– Santi Ambrogio e Carlo al Corso
– Santi Andrea e Claudio dei Borgognoni
– Chiesa Nuova (Santa Maria in Vallicella)
– Santa Maria in Vallicella (Chiesa Nuova)
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– exposition Michael Sweerts (Rome, 2024-5)
Michael Sweerts, Realtà e misteri nella Roma del Seicento, Accademia Nazionale di San Luca (palazzo Carpegna), Rome, du 7 novembre 2024 au 18 gennaio 2025.
Commissaires : Andrea G. De Marchi et Claudio Seccaroni.
Catalogue (223 pages, 35 euros ; il est bon de savoir que 2 livres à 35 euros reviennent à 50 euros)
Michael Sweerts est, selon l’expression, un illustre inconnu. Son nom se rencontre régulièrement, il jouit même aujourd’hui d’une attention méticuleuse de la part de quelques experts, et pourtant le personnage et sa peinture demeurent mystérieux. Mieux, le mystère s’épaissit à mesure qu’on apprend à le connaître. L’exposition du palais Carpegna (qui abrite la célèbre Académie de Saint-Luc à Rome), la première consacrée entièrement à l’artiste depuis vingt ans, peut apparaître modeste – et d’une allure austère (ill.1) –, puisqu’elle ne rassemble que 13 œuvres du maître réparties en trois petites salles. Mais elle ne l’est pas quand on sait que sur les 150 œuvres environ qu’on lui prête, seule une vingtaine est incontestablement de Michael Sweerts. Elle est en outre accompagnée d’un catalogue riche et passionnant.
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ill.1) Vue de la deuxième salle de l’exposition
(photo : RKG)
La fascination qu’exerce Michael Sweerts tiendrait toute dans sa peinture discrètement originale, mais sa vie errante et inquiète nourrit indéniablement sa légende. Né à Bruxelles en 1624 ou 1625, cet enfant d’une famille noble catholique est mort à Goa, colonie portugaise aux Indes, en 1664. On ne sait rien de sa formation, mais on le retrouve en 1643 à Rome, peintre, graveur et marchand d’art avisé, lié la puissance famille des Pamphilj. Lié surtout par sa nationalité aux bamboccianti et au cercle sympathique des artistes flamands (et pas seulement) appelés les Bentvueghels. Son œuvre, qui à première vue se rattache à cette tradition, s’en détache pourtant par des caractéristiques fondamentales : chez Sweerts, pas de jugement, pas de critique, et un regard dénué de cette ironie parfois un peu épaisse qu’on trouve (mais pas toujours, il faut le préciser) chez l’espiègle Van Laer, dit le Bamboche. Michael Sweerts scrute la vie populaire avec une attention grave, presque solennelle. Rentré à Bruxelles en 1655, il y ouvre un atelier de dessin florissant, mais toujours plus occupé de religion, le voilà bientôt à Paris où il y entre à la Société des missions étrangères. À Paris, il regarde la peinture des frères Le Nain. S’ensuit un court séjour à Amsterdam en 1661 dans le groupe de ces missionnaires mené par Monseigneur Pallu, évêque in partibus d’Héliopolis, qui prépare leur départ en Orient. La mission s’embarque finalement à Marseille en janvier 1662. Turquie, Syrie, Arménie. On dit qu’il peignit avec succès à Alep ; rien ne nous est parvenu. En juillet de la même année, son caractère irascible le brouille définitivement avec les membres de la mission, et le voilà qui poursuit seul sa route jusqu’à Goa. Pourquoi n’est-il pas rentré ? Quel mysticisme enfiévrait ce précurseur, non pas de Rimbaud, mais plutôt de Germain Nouveau ? Il meurt à Goa, deux ans plus tard, en 1664.
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ill.2) Emblème de la famille Sweerts, qui rappelle ses origines hollandaises.
(photo : RKG)
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ill.3) Michael Sweerts, Autoportrait (1645, Offices)
(photo : RKG)
Le parcours s’ouvre logiquement sur la question de l’identité de Sweerts, qu’on a cru parfois fils de marchand, mais qui est bien noble. L’emblème de la famille Sweerts, originaire de Hollande, est exposé (ill.2). Cette noblesse, parfois contestée à cause des sujets de certains de ses tableaux, était déjà suffisamment prouvée par le titre de « chevalier de l’éperon d’or » que lui octroya Innocent X (dont il n’arbora jamais l’insigne dans ses portraits), scrupuleusement réservé aux nobles : les artistes ne pouvaient qu’aspirer à celui de « chevalier du Christ » (comme le cavalier d’Arpin ou Le Bernin). Il ne s’en représente pas moins avec un regard altier dans un bel autoportrait de jeunesse (ill.3), à partir duquel les commissaires proposent d’en reconnaître d’autres dans ses tableaux. Ils prennent ainsi le risque de renommer le Portrait de Johannes Lingelbach (ill.4) qui ressemble tout de même très fort aux autres portrait de Johannes Lingelbach que nous connaissons. De manière plus convaincante, et quoique le visage dans l’ombre de son chapeau lui confère une valeur plus générale que particulière, l’artiste qui dessine des buveurs que lui indique un ami à une fontaine (ill.5) a tous les traits, sinon physiques, du moins psychologiques de notre artiste : passionné d’art antique (présent par les colonnes à gauche), cet artiste se tourne vers la vie, vers l’autre, vers autrui, c’est-à-dire les simples buveurs d’une fontaine à droite.
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ill.4) Michael Sweerts, Autoportrait dans l’atelier (portrait de Johannes Lingelbach)
(1650-3, Rome, Gallerie Nazionali di Arte Antica, palazzo Barberini)
(photo : RKG)
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ll.5 – Michael Sweerts, Artiste qui dessine des buveurs à une fontaine
(1643-8, Roma, collection Alberto Di Castro)
(photo : RKG)
Cette véritable dialectique entre art savant et art populaire est ce qu’il y a de plus fascinant, car de plus inépuisable, chez Michael Sweerts. Elle s’inscrit dans le temps long de cet humanisme qui veut que la connaissance de l’Homme et de la vie passât par la connaissance de l’Antique, sous-entendant fondamentalement que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », si l’on est assez bienveillant pour nous suivre dans cette enjambée qui nous fait citer un artiste des années 1970. Sweerts aime la vie populaire et il aime l’atelier et ses instruments, le dessin et la sculpture antique. Et malgré un caractère ombrageux, Sweerts a toujours gardé l’exigence altruiste de la transmission des savoirs et des savoir-faire. D’un côté, il passe pour imbuvable (le poète Matthijs van de Merwede se plaint de son accueil en 1648) et se fait exclure, malgré sa noblesse et le pays musulman où il se trouve, d’une mission catholique, de