indémontrables, bien qu’on en ait), mais on ne peut pas croire que ces croyances soient universelles.

*

Conclusion

Tout ce qui a été écrit vient de l’expérience, et non pas de principes. Le plus passionnant reste d’envisager les situations particulières. Chacune de ces situations, si nous voulions en rendre compte, remplirait des livres entiers. Oreste et Pylade, les trois mousquetaires, Deleuze et Guattari. La sororité, dont Chloé Delaume fait généreusement l’éloge. Ainsi de suite. Mais mieux vaut les vivre que les écrire. C’est pourquoi, aussi, ce petit traité est court. Il s’arrête là où tout commence : il n’est finalement qu’une préface. Ou mieux : il n’est qu’une récréation. Un modeste cadeau pour toi.

Audre Lorde

Eclipse de lune

16 août 1989

La nuit dernière j’ai regardé la lune disparaître
devenir une lueur sombre et opalescente
je ne pouvais pas croire ce qui était en train d’arriver
même si je voyais le changement sous mes yeux.

La première fois que je t’ai rencontrée
nous sommes restées assises toute la nuit à lire
l’une pour l’autre nos poèmes les espoirs du matin
nous suivirent le long de Cole Street
bavardant comme une volée d’abandons.

Tu as traversé nos meilleures années
comme un fil conducteur vivant
entre paradis et enfer
à la guerre Être sœurs
n’est pas toujours facile
mais ce n’est jamais fade.

Je ne peux pas croire que tu as disparu
de ma vie
Alors ce n’est pas vrai.

*


Ovide | Tristes

Composé et publié entre 9 et 12.

Livre I

1 – À son livre.

2 – La tempête. Écrit en mer ionienne.

3 – La dernière nuit romaine. Le départ déchirant.

4 – La tempête. Poème court. Écrit en mer ionienne.

5 – A un ami. Compare son sort à Ulysse. Suite d’arguments.

6 – A sa femme. Éloge.

7 – A un ami (Hygin?). Sur ses poèmes. Des vers pour le livre I des Métamorphoses.

8 – Sur son malheur. Renversement cosmique. Indications autobiographiques.

9 – A un orateur. Sur l’abandon des amis. Sur les débuts prometteurs de cet orateur.

10 – Ode au navire. Écrite sur l’île de Samothrace.

11 – Au lecteur. Ecrite pendant la navigation sur le Pont-Euxin. Rappelle les conditions difficiles d’écriture de ce premier livre. Appel à la bienveillance

Livre II

Poème unique (578) – Sur les causes de son exil (sa poésie). Demande la clémence d’Auguste. Parle des Métamorphoses. Sur sa culpabilité (« pourquoi ai-je rendu mes yeux coupables ? ») : possibilité d’avoir vu ou assisté à quelque chose d’interdit. Sur Livie. v.207 « Deux fautes m’ont perdu : mes vers et mon erreur » (« carmen et error »). Sur L’Art d’aimer, se défend. Catalogue des classiques.

Livre III

1 – (82) Le livre se promène à Rome : description de la ville.

2 – (30) Arrivé à Tomes, lamentations, rigueurs du lieu, appel à la mort.

3 – (88) à sa femme. Sur l’eau qui le rend malade. Demande à sa femme de ramener ses os à Rome.

4 – (46) Appel à fuir l’éclat. Thème de l’aurea mediocritas (Horace, od. 2, 10 ; Sénèque, Phaed., 1123-1140). « Bene qui latuit bene uixit » (v.25).

4b – (32) Phaéton. Regrets de Rome : sa maison, sa femme, ses amis.

5 – (56) à Carus, poète (peut-être), qui l’a défendu après son départ. Revient sur les raisons de son expulsion : « parce que mes regards ont vu inconsciemment un crime ».

6 – (38) Ami très proche (Curtius Atticus?), belle déclaration. Revient sur son « crime ».

7 – (54) à Périlla, élève (fictive?) d’Ovide, peut-être grecque. Sur ses talents, et la poésie.

8 – (42) Demande à Auguste le droit de revenir. Ou, du moins, de changer de lieu (42).

9 – (34) Les fondations grecques du Pont-Euxin, Médée qui y dépeça Absyrtos : Tomis>tomè, « coupure ».

10 – (78) L’hiver à Tomes. Composée pendant l’hiver 9-10.

11 – (74) Contre le personnage qu’il nomme « Ibis » qui cherche à spolier ses biens.

12 – (54) Avril 10. Printemps après l’hiver : descriptions. Craint d’y mourir.

13 – (28) Anniversaire.

14 – (52) à Hygin. Sur la mise en ordre de ses livres. Difficulté de l’expression due à la langue barbare (prône la pureté linguistique).

Livre IV

1 – (106) Les défauts du livre. La poésie comme consolation aux chagrins. Amour de la poésie. Participe à la protection militaire du camp (v.70). L’autodafé de ses livres.

2 – (74) Sur la campagne de Tibère pour venger la défaite de Varus en 11. Imagine le triomphe qu’il y a aura à Rome, sans lui.

3 – (84) à sa femme qu’il imagine affligée comme les héroïnes mythiques. Elle sera louée comme elles.

4 – (88) à M. Valérius Messalla Messalinus, fils du mécène d’Ovide et des lyriques. Pour changer de pays.

5 – (34) à M. Valérius Maximus Cotta. Éloge de courtoisie et vœux de bonheur.

6 – (50) Sur le temps qui habitue, mais abîme aussi. Finit sur sa souffrance.

7 – (26) Reproches à un ami qui ne lui écrit pas.

8 – (52) Sur la vieillesse.

9 – (32) Contre Ibis (?)

10 – (132) autobiographie. Amitié avec Macer, Properce, Horace, Bassus (42-54)

Livre V

1 – (80) Au lecteur, composé en 12. Sur sa poésie qui a changé de genre et n’est plus badine. Regrette leur qualité. La poésie est le seul moyen de vivre encore un peu à Rome…

2 – (44) A sa femme. Quelques reproches sur sa négligence, notamment pour changer de lieu d’exil. Se sent abandonné.

2b – (34) Prière à Auguste.

3 – (58) Les Liberia : 17 mars. Fête de Bacchus-Liber. Lui demande de le libérer…

4 – (51) Lettre à Curtius Atticus. La lettre est personnifiée et raconte le chagrin d’Ovide, puis s’adresse à l’ami.

5 – (64) Sur l’anniversaire de sa femme. Mais revient sur son cas.

6 – (46) Reproche à un ami (M. Aurélius Cotta Maximus) de l’abandonner (« Tu quoque… »).

7 – (68) Ovide a appris le gète. À un ami. Description du peuple et de la région. La poésie comme occupation et consolation.

8 – (38) Contre Ibis.

9 – (38) à M. Aurélius Cattta Maximus (ou Celse?). Gratitude.

10 – (52) 3 hivers. Le Danube gelé. Dangers du pays. Demande de changer de lieu d’exil.

11 – (30) à sa femme qui a été appelée « femme d’exilé » (« exulis uxorem ») alors qu’Ovide est « relégué ».

12 – (68) à un ami qui lui demande d’écrire, répond que c’est difficile : « Difficile est quod, amice, mones, quia carmina laetum / Sunt opus et pacem mentis habere volunt. »

13 – (34) Sur sa mauvaise santé à cause du froid.

14 – (46) à sa femme, qui sera célèbre grâce au talent du poète (qui ne dit pourtant jamais son nom). L’enjoint à la fidélité.

*

Husserl | Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I)

Edumund Husserl | 1859 (Prossnitz) – 1938 (Fribourg)

Formation mathématique.

Veut élaborer la philosophie comme science pure par la méthode phénoménologique.

Décrit comment la pensée et ses objets se donnent essentiellement, en mettant de côté, par l’épochè et la réduction phénoménologique, ce qui est accidentel et empirique.

Met en évidence l’intentionnalité de la conscience

critique le psychologisme

analyse, à la fin de sa vie, la crise des sciences européennes, qui ont abandonné leur ancrage philosophique.

Influencé par les mathématiciens Karl Weierstrass et Leo Königsberger,

les philosophes Franz Brentano et Carl Stumpf.

1901 – Recherches logiques

1911 – La Philosophie comme science rigoureuse

1911 – Idées directrices pour une phénoménologie pure (Ideen)

1929 – Méditations cartésiennes

1935-7 – La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (Krisis)

*

Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I)

(1911)

Tournant majeur du XXe siècle = prolongé par Fink, Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre, Levinas…

= met en place les fondements de la phénoménologie comme science des essences des phénomènes se manifestant à la conscience. (comme science rigoureuse)

La phénoménologie est donc une eidétique (= qui concerne l’essence générale des choses et non leur existence ; qui fait abstraction de l’existence des choses pour mettre en évidence leur essence.)

Cette eidétique a pour but une élucidation totale de la conscience.

= montrer le déploiement de la phénoménologie de la réduction transcendantale jusqu’aux problèmes de la constitution [de l’objectivité?] (cf Ideen II)

3 points fondamentaux :

1. méthode de la réduction phénoménologique = systématise l’entreprise cartésienne du doute, méthode supposant une double lecture de l’oeuvre husserlienne, à la fois découverte de résultat et validation de ce résultat par réflexion intuitive ;

2. possibilité d’une fondation de la vérité par intuition immanente d’états de conscience révélés par une simple description eidétique selon l’évidence, la philosophie justifiant alors sa position de science architectonique ;

3. ouverture pour la philosophie de tout un vaste champ de recherche portant sur l’ontologie (Heidegger, Sartre, Michel Henry), le temps (Heidegger, Husserl), la perception (Merleau-Ponty).

*

Qu’est-ce que la phénoménologie ?

= science nouvelle, distincte de la psychologie, qui a pour but de décrire les phénomènes apparaissant à la conscience non selon leur caractère factuel, mais selon leur essence (eidos).

Science a priori, elle se constitue à partir de la réduction transcendantale (épochè) des phénomènes présents dans l’attitude naturelle : cette attitude naturelle est un réalisme naïf.

§1 – L’attitude naturelle présente les événements du monde comme des faits.

§2 – à chacun d’eux, se rattache une essence.

§3 – le fait est susceptible d’une intuition empirique,

l’essence est susceptible d’une intuition eidétique,

les deux intuitions sont reliées par une relation eidétique.

§4 – toutefois l’essence peut être connue indépendamment du fait.

§5-6 – il est possible eidétiquement de procéder à des distinctions conceptuelles pour déterminer a priori les caractéristiques des sciences.

§7-8 – Toute science qui étudie les faits est expérimentale et elle n’acquiert son objectivité que grâce à une eidétique qui seule peut la fonder en ce domaine.

§ 9 – Les distinctions conceptuelles opèrent au sein de différents domaines eidétiques (appelés régions), qui correspondent aux diverses sciences expérimentales.

§10 – Les régions s’envisagent soit du point de vue :

– de leur contenu (caractère matériel) ;

– de la forme.

§12 – Sous l’aspect de la forme, s’articulent des concepts généraux logiques : les catégories.

Sous lesquels se subsument diverses espèces eidétiques.

§14-16 – A chaque région correspond une ontologie qui peut, elle aussi, être envisagée soit d’un point de vue formel, soit d’un point de vue matériel.

§13 – Les essences qu’on considère sont soit abstraites (dépendantes d’autres essences auxquelles elles renvoient), soit concrètes (indépendantes d’autres essences).

Chaque essence, en son niveau, est objet d’une branche de la phénoménologie.

§17 – Les distinctions logiques délimitent différents domaines eidétiques qui déterminent chacun des régions ontologiques bien spécifiques.

(= la phénoménologie voit ainsi son champ prendre de l’ampleur.)

Positionnement de la phénoménologie

§19-21 – par rapport aux autres doctrines philosophiques.

§22 – son caractère novateur tient dans l’intuition des essences qui sont donc susceptibles d’être saisies directement.

= il faut parler alors d’idéation (acte donateur originaire) dont le principe est :

« Toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s’offre à nous dans « l’intuition » de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors » (p.43-4).

§25-26 – Par son caractère a priori et apodictique, la phénoménologie semble donc se rattacher aux autres sciences eidétiques telles les mathématiques

mais ces dernières sont dogmatiques, tandis que l’attitude phénoménologique est critique.

(La phénoménologie, bien que guidée par l’idée d’une mathésis universalis, peut prétendre à fonder toutes les sciences eidétiques).

Le champ phénoménologique

La méthode de l’épochè

§27 – Dans l’attitude naturelle, nous nous saisissons dans un rapport avec un monde tant choisi que symbolique.

§28 – Toute activité de notre conscience – tout cogito – se réfère à ce monde.

§29 – C’est dans ce monde que s’inscrit l’intersubjectivité.

§30 – La thèse de l’attitude naturelle consiste à affirmer la réalité de l’existence du monde.

Le monde devient norme de référence pour toutes les sciences qui s’appuient sur lui.

Or cette positionalité des sciences classiques ne peut se maintenir objectivement.

§31-32 – Car il est possible de douter de l’existence du monde.

La thèse de l’attitude naturelle peut donc être suspendue.

Sur cette possibilité se fonde l’épochè phénoménologique

= nous pouvons suspendre tout jugement d’existence quant à l’existence des choses du monde.

Cette « mise entre parenthèses » modifie tant l’attitude naturelle que les sciences qui se fondent sur elle.

§33-34 – On s’aperçoit alors que cette modification n’altère pas le flux de la conscience.

Ce flux se compose de différents vécus qui s’articulent les uns avec les autres et donnent à la conscience toute sa richesse.

Ce flux, en chacun de ses moments, constitue le champ de la recherche phénoménologique

d’un point de vue eidétique (§34).

§35-38 – En ce cas, une détermination eidétique de l’unité de la conscience est nécessaire

= elle se caractérise comme activité intentionnelle (§35-36)

cad comme visée des vécus autant que de ses modes opératoires propres, selon une perception immanente.

§39 – Cette première détermination de la conscience mène à un problème essentiel :

quel statut donner à la conscience, autre que celui fourni par l’attitude naturelle, celui d’une simple interface entre un monde réel et le moi ?

= la conscience est-elle un champ réel d’investigations eidétiques ?

§40-6 – Or nous voyons que ce qui se donne par intuition immanente et immédiate à la conscience donne la réalité même de la chose, de manière absolue et indubitable.

Cette évidence eidétique s’oppose au caractère douteux du champ transcendant à la conscience (monde naturel).

Seul le champ eidétique et transcendantal de la conscience peut offrir une certitude apodictique.

La conscience se présente donc comme objet réel de recherche.

§47-51 – L’objectivité de la conscience pure réside dans le fait qu’elle résiste à la suppression en pensée de l’existence du monde naturel. (§49)

Cette absoluité fonde toute objectivité et toute nécessité eidétique des faits naturels.

La conscience est donc constituante.

§52-54 – Nous devons donc rejeter 2 conceptions scientifiques issues de l’attitude naturelle :

– la conception physique qui s’autoréfute en recherchant un substrat au-delà des phénomènes naturels alors qu’elle part d’eux pour s’établir (§52) ;

– la conception psychologisante de la conscience qui ne peut offrir aux vécus de conscience une unité eidétique en traitant les phénomènes de conscience comme une multiplicité naturelle sans cohésion objective (§53-4).

§55 – La conscience pure est donc le seul absolu constituant la réalité dans son objectivité et sa nécessité.

= Mais comment parvient-on exactement à cette conscience ?

La réduction phénoménologique admet plusieurs degrés.

§56 – elle élimine les sciences fondées sur l’attitude naturelle ;

§58 – la transcendance divine ;

§59 – la logique pure qui ne peut aider la phénoménologie à se fonder ;

§60 – les eidétiques matérielles dont les essences sont transcendantes à la conscience.

= ces différentes réductions laissent intact le moi pur, coprésent à tout vécu immanent de csce (§57)

et permettent par là de préserver la pureté du champ phénoménologique (§61).

§59-62 – La phénoménologie se dévoile à nous comme la description des vécus immanents de conscience,

première science autofondatrice pouvant jouer le rôle de critique auprès de toutes les autres sciences eidétiques.

Les problèmes phénoménologiques

§63 – La phénoménologie se voit ainsi privée de toute aide des traditions antérieures.

§64 – Le phénoménologue doit s’exclure de la recherche pour préserver la pureté du champ transcendantal.

= La science phénoménologique doit donc s’élucider dans un perpétuel mouvement de retour sur soi.

Première conséquence : il faut préciser son objet.

§67-69 – Il est le donné immanent de la conscience, donné qui peut s’offrir plus ou moins clairement et qui pour cela est susceptible d’une clarification progressive.

§70 – Dans cette clarification, la perception (comme donation originaire des essences) et l’imagination (comme présentification libre des essences) jouent un rôle fondamental.

Seconde conséquence : en quoi diffère-t-elle des autres eidétiques ?

§71-5 – La mathématique peut nous aider à le comprendre : elle est une eidétique, mais qui traite hypothético-déductivement de ses objets à partir d’un petit nombre de concepts exacts (ses axiomes).

En revanche, la phénoménologie décrit les vécus de la conscience pure, mais en regard de la diversité infinie de ces vécus, ne pouvant se contenter d’utiliser un petit nombre de concepts exacts.

§76 – cette difficulté inhérente à la phénoménologie incite à déterminer les grands thèmes selon une spécification plus générale, qui est donnée par la réflexion.

§77 – en effet, la réflexion est l’opération qui découvre les vécus et qui elle-même peut se présenter comme tel.

§78 – La réflexion consiste à se détourner d’un objet intuitivement saisi pour se diriger vers la conscience qu’on en a.

Elle regroupe donc tous les modes de saisie des essences.

§79 – Opérant sur le plan eidétique, c’est elle qui fonde toute introspection psychologisante

§81-2 – et qui dégage le moi pur, unité des actes opérés sur les vécus qui s’inscrivent dans une double temporalité phénoménologique,

§83 – et une unité idéelle.

§85 – S’ajoute à cela que la réflexion, en tant que visée, pose l’intentionnalité comme thème capital de la phénoménologie selon la distinction ontologique entre matière et forme.

§86 – La phénoménologie se définit ainsi comme phénoménologie transcendantale, science qui étudie la constitution de l’objectivité en unités au sein de la conscience transcendantale.

La structure duelle de la conscience : noèse et noème

§88-90 – La conscience transcendantale regroupe différents types de vécus qui possèdent tous une structure noético-noématique.

La noèse est l’aspect intentionnel du vécu de conscience,

le noème (son corrélat), visé par la noèse, est une structure « feuilletée », organisée autour d’un noyau objectif de sens.

§91-92 – Cette structure duelle se retrouve suivant les différentes modifications attentionnelles considérées…

§92-95 –…et à chaque « étage » de la conscience.

§97 – Comment le noème s’inscrit dans les vécus de conscience puisque c’est lui qui, par son noyau noématique, semble fonder leur objectivité.

= pour cela il faut préciser le statut du noème.

Le noème est un moment non réel du vécu de conscience obtenu par l’épochè (suspension du jugement).

§98 – Dépendant de la noèse, dont il est le corrélat, il possède sa structure unitaire propre.

4 dimensions néomatiques existent, chacune capable de complexification à des degrés différents.

1. dimension de présentation et de présentification (§99-101)

2. dimension de croyance (doxique) impliquant différentes modalités ontologiques (§103-5)

3. dimension de négation ou d’affirmation qui opère sur les modalités doxiques (§106-8)

4. dimension de la modification de neutralité qui consiste à suspendre tout positionnement doxique (§109-114).

à travers ces analyses, nous découvrons que le noème n’est pas déterminé par la noèse

bien qu’il lui soit parallèle, mais qu’il se révèle à partir du regard porté (moment noétique)

sur l’objet obtenu par réduction phénoménologique (§108).

§113-7 – La conscience se dévoile en conséquence comme conscience positionnelle

– suivant l’actualité (présence effective du vécu de conscience)

– suivant la potentialité (présence simplement possible du vécu de conscience).

Pour ces 2 caractères, la conscience se répartit soit en actes opérés (actualité), soit en amorces d’actes (potentialité).

+ le fait que la noèse produit des modifications qui induisent des degrés supérieurs de conscience.

§116 – Tout vécu est positionnel et peut servir de fondement à d’autres vécus de degrés supérieurs.

§117 – degrés supérieurs qui délimitent de nouvelles régions ontologiques, et de nouveaux corrélats noématiques.

Ces nouveaux degrés supérieurs de la conscience sont :

– les synthèses de conscience (§118-123) ;

– la couche noético-noématique du logos, cad de l’exprimer (aspect noétique) et de l’expression (aspect noématique) (§124-127).

§124 – Cette dernière couche montre que tout vécu d’un point de vue formel s’inscrit sous la logique.

Celle-ci étant une expression, la prétention de la phénoménologie à se fonder est légitimée.

Esquisse de la constitution de l’objectivité : raison et réalité

Quelle relation du noème à l’objet ?

§128-131 – Le noème a été jusqu’ici considéré comme sens et suivant ses différentes modifications.

Il faut maintenant le saisir en tant qu’il est le fondement de l’objectivité.

Or nous pouvons remarquer que le noème comporte une certaine forme d’intentionnalité : par son noyau noématique, il vise un objet, un pur quid auquel se rattachent les prédicats qui sont justement constitutifs du sens noématique.

§132 – Ce sens, en tant que saisi dans sa positionnalité et sa plénitude, se nomme noyau noématique complet.

§133-4 – Le sens est la matière de tous les moments thétiques (=qui se rapporte à une thèse ; « jugement thétique » = Jugement qui pose quelque chose de manière absolue, indépendamment de toute autre assertion).

Suivant la forme de ces moments thétiques, il est possible d’élaborer une morphologie apophantique, cad une analyse des significations logiques et des propositions prédicatives selon toutes dimensions de la conscience. [Bref, d’énoncer des vérités sur la conscience, non ?]24

§135 – Cette morphologie dénote la multiplicité possiblement infinie des sens, chaque sens étant ce qui demeure de la réalité naturelle une fois l’épochè effectuée.

Ce résidu s’inscrivant sous des relations eidétiques nécessaires, nous ne retombons pas dans une psychologie empirique, et la raison se présente comme la faculté permettant de statuer sur la réalité du pur objet (le quid) visé par le noyau noématique (le sens).

La raison

§136-7 – La fondation rationnelle consiste à obtenir l’évidence dans l’adéquation entre le donné de conscience et le mode sous lequel ce donné apparaît.

Cette évidence s’appuie de façon médiate ou immédiate sur la donation originaire, remplissement adéquat du sens.

= Autrement dit, la conscience rationnelle est une modalité thétique spécifique de l’évidence au niveau de ce sens noématique.

§138-140 – L’évidence étant susceptible de plusieurs modalités…

§141 –…la fondation rationnelle l’est aussi.

§142 – la visée de la phénoménologie est donc l’élucidation rationnelle des données pour en obtenir l’objectivité ontologique.

§143 – Mais puisque les objets transcendants à la conscience ne peuvent s’offrir qu’imparfaitement (cf §41), l’élucidation rationnelle des données, en ce qui concerne ces objets transcendants, ne peut s’envisager que comme une idée régulatrice de la raison.

§144-5 – Mais comme, eidétiquement, l’être véritable ne peut se concevoir que comme le corrélat de l’être donné selon l’évidence rationnelle, nous nous devons de porter un regard attentif à cette visée de la phénoménologie.

§146 – Il s’agit alors d’esquisser rapidement l’application de la phénoménologie de la raison aux ontologies formelles et matérielles, qui est le problème de la constitution de l’objectivité.

§147-8 – D’un point de vue formel, les lois logiques offrent les modalités de leur validation rationnelle.

§149-153 – Matériellement, le fil conducteur de recherches encore à venir est la région « chose ».

→ cette région se constitue transcendantalement comme fonds primordial objectivant de toutes les autres régions matérielles, comme par exemple, le monde intersubjectif.

*

Françoise Vergès | Un féminisme décolonial

Françoise Vergès – 1952 (Paris)

Enfance à La Réunion.

Nièce de Jacques Vergès, chez qui elle habite lors de son lycée à Alger.

Thèse en 1995 sous la direction de Michael Rogin à l’université de Californie à San Diego.

Plusieurs missions officielles et décorations (Légion d’honneur en 2010).

1998 – De l’Esclavage au citoyen (avec Philippe Haudrère) ;

2006 – La Mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage ;

2017 – LeVentre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel,  « Bibliothèque Idées ». (La Réunion, dans les années 1970 : avortements et stérilisations pratiqués sur des centaines de femmes à leur insu. Responsables non condamnés. Scandale révélé par le Nouvel Obs).

2019 – Un féminisme décolonial ;

2020 – Une théorie féministe de la violence – Pour une politique antiraciste de la protection.

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Un féminisme décolonial

(février 2019)

Le vrai combat contre le capitalisme (patriarcal, blanc, masculiniste) est mené par les femmes racisées, parce que ce sont elles qui le subissent de plein fouet.

Oppose ce féminisme décolonial au « féminisme civilisationnel » qui est toujours néolibéral (la femme ne peut être libre que si elle correspond aux injonctions libérales capitalistes, si elle se plie aux règles de l’effacement).

Programme : « défendre un féminisme décolonial ayant pour objectif la destruction du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme. »

Appelle à écrire l’histoire du féminisme racisé, et à réécrire l’histoire des luttes révolutionnaires en remettant au centre la femme racisée (« dépatriarcaliser les luttes révolutionnaires »).

Appelle enfin à renouer avec la puissance utopique du féminisme, avec un imaginaire capable transformer radicalement la société. → Pour un nouvel imaginaire de l’émerveillement et de la bienveillance, et de la lutte non pas comme suite d’échecs mais comme puissance de vie.

NB : préfère la multidimensionnalité à l’intersectionnalité pour échapper à la « hiérarchisation des luttes ». Lier plutôt que séparer.

Plan :

Invisibles, elles « ouvrent la ville »

I. Définir un camp : le féminisme décolonial (15 sous-parties)

II. L’évolution vers un féminisme civilisationnel du XXIe siècle (15 sous-parties)

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Invisibles, elles « ouvrent la ville »

Exergues de Fanon et Lorde.

Sur la grève de la faim de femmes racisées à la gare du Nord. Et leur victoire.

Sur le travail « invisibilisé » des femmes, surtout racisées.

Mais ce qui a retenu l’attention médiatique, ce n’est pas cette victoire, mais la tribune Deneuve.

Or ce sont les femmes racisées qui portent un combat révolutionnaire dans la critique du capitalisme racial et de l’hétéropatriarcat.

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I. Définir un camp : le féminisme décolonial

Retournement : le féminisme, longtemps décrié à droite, devient leur fer de lance.

Glissement d’un féminisme indifférent à la question raciale vers un féminisme blanc et impérialiste.

= fémonationalisme

Programme : « défendre un féminisme décolonial ayant pour objectif la destruction du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme. »

Angela Davis : le féminisme dépasse la question de genre.

Contre l’écriture de l’histoire qui « fait du récit des luttes des opprimé.e.s celui de défaites successives et impose une linéarité où tout recul est vécu comme une preuve que le combat a été mal mené ». => l’histoire est une longue route vers la libération, une lutte sans trêve, la révolution est un travail quotidien.

Se réclamer du féminisme

Problème : même l’extrême-droite se revendique ainsi.

Vergès ne s’est pas dit féministe longtemps mais il y a eu l’émergence d’un féminisme de politique décolonial et il faut contrer la captation des luttes de femmes par le « féminisme civilisationnel ».

Une trajectoire anticoloniale

Parcours perso. MLF. Île de la Réunion (colonialisme post-1962). Plus le décolonialisme que le féminisme. Récit des oppressions contre les anti-colonialistes.

La fausse innocence du féminisme blanc

Fanon : « L’Europe est littéralement la création du Tiers-Monde » (parce qu’elle lui a volé ses richesses pour se construire). De même, la France est la création de son empire colonial.

On minimise les survivances de l’empire colonial français : tout doit apparaître comme extérieur à la France.

Il faut aussi minorer les liens entre capitalisme et racisme, sexisme et racisme. => cela innocente la France.

Ainsi le féminisme français est timoré face à l’héritage colonial et esclavagiste.

Le féminisme comme lutte pour le droit d’exister

Se dire féministe décoloniale c’est « affirmer notre fidélité aux luttes des femmes du Sud global qui nous ont précédées. »

Le féminisme décolonial, c’est dépatriarcaliser les luttes révolutionnaires.

Les féminismes de politique décoloniale

= le féminisme décolonial est un des faits marquants du début du XXIe siècle

Ses militantes, d’abord au Sud, puis par l’Espagne, au Nord, en France, aux États-Unis, etc. dénoncent le viol et le féminicide, et lient ce combat aux luttes contre les politiques de dépossession, contre la colonisation, l’extractivisme et la destruction systématique du vivant.

=> « nouvelle étape dans le processus de décolonisation »

Ces mouvements féministes doivent trouver des alternatives à l’absolutisme économique et à la fabrication infinie de marchandises.

Nos luttes « ébranlent également le féminisme civilisationnel qui [ont] fait des droits des femmes une idéologie de l’assimilation et de l’intégration à l’ordre néolibéral ».

Critique des épistémicides

Film de Fernando Solanas, L’Heure des brasiers (1968).

Le monde européen s’est approprié savoirs, esthétiques, techniques et philosophies de peuples asservis dont il niait la civilisation. → le féminisme décolonial s’inscrit dans le mouvement de réappropriation.

Contre l’idéologie qui voit dans les pays soumis des « sous-développés » qui doivent adopter les manières des Européens (technologie, démocratie, etc).

Qu’est-ce que la colonialité ?

Importance du combat contre la violence policière et la militarisation de la société.

– dénoncer la violence contre les femmes et les transgenres, sans opposer les victimes les unes aux autres ;

– analyser la production des corps racisés sans oublier la violence qui vise les transgenres et les travailleur.se.s du sexe ;

– dénationaliser et décoloniser le récit du féminisme blanc bourgeois sans occulter les réseaux féminstes antiracistes internationalistes ;

– être attentif aux politiques d’appropriation culturelle, et se méfier de l’attrait des institutions de pouvoir pour la « diversité ».

« Le capital est colonisateur, la colonie lui est consubstantielle. » → lutter contre la « colonialité ».

Contre l’eurocentrisme

Le féminisme civilisationnel naît avec la colonie.

Réécrire l’histoire du féminisme en partant de la colonie représente un enjeu central pour le féminisme décolonial.

Lilla Watson : « Si vous êtes venus pour m’aider, vous perdez votre temps. Mais si vous êtes venus parce que votre libération est liée à la mienne, alors travaillons ensemble. » (discours à la Conférence des Nations unies pour la « décennie des femmes » à Nairobi, en 1985. Mais Watson préfère dire que c’est le fruit d’une réflexion collective des groupes militants aborigènes du Queensland dans les années 1970.)

Pour une pédagogie décoloniale critique [le mot « didactique » aurait été moins méprisant…]

« Les féminismes de politique décoloniale apportent aux luttes qui partagent l’objectif de réhumaniser le monde leur bibliothèque de savoirs, leur expérience de pratiques, leurs théories antiracistes et antisexistes associées sans relâche aux luttes anticapitalistes et anti-impérialistes. »

Ce féminisme fait une « analyse multidimensionnelle » de l’oppression et refuse de découper race, sexualité et classe en catégories qui s’excluraient mutuellement.

=> la multidimensionnalité, notion proposée par Darren Lenard Hutchinson, répond aux limites de la notion d’intersectionnalité.

Fait écho au « féminisme de la totalité » qui veut compte de la totalité des rapports sociaux.

Non pas lier de manière abstraite des éléments, mais faire l’effort de voir si les liens existent.

Permet d’échapper à une hiérarchisation des luttes.

Tenir plusieurs fils à la fois pour surmonter la segmentation induite par l’idéologie.

Puis parle de ses travaux d’études : à partir d’un élément, mettre au jour un écosystème politique, économique, culturel et social.

Féminisme décolonial comme imaginaire utopique

Le « féminisme de marronnage » offre au féminisme décolonial un ancrage historique dans les luttes de résistance à la traite et à l’esclavage.

Comme politique de la désobéissance, le marronnage (actions, gestes, chants, rituels cachés ou visibles radiaux) affirme qu’il existe la possibilité d’une « futurité » (notion des féministes noires américaines).

L’argument essentialiste d’une nature féminine qui serait plus à même de respecter la vie et de désirer une société juste et égalitaire ne tient pas : les femmes ne constituent ni spontanément ni en elles-mêmes une catégorie politique.

Femmes blanches et femmes du Sud global

« Les femmes blanches n’aiment pas qu’on leur dise qu’elles sont blanches. » « Elles trouvent votre remarque « raciste ». »

Idée d’un « color-blind » : elle refuse de se voir comme blanche.

=> « admettre être blanche, c’est-à-dire admettre que des privilèges ont été historiquement accordés à cette couleur (…) serait déjà faire un grand pas. »

Reni Eddo-Lodge : « Pourquoi je ne veux plus parler de race avec les Blancs. » (2017) Prétendre que le débat sur le racisme peut se dérouler comme si les deux parties étaient à égalité est illusoire, écrit-elle, et ce n’est pas à celles et ceux qui n’ont jamais été victimes de racisme d’imposer le cadre de la discussion.

Le féminisme et le refoulé de l’esclavage

Il ne faut passer assimiler féminisme et esclavage.

L’exceptionnalisme français : la République de l’innocence

Il ne faut pas assimiler féminisme et République.

Un frein à la déracialisation de la société française est le narcissisme entretenu à propos de sa singularité, de son exceptionnalisme.

Travail sur les impensés de la langue (la lettre N en ce qui concerne les insultes).

Hubertine Auclert, secrétaire du journal L’Avenir des femmes, fonde en 1881 La Citoyenne.

Contre l’universalisme.

Les femmes dans le colonialisme français

Argumentaire déjà invoqué plus haut.

Le féminisme développementaliste

Années 70, les femmes entrent dans le monde du travail, d’où la volonté de réduction des naissances, à l’assimilation des femmes aux valeurs nationales et intérêts nationaux.

« Pour la féministe Jules Falquet, « l’empowerment des femmes » est mis en place pour répondre à la féminisation de la pauvreté, autrement dit pour parfaire des politiques de pacification et de mise au pas. » (https://julesfalquet.com/informations-professionnelles/)

Exemple des femmes indiennes qui parlent comme les OGN qui les soumettent.

Volonté des Etats à normaliser le féminisme. D’où l’hostilité aux musulmanes et aux migrantes.

*

II. L’évolution vers un féminisme civilisationnel du XXIe siècle

Laïcité chérie

Tribune du 27 novembre 1989 (association « Choisir » de Gisèle Halimi) : « Pour la défense de la laïcité. Pour la dignité des femmes » qui soutient le « Manifeste lancé aux enseignants » écrit par Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkelkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kinztler du 2 novembre, adressé à Jospin contre le port du voile à l’école.

Parmi les signataires du premier, on trouve : Lucie Aubrac, Madeleine Chapsal, Ariane Mnouchkine, Benoîte Groult.

Grand meeting à la Mutualité. Ce qui « a quelque chose d’ironique » (écrit Vergès).

=> déclaration de guerre lancée contre les femmes racisées, plus particulièrement les musulmanes lors du meeting de novembre 1989.

« Le bicentenaire de la Révolution française a ironiquement ouvert la voie à un intégrisme laïque teinté d’orientalisme. » => devient un point de convergence entre des forces politiques a priori hostiles les unes aux autres.

Une offensive mondiale contre les Suds et ses sujets de genre féminin

En 1989, vaste contre-offensive mondiale où intérêts économiques du capitalisme, programmes d’ajustement structurel, de délocalisation et de désindustrialisation.

Cérémonies qui offrent le spectacle d’une globalisation heureuse, dans le contexte d’un révisionnisme idéologique dont l’historien François Furet est le porte-parole.

En parallèle, à la mutualité, réunion des 7 pays les plus pauvres pour demander l’abolition de la dette…

Pour l’un, les célébrations de la Révolution française doivent contribuer à enterrer définitivement ce qu’elle a pu contenir de radical ; pour l’autre, les idéaux révolutionnaires continuent à être d’actualité.

L’enrôlement des femmes dans la mission civilisatrice à l’ère libérale

« La mission féministe civilisatrice est claire : les femmes européennes partent en croisade contre la discrimination sexiste et les symboles de soumission qui persistent dans des sociétés hors de l’Europe de l’Ouest ; elles se présentent comme l’armée qui protège le continent de l’invasion d’idées, de pratiques, des femmes et d’hommes menaçant leurs acquis. Le récit est évidemment mensonger. Il leur a fallu dépolitiser les luttes des femmes des années 1970, en écarter celles des femmes dans le tiers-monde, effacer l’apport du féminisme noir. La liberté individuelle (…) devient le symbole des luttes des années 1970 ; c’est évidemment une insulte aux luttes ouvrières, des femmes immigrées, des femmes réfugiées politiques. Le combat du féminisme civilisationnel devient un combat universel du bien et du mal. »

=> le féminisme civilisationnel rappelle le « fraternalisme » de la gauche communiste française dénoncé par Aimé Césaire dans sa lettre de démission à Maurice Thorez en 1956.

L’intégration des femmes musulmanes dans les sociétés occidentales dites démocratiques est dès lors mesurée par la capacité à leur faire accepter de s’éloigner de leurs familles et de leurs communautés et de participer à leur stigmatisation.

Mohamed Yunus, « père » du microcrédit, reçoit le prix Nobel de la paix en 2006. => campagne mondiale sur le renforcement de la capacité d’agir des femmes par l’emprunt bancaire.

Si la gauche a fini par soutenir l’indépendance de l’Algérie, elle a regretté le sort des femmes qui en a découlé. Les luttes de libération dans le Sud avait échoué à libérer les femmes. Mais l’opération qui consista à en faire strictement une question de patriarcat traditionnel au Sud contre un patriarcat moderne au Nord infléchit cette critique et lui donna un sens civilisationnel. Le féminisme a voulu montrer que la situation était le fruit d’un anticolonialisme naïf. Toute critique contre cette idée fut assimilée à un « relativisme culturel ». Mais l’étude des textes prouve que la critique du féminisme décolonial était plus fondamentale.

2004 : loi contre le voile islamique à l’école.

En parallèle, offensive contre les féminismes de politique décoloniale et en Europe des militantes décoloniales sont insultées, menacées, traînées au tribunal, les accusations de racisme « anti-Blanc » et d’antisémitisme sont lancées pour faciliter la censure des mouvements décoloniaux et des voix des féministes afro ou musulmanes.

Le féminisme contre-révolutionnaire prend alors la forme d’un fémonationalisme ou fémo-impérialisme, d’un fémo-fascisme, ou de marketplace feminism. => leur point commun : la mission civilisatrice qui divise le monde entre cultures ouvertes à l’égalité des femmes et cultures hostiles à l’égalité des femmes.

Critique de la féministe allemande Alice Schwarzer (et, à travers elle, de Simone de Beauvoir).

Khola Maryma Hubsch dénonce son « islamophobie, son chauvinisme culturel et la proximité de ses points de vue avec ceux de l’extrême droite. »

L’inclusion libérale

Le capitalisme n’a aucune hésitation à faire sien le féminisme corporate (celui qui demande l’intégration dans leur monde).

Critique aussi du « féminisme inclusive » de Nous sommes tous des féministes de Chimananda Ngozi Adichiequi postule que la masculinité hétéronormée est contraignante aussi.

Mais 2 critiques :

– occulte toute la critique des féminismes noir et décolonial. Ces derniers se proposent de libérer toute la société et non de se « séparer » des hommes.

– son universalisme est défaillant. Il existe un « antagonisme structurel » (Saidiya Hartman citée par Christiana Sharpe) parce que le féminisme blanc bourgeois n’a pas accompli sa décolonisation.

Fémonationalisme, natalité et BUMIDOM

Le terme vient de Sara Farris. C’est l’exploitation de thèmes féministes par des nationalistes et des néolibéraux islamophobes.

BUMIDOM : institution gouvernementale qui organise l’émigration des jeunes des Antilles, de la Guyane et de La Réunion.

=> contrôle des migrations, contrôle des naissances, organisation d’une main-d’oeuvre mobile, racialisée et féminine.

La récupération du récit militant

La réécriture des luttes est une arme du féminisme civilisationnel.

Le féminisme civilisationnel a transformé l’adversaire (le patriarcat blanc, l’État et le capital) par l’Islam. C’est effacer les mouvements de femmes dans les usines, les mouvements lesbiens et queer, les féministes anit-impérialistes, pour redonner de la force à l’idéologie néo-libérale, notamment socialiste après 1981.

Sur Rosa Park, le Women’s Political Council (WPC) et la marche sur Washington en 1963. Le rôle minimisé et invisibilisé des femmes, alors que fondamental dans cette histoire.

C’est une fois débarrassées de leur féminisme radical et de leur militantisme que des femmes peuvent devenir des figures de l’histoire nationale : Rosa Park était proche des communistes !

Coretta Scott King aussi, qui n’est considérée qu’en tant qu’épouse de Martin Luther King.

Claudia Jones. Winnie Mandela. Djamila Bouhired. Djamila Boupacha.

Temps et récit du féminisme selon l’État

Pacification du passé militant. Stratégie d’effacement des icônes dépossédées de leur propre combat.

Il faut réécrire l’histoire des femmes pour mettre au jour les contributions des femmes indigènes, des femmes noires, des femmes colonisées, des féminismes antiracistes et anticoloniaux.

Solidarité ou loyauté avec les hommes racisés

Les mouvements révolutionnaires célèbrent des figures masculines.

Elaine Brown, dirigeante du Black Panther Party dénonce le sexisme de ses camarades.

Contre l’androcentrisme.

Le féminisme civilisationnel comme opérateur de pacification des luttes des femmes

Argumentaire déjà évoqué.

Le dévoilement des années 10

L’été, la femme doit se dénuder : moment propice aux fantasmes racistes sur le corps des femmes musulmanes.

Sur le burkini. 2016-2017. Fiction de la « révolte du bikini » en Algérie.

Patriarcat conservateur vs patriarcat libéral

2 patriarcats actuellement :

– l’un se dit moderne, et se proclame respectueux des droits des femmes et des LGTBQIT+ tant qu’il s’agit de les intégrer à l’économie néolibérale.

– l’autre patriarcat, néofasciste et masculiniste, attaque les femmes et les LGTBQIT+ (s’ensuit la liste des assassiné.e.s)

= ces 2 formes sont à combattre

Politiser le care [étrangement, le « care » sera abordé en fait dans la partie suivante]

Liste de quelques luttes révolutionnaires sur ces questions féministes décoloniales.

« Les féministes noires ont fait la démonstration du fait que les femmes noires ne peuvent aborder le travail domestique de la même manière que les femmes blanches : la racialisation du travail ménager en change profondément les enjeux. »

L’usure des corps [et l’économie de l’épuisement]

Revient sur « l’économie de l’usure et de la fatigue des corps racisés » abordée en intro.

Cite David Graber : la nécessité de réimaginer la classe ouvrière à partir de ce qu’il appelle le caring class, la classe sociale dont le « travail consiste à prendre soin des autres humains, des plantes et des animaux. »

→ il propose de définir ainsi le travail du care : « le travail dont l’objectif est de maintenir ou augmenter la liberté d’une personne. » Or, « plus votre travail sert à aider les autres, moins vous êtes payés pour le faire ». Il faut « repenser la classe ouvrière en mettant les femmes en premier, contrairement à la représentation historique qu’on se fait des ouvriers ». (citations de l’entretien « Il faut réimaginer la classe ouvrière » avec Joseph Confavreux et Jade Lindgaard, Médiapart, 16 avril 2018).

=> Vergès propose d’aller plus loin « en insistant sur l’économie de l’usure et de la fatigue des corps racisés, le nettoyage comme pratique du soin, l’instrumentalisation de la séparation propre/sale dans la gentrification et la militarisation des villes ».

Le capitalisme est une économie de déchets et ces déchets doivent disparaître aux yeux de celles et ceux qui sont en droit de jouir d’une vie bonne.

Toue une humanité est vouée à effectuer un travail invisible et surexploité pour créer un monde propre à la consommation et à la vie des institutions.

=> entraîne une ségrégation pauvres/riches (racisé.e.s/bourgeois.e.s), Nord/Sud

Qui nettoie le monde

Sur l’historique de l’industrialisation du travail ménager.

Comprendre la relation entre le capitalisme comme producteur de déchets matériels et toxiques et sa fabrication d’êtres humains comme jetables.

=> Pour les féministes décoloniales, l’analyse du travail de nettoyage et de soin dans les configurations actuelles du capitalisme racial et du féminisme civilisationnel est une tâche de premier ordre.

Renouer avec la puissance imaginaire du féminisme

Retrouver le passé et l’histoire des femmes : archéologie du féminisme indispensable et fondamental.

Mais comment écrire cette histoire ?

« Pour les racisées, il ne fallait pas combler une absence mais trouver les mots qui redonneraient vie à ce qui avait été condamné à l’existence, des mondes qui avaient été jetés hors humanité. »

En conclusion, reprend le texte écrit collectivement en juin 2017 par une trentaine d’artistes et d’activistes (dont FV) :

« Nous voulons mettre en œuvre une pensée utopiste, entendue comme énergie et force de soulèvement, comme présence et comme invitation aux rêves émancipateurs et comme geste de rupture : oser penser au-delà de ce qui se présente comme « naturel », « pragmatique », « raisonnable ». Nous ne voulons pas construire une communauté utopique mais redonner toute leur force créatrive aux rêves d’indocilité et de résistance, de justice et de liberté, de bonheur et de bienveillance, d’amitié et d’émerveillement. »

*

Didi-Huberman | La ressemblance informe

*

Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille (1995)

Etude de Documents (1929-1930)

= s’y lit la radicalité de Bataille dans sa volonté de dépasser les fondements de l’esthétique classique.

= élaboration de notions devenues célèbres (« l’informe »)

= manipulation pratique d’images en même temps qu’il pense cette manipulation.

Bataille cherche la « ressemblance déchirante », ce qui crée la dissemblance.

=> esthétique paradoxale : déplacement des problèmes :

– du « goût » vers ceux du désir,

– de la « beauté » vers ce de l’intensité

– de la « forme » vers l’informe.

= analyse de DH selon 2 plans :

– le vocabulaire théorique de B

– les procédures visuelles de la « figure humaine »

=> regroupés sous le problème général de la « ressemblance » (anthropologique et esthétique)

Chez Bataille, il y a la conjonction entre :

– une pensée transgressive et une pensée déjà structurale

– les avant-gardes artistiques et les sciences humaines.

=> d’où la notion de gai savoir visuel, généreux.

3 parties (les sous-parties ne sont pas numérotées) :

I. Thèse : ressemblance et conformité. Comment déchire-t-on la ressemblance ? (6 ss-parties)

II. Antithèse : les « formes concrètes de la disproportion », ou la décomposition de l’anthropomorphisme (14 sous-parties)

III. Symptôme : le « développement dialectique de faits aussi concrets que les formes visibles… » (10 sous-parties)

Deux penseurs : Nietzsche et Hegel

La notion de « gai savoir » fait référence à Nietzsche (souvent convoqué par Bataille),

mais autant la composition de l’essai que le contenu (surtout de la dernière partie) convoque Hegel

*

I. Thèse : ressemblance et conformité. Comment déchire-t-on la ressemblance ?

1. Le double régime de l’image.

2. Documents visuels du gai savoir.

3. L’anthropologie des formes.

4. Comment transgresse-t-on la forme ?

5. La thèse thomiste face à l’antithèse bataillienne.

6. Question de ressemblance : question de contact.

Partie générale consacrée à la question de la forme (/informe) et de la « ressemblance »

= relie la pensée bataille à l’histoire des idées (recontextualisation), notamment au thomisme (Bataille est passé par l’Ecole des Chartes, il est donc un bon connaisseur du Moyen Âge)

1. Le double régime de l’image

Sur l’expérience (« faire l’expérience » de la déchirure) = dimension concrète de l’entreprise bataillienne.

Distinction entre expérience subie (point de vue phénoménologique) et expérience œuvrée (« c’est-à-dire construite au moyen de procédés efficaces », point d vue formel, voire structural).

Iconographie au caractère « obstinément et systématiquement renversé, renversant – négateur, ignoble, paradoxal, sinistre, sexuel… ».

=> expérience suppliciante de ce type d’images.

= contre le caractère centrifuge des images, une mobilité.

Contre le « moment suppliciant » de l’image définitive, un « moment enjoué », le gai savoir de l’image car image labile, nouvelle (même si angoissante).

2. Documents visuels du gai savoir

Revue Documents financée par Georges Wildenstein (il finance aussi la Gazette des ba)

Figurent au 2ème numéro les noms d’Erwin Panofsky, Fritz Sawl, Pietro Toesca – qui ne donnèrent jamais de texte.

= Documents est le moment de la « besogne des images », c’est-à-dire de mettre à l’épreuve la notion de ressemblance.

« usage critique de la valeur d’usage »

3. L’anthropologie des formes

= remise en cause des « pouvoirs séculaires de l’idée » :

→Michel Leiris écrit : une « philosophie agressivement anti-idéaliste. »1

→Denis Hollier : une « revue agressivement réaliste ».

Revue pas seulement de « beaux-arts » (comme le voulait Wildenstein), mais « ethnologique »

=> réflexion « épistémo-critique » (mot de W.Benjamin).

Prend en compte Durkheim et Mauss.

Œuvres traditionnelles + œuvres contemporaines

=> cela en fait une « publication Janus » (Leiris)

4. Comment transgresse-t-on la forme ?

La transgression, chez Bataille, est d’abord transgression de la forme. => article « Informe »

Michel Foucault : « Préface à la transgression », Critique, XIX, 1963, n°195-6. (« La limite et la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être »)

Dans « informe », il y a des « ressemblances transgressives » plutôt que des dissemblances.

= B « déclasse » : il est plus transgressif que le monde ressemblât à quelque chose d’ignoble plutôt qu’il ne ressemblât à rien.

DH parle, en paraphrasant Artaud, de « cruauté dans les ressemblances ».

Cite Rosalind Krauss qui utilise Bataille dans son travail sur la photographie : l’informe n’est pas le contraire de la forme, mais un un bouleversement à partir d’une forme grâce à des « processus ».

=> pour produire des « ressemblances déchirantes ».

5. La thèse thomiste face à l’antithèse bataillienne

Généalogie de l’informe chez Bataille, à partir de l’article « Figure humaine ».

Il cite le thomisme. Pour lui, il ramasse la métaphysique occidentale, d’Aristote à Hegel.

Thomisme : « vulgaire voracité intellectuelle » (Bataille)

Saint-Thomas d’Aquin, dans la Somme théologique : « La ressemblance se comprend selon la convenance dans la forme, et c’est pourquoi la ressemblance est multiple. »

(Angélique (le pseudo utilisé pour Mme Edwarda) est « thomiste »)

StTh articule toujours sur l’évidence de ses définitions un degré immédiatement construit de complexité métaphysique.

= suit une analyse par DH de la ressemblance comme hiérarchie et interdit :

– la ressemblance a une structure de mythe ;

– la ressemblance a une structure de tabou.

=> d’où privilégier la dissemblance.

6. Question de ressemblance : question de contact.

En revendiquant la « ressemblance informe », Bataille aura commencé à défaire cette construction mythique de a ressemblance.

= renversement de la hiérarchie modèle/copie, haut/bas

= refus de toute mythologie de l’origine comme à toute espérance finale

= brise le tabou du toucher : et c’est par le toucher qu’il casse la ressemblance (vue).

Il faut toucher au plus profond.

*

II. Antithèse : les « formes concrètes de la disproportion », ou la décomposition de l’anthropomorphisme

Aborde l’antithèse, et donc l’hégélianisme bataillien (en référence à Derrida).

Procédés utilisés contre l’idéalité de la « Figure humaine ». Les processus sont dialectiques (on maltraite un donné, qu’on reconstruit/aborde/voit/connaît autrement).

1. Déchirer, faire se toucher.

2. La question de la figure humaine.

3. La dérision de l’anthropomorphisme.

4. La disproportion de l’anthropomorphisme.

5. Le démenti de l’anthropomorphisme.

6. La découpe dans l’anthropomorphisme.

7. La phobie touchée au vif.

8. La spatialité atteinte et transformée.

9. La dévoration de l’anthropomorphisme.

10. La massification de l’anthropomorphisme.

11. L’excès et le défaut de chair.

12. L’écorchement de l’anthropomorphisme.

13. L’écrasement de l’anthropomorphisme.

14. Le désastre de l’anthropomorphisme.

1. Déchirer, faire se toucher.

Antithèses et paradoxismes (qui viennent de la rhétorique classique) chez Bataille.

Importance de l’antithèse chez Bataille, jusque dans la construction de ses récits.

Antithèse comme figure rhétorique : sublime et souillure, « immonde et éclatant » (« Le langage des fleurs »)

L’antithèse sans réserve : Derrida.

[Remarques de DH sur le mot « sacer » : « sacré » et « maudit »]

Par l’antithèse adjectivale, B nous met sur la voie d’une paradoxalité où se situent tous les objets qu’ils convoquent => c’est déchirer la forme. « Il faut faire se toucher des concepts, des mots que la convenance tient justement pour contradictoires ou inaccessibles. » = ainsi on ouvre des concepts.

2. La question de la figure humaine

= ce qui est vrai aussi des aspects, domaine de l’image.

Sur le texte « Figure humaine ».

Anthropomorphisme : anthropocentrisme de la forme. Idéalisation de la figure humaine, que nie Bataille. [Attention, la définition usuelle est : prêter forme humaine à ce qui ne l’est pas.]

La principale forme visuelle de cette substantialité (des concepts, des mots, des aspects) n’est autre que l’anthropomorphisme.

=> transgresser les formes, ce sera d’abord transgresser les formes séculaires de l’anthropomorphisme.

Contre cela, il faut privilégier les relations sur les termes.

Connaissance « pathique » : par le choc, la surprise produite par la relation).

=> c’est « l’insubordination des faits matériels » qui est capable de choquer, de transformer la pensée.

= la transgression est un gai savoir visuel et la déchirure une heuristique des rapports visuels.

3. La dérision de l’anthropomorphisme

L’article « Figure humaine » organise tout un contrepoint iconographique comme une vaste dérision des convenances anthropomorphes.

Analyse des images utilisées dans l’article.

= les « formes concrètes de la disproportion » ressortissent toujours à un problème de spatialité atteinte, de spatialité transformée ou inquiétée (par des dispositifs de montage, de cadrage, de juxtaposition, etc.)

4. La disproportion de l’anthropomorphisme

Développement de l’idée précédente. Analyse de l’image du « Gros orteil ».

= images disproportionnées

=> opposition entre l’harmonique loi d’une « proportion » entre le détail et le tout.

Référence à l’ombilic du fameux rêve freudien de « l’injection d’Irma » (Lacan, Le Séminaire II).

5. Le démenti de l’anthropomorphisme

Le document (qui est vision de réel et pas de rêve) cherche un symptôme capable de briser l’écran de la représentation.

La construction du document doit permettre cette valeur de symptôme.

B oppose la violence du désir à la convenance du goût (il défie « n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure », in « L’esprit moderne et le jeu des transpositions »).

Critique de Bataille de la « chiourme architecturale » (la « physionomie officielle » de l’architecture classique) Dans l’article « Architecture ».

Dialectique : l’anthropomorphisme est un moyen de critiquer l’anthropomorphisme…

6. La découpe dans l’anthropomorphisme

B a fait surgir la disproportion de l’organique et de l’architectural.

Analyse d’articles (« Musées », « Abattoir », « Kâli », etc.)

7. La phobie touchée au vif

Le film de Bunuel et Dali (séquence de l’oeil)

8. La spatialité atteinte et transformée

L’expression « semblable à… »

Reprend l’oeil immense de Grandville qui juge. (« l’oeil vorace »)

= leçon phénoménologique capable de donner à la loi morale, à la phobie ou au tabou une expression sensorielle (voire affective) et une spatialité propres.

=> forme spatiale de l’expérience (« spatialité atteinte », cad spatialité familière)

Article « Espace ». = critique de Kant.

Absence de construction totalisante des documents.

Les ressemblances se construisent dans la violence de 4 procédures concomitantes :

– l’écroulement des limites

– l’inversion des genres (homme-animal, Blanc-Africain, masculin-féminin)

le travestissement

– la prédation

=> approche pathétique du paradoxe : angoissant, jovial, identificatoire, ironique.

= procédures de ruptures

L’espace n’est pas une condition transcendantale de la sensibilité (Kant), mais un processus morphogénétique d’être dedans.

9. La dévoration de l’anthropomorphisme

Incorporation du semblable (image du poisson).

D’abord, l’humain : image de la bouche.

=> remise en cause de l’humanité se définissant selon la hiérarchie d’un modèle divin (la somme de StTh) et doit désormais s’expérimenter dans un jeu de confrontations violentes avec l’altérité en général.

10. La massification de l’anthropomorphisme

Intérêt de B pour les images où se lisent la décomposition de l’anthropomorphisme.

[D’où son intérêt pour Klee, Miro, etc.]

La figure humaine se trouve décomposée par massification.

=> cette décomposition refuse à la figure humaine son privilège ontologique.

11. L’excès et le défaut de chair

Sur les contrastes des images de Documents.

12. L’écorchement de l’anthropomorphisme

Prédilection pour les symbolismes peu orthodoxes.

Aussi par la juxtaposition des images.

Prédilection pour la « cruauté enjouée », voire « heureuse » (cf iconographie du rituel aztèque).

Michel Leiris aborde aussi ces thématiques.

« Entre savoir de la violence et violence du savoir, la rédaction de Documents poussait aussi loin que possible sa quête des limites où la « Figure humain » devait rencontrer tout à la fois sa vérité et sa décomposition : son démenti athéologique ».

13. L’écrasement de l’anthropomorphisme

A partir de l’iconographie aztèque, réflexions sur le mot « informe »

informe = le pouvoir qu’ont les formes de se déformer elles-mêmes.

= on touche aux paradoxes de la ressemblance de la figure humaine : le visage visible et le visage caché (ou l’autre du visage).

Ce visage caché est aussi le sexe de la femme (cf L’Alleluiah, OE complètes, V, p.395)

= nature dialectique du processus de l’informe : excès des formes, excès dans les formes.

L’informe, c’est l’altérité. C’est aussi l’écrasement (la mise en contact désagrégeante, ouverture, écartèlement, écartement).

Exemples contemporains avec Arp, Miro : « excès de ressemblance » fonctionne comme une « décomposition ». Disparitions, irruptions.

= le visage défiguré se métamorphose en lieu, comme si l’écrasement devait être défini comme le devenir-lieu de la « Figure humaine », du visage en particulier.

14. Le désastre de l’anthropomorphisme

Signification paradigmatique du mot « désastre » dans Documents : accident souverain (symptôme) qui atteinte et révèle, qui dément avec violence la « Figure humaine » dans sa position d’idéalité.

[les formes du désastre seront reprises par Blanchot, L’Ecriture du désastre.]

Sur les images bibliques (Saint-Sever), puis contemporaines (ou proches : 1870-1).

Puis le sacrilège (le crachat – article de Leiris).

Mise en mouvement des images.

Conclusion => l’informe procède surtout d’une mise en mouvement de notre propre désir de regarder face à face ce qui décompose la – notre – « Figure humaine ». Une mise en mouvement de notre désir de regarder en face, au moins accidentellement, et dans une proximité si forte qu’elle confine au toucher, notre propre deuil de la « Figure humaine ».

*

III. Symptôme : le « développement dialectique de faits aussi concrets que les formes visibles… »

Cette troisième partie occupe la moitié de l’ouvrage.

1. La métamorphose des formes.

2. Le va-et-vient des formes.

3. La répercussion des formes.

4. Une dialectique « hérétique », ou comment émettre l’hypothèse.

5. Une dialectique « négative » ou comment ouvrir la philosophie.

6. Une dialectique « régressive », ou comment voir naître une image.

7. Une dialectique « altérante », ou comment débuter en art.

8. Une dialectique « enchevêtrée », ou comment mettre les écarts en contact.

9. Une dialectique « concrète », ou comment rendre les formes intenses.

10. Une dialectique « extatique », ou comment incarner désir et cruauté.

1. La métamorphose des formes

« Le deuil de la « Figure humaine » ne saurait être qu’un interminable, un incurable processus : nul ne sait résoudre le deuil de la « Figure humaine », se résoudre à sa perte, et Bataille, pas plus qu’un autre, n’a voulu ni cru en finir avec elle. »

= sa perte est donc un symptôme.

= il n’y a donc pas de dernier stade de l’informe.

Il y a un caractère limité de la décomposition pour Bataille (il faut que ça ressemble, que ça marque la dissemblance avec quelque chose).

Mais B s’arrête-t-il à cette antithèse ? Ne fournit-il pas un troisième moment dialectique, la synthèse ?

Pensée heuristique qui ne cherche jamais l’axiomatique.

DH analyse ici la notion de métamorphose : le devenir-quelque-chose (chose, dieu, etc).

2. Le va-et-vient des formes

métamorphose = « engendrement matériel de formes antithétiques »

un incessant « va-et-vient » (« de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure », « Le gros orteil »).

3. La répercussion des formes

Le mot répercussion : qui apparaît dans l’article sur Picasso.

= mot qui relève encore d’une « étrange dialectique » : le mouvement des formes entraîne une dislocation des formes.

Évocation de l’attaque de Breton contre B dans Manifeste du surréalisme de 1930 (qui réagit contre l’attaque voilée de Bataille dans « Figure humaine » qui parle de « soif sordide de toutes les intégrités » dans laquelle Breton s’est sûrement reconnu).

Bataille oppose une pensée transsubstantielle à la substance. Le terme est ironique, il renvoie à la position théorique de l’informe : il récuse que « chaque chose ait sa forme ».

Dans la « déformation » décisive, la relation hiérarchique entre modèle et copie s’inverse pour devenir celle d’une « dissemblance agie », le registre « agité » de l’informe, qui doit alors se comprendre comme une dépense de forme.

=> L’informe est une question de dépense.

4. Une dialectique « hérétique », ou comment émettre l’hypothèse

L’entrée de l’informe répond à 3 exigences théoriques fondamentales :

– les déterminations contradictoires ou les « divergences de formes »

– la reconnaissance d’une mise en mouvement de ces « déterminations contradictoires » (qui conditionne l’antistatisme et l’antisubstantialisme des formes pour B)

– la « conséquence décisive » : ce quelque chose qui s’ouvre dans la mise en mouvement des déterminations contradictoires, ce par quoi les formes prolifèrent et nous atteignent.

=> l’informe sert à « déclasser »

=> il s’agit d’une dialectique : contradiction, mise en mouvement, altération.

Breton reprochait à B son attitude « antidialectique » : sa violence conceptuelle ressemble à un refus caractérisé de toute méthode dialectique.

La Vulgate bataillienne a repris trop inconsidérément le motif du refus de toute dialectique (Arnaud et Excoffon-Lafargue, qu’on ne lit plus… « Il n’y a pas chez B de dialectique ou dualisme », Bataille, 1978).

Or, il y a une valeur d’usage de la dialectique chez Bataille, qui n’est pas seulement hégélien.

Bataille, en 1932, signe avec Queneau un article : « La critique des fondements de la dialectique hégélienne ».

Le cours de Kojève aura lieu à partir de 1933.

Mais, dès 1929, critique du caractère « logique » et « abstrait » de la dialectique hégélienne : « Il est trop facile de réduire l’antinomie abstraite du moi et du non-moi, la dialectique hégélienne ayant été imaginée tot exprès pour opérer ces escamotages. », in « Figure humaine »)

La valeur d’usage de la dialectique n’est pas axiomatique chez Bataille, elle est heuristique.

=> cette expérience donne lieu à un détournement du mot « dialectique »

Proche de la définition du Littré : « dans l’ancienne philosophie, une argumentation vivante et dialoguée » qui va jusqu’à la diatribe, usage qui passe pour avoir été inventée par Zélon d’Elée (dont B fait l’éloge dans « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Van G »)

=> mot de la révolte.

Sur les rapports de Leiris et Bataille. Amitié, accords et désaccords (sur le matérialisme manichéen de Bataille, sa « mystique de l’ascension », son dualisme).

Bataille récuse non seulement Dieu, la religion et les « philosophies mystiques », mais aussi le matérialisme ontologique (=la postulation d’une matière comme « substance ») qui lui paraît procéder d’un idéalisme non dialectisé, c’est-à-dire non hégélien.

=> il ne s’agit pas pour B d’être « matérialiste » en jouant la matière contre la forme, mais de tenir la position instable consistant à reconnaître l’intraitable dialectique de leur rapport, de leur inséparation contradictoire, contact et contrastes mêlés : remise en question devant chaque matière, forme, document.

= idéaliser la matière, c’est réduire sa puissance de démenti face aux idées que les hommes tentent de se faire d’eux-mêmes et du monde.

= B ne cherche ni à vaincre les obstacles ni à résoudre les contradictions : il cherche à les maintenir (en tant que « manichéen ») vivaces dans leur propre mise en mouvement : ce qui peut démentir la réalité en chaque document et la rendre démente, proliférante, protéiforme, active, créatrice.

=> c’est une dialectique

5. Une dialectique « négative » ou comment ouvrir la philosophie

Débat éternel : B hégélien ou non ?

Rapports qui relèvent de la tension, de la discussion.

Hegel n’était pas « académique » à l’époque de Bataille (il le devient aussi grâce à lui dans les 30s)

Il marque la modernité et a été adopté en bloc par les Surréalistes, avant d’être renié tout aussi brutalement.

Queneau parle de « l’anti-hégélianisme dialectique » esquissé plutôt que conceptuellement élaboré de Bataille dans « Le bas matérialisme » et « Les écarts de la nature » (« Premières confrontations avec Hegel », Critique, n°195-6, 1963).

Usage de Hegel plutôt qu’exégèse interne du système hégélien.

=> art de la négation et du dépassement à l’oeuvre dans Documents pendant 2 ans.

Dans « Figure humaine », B s’attaque à 2 idéalismes :

– l’idéalisme hiérarchique du thomisme (version théologique) et bourgeoise (version laïque) ;

– l’idéalisme de la dialectique hégélienne en tant qu’« expression abstraite » des « formes concrètes de la disproportion » (de la ressemblance cruelle / de la dissemblance). Opération typiquement idéaliste d’« escamotage ».

=> Mais il trahit la pensée de Hegel sur 2 points :

– Hegel critique les « déterminations abstraites » qui doivent justement être toujours destinées à subir l’épreuve dialectique de leur dépassement2 ;

– B feint de croire (ou croit) que la dialectique hégélienne n’est qu’une méthode « abstraite », alors que « la Dialectique est chez lui tout autre chose qu’une méthode de pensée ou d’exposé. Et on peut même dire qu’en un certain sens Hegel a été le premier à avoir abandonné la Dialectique en tant que méthode philosophique. » (Kojève, p.455).

Pour Hegel, système et mouvement vont de pair : la vérité relève d’une structure dynamique et réelle de passage (aufheben : « passage en tant que vérité » selon Nancy, traditionnellement traduit par « dépassement »). Ce n’est pas une « redingote mathématique ». => le savoir hégélien n’est pas figé, ne peut pas être « possédé », il apparaît comme un processus de « dissolution », une « dissolution patiente de la pensée habituelle et de ses significations défectueuses» (Gérard Lebrun, La Patience du concept ; il récuse, comme Althusser, la réduction de l’hégélianisme à un « mysticisme spéculatif »).

Ailleurs Hegel écrit : « Je nomme dialectique le principe moteur du Concept en tant que non seulement il résout les particularisations de l’universel, mais les produit. » (Principes de la philosophie du droit)

Mais évolution de Bataille par rapport à Hegel entre « Figure humaine » et « Le bas matérialisme », puis « Les écarts de la nature » où le « paradoxe sénile » et abstrait de l’identité des contraires laisse place à de passionnantes et « monstrueuses cosmogonies dualistes »…

+ nouvelle vertu théorique essentielle : non plus « escamotage » visant à réduire les écarts, mais la reconnaissance des écarts comme tels grâce à une « dialectique des formes » (« Les écarts de la nature »).

=> Forme dialectique que celle qui attribue à la nature la « responsabilité » structurale de ce qui surgit en elle comme contre nature. => la théorie bataillienne de l’écart est donc une théorie dialectique.

Bataille reconnaît une mise en mouvement du négatif : loin d’être une abstraction, la négativité est « acte immanent » à toute chose, toute représentation, action, notion, qui permet le « dépassement ».

C’est en partant du principe hégélien selon lequel « l’Action est Négativité et la Négativité, Action » que Bataille donne sa version de la souveraineté (« Hegel, l’homme et l’histoire », 1956, OC XII), développe la notion d’une « Action négative ou créatrice » jusqu’au sacrifice , action libre de déployer cette « plus grande force » que serait la capacité à « maintenir l’oeuvre de la mort ».

Cette « œuvre de la mort » reconnue par Bataille, après Hegel, comme « acte immanent » de toute chose, de toute représentation, de toute action, de toute notion.

Convergence de motifs entre Bataille et Hegel :

– la pensée dialectique n’est pas une « abstraction » mais un « dépassement » de l’antinomie entre connaissance abstraite et expérience sensible (l’antinomie du formalisme abstrait et de l’« hétérologie de l’expérience », selon l’expression de Jean Hyppolite dans Logique et existence) ;

– l’exigence hégélienne à propos du concept où il devient inutile de vouloir repérer une filiation classique, à partir de l’idée platonicienne ou de la forme aristotélicienne (Gérard Lebrun avance même l’hypothèse que la tension hégélienne vers « le savoir absolu » n’est autre qu’une patiente subversion de toutes les opérations habituelles du savoir) ;

– les relations sur les termes et les processus sur les stases ;

– l’engagement hégélien devant le multiple qui vient de la parole de Zénon citée dans le Parménide : « Si les êtres sont multiples, ils ne peuvent manquer d’être à la fois semblables et dissemblables, ce qui est impossible, vu que les dissemblables ne peuvent être semblables, ni les semblables dissemblables. » Contre la solution classique (à savoir que 2 choses peuvent être semblables sous un certain rapport, et dissemblables sous un autre), Hegel a tenté de penser comme processus dialectique cet « impossible » même, ce battement du semblable et du dissemblable, dont le moteur (gond, cheville) est le « travail prodigieux du négatif » ;

– le travail du négatif n’a pas de résultat, comme le suggère Hegel dans un passage de sa préface à la Phénoménologie sur le « délire bachique ». Ce qu’a vu Derrida : « une dépense si irréversible, une négativité si radicatle – il faut dire ici sans réserve – qu’on ne peut même plus les déterminer en négativité dans un procès ou un système. »

=> Bataille fait alors le choix du « non philosophique » (cf Le Coupable, p.239-40). Mais ce n’est pas pour autant un sacrifice infini, un excès à tout va : le sans réserve n’est pas le sans processus, ce n’est pas un « iconographisme » (comme on le dit souvent pour Bataille) : il y a une dialectique des formes qui fait naître des « images ».

6. Une dialectique « régressive », ou comment voir naître une image

La « dialectique des formes » apparaît dans « Les écarts de la nature » : incongruité, agression, malaise, effet comique, « séduction », écart. C’est ce qui est recherché dans Documents. DH en analyse chaque aspect.

=> en conclut que la « dialectique » bataillienne refuse toute « signification transfigurée » = il récuse la « transposition » (p.240).

Contrairement à Hegel, il ne veut pas laisser les choses « loin derrière soi », mais au contraire s’en rapprocher : il accepte, il recherche le danger. C’est en quoi il n’est pas philosophique.

Il veut trouver une image. => un contact de la pensée avec l’image.

La dialectique des formes aura succombé à la « séduction », aura introduit le malaise dans la représentation philosophique.

Elle accorde une dimension théorique et une valeur de connaissance à la mise en rapports d’images, alors qu’un hégélien situerait cette mise en rapport à un niveau de « pré-compréhension ».

=> d’où Queneau qui qualifie l’entreprise bataillienne comme un « anti-hégélianisme dialectique ».

p.242 : sur l’enfant, l’enfantin. => « régression » / « transgression »

régression

1. déclasser.

2. « volonté de retourner « voir naître l’image d’une façon concrète » » (p.246).

3. colère => « esthésique » contre « esthétique » : il faut maintenir présents tous les moments du processus

= analyse des rapports avec la « régression » freudienne dans L’Interprétation des rêves (1900).

a. La régression y est une mise en crise de la connaissance en même temps qu’un « mode de connaissance de l’enfance oubliée ».

b. Mais aussi mise en crise de la représentation en même temps que l’affirmation d’un pouvoir de visualité qui traduit l’aspect « attractif » de la structure.

c. mise en crise des élaborations symboliques (ce que Bataille appelle les « architectures » de l’idée) en même temps qu’une dynamique de la construction d’une situation spécifique (pour Bataille, le « montage figuratif ».

=> C’est dans ces montages figuratifs que s’impose l’étrangeté du « gai savoir » visuel : la violence du démenti et l’attractionvisuelle généralisée = ce qui est une construction…

7. Une dialectique « altérante », ou comment débuter en art

Il s’agit donc, aussi, de « construire ».

Bataille s’intéresse alors à l’art primitif (25 ans avant Lascaux).

Or, ce qu’il découvre, c’est que l’enfance de l’art est déjà dialectique (p.260) : dépasser le « réalisme intellectuel » (normes) par un « réalisme visuel » considéré comme finalité de toute figuration.

=> le mot « altération » : analyse (p.262).

La dialectique des formes commence par une altération du subjectile (c’est-à-dire du support) qui induit une dialectique de la trace : la « présence réelle » du sujet s’affirme dans l’objet comme une négation souveraine, une destruction ou un démenti que la trace a précisément pour fonction de « relever » (= la représentation affirme le sujet en affirmant aussi son absence) : maintient l’objet en l’altérant (et non pas en le néantisant). C’est l’altération du sujet qui prolonge l’altération du subjectile.

=> la dialectique développe un modèle structural et dynamique du jeu des formes.

= Tout cela est proche de l’image dialectique de Walter Benjamin.

8. Une dialectique « enchevêtrée », ou comment mettre les écarts en contact

Sur « l’écart des formes ».

Sur une position « radicalement matérialiste » qui ne cherche pas à se faire de la matière une idée (p.271). D’où l’absence de références à Engels (mais pas d’édition de la Dialectique de la nature) ou à Lénine (les Cahiers publiés en 1929-30). = Bataille cherche les formes concrètes.

Matière, pour Bataille = non pas morte, stable, mais en mouvement (mouvement « voyou »).

La dialectique de Bataille est convoquée comme matérialiste parce qu’elle vise heuristiquement plutôt qu’axiomatiquement une morphologie concrète et différentielle, à chaque fois remise en question (p.272).

= Ce n’est ni l’amour de la dialectique (côté méthode) ni la revendication de matérialisme (côté révolution) qui suscitent l’attention aux formes : c’est l’attention aux formes (le gai savoir visuel) qui exigent le reste.

9. Une dialectique « concrète », ou comment rendre les formes intenses

Pour ne pas seulement nier, mais construire, Bataille met en place des « montages figuratifs ».

Exemples. Puis les rapports avec Eisenstein. = le montage est un « régime dialectique » [à noter que DH reviendra sur ces « dyspositifs » dans son livre sur Brecht et son Journal de guerre.]

La dialectique s’énonce donc, non pas thèse-antithèse-synthèse, mais thèse-antithèse-symptôme (une décomposition plutôt qu’un dépassement : le zerfallen deNietzsche plutôt que l’aufheben de Hegel). => y revient dans la sous-partie « 11 »

10. Une dialectique « extatique », ou comment incarner désir et cruauté

Encore sur Eisenstein. La pratique du montage qui est une « hétérologie » de l’image.

=> cherchent l’irritation et la séduction.

[p.309 sur le projet d’Eisenstein d’adapter Le Capital en rendant hommage à l’Ulysse de Joyce (écriture faite d’associations intellectuelles et sensorielles mêlées)]

=> Cherchant l’impossible du figurable : intraduisible, irreprésentable au moyen d’une image qui lui serait « convenante » ou le résumerait. => présenter l’irreprésentable.

=> on touche à l’extase. Dans L’expérience intérieure, B décrit l’extase du sujet « face à l’impossible ». Sujet embrasé, fondu hors de soi, dans la « décomposition », la « supplication »..

4ème aspect dialectique. Cela vient, pour DH, du « désir » : le jeu des formes procède d’une dialectique du désir (p.318). [peu clair : rapport à Freud encore.]

5ème aspect dialectique La constitution de l’image, chez E et chez B, revêt un cinquième aspect : extase du crime et extase de la beauté, hors-de-soi de la séduction et hors-de-soi de l’horreur : une dialectique de la cruauté. (p.320)

Longue digression sur Eisenstein.

11. Une dialectique « symptomale », ou comment toucher au plus bas

Retour sur le processus thèse-antithèse-symptôme (qui décrit le processus de l’informe).

Note 2 : contre la dialectique orthodoxe : Foucault (L’ordre du discours), Deleuze (Pourparlers), Nancy (Le Sens du monde). [DH semble ignorer le livre d’Adorno, La Dialectique négative.]

Sur l’usage du mot « symptôme » dans la sphère esthétique.

Le symptôme renvoie à la maladie, à l’écart, à la crise, à l’excès. Le terme apparaît dans « Le cheval académique » (premier article de B dans Documents) : qualitfie presque ontologiquement cette configuration spécifique des rapports entre les formes (que nous nommons « style ») (p.335)

Définition du style : Le style, pour B, doit être tenu non pas pour une affaire d’élégance, mais pour « le symptôme d’un état de choses essentiel », une « chose de l’être » visuellement manifestée dans la mise en catastrophe d’une « succession d’images violentes » nommée dislocation ou altération de la « figure humaine ».

Dire symptôme, c’est dire d’abord l’impossibilité de la synthèse dans le processus dialectique. = B envisage le symptôme comme un passage obligé (l’insolite obligé, l’anormal obligé) de toute « communication », de toute relation, de toute forme donnée.

Or, le simple incident devient une nécessité ou une souveraineté : la souveraineté du symptomal.

Exemple de l’article « Bouche » où la dialectique est privée de synthèse. Thèse : éloge de la bouche sauvage ; antithèse : chez le civilisé, la bouche s’est réduite ; 3ème moment : aucune élévation ou réconciliation. La « vocifération » se fait par la bouche qui retrouve l’animalité. C’est le symptôme : la vérité de la « figure humaine » s’ouvre dans le symptôme (p.338).

Les formes du symptomal :

– au sens classique (Van Gogh, etc.)

– les formes naturelles (les racines ignobles, les salissures du pollen, etc : les fantasmes sur la nature, la tératologie) ;

– la forme spatiale : l’espace à éprouver ;

– les formes culturelles (malaises de la civilisation)

=> esthétique du démenti de toute consolation esthétique.

Il y a un travail du symptôme dans le jeu des formes : Documents le met en lumière.

La dimension ontologique vient de ce que le symptôme qu’exige B n’est pas réductible au symptôme d’une maladie, mais qui ruine et déchire en tant même que symptôme d’être, vie symptomale de l’être, « état de choses essentiel » (« Le cheval académique »).

=> La tâche essentielle d’une dialectique des formes serait de rendre malades les formes, car la tâche essentielle d’un art est de « communiquer » ou de « répercuter » la maladie, le malaise, le mal d’être.

Cette maladie, c’est être coupable. Cf Le Coupable (1944) : « ce qu’on aime vraiment, on l’aime surtout dans la honte. » (« L’esprit moderne et le jeu des transpositions »). Mais le mot coupable doit se lire aussi par rapport à son suffixe -able : « coupe -able », ce qui peut être coupé (sens physique et processuel). Psychique (la culpabilité) et organique (la coupure) sont indissociables.

=> c’est pourquoi la figure humaine, loin d’être détruite ou niée, se voit livrée au travail dialectique de l’inachèvement mis en figures.

Dans L’Expérience intérieure, cet état d’être est nommée « angoisse ».

=> c’est lié au travail de l’inachèvement.

Enfin, le symptôme est la souveraineté de l’accident (cf le livre de DH, Devant l’image).

Sur le Parménide et l’extravagance qui a tourmenté Socrate à propos de l’Idée de l’Homme qui devait comprendre ou non le poil, la crasse, etc.

à l’inverse de l’anamnèse platonicienne, c’est bien l’accidentel qui est l’essentiel pour B.(p.351)

=> ontologie accidentelle, connaissance accidentelle, dialectique accidentelle.

Sur « l’ascension vers la chute » (p.355) [qui est l’apophatisme propre à B dont ne parle pas DH]

p.358-9 : Revient sur la légitimité de l’emploi du mot « symptôme » : le « avec » (sym-) fait référence à l’intersubjectivité : c’est « avec » la supplication qu’on a le supplice, etc.

Il y a aussi la chute dans symptôme [peu convaincant malgré les nombreuses pages sur ce sujet…]

Finit sur la formule de « volonté de symptôme ».

12. Le double régime de l’image (=conclusion)

Lie la « volonté de symptôme » au Kunstwollen, mais dans un sens plus nietzschéen que selon Riegl. => volonté de susciter l’avènement symptomal des formes (et, pour cela, de déchirer l’anthropomorphisme)

Le double régime de l’image est celui de l’expérience comme épreuve (subie) et expérimentation (active, volontaire). D’où la reformulation de la dialectique :

Thèse : une forme sans épreuve (académique) ;

Antithèse : mise à l’épreuve de cette forme

« Synthèse » : introduire la possibilité non réconciliante d’une forme-épreuve, d’une esthétique du symptomal.

=> dialectique du symbole et du symptôme.

p.380 : Comparaison méthodologique entre Bataille et Warburg.

Conclusion : ressemblance informe comme dialectique symptomale : « être » et en même temps « connaître », c’est « l’instant de violent contact ». Ce contact comme ouverture.

*

1 Les citations de Leiris sont tirées de « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents », Critique, XIX, 1963, n°195-6.

2 Cf Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1830), trad. M. de Gandillac, Gallimard, 1970 : « … il advient fréquemment que la négativité ne soit prise que dans le sens d’une abstraction de tous les prédicats déterminés. Cet acte négatif, l’abstraire, tombe alors hors de l’essence, et ainsi l’essence n’est qu’un résultat sans ces prémisses qui sont siennes, le caput mortuum de l’abstraction » (p.144 et 160).

*

Voltaire | Candide ou l’optimisme

Film : https://www.youtube.com/watch?time_continue=429&v=0xwOiV81Pmg&feature=emb_title

Résumé

distinction entre titres et chapitres, cf Gérard Genette, Seuils, Seuil, 1987.
= la fonction et la signification des titres sont différentes suivant qu’on les lit en tête de chapitre ou bien parmi les autres titres de la TM

Chap I : « Comment Candide fut élevé dans un beau château et comment il fut chassé d’icelui »
§1 : Candide vit au château du baron (titre déprécié et ridicule) de Thunder-ten-tronckh (allemand, ridicule, hostile : gutturales et dentales, allitérations) en Westphalie. « Jeune homme aux mœurs les plus douces ». Il serait le neveu du baron : sa mère est définie par son titre nobiliaire, imbue de sa noblesse (refuse de se marier). Son fils est déclassé, bâtard.
Le monde est défini tel que Candide le voit et s’y insère : c’est donc une illusion, un mirage.
§2 : Défini par ses attributs de sa puissance, vaniteux, tyrannique, violent.
§3 : Avec « Madame la baronne qui pesait environ trois cent cinquante livres »,
sa fille Cunégonde âgée de 17 ans, « haute en couleur, frâiche, grasse, appétissante »
et son fils « digne de son père ».
§4 : Et le précepteur Pangloss qui « enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigolie ». Philosophe au service du pouvoir, raisonne faux mais donne l’apparence du vrai :hypocrisie ou bêtise? Mauvaise foi.
permet à un état social de ne pas changer
soumis, obséquieux, servile, flatte pour pouvoir profiter des avantages du château (use de son ascendant sur la servante : il est comme son maître).
Garant de l’illusion collective
Comique involontaire.
§5 : propos de Pangloss sur la raison suffisante et « l’optimisme » (Pope et Leibniz)
discours direct comique dont les raisonnements sont absurdes :

  • pétitions de principe (tenir d’emblée pour vrai ce que l’on se propose de démontrer
  • syllogisme incorrect
  • sophismes : confusion entre le causal et l’accidentel (nez/lunettes…), entre l’universel et le particulier (pierres/château du baron)
    = source du fanatisme et des abus.
    Pangloss = toutes les langues : il n’est que verbe.
    Le portrait est est donc une création verbale (vocabulaire, mouvement, rythmes, rimes).
    §6 : retour sur Candide, à la suite des autres personnages de la famille : dépendance sociale.
    §7 : « un jour » = répond au « il y avait » (§7)
    = rupture dans la narration : on passe de l’existence heureuse à l’aventure
    d’un style construit et rhétorique (coordonnées et subordonnées) à un style vif, narratif, du fabuleux de l’Histoire à l’Aventure.
    Cunégonde surprend Pangloss donner « une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile » (Paquette).
    « Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin » =
    §8 : Rupture : passés simples, thèmes du roman sentimental (paravent, mouchoir)
    Cunégonde provoque Candide par désir de la sensualité : le baron chasse le jeune homme, un coup de pied aux fesses.
    Du locus amoenus à la vie réelle. Thème de l’expulsion par la faute, le péché originel. Paradis perdu (c’est un monde immuable, éternel, figé)
    Injustice = réalité
    = suivre son désir ne pouvait que rompre l’équilibre clos et fermé du château où tout le monde est limité à un titre, à une fonction.
    Candide est l’élément étranger : il est rejeté.

Illusion de la noblesse qui se paie de mots (les « quartiers »).
Illusion romanesque : l’amour tourne mal, et il n’est que pulsions. (notez l’obsession du « cul » : Cunégonde, chassé par des coups de pied au cul)
Illusion de la philosophie : le « tout est bien » est sentimental et doctrinaire : fait croire à des sentiments là où il n’y a que du désir, qu’il n’y a pas de danger et que rien ne va changer.
Philosophie qui se contredit : entre l’hypothèse (tout va bien) et le postulat (il n’y a point d’effet sans cause)

Intrusion de l’auteur : §1 « je crois » : mais il est omniprésent :

  • choix des présentations (persos schématisés, stéréotypés), variété des tons, équivoques sexuelles.
    narrateur : le docteur Ralph, mort à Minden, présenté sous le titre, derrière qui se cache Voltaire. Début de la distanciation et de l’ironie : le modalisateur vient tempérer une information évidente, le nom/caractère.

*
Chap II : « Ce que devint Candide parmi les Bulgares » Deux longs paragraphes
L’errance : Mise en scène biblique : devient l’humanité elle-même (Job)
paysage conforme aux sentiments : froid, neige, solitude, et le nom de ville hostile.
Entre dans une taverne : roman picaresque
Les recruteurs : sa naïveté le rend accueillant, et son éducation le rend docile
réifié : mécanisé (tournures impersonnelles où il est réduit à un pronom en COD), battu
discipline militaire : « tout stupéfait ». Déserte (innocemment?) : la liberté consiste alors entre 3 mots : bastonnade ou fusillade. Ne peut que parler (inutile).
La métaphysique « rend fort ignorant des choses de ce monde. » =critique de la philo abstraite

actualités : guerre de 7 ans (1756-1763) avec Louis XV (roi des Abares), Frédéric II.
Critiques : recrutement immoral et forcé (désertion de quasi 20%), entraînement aliénant et violent, mesures disciplinaires abusives.
= déshumanisation et non pas héroïsme

Apprentissage (parcours initiatique)

  • quitter le monde de l’enfance
  • se confronter aux mensonges, aux abus, à la tromperie
  • subir l’aliénation
  • découvrir la punition
  • construire sa liberté dans le champ des contraintes (débat sur la liberté)
  • se forger une expérience dans le conflit

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Chap III : « Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint »
= rencontre Jacques l’Anabaptiste (qui rappelle le bon Samaritain de la Bible)
§1 : antiphrases ironiques sur les conditions de la guerre
puis sur les horreurs de la guerre et l’aveuglement des armées (le Te Deum chanté dans les 2 camps)
décide de déserter
dans les villages dévastés : vieillards et femmes. Pathétique rehaussé par le ton badin
§2 : après le village abare dévasté par les Bulgares, arrive dans un village bulgare dévasté
arrive en Hollande, toujours en pensant à Cunégonde
§3 : demande l’aumône mais on le menace de l’enfermer
§4 : rencontre avec un prédicateur protestant qui refuse à C du pain parce qu’il ne dit pas que le Pape et l’Antéchrist, et dont la femme lui « répandit sur le chef un plein… » = critique
§5 Jacques l’anabaptiste (adepte d’un mouvement religieux allemand qui ne baptise que les adultes et demande un retour à une vie plus en phase avec les saintes Écritures)
le nettoie, le nourrit, lui dit d’« apprendre à travailler » (cf chap XXX)
Jacques incarne la tolérance, la charité, le travail productif = le concret
s’oppose à Pangloss (abstrait)
= parabole sur la tolérance. Critique des fanatismes. (vise les Suisses, pays « riche » et « chrétien » et non pas les Hollandais)
= idéal éthique et moral (contre les dogmes)
§6 : rencontre un gueux couvert de pustules, « crachant une dent à chaque effort » = Pangloss
(ménage la liaison avec le chapitre suivant)

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Chap IV : « Comment C rencontra son ancien maître de philosophie, le docteur P, et ce qui en advint »
§1 : Pangloss raconte à C que Cunégonde est morte violée et éventrée par les soldats bulgares. Il s’évanouit
Il en est de même pour la baronne et le baron. Et le fils qui a subi le même sort que sa sœur. Le château est détruit : C s’évanouit de nouveau.
§2 : l’amour est cause de la maladie vénérienne (Paquette). Raconte la généalogie de la vérole. Illusion de l’amour.
§3 : C parle du Diable : il interroge (progression), Pangloss répond que c’est nécessaire : optimisme absurde
§4-5 : C le fait guérir par l’anabaptiste qui les emmène au Portugal pour ses affaires.
Débat sur les malheurs particuliers qui font le bien général : syllogisme à la conclusion ridicule « Plus il y a de malheurs particuliers, plus il y a de bien général. »
problèmes d’actualité : la vérole, le commerce avec les Amériques (via le Portugal), les affaires financières (la banqueroute), les problèmes de justice (qui coûtent aux créanciers), les domestiques abusées et malades, la médecine.
Comique : humour noires : description de l’horreur liée à des formules philosophiques (leitmotiv dans le conte : comique de répétition), d’expressions hyperboliques + mélange du niveau de langue. De situation : le héros s’évanouit deux fois.

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Chapitre V : « Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du docteur Pangloss, de C et de l’anabaptiste Jacques »
§1 : tempête, réaction différente des passagers. Zizanie et chaos à bord. Un matelot furieux frappe Jacques qui aidait, se retrouve accroché par-dessus bord, Jacques l’aide à se sauver, bascule lui-même à l’eau et le matelot le laisse « périr, sans daigner seulement le regarder ».
Pangloss ne l’aide pas
Le bateau fait naufrage : le matelot, C et P parviennent à se sauver.
§2 : espèrent manger avec l’argent qu’il leur reste.
§3 : tremblement de terre. Le matelot pille, s’enivre et paie une prostituée. P tente de le raisonner, mais en vain. = le matelot est la face noire de l’humanité
§4 : C est blessé à la tête. P discute sur le rapport (cause/effet) avec le tremblement de terre de Lima, et comme il ne s’occupe pas de C, celui-ci s’évanouit.
§5 : se sauvent, mangent, aident les sinistrés que P veut consoler grâce à sa philosophie
§6-7 : Un inquisiteur l’écoute, lui pose des questions sur le péché originel et la liberté, et avant la fin de la réponse de P les fait arrêter.
= mélange entre réalisme et symbolisme
= C réagit selon les émotions, tandis que P reste fidèle à lui-même, et ce faisant, ne contribue pas à aider l’humanité (si ce n’est matériellement avec les victimes du tremblement de terre : les discours desservent…)
= champ lexical de la confusion
= image de la mort absurde par la noyade (qu’on retrouve dans Zadig)

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Chap VI : « Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et comment C fut fessé »
§1 : auto-da-fé : actes de foi : les hérétiques sont alors condamnés à diverses punitions
« les sages » = « brûlées à petit feu », « secret infaillible »
§2 : le Biscayen convaincu d’avoir épousé sa commère (= L’Ingénu!) + les Portugais et le lard de poulet, P et C « l’un pour avoir parlé, et l’autre pour avoir écouté avec un air d’approbation » : crimes dérisoires
« C fut fessé en cadence pendant qu’on chantait » (burlesque), les 3 pendus, et P brûlé
= la terre tremble à nouveau : inutilité ! = satire : euphémismes, périphrases ironiques, hyperboles, antiphrases = discrédite les actions inutiles, dénonce le fanatisme et l’infâme (contre la superstition)
§3 : réflexion de C, sous forme de plainte = évolution
Apparition de la vieille

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Chap VII : « Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouva ce qu’il aimait »
§1 : C est dorloté. La vieille invoque les saints.
§2 : est soigné pendant plusieurs jours, puis est conduit à la campagne, dans une maison, dans une chambre…
§3 : retrouve Cu. Ils s’évanouissent tous les deux (comique). Échange mais « la vieille leur conseille de faire moins de bruit » (évocation d’un danger). Dialogue.
§4 : suite de concessives : C raconte, Cu réagit (théâtre muet). Puis elle va prendre la parole.

Vieille : personnage mystérieux.

  • ne parle pas parce que, dans Candide, la bonté ne va pas avec la parole
  • effet romanesque avant la rencontre amoureuse (les retrouvailles) : type de la duègne (mutisme inscrit dans sa fonction romanesque)
    = rupture avec les chapitres précédents : relance le suspens

= incohérence et invraisemblance = conte + parodie de roman (situation, personnages, attitudes)

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Chap VIII : « Histoire de Cunégonde »
histoire rétrospective (analepse), narrateur intradiégétique.
§1 : « J’étais dans mon lit et je dormais profondément »
le coup de couteau devient le prétexte à une évocation érotique
§2 : « sauvée » par un capitaine qui tue le brutal qui la viole et la prend à son service. « je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait » et « pas de philosophie » : beauté et bêtise = idéal masculin. Mais ruiné et « dégoûté de moi »
puis vendue à un Juif nommé don Issacar (don=banquier, donc protégé des répressions) = cherche à la séduire sans y parvenir : il la mène donc dans la maison où ils se trouvent
§3 : repérée par le Grand Inquisiteur ! = avec Issacar, se partagent Cu qui ne se donne à aucun : « je crois que c’est pour cette raison que j’ai toujours été aimée » = parodie de roman
§4 : invitée à un auto-da-fé (= dont on a le motif : impressionner le puissant banquier juif…!= critique de l’hyprocrisie des fanatiques), voit C et P = remet en question l’enseignement de P
évocation de sa sensualité (quand elle voit C nu : décalage : ce n’est pas le moment… = l’humanité est mue par ses intérêts particuliers et son égoïsme : Voltaire est ici moraliste)
§5 : accumulation des CA (= passivité de Cu) = prépare la chute, dans l’apodose : « louer Dieu » = aveuglement, bêtise : poids du fanatisme.
Envoie la vieille : romanesque.
Puis évocation de la faim : l’appétit comme symbole de l’absence de réflexion, de la courte-vue.
§6 : coup de théâtre (attendu) / rebondissement : arrivée de don Issacar

= prédominance de la violence
= récit à tiroirs + rapidité
= fausseté des comportements sociaux = satire sociale
= question de l’innocence de Cu : récurrente dans les romans du XVIIIe : forcée donc non coupable ? Le thème revient dans L’Ingénu. (et aussi dans Manon Lescaut?)
= évolution de Cu : agit, réfléchit, est pragmatique : tente de s’en sortir. Profite également… Elle peut paraître plus « dégradée », mais aussi plus « déniaisée ». = tourne en dérision la vertu = contre les héroïnes de Richardson

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Chap IX : « Ce qui advint de Cunégonde, de C, du grand inquisiteur et d’un Juif »
= titre accumulateur. Article indéfini qui présuppose que le Juif n’est pas connu : sommaire.
§1 : insultes d’Issacar, attaque C qui le tue
§2 : effroi de Cu, pensée pr P, avis de la vieille = mais l’inquisiteur rentre qui voit « le fessé Candide l’épée à la main »
§3 : le narrateur détaille le raisonnement de C, qui tue l’inquisiteur
nouvel étonnement de Cu
§4 : la vieille conseille de s’enfuir à cheval à Cadix
§5 : route des fugitifs, tandis que la Ste-Hermandad « arrive dans la maison ; on enterre monseigneur dans une belle église, et on jette Issacar à la voirie. »
§6 : Avacéna, un cabaret

= changement du comportement de C
= le mouvement narratif est une contestation de la Providence : imprévu
= roman d’aventures caricaturé : danger, malheurs, rebondissements, péripéties… « ce qui advint »
l’histoire humaine est imprévisible ; l’homme est le jouet des événements
= la destinée est absurde => c’est l’idée de Zadig

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Chap X : « Dans quelle détresse C, Cu et la vieille arrivent à Cadix, et leur embarquement »
§1 : lamentations de Cu sur le vol de ses « pistoles » et « diamants ». = roman picaresque ; contraint C à se responsabiliser (entre dans le parcours initiatique) ; seul le travail, selon V, doit amener de l’argent ; relance l’action La vieille pense que c’est un cordelier dans l’auberge de la veille (ellipse temporelle rappelée grâce à ce larcin qui montre la noirceur de l’humanité). Prenne le parti de vendre un cheval.
§2 : le cheval est vendu à un bénédictin. Route vers Cadix. C obtient le commandement d’une infanterie au départ du Paraguay. Embarquement avec « deux valets et les deux chevaux andalous qui avaient appartenu à monsieur le grand inquisiteur du Portugal. »
§3 : « Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la philosophie du pauvre Pangloss »
= Cu a progressé : « j’ai été si horriblement malheureuse dans le mien que mon coeur est presque fermé à l’espérance » (en parlant du nouveau monde).
Puis rappel des malheurs de Cu devant les prétentions de la vieille à être plus malheureuse.
= humour noir…
Celle-ci appelle à suspendre votre jugement
= curiosité qui amène l’histoire.

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Chap XI : « Histoire de la vieille » = nouveau récit rétrospectif qui vient confirmer le récit principal, tout en ménageant un rythme.
§1 : fille du pape Urbain X (inconnu – d’où le « X »?) = beauté extraordinaire
§2 : fiancée à un prince. Amour réciproque.
Pique envers la poésie : « toute l’Italie fit pour moi des sonnets dont il n’y eut pas un seul de passable. » (= signifie qu’ils sont tous bons, ou qu’ils sont tous mauvais?)
mais le mari est empoisonné par une ancienne maîtresse
puis attaqué par des corsaires. Effet de chute comique sur les soldats du Pape
§3 : « nus comme des singes ». Doigt dans l’anus à tout le monde. « cette cérémonie me paraissait bien étrange : voilà comme on juge de tout quand on n’est pas sorti de son pays. » = critique de l’innocence, de la naïveté, du manque d’expérience.
Critique des chevaliers de Malte (référence à leur homosexualité sans doute)
§4 : faite esclave au Maroc. Toutes les femmes violées sur le bateau.
§5 : guerres civiles au Maroc
§6 : combat entre les corsaires et des Noirs d’Afrique. Ironie de Voltaire / Montesquieu (sur l’influence du climat sur les tempéraments).
Terme non fixé « Européan »
exotisme de pacotille, cliché
massacre atroce des femmes, « déchirées, coupées, massacrées » : surenchère comique
finit sous un tas de cadavres
critique de la religion : « sans qu’on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet. »
§7 : se dégage, se traîne jusqu’à un ruisseau et un « grand oranger », tombe évanouit. Quand se réveille, un Italien déplore, en italien (sa langue natale), qu’il n’a plus de quoi la violer (un eunuque qui se révélera castrat)

Chap XII : « Suite des malheurs de la vieille » = découpage pour tenir les chap d’égales longueurs
§1 : l’homme la recueille, la soigne, et continue de regretter son état.
Lui raconte son histoire : castrat de Naples, musicien pour la princesse de Palestrine (la mère)
Reconnaissance : il l’a élevée jusqu’à ses 6 ans
§2 : se racontent leur histoire. L’ancien castrat est venu faire un marché avec le roi du Maroc « contre les autres Chrétiens » au nom d’ « une puissance chrétienne ». Lui dit qu’il la ramènera : se plaint encore, en italien (même phrase).
§3 : remerciements de la vieille. Mais le castat, en fait, la revend à Alger au dey de la province.
La peste. = intervention de Cu. = rattache au temps du récit cadre
§4 : malade de la peste (après rappel litanique de ses malheurs)
§5 : rachetée, vendue à Tunis, puis à Tripolie, Alexandrie, Smyrne, Constantinople. À un janissaire (soldat d’élite recruté à l’origine parmi les Chrétiens). Part à la conquête d’Azof, en Russie.
§6 : massacres parmi les Russes. Puis représailles : siège. Mangent les eunuques. Veulent manger les femmes.
§7 : le changement de paragraphe facilite le rythme, appelle la lecture, crée le suspense.
Un imam conseille de ne couper qu’une fesse.
§8 : l’imam persuade les soldats. Référence à la circoncision (pour le baume appliqué sur les fesses).
§9 : mais les Russes tuent les janissaires. Un chirurgien français soigne les femmes. Lui fait des propositions. Console en déclarant « que c’était la loi de la guerre. »
§10 : marche jusqu’à Moscou. Donnée à un boyard. Devient jardinière. Fouettée. Le boyard est roué pour « qq tracasserie de cour ». Fuite. Liste de villes jusqu’en Hollande.
Question philosophique du suicide. (traité par Montesquieu, Lettres persanes, LXXVI ; Rousseau, La Nvlle Héloïse, lettres 21-2).
§11 : réflexion sur la vie malheureuse des gens.
Référence à Robeck (1672-1739) qui se noie volontairement après avoir écrit sur le suicide.
Finit servante chez Issacar.
« il est d’usage dans un vaisseau de conter des histoires pour se désennuyer »
éloge de l’expérience – se déclare la plus malheureuse : en fait une gageure.

La vieille = somme de tous les malheurs possibles de l’humanité.
Mal métaphysique (imperfection de la créature, le temps, le destin, le vide religieux)
mal physique / mal moral
= la surenchère doit entraîner la réflexion : la fiction se dénonce elle-même comme stratagème.
= la répétition donne une unité au récit
Conte = réapparition des personnages (Propp) + macabre
Vie féminine dans toutes ses difficultés

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Chap XIII : « Comment C fut obligé de se séparer de la belle Cu et de la vieille »
§1 : hommages de Cu à la princesse. Interrogent tous les passagers. C exprime son opposition à P.
§2 : arrivée à Buenos-Aires. Le gouverneur (cf nom) tombe sous le charme de Cu. C lui révèle qu’elle doit l’épouser.
§3 : rejette C, propose tout à Cu qui demande 15 min pour réfléchir
§4 : la vieille l’encourage à accepter (=cf L’Ingénu, l’amie de St-Yves / St-Pouange). Arrivent dans le port un alcade (magistrat) et des alguazils (policiers)
§5 : rebondissement : le cordelier voleur de diamants a cherché à les revendre : on a reconnu qu’ils étaient au grand inquisiteur : avant d’être pendu, il donne la route des fugitifs. Le magistrat est amoureux de Cu, dit la vieille, donc c’est C qui doit fuir.

= le Nv monde est aussi corrompu que l’Ancien.

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Chap XIV : « Comment C et Cacambo furent reçus chez les jésuites du Paraguay »
= le titre annonce l’apparition d’un nouveau personnage important : il porte un prénom (toujours en « C »)
= 3 parties égales : Cacambo / les Jésuites / le frère de Cu
§1 : présentation de Cacambo (ramené de Cadix) : ses origines composites (né au « Tucuman », où on retrouve le « cu »…), ses différents métiers, sa débrouillardise, sa vivacité d’esprit, pragmatique. = incite C à se dépêcher
« Quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre.= maxime pragmatique
C’est un très grand plaisir de voir et de faire des choses nouvelles. » = maxime morale
trait d’actualité : en 1755-6, la rumeur court qu’un Jésuite s’est fait élire roi du Paraguay
§2 : Ca a déjà été au Paraguay : personnage picaresque
« C’est une chose admirable que ce gouvernement » : formule consacrée de l’ironie (cf Lettres persanes)
discours direct : satire de la justice religieuse, d’un gouvernement religieux « Los Padres y ont tout, et les peuples rien. » = ironie de Cacambo ?
Critique des Jésuites
Nouvelles références à l’expérience bulgare de C qui, finalement, lui sert beaucoup.
§3 : récit. Rebondissements : d’abord arrêtés comme Espagnols, Cacambo le rusé apprend que C est Allemand et demande à manger.
§4 : ils sont alors reçus dans la « feuillée » : endroit paradisiaque, avec des oiseaux exotiques. Déjeunent. Arrive « le révérend père commandant ».
§5 : description laudative du perso, jeune et fier. Leurs armes sont rendues, les chevaux mangent.
« crainte de surprise. »
§6 : dialogue entre Candide et le père en allemand. Qui est le frère de Cu.
Nouvelles retrouvailles et nouvelle reconnaissance
§7 : parlent de la sœur : émotion…

Cacambo : avec C, reconstitue le duo habituel du conte = nécessaire à l’évolution du héros
après Pangloss/Jacques l’anabaptiste
= l’accompagne dans de grandes aventures
= il est bâtard comme C, semble avoir le même âge.

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Chap XV : « Comment C tua le frère de sa chère Cunégonde »
le titre annonce un rebondissement inattendu : joue sur le suspens. Insiste sur le drame : « sa chère Cu ».
4 caractéristiques : la sensibilité, le religieux, le guerrier, la noblesse
invraisemblance romanesque
§1 : nouvelle histoire rétrospective. Rappel des horreurs. Explication du mystère (on le croyait mort). Ironie : c’est l’eau bénite salée qui lui fait bouger une paupière.
Allusion à l’homosexualité du père Jésuite Croust (qui a vraiment vécu : Voltaire se venge!)
envoyé à Rome, puis envoyé au Paraguay : devient colonnel et prêtre : veut repousser les Espagnols
compte sur l’appui de C
§2 : marques de tendresse envers C. Mais lorsque C lui apprend qu’il veut l’épouser, le frère le traite d’« insolent ». = intolérance !!! Dispute : C tue le frère ! Par défense ?
Ironie : « Je suis le meilleur homme du monde, et voilà déjà trois hommes que je tue ; et dans ces trois il y a deux prêtres. »
§3 : Cacambo accourt, « ne perdit point la tête ». Prennent les habits du mort et fuient.

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Chap XVI : « Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes et les sauvages nommés Oreillons »
= relance de l’action du conte. Parodie des utopies, des récits de voyage.
= critique de Rousseau : les primitifs ne sont pas bons naturellement
§1 : « Le vigilant Cacambo » fait des provisions. Route et arrêt. Lamentations de C. « que dira le journal de Trévoux ? » journal dans l’Ain qui combat les philosophes !
§2 : mange tout de même. Fin de journée, cris ambigus de femmes. « douleur ou joie » ? « Jeunes filles nues (…) que deux singes suivaient en mordant les fesses. » C tue les singes. Se réjouit.
§3 : mais les femmes pleurent sur les singes. Cacambo : « Pourquoi trouvez-vous si étrange que ds qq pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames ? Ils sont des quarts d’hommes, comme je suis un quart d’Espagnol. » référence aux satyres (à l’Antiquité donc).
§4 : partent et s’endorment. Pendant leur sommeil, les Oreillons les font prisonniers (ce sont les femmes qui les ont dénoncés).
« tout nus, armés de flèches, de massues et de haches de caillou : les uns faisaient bouillir une grande chaudière ; les autres préparaient des broches. » = portrait stéréotypé du sauvage
§5 : critique de C : « si P voyait comme la pure nature est faite »
« Cacambo ne perdait jamais la tête » : il décide de parler aux Oreillons.
§6 : harangue de Cacambo. Critique du « droit naturel » syllogismes anti-moraux
Alors que C lui suggérait de faire valoir « l’inhumanité affreuse de faire cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien » (§5), Cacambo est pragmatique : il se range du côté des Oreillons et déclare qu’ils ont tué un Jésuite (les J sont les ennemis des Oreillons)

  • intention oratoire
  • captatio benevolentiae (légitimation oratoire)
  • discussion sur la réalité des faits
  • retournement et démonstration de la méprise
  • appel au témoignage
    = style oratoire : interpellation, mise en valeur des arguments, approbations des opinions, restriction, présentatifs.
    §7 : « Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable » : on va vérifier les dires : les prisonniers sont libérés et fêtés.
    §8 : ironie de la causalité mauvaise pour un bien (immoralité, qui est finalement une « amoralité »). Réflexion erronée de Candide.

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Chap XVII : « Arrivée de C et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu’ils y virent »
§1 : « Cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l’autre » = négation du mythe
où aller ?
§2 : Cacambo décide d’aller à Cayenne = c’est lui qui a l’initiative
§3 : la route : aventure : ellipse temporelle « un mois entier »
§4 : « Ca qui donnait toujours d’aussi bons conseils que la vieille »
C régresse : « recommandons-nous à la Providence » : sert à mettre en relief les oppostions d’idées
§5 : (més)aventure : arrive dans un pays magique, éloigné de tout
« partout l’utile était agréable » = idéal voltairien !
§6 : constatation de C : « Ce pays vaut mieux que la Westphalie »
les enfants qui jouent : les palets sont en or. Étonnement
§7 : le dédain du précepteur pour les palets d’or ramenés par Candide
§8 : avidité des voyageurs qui « ne manquèrent pas de ramasser l’or ».
description du village
On parle péruvien. « Tout le monde sait que Ca était né au Tucuman » (où l’on parle péruvien).
§9 : dans un cabaret : luxe. Rhum
§10 : politesse des marchands et des voituriers
mépris de l’or : valeurs différentes
« Toutes les hôtelleries établies pour la commodité du commerce sont payées par le gouvernement » = action du gouvernement pour le commerce = politique voltairienne
Changement radical de Candide : « Et, quoi qu’en dît maître Pangloss, je me suis sovent aperçu que tout allait assez mal en Westphalie. »

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Chap XVIII : « Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado »
= moitié du livre. = acmé
§1 : interrogent les habitants.
Inversion du statut social : « C ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. »
description du lieu fastueux
§2 : réception fasteuse, encore, du vieillard
§3 : 172 ans ! = ancien territoire des Incas « qui sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde » = détruits par Espagnols
§4 : ceux qui sont restés sont plus sages : conservation.
« Les Espagnols (…) l’ont appelé El Dorado »
Référence à Sir Raleigh ! = estime de Voltaire pour les Anglais (Raleigh est un explorateur, libre penseur)
= critique de la cupidité meurtrière des Européens
§5 : liste des sujets de la conversation. Puis question de C sur la « métaphysique » et la religion
§6 : « nous avons la religion de tout le monde : nous adorons Dieu du soir jusqu’au matin » (sens ambigu du CCT). Monothéisme déiste. Sans clergé.
§7 : étonnement de Candide sur l’absence de prêtres.
« il est certain qu’il faut voyager » = morale voltairienne
§8 : un carosse « à six moutons » pour les accompagner (des lamas). Au revoir du vieillard.
§9 : passage fantastique = utopie : moutons volants, matière inconnue du palais immense
§10 : « vingt belles filles de garde » = pacifisme, douceur
matières exotiques (nouvelle mention du colibri, oiseau sud-américain par excellence, signe aussi de sensualité : « beija-flor » en portugais)
absence d’étiquette humiliante : simplement la « bise » au roi.
§11 : visite de la ville : idéal
pas de palais de justice, pas de prison
mais un palais des sciences !
§12 : ville immense (ils n’en peuvent visiter que le millième en une après-midi)
éloge de la conversation et du bon esprit
§13 : heureux, mais C regrette Cunégonde. Propose de repartir chargés d’or !
§14 : « Ce discours plut à Ca : on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce qu’on a vu dans ses voyages » = plus constatation que critique : V est un moraliste
= c’est à la fois ce qui les perd, mais ce qui fait que l’aventure continue…
§15 : réprobation du sage roi : « Vous faites une sottise »
précisions sur l’inaccessibilité du lieu
C demande de « la boue jaune »…
§16 : les ingénieurs construisent une machine (= usage raisonné et raisonnable de la science)
= presque science-fiction
au revoir cordiaux
§17:le départ : optimisme sur l’avenir de C = déjà signe de sa chute future…

Chap XIX : « Ce qui leur arriva à Surinam et comment C fit connaissance avec Martin »
= nouveau personnage…
§1 : l’illusion de devenir puissants grâce à l’argent rend C et Ca optimistes
mais les premiers malheurs arrivent : les moutons périssent = réflexion (topique et récurrente dans le conte) sur l’inconstance de la fortune.
Arrivent à Surinam, aux Hollandais
§2 : critique de l’esclavage (Vanderdendur) et du rôle qu’y joue le clergé + cupidité des Hommes (parents du Nègre) + de la philosophie de P (l’optimisme) §3
« C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe »
§4 : cherchent un bateau pour Buenos-Aires. Patron espagnol.
§5 : C apprend que Cu est devenue la « maîtresse favorite de monseigneur »
plan élaboré par Candide : Ca ira chercher Cu = devient volontaire et actif
ira attendre à Venise, « pays libre ». Ca part « le jour même ».
§6 : C prépare son voyage, prend des domestiques. Rencontre Vanderdendur qui lui propose un bateau.
§7 : voyant qu’il est riche, Vanderdendur profite et double le prix du trajet.
§8 : surenchère, acceptée par C
§9 : C revend des diamants bien au-dessous de leur prix, fait embarquer ses richesses, paie V., veut rejoindre en barque le bateau qui part sans lui : il perd tout.
§10 : chez le juge hollandais, qui l’arnaque à son tour
§11 : « la méchanceté des hommes se présentait à son esprit dans toute sa laideur » = prend conscience
sans richesse superflue, sur un bateau français, « il loua une chambre du vaisseau à juste prix » = nouvelle critique de la richesse mal acquise (cf avec Cu et la vieille près de Cadix)
cherche un serviteur : « le plus dégoûté de son état et le plus malheureux de la province »
§12 : « Il se présenta une foule de prétendants » = humanité cupide, intéressée, mais aussi triste et pauvre
= rappelle Zadig et la recherche d’un ministre juste (mais autre procédé ici)
rassemble les 20 plus misérables dans un cabaret et se fait conter leurs malheurs
§13 : rappelle de la vieille qui se disait la plus malheureuse + évocation critique de P
choisit un « savant », ancien « libraire » (et donc éditeur) d’Amsterdam = clin d’oeil ambigu…
§14 : Martin (qui n’est pas nommé) « avait été volé par sa femme, battu par son fils, et abandonnée de sa fille qui s’était fait enlever par un Portugais » privé de son emploi. Socinien = rappelle Pierre Bayle (1647-1706) à qui s’opposait Leibniz.
Le choisit parce qu’il est « savant » : les autres sont aussi malheureux que lui. Leur donne 10 piastres.

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Chap XX : « Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin » = nouvelles (més)aventures annoncées
§1 : Martin est nommé. Pensent parler « du mal moral et du mal physique ». L’emploi du conditionnel laisse prévoir de nvlles péripéties. « aurait dû ». Carte : Japon/cap de Bonne-Espérance (ironie…)
§2 : C pense à Cu = qui le fait « pencher alors pour le système de P » = l’amour est un leurre !
§3-4 : discussion avec Martin, qui se présente comme « manichéen » = profond pessimisme
= anti-Pangloss. Martin est son opposé.
§5 : tableau d’une attaque entre 2 bateaux et de la noyade d’une « centaine d’hommes » = illustration des propos de M
§6 : c’était le vaisseau avec les richesses de C. Il retrouve une brebis (parabole de la brebis égarée). Invraisemblance romanesque. Comique. Jeu = dès qu’on pense avoir raison, on est détrompé. Il n’y a pas de vérité immuable : le bateau coulé rend justice à C. Ou, du moins, lui permet de ne pas être noyé.
§7 : C est content que le « coquin » ait été puni. Martin demande s’il fallait que tous les autres meurent aussi pour cela.
§8 : inutilité de la parole : « Ils disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le premier. » La discussion est une consolation.
C caresse le mouton en pensant à Cu = signe d’espoir… et de bêtise.

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Chap XXI : « Candide et Martin approchent des côtes de France et raisonnent »
§1 : sur la France. 3 occupations : l’amour, médire, dire des bêtises
sur Paris : comme un chaos et presque un Enfer (déjà du Balzac…)
§2 : pr C, après l’Eldorado, il n’y a plus que l’amour qui compte => Venise (ville de l’amour…)
question scientifique à la volée : la Terre n’était qu’une mer = scepticisme de Martin (Voltaire)
rappel des filles et des singes : pas plus que Cacambo, Marin ne s’étonne : tout est possible.
Négation de la possibilité d’un bien naturel et d’une corruption de l’Homme
à peine l’argument du « libre arbitre » est-il avancé : coupé dans sa phrase : ils arrivent. = mépris de Voltaire pour cet argument

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Chap XXII : « Ce qui arriva en France à Candide et à Martin » (chap svt jugé le plus faible, peut-être parce qu’il critique la France et Paris, et qui est le plus long ! »
§1 : Bordeaux. L’Académie des sciences : sujet du prix : pourquoi le mouton a la laine rouge ?
§2 : curiosité / voyageurs qu’ils croisent : Paris
§3 : entrée : critique
§4 : malade, mais riche, il est entouré de profiteurs : critique de Martin
§5 : à cause des saignées, la maladie devient sérieuse. On lui demande de l’argent pour ses funérailles. C refuse ! Martin s’énerve et chasse les importuns. Procès-verbal.
§6 : C guérit : on joue aux cartes. Les gens trichent (naïveté de C).
§7 : « le petit abbé périgourdin » = les emmène au théâtre : C pleure, tout est mauvais
§8 : Adrienne Lecouvreur, comédienne jetée à la voirie (V en avait fait une pièce)
§9 : folliculaire. Sur Fréron. = les diseurs de mal
§10 : C veut dîner avec l’actrice. Mlle Clairon
§11 : mais l’abbé, qui est interlope, ne peut approcher la comédienne vertueuse : il propose autre chose
§12 : cartes chez la marquise de Parolignac (du nom du jeu de carte, le « paroli ») : personne ne les salue : « la baronne Thunder-ten-Tronckh était plus civile » = Paris est pire que la Westphalie !
§13 : C joue, perd bcp d’argent : les domestiques le croient anglais (flegme)
§14 : ennui de la conversation. Citation de plusieurs ouvrages critiqués.
§15 : discours sur le théâtre : satire des héritiers de Racine, Corneille, Crébillon fils
§16 : critique de celui qui a parlé « un autre Pangloss » = tout le monde est critiqué
§17-8 : conversation sur le bien et le mal. Pour l’homme, tout va de travers
§19 : l’hôtesse l’emmène, le séduit, lui extorque ses bagues
§20 : C a des remords de son infidélité
§21-2-3 : le périgourdin se fait de plus en plus coulant, et écrit une fausse lettre signée de Cu
§24 : C croit retrouver Cu malade et, dans le noir, laisse de l’argent
§25-6-7 : au même moment, le périgourdin le fait arrêter avec Martin. Candide donne des diamants à l’exempt, qui lui propose de l’emmener à Dieppe
§28 : référence aux attentats contre les rois (condamnation de la violence par V)
§29 : C et Martin vont en Normandie et embarquent pour l’Angleterre

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Chap XXIII : «  C et M vont sur les côtes d’Angleterre ; ce qu’ils y voient » (chap le + court?)
§1 : exclamations comiques de C. Discussion sur la folie des nations. Actualité : guerre pour le Canada
§2 : Portsmouth : exécution de l’amiral Byng
§3 : choqué, C refuse de « mettre pied à terre » et demande à partir à Venise
§4 : voyage France, Lisbonne (où C frémit) et Méditerranée. Venise. Sursaut d’optimisme : « Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu’il soit possible. »

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Chap XXIV : « De Paquette et de frère Giroflée »
§1 : cherche Cacambo et Cu en vain. Désespoir
§2 : pessimisme de Martin sur la probité de Cacambo, et en général
§3 : un théatin et une fille : sont-ils heureux ? Nouvelle expérience et nv pari : dîner
§4 : liste des mets. Puis reconnaissance de Paquette ! Lui reproche la vérole de Pangloss
§5 : mésaventures de Paquette : un cordelier (puis chassée de Tdt), un médecin (femme jalouse tuée), un juge qui finit par la chasser, devient prostituée = critique de la prostitution : « obligée de continuer ce métier abominable qui vous paraît si plaisant à vous autres hommes, et qui n’est pour nous qu’un abîme de misères. » part à Venise : raconte ses tracas.
§6 : M annonce qu’il a gagné à moitié
§7 : semble contente pour plaire à un moine parce qu’a été volée
§8 : à table, C demande si Giroflée est content
§9 : récit du frère Giroflée : mécontent de son sort. Comme tous ses compagnons, précise-t-il.
§10 : Martin remporte son pari. C donne de l’argent à Paquette et Giroflée. Se réconforte en pensant qu’il est possible qu’il retrouve aussi Cu. Martin lui dit qu’elle ne fera pas son bonheur.
§11 : sur le gondolier, mieux qu’un doge, mais finalement tout se vaut…
§12 : et le sénateur Procuranté ? « on prétend que c’est un homme qui n’a jamais eu de chagrin. »

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Chap XXV : « Visite chez le seigneur Procuranté, noble vénitien »
= fonctionne à tiroir, à sujets.
§1 : belle demeure. Homme de 60 ans, fort riche, peu empressé : bonne impression à Martin.
§2 : sur les servantes que P met dans son lit, plutôt que des dames, mais dont il commence aussi à se lasser.
§3 : peinture. Raphaël : critique. « Je n’aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-même. » = doctrine classique de l’imitation de la nature
§4 : musique : critique. L’art du difficile, ce qui est lassant.
§5 : opéra. Critique du surfait, de l’artificiel, du manque de naturel
§6 : littérature. Critique d’Homère
§7 : Virgile. Sauve les chants 2,4,6 + le Tasse et l’Arioste
§8 : Horace. Loue sa poésie morale, mais pas ses satires. Critique son amitié avec Mécène. « Je ne lis que pour moi ; je n’aime que ce qui est à mon usage. » = influence C
§9 : Cicéron. Contre les écrits juridiques. Pour la philosophie, comme il doute, il en sait autant que lui…
§10 : sciences : contre l’inutilité des systèmes
§11 : théâtre, sermons (éloge de Sénèque), théologie (mépris féroce). Rien de bon, ou quasiment.
§12 : livres anglais : « il est beau d’écrire ce qu’on pense, c’est le privlège de l’homme. » éloge de la liberté d’expression
§13 : Milton : longue critique
§14 : critique du jardin
§15 : C et M : P est dégouté de tout. « les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments » (maxime prêtée à Platon). Il n’y a donc personne d’heureux. Et C ne le sera pas avec Cu.
§16 : désespoir de C de revoir Ca et Cu. Absence de gratitude de Paquette et Giroflée.

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Chap XXVI : « D’un souper que C et M firent avec six étrangers, et qui ils étaient »
= mystère… comparer avec Zadig sur le repas des religieux
§1 : retrouve Ca qui est esclave… Cu à Constantinople
§2 : ému, C se met à table. Martin reste froid
§3-4 : tour à tour un valet annonce parle à son maître « sire… », tous sont étonnés
§5 : C interroge
§6 : Achmet III, maître de Ca
§7 : Ivan VI
§8 : Charles-Edouard d’Angleterre
§9 : Auguste II, électeur de Saxe (« roi des Polaques »)
§10 : aussi roi des Polaques (Sarmates), Stanislas Leszczynski, beau-père de LXV, chassé 2 fois
§11 : Théodore de Neuhoff, aventurier, roi de Corse, prisonnier 7 ans en Angleterre
= tous sont là « pour le carnaval »
§12 : tous lui donnent de l’argent. C des diamants. On s’étonne.
§13 : 4 autres altesses arrivent, mais C part en pensant à Cu

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Chap XXVII : « Voyage de Candide à Constantinople »
§1 : partent avec Achmet III. Discours métatextuel : « voilà une aventure bien peu vraisemblable », « cela n’est pas plus extraordinaire que la plupart des choses qui nous sont arrivées »
§2 : s’intéresse d’abord à la beauté de Cu ! s’enquiert des nouvelles…
§3 : Cu est servante, et elle est devenue laide. Victimes de la piraterie. Litanie de noms.
§4 : réflexion sur le malheur général
§5 : retrouvent Pangloss et le frère de Cu parmi les rameurs !
§6-7 : reconnaissance, rachat (à prix d’or, encore…) des forçats
§8 : se fait escroquer par un Juif, rachète les forçats, partent délivrer Cu

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Chap XXVIII : « Ce qui arriva à C, à Cu, à P, à Martin, etc »
§1 : le baron raconte son histoire : fait prisonnier à Buenos Aires, sert d’aumônier à Constantinople, se baigne avec un jeune page turc, est arrêté, puni et mis en galère
§2-3 : Pangloss, mal pendu, avait survécu. On le dissèque et on le recoud. Devient laquais d’un chevalier de Malte à Venise. Se met au service d’un marchand vénitien qui alla à Venise. Entre dans une mosquée, y voit une femme la poitrine nue, se fait remarquer de l’imam, battre et mettre en galère. Y retrouve le baron avec qui il se dispute la primauté des malheurs (récurrent dans le conte)
§4 : interrogé par C, P croit toujours dans le système de Leibniz (qui est cité)

*
Chap XXIX : « Comment C retrouva Cu et la vieille »
§1 : tous discutent de tout et de rien pendant le voyage (récurrent aussi), et débarquent en Turquie où ils voient Cu et la vieille étendre du linge
§2 : Cu est laide à faire peur. On la rachète avec la vieille
§3 : la vieille propose de racheter une métairie. Cu veut que C la marie. Mais le frère refuse « maître fou ».

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Chap XXX : « Conclusion »
§1 : C n’a pas envie d’épouser Cu, « mais l’impertinence » du baron l’y encourage. Après avis de P, M, Ca et la vieille, on expulse le baron
§2 : tout le monde est mécontent. « C, M et P disputaient qqfois de métaphysique et de morale. » Et la question que pose la vieille : mieux vaut-il l’ennui ou les malheurs ?
§3 : La vie balance entre l’ennui et la douleur/ P ne peut se dédire : mais il ne croit pas en ce qu’il dit.
§4 : Paquette et Giroflée débarquent, dans la plus extrême misère. À cause de l’argent, comme l’avait prévenu Martin. Même P devient pessimiste « Et qu’est-ce que le monde ! ».
§5 : mais continuent à s’interroger : vont consulter un derviche ! « Que faut-il faire ? – Te taire ! » Le derviche refuse de leur parler.
§6-7 : au retour s’arrêtent chez un musulman qui ne s’occupe pas des affaires publiques. A 2 filles et 2 fils. Éloge du travail : « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, et le besoin. »
§8 : litanie de noms de rois déchus par Pangloss. Martin : « travaillons sans raisonner ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. »
§9 : « chacun se mit à exercer ses talents. » Pangloss remonte encore la chaîne des causalités pour aboutir à « des cédrats confits et des pistaches ». Candide répond : « Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre jardin. » = fin éminemment ambiguë.

Norbert Trenkle | Critique de l’Aufklärung en 8 thèses

Thèse 1 : Le côté sombre des lumières : le refoulement de la nature

A partir de La Dialectique de la Raison d’Adorno et Horkheimer :

volonté de séparation d’avec la nature = refus de reconnaître que l’individu est sous son emprise = ce qui produit de la violence et de l’irrationnel qui remontent périodiquement, dans l’individu lui-même mais aussi dans la société.

Thèse 2

La dichotomie nature/culture, au profit de la seconde, nécessite la domination des cultures non occidentales, jugées sauvages, afin de les civiliser (point de vue raciste et culturocentriste).

Thèse 3

Ce qui menace la culture, ce n’est pas la nature, mais le refoulement brutal et la répression de la nature (qu’opère la culture occidentale). = la violence et la domination sont donc dans la raison moderne elle-même.

Limite d’A et H : ils font remonter la rationalité moderne à la Grèce, au lieu de la situer dans le processus de la modernité capitaliste. = la raison moderne serait, dans cette conception, la cause des ténèbres, et la seule raison qui aurait jamais existé. Ce qui montre qu’ils sont sous l’emprise de la prétention universaliste de l’Aufklarung.

Thèse 4 sexisme et racisme constitutifs du sujet de l’Aufklarung.

La raison des Lumière est propre à la modernité capitaliste.

La démarcation brutale avec ce qui est considéré comme la nature intervient avec la société bourgeoise, au moment de l’édification de la raison qui réduit la pensée à une activité pure, désincarnée, détachée des sens (Descartes, Kant).

La nature est menaçante : la nature extérieure (dominée par la technique), et la nature intérieure : la présumée vulnérabilité de l’être humain face à sa propre sensualité.

Dissociée du sujet et projetée en un « autre » construit de toutes pièces (« femme », « primitif »). D’où le sexisme et le racisme constitutifs du sujet de l’A.

Thèse 5

Même si c’est un temps de libération sociale, l’Aufklarung est aussi constitutif de la forme capitaliste de domination abstraite.

Bons côtés :

– libération / étroitesse de normes et conditions de vie traditionnelles contraignantes

– l’universalisme pointe vers une société mondiale sans frontières

– la raison critique cherche à renverser toutes les vérités indiscutées (et religieuses).

Mais :

– l’universalisme abstrait entraîne la domination universelle par le marché mondial et les formes capitalistes d’action et de pensée ;

– la raison critique légitime la soumission à des principes a priori, ne parvient pas à s’affranchir de la métaphysique, représente une forme de religion sécularisée ;

+ antithèse dissociée : désir de voluptueuse soumission au collectif, rejet du sensible, diverses formes de religionisme et d’irrationalisme…

Remarque : thèse peu claire sur le lien entre « l’individu capitaliste de la concurrence » et la libération / normes, et sur « l’antithèse dissociée ».

Ces deux points ne sont compréhensibles qu’au prix d’une projection déductive du lectorat qui pourrait déformer la pensée de Trenkle.

Thèse 6

L’émancipation ne peut se référer obstinément à l’Aufklarung.

L’achèvement de l’Aufklarung n’a pas été empêché par le capitalisme (comme le croit la gauche traditionnelle).

La critique du capitalisme passe par la critique de l’Aufklarung.

Thèse 7

Ont été actualisés les principes de l’Aufklarung qui pouvaient s’allier à la logique capitaliste.

Les libertés individuelles ne sont pas la preuve des « acquis des Lumières » : elles sont l’expression d’un ensemble de conditions historiques déterminées.

Ces libertés, dans la précarité galopante actuelle (crise de l’État-providence, concurrence exacerbée), tournent à l’isolement : d’où la volonté de se réfugier au sein de collectifs religieux, nationalistes, ethnicistes…

C’est la mise en lumière de la nuit des Lumières.

Thèse 8

Volonté d’émancipation forte. Mais les mouvements de la démocratie et des droits de l’H échouent, car ils aspirent à un capitalisme démocratique et social impossible par nature.

L’Aufklarung ne peut fournir cette aide : c’est pourquoi il faut en faire une critique constructive, plutôt que de l’encenser aveuglément (« L’Aufklarung n’est pas taillée pour ce rôle de rempart ; son cadre de validité se désintègre en même temps que le capitalisme. »)

Michel Foucault | Les mots et les choses

Michel Foucault | 1926 (Poitiers) – 1984 (Paris)

doctorat sous Georges Canguilhem

Les Mots et les Choses (1966)

Repérer à quelle occasion, dans l’histoire de la culture occidentale, l’homme acquiert le statut d’objet du savoir.

=> « archéologie des sciences humaines » (= analyse des conditions de l’histoire des idées).

Chaque période est déterminée par une configuration de la pensée, qui rend possible sa culture, son savoir, ses progrès.

Tous les savoirs reposent sur une épistémè commune. (= ensemble des connaissances scientifiques, du savoir d’une époque et ses présupposés.)

F. met en relation l’économie, l’étude du langage, l’étude du vivant.

=> l’analyse des ruptures dans l’ordre du savoir constitue le centre de son œuvre.

= œuvre polémique qui attaque pêle-mêle :

– les historiens classiques de la pensée ;

– l’existentialisme ;

– les engagements politique au profit d’une réflexion audacieuse.

=> Foucault montre que la figure de l’homme comme objet de connaissance apparaît avec l’élaboration de la biologie, de l’économie politique et de la linguistique.

Mais cette épistémè est peut-être en train de disparaître.

Mais cette vision structuraliste de l’histoire de la pensée ne réussit pas à dissiper l’obscurité qui enveloppe les conditions de possibilité des épistémès elles-mêmes.

Néanmoins, l’histoire de la philosophie et de la pensée est bouleversée.

2 parties, 10 chapitres.

*

Partie I

Chapitre I – Les suivantes

= sur les Ménines

L’analyse du tableau de Vélasquez dévoile une transgression de la représentation.

Le tableau représente le peintre au travail. Il nous fait face mais nous ne voyons que l’arrière de la toile.

À côté de lui, l’infante Marguerite, et ses suivantes, nous font face et contemple, comme le peintre, ce qui est à l’extérieur de la toile : le roi et la reine (qui ne sont visibles que par le reflet du miroir à l’arrière-plan).

Le miroir traverse donc tout le champ de la représentation, sans rien refléter, mais restitue ce qui demeure hors du regard.

= le sujet du tableau se dissout entre le peintre et sa toile invisible, le reflet du miroir, la ligne du regard de l’infante. Contrairement aux tableaux de la Renaissance, qui sont des représentations complètes et sans ambiguïté.

=> il y a, avec les Ménines, rupture de l’ordre de la représentation picturale.

= le rapport de la représentation à son modèle et le rapport de la représentation à son auteur sont interrompus.

Chapitre II – La prose du monde

(5 sous-parties : les 4 similitudes ; Les signatures ; Les limites du monde ; L’écriture des choses ; L’être du langage)

I. Les 4 similitudes

à la Renaissance, la représentation peut être assimilée à une similitude. 4 formes peuvent y être distinguées.

1. la convenienta correspond à la proximité dans l’espace (les choses sont liées par le voisinage qu’elles partagent). Cette proximité entraîne une similitude des propriétés nécessaires pour être ensemble dans cet espace. = cette « convenienta » unit le monde comme totalité.

2. l’emulatio = la distance : c’est le lien qui unit une image à son reflet.

3. l’analogie = concerne les similitudes de rapports et de proportions

4. la sympathie = mouvement de fusion par échange de qualités, mouvement équilibré par l’antipathie, son contraire.

II. Les signatures

à quoi reconnaît-on les similitudes ? = il faut savoir déchiffrer les marques visibles des similitudes cachées.

= le signe ne se révèle comme tel que par la grâce d’une ressemblance.

La conséquence de cette épistémè est le caractère illimité de ce savoir, puisqu’il s’agit de reconnaître des signes qui dévoilent les ressemblances (mais il reste de ce fait parcellaire).

= l’utilisation de cette catégorie qui assimile connaître et interpréter fait que l’érudition comme la magie appartiennent au savoir.

(La divination consiste à mettre au jour les signes cachés : la lecture des textes sacrés consiste à relever les signes de la sagesse divine.)

Le monde est signe à déchiffrer = c’est pourquoi le langage est lui aussi dans le monde.

Le langage a été donné aux hommes par Dieu. Or, même s’il a perdu sa transparence originaire, le langage garde avec le monde un rapport d’analogie, non de signification.

= cette perspective noue la nature comme tissu de mots et de discours avec le langage.

Le naturaliste Ulisse Aldrovandi (1522-1605) établit une description en mêlant les observations et les valeurs mythologiques de l’animal. = il contemple des choses à lire : qu’elles soient imprimées ou sensibles, elles ont valeur de savoir parce qu’elles sont des signes à interpréter.

Le système des signes à la Renaissance est ternaire : il associe le signifiant, le signifié et le domaine des similitudes.

Cela disparaît au XVIIe siècle pour laisser la place à une nouvelle question concernant la possible justification de l’arbitraire du signe.

Comment le signe peut-il être lié à ce qu’il signifie ?

= XVIIe = l’analyse de la représentation

= époque moderne = analyse de la signification.

Mais si nous y gagnons la possibilité de penser la signification, nous y perdons « l’être vif du langage ».

= C’est la littérature qui accueille cet être du langage quand elle n’est pas pensée par une théorie de la signification.

Chapitre III – Représenter

(6 sous-parties : Don Quichotte ; L’ordre ; La représentation du signe ; La représentation dédoublée ; L’imagination de la ressemblance ; « Mathesis » et « taxinomia »)

I. Don Quichotte

= figure emblématique du changement qui a lieu dans l’épistémè à l’aube de l’âge classique.

Toute l’aventure du chevalier est une quête des similitudes, quête toujours déçue.

= Il y a décalage entre les signes et la ressemblance des êtres.

Mais de ce décalage naît un nouveau langage qui crée l’univers du texte. (Dans la seconde partie, don Quichotte rencontre des personnages qui en connaissent la première partie.)

La ressemblance laisse la place à la comparaison.

=> à la Renaissance, la similitude est considérée comme une source d’erreur.

Descartes l’analyse comme une expérience première qui doit être mis en ordre grâce aux catégories de l’identité et de la différence.

La comparaison peut être ramenée aux rapports mathématiques de l’égalité et de l’inégalité.

L’ordre des choses est établi par une mise en série qui part du simple (simple à connaître) et va jusqu’au complexe. [c’est le 3ème précepte de la méthode cartésienne]

Du point de vue archéologique, on constate un ensemble de modifications dans l’épistémè au XVIIe siècle.

On substitue à l’analogie l’analyse ordonnée.

Là où le jeu des similitudes était infini, une énumération exhaustive devient possible.

= l’activité de connaissance n’a plus pour moyen et pour but de rapprocher les choses entre elles, mais de les discerner.

Le langage devient alors l’outil de la représentation.

Les historiens ont l’habitude de définir l’âge classique par un rationalisme tentant de rendre la nature calculable, toutefois ce rapport à la mathésis comme savoir de l’ordre ne signifie pas que tout savoir est mathématisable. Des savoirs empiriques et qui ne peuvent pas être réduits à la mathématique apparaissent : grammaire générale, histoire naturelle et analyse des richesses.

Le signe à l’âge classique se modifie. Son horizon est infini : il se déploie parce que l’analyse ne cesse de se poursuivre.

Les signes artificiels ne doivent plus leur valeur à leur fidélité à la nature, ils peuvent être établis selon d’autres critères, comme la simplicité, l’utilité, car la grille d’analyse de la nature est aussi arbitraire.

Le signe n’est plus assuré de sa vérité par l’ordre des choses elles-mêmes.

= la dualité signifiant-signifié est instaurée.

Le signifiant doit alors représenter et cette représentation doit être son unique contenu.

Les signes apparaissent donc comme coextensifs à la représentation, ce qui exclut toute possibilité d’une théorie de la signification : entre le signe et son contenu, il n’y a aucune opacité.

VI. « Mathesis » et « taxinomia »

= sont les 2 figures de l’ordre de l’âge classique.

Pour ordonner les natures simples, on se réfère à une mathésis,

pour les natures complexes, il faut constituer une taxinomie avec un système de signes.

= naissent alors la possibilité de l’histoire naturelle, la grammaire générale et l’analyse de la monnaie.

La taxinomie traite des identités et des différences en dévoilant les articulations entre les êtres sous la forme de tableaux.

La mathésis traite des égalités et des jugements qui s’y rapportent.

Chapitre IV – Parler

(7 sous-parties : Critique et commentaire ; La Grammaire générale ; Théorie du verbe ; L’articulation ; La désignation ; La dérivation ; Le quadrilatère du langage)

[I. Critique et commentaire]

II. La grammaire générale

= conséquence de la transparence du langage.

= développe l’étude de la syntaxe et entraîne une critique des textes anciens.

Cette analyse du langage est rendue nécessaire par son origine spontanée et irréfléchie, qui s’oppose à l’ordre universel et évident que les sciences et l’algèbre établissent dans la représentation.

= La grammaire traite donc de l’ordre naturel de l’esprit, c’est-à-dire de la manière dont la représentation se dispose selon une série successive.

La tentation d’une langue universelle surgit de cette analyse.

Il ne s’agit plus d’un retour à Babel, mais de la recherche d’un langage de signes univoques capable de nommer la totalité du monde.

Et le monde, entendu comme entièrement représentable, entièrement dicible, doit pouvoir être une encyclopédie.

De ce fait, les langues particulières sont le réceptacle des progrès de l’esprit d’un peuple.

La grammaire générale n’a pas pour fonction de rechercher les lois communes à toutes les langues, mais de dévoiler la représentativité du discours.

Comment le discours peut-il énoncer la totalité de la représentation ?

= parce qu’il est constitué par des propositions dont la validité repose sur le verbe.

Le verbe affirme un lien d’attribution entre 2 éléments.

En ce sens, tous les verbes se ramènent au verbe « être », qui pose le rapport du langage représentatif avec la représentation qu’il désigne.

Les noms, eux, sont innombrables et articulés par un ensemble de mots accessoires.

Cependant, même ces éléments possèdent une fonction nominale : ils auraient pris la place de gestes qui constituent la forme originelle du langage.

Les mots peuvent cependant s’écarter de leur sens et de leur forme originaire grâce aux figures de la rhétorique.

Ainsi la grammaire générale se construit autour de 4 théories :

1. proposition

2. articulation (partie IV)

3. désignation (partie V)

4. dérivation (partie VI)

=> la littérature classique se constitue comme recherche du mot le plus juste en ignorant l’obscurité du langage.

Chapitre V – Classer

(7 parties : Ce que disent les historiens ; L’histoire naturelle ; La structure ; Le caractère ; Le continu et la catastrophe ; Monstres et fossiles ; Le discours de la nature)

L’erreur des historiens qui étudient le XVIIe siècle est de postuler la naissance d’une science de la vie : or la vie n’existe pas, il n’existe que des êtres vivants.

Leur histoire naît de la distance entre les choses et les mots, parce qu’elle autorise la distinction entre les « legendae » et l’observation.

Les inventaires, les catalogues permettent de mettre de l’ordre dans l’observation des êtres.

Et il convient de parler d’observation, car les botanistes ne considèrent comme valable que ce qui leur est donné sous la forme de l’étendue et selon 4 variables :

– nombre

– figure

– proportion

– situation.

=> cet ensemble de variables est appelé la structure.

Ainsi ce qui est donné confusément dans la représentation se trouve filtré, limité, analysé.

= l’objet de l’histoire naturelle est saisi par sa configuration spatiale et non par son fonctionnement.

C’est dans ce sens que le tableau se révèle déterminant.

= il permet de saisir les êtres dans leur ensemble et dans leur continuité grâce à l’établissement du caractère.

Il faut établir un tableau ordonné, universel et continu de toutes les différences possibles.

Le caractère tel que l’établit l’histoire naturelle, permet de marquer l’individu, mais la séparation entre le vivant et le non-vivant n’est à aucun moment une question décisive, car ils sont tous des éléments de la nature susceptibles de classification.

Chapitre VI – Echanger

(8 parties : L’analyse des richesses ; Monnaie et prix ; Le mercantilisme ; Le gage et le prix ; La formation de la valeur ; L’utilité ; Tableau général ; Le désir et la représentation)

Au XVIe siècle, la pensée économique se constitue autour du problème des prix et de la monnaie.

Les deux problèmes sont liés car le métal est signe de richesse et richesse lui-même.

L’or est précieux parce qu’il a un prix et cela a pour conséquence qu’il mesure les prix et qu’on peut l’échanger.

Au XVIIe siècle, l’or est d’abord l’étalon des échanges.

La monnaie est l’instrument de représentation des richesses.

La théorie de la valeur (V-VI) constitue le pendant de la théorie de la monnaie.

Valoir signifie avoir une valeur dans l’échange.

= tout ce qui est inutile devient utile dans l’échange troc.

La question de savoir à quelle condition les prix peuvent être établis entraîne un conflit entre les physiocrates et les utilitaristes, mais ils partagent les mêmes éléments théoriques :

– la valeur est liée à l’argent ;

– la monnaie est représentation des richesses.

La quantité de travail n’est qu’un instrument de mesure du prix des choses,

le besoin est la mesure absolue du prix.

La pensée du XVIIe siècle ordonne la richesse, la nature ou la langue à partir du mode d’être de la représentation (VIII).

=> L’épistémè classique se construit autour de la représentabilité absolue des êtres.

La métaphysique du XVIIe siècle est une métaphysique du continu et de la complétude :

– toute richesse est monnayable,

– tout être naturel est caractérisable,

– tout individu est nommable.

= ils entrent dans un système complet et fermé.

L’ontologie du XVIIe peut se définir comme une absence du néant car l’être est confié sans rupture à la représentation.

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Partie II

Chapitre VII – Les limites de la représentation

(6 sous-parties : L’âge de l’histoire ; La mesure du travail ; L’organisation des êtres ; La flexion des mots ; Idéologie et critique ; Les synthèses objectives)

à la fin du XVIIIe siècle un bouleversement de la pensée a lieu (comme au début du XVIIe)

= l’archéologie montre comment ce bouleversement se produit dans tous les domaines.

=> l’épistémè fondée sur la bipolarité identité-différence, cède la place à une épistémè fondée sur la catégorie de l’organisation.

Celle-ci est la condition de possibilité de la construction de nouvelles sciences,

du « repli de la philosophie sur son propre devenir » (VII, 1),

de l’apparition de l’histoire comme « mode d’être de l’empiricité ».

La notion de travail acquiert tout son sens : elle est liée à celle de richesse.

= les richesses ne représentent plus le désir mais le travail.

Le travail comme labeur et peine peut servir de mesure car il ne varie pas ; ce qui varie ce sont les capacités de production ou le marché du travail.

= la réflexion sur les richesses conduite par Smith introduit 2 directions de pensée :

– l’une interroge la finitude humaine, son rapport au temps ;

– l’autre indique la possibilité d’une économie politique ayant pour objet les rapports de production.

Chapitre VIII – Travail, vie, langage

(5 sous-parties : Les nouvelles empiricités ; Ricardo ; Cuvier ; Bopp ; Le langage devenu muet)

La réflexion de Ricardo sur l’économie détermine la prééminence de la théorie de la production sur celle de la circulation.

= l’homme qui travaille n’est pas celui qui désire, mais celui qui use sa vie à tenter d’échapper à la mort.

=> cela produit une situation historique qui, à travers l’évolution de l’économie, permet de penser la fin de l’histoire.

Mais la position de Ricardo (celle du ralentissement indéfini de l’histoire) ou la position de Marx (celle de la rupture radicale) ont les mêmes conditions de possibilité et déterminent la même configuration du savoir.

=> l’historicité de l’économie, la finitude de l’existence humaine, la fin annoncée de l’histoire y figurent.

La rupture dans la conception des êtres vivants a lieu en 2 temps.

= à partir de Lamarck et Jussieu, la recherche du caractère se modifie car elle se fonde sur un nouveau principe : l’organisation.

Les éléments sont associés selon leur fonction.

Il en découle que la notion de vie devient un concept opératoire : moyen de saisir dans les corps les rapports entre les différents organes et moyen de déterminer la finalité des organes.

= cependant, cela implique toujours une gradation progressive et continue entre les vivants.

La vie échappe à l’étendue et ne peut de ce fait constituer un ensemble continu.

Cuvier (3) soumet la constitution de l’organe à la souveraineté de la fonction, ce qui entraîne le surgissement d’analogies sans ressemblance (exemple : poumons/branchies).

= Les êtres vivants peuvent alors être classés selon des communautés de fonctions, distinctes les unes des autres.

Cette discontinuité permet de faire apparaître la notion d’incompatibilité biologique, l’importance du milieu extérieur, l’opposition entre la vie comme racine de toute existence et l’être comme immobile.

Chapitre IX – L’homme et ses doubles

(8 sous-parties : Le retour du langage ; La place du roi ; L’analytique de la finitude ; L’empirique et le transcendantal ; Le Cogito et l’impensé ; Le recul et le retour de l’origine ; Le discours et l’être de l’homme ; Le sommeil anthropologique)

Le langage se libère de la représentation.

Ce processus commence par une analyse de la flexion, dont on montre qu’elle reste constante alors que la racine subit des modifications.

Cette analyse est contemporaine de la naissance de la phonétique.

=> les langues se modifient donc par des mécanismes internes : leur histoire est celle de leur évolution parlée.

Elles peuvent être regroupées en ensembles discontinus selon les caractéristiques internes des éléments qui les composent.

=> alors le langage ne prend plus sa source du côté de ce qui est représenté, mais du côté du sujet qui représente.

Ce déplacement du langage le conduit à perdre son statut d’instrument neutre de la représentation.

=> Il est alors compris comme activité du peuple qui parle et du sujet individuel qui s’approprie sa langue.

Le langage devient alors un sujet d’étude pour la philologie et la linguistique.

Du point de vue archéologique, cette situation permet :

– d’une part l’émergence de la formalisation et de la recherche d’une logique non verbale,

– d’autre part l’émergence des théories de l’interprétation et de la découverte de l’inconscient.

Cette rupture dans la représentation entre les choses et la subjectivité où elles sont pensées se manifeste philosophiquement dans la critique kantienne qui interroge les limites et la légitimité de la représentation.

=> l’intrication du savoir et de la philosophie se défait au profit d’une réflexion dont le projet est de fonder ou de dévoiler.

La littérature se constitue comme telle quand le langage retrouve cette opacité énigmatique qu’il avaitperdu à l’âge classique.

On en retrouve un écho dans l’expression de Mallarmé et dans la question de Nietzsche : « Qui parle ? »

=> quel est ce langage, mais aussi quel est l’homme qui parle ?

L’expérience de la finitude se loge au sein même des savoirs sur l’homme.

= cette émergence de l’homme dans le champ du savoir correspond à la fin de la métaphysique, considérée comme une illusion, une pensée aliénée ou un épisode culturel.

Mais parce que l’homme est source de connaissance, qu’en lui résident les conditions de possiblités de toute connaissance, il prend la figure d’un « doublet empirico-transcendantal » (4-5)

L’épistémè moderne occidentale se détermine selon 4 éléments :

– le lien des sciences humaines avec la finitude ;

– le doublet empirico-transcendantal ;

– le rapport de l’être pensant avec l’impensé sous les formes de l’inconscient, de l’aliéné,

– la question de l’inaccessibilité de son origine.

=> C’est l’anthropologie (8) qui conduit alors la pensée moderne et qui provoque un sommeil de la philosophie mais « à tous ceux qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’homme qui pense, on ne peut qu’opposer un rire philosophique ».

=> C’est l’entreprise de Nietzsche qui apporte le meilleur point final à la multitude des questions sur l’homme.

Chapitre X – Les sciences humaines

(6 sous-parties : Le trièdre des savoirs ; La forme des sciences humaines ;

Les 3 modèles ; L’histoire ; Psychanalyse, éthnologie ;

[sans-titre, conclusion])

Les sciences humaines apparaissent dans cette nouvelle épistémè.

Elles se situent dans une configuration épistémologique complexe au centre d’un triangle dont les côtés sont constitués par les mathématiques, les sciences et la philosophie.

=> leur objet n’est pas l’homme, mais ses représentations.

Ou plus exactement l’analyse des ensembles signifiants qui révèlent à la conscience les conditions de ses contenus.

Les sciences humaines ont un discours sur les sciences qui ont pour objet les réalités humaines.

Mais certaines, comme la psychologie ou l’ethnologie, prennent les autres à contre-courant en dissolvant leur objet.

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Editions Gallimard | à partir des fiches de la collection Bréal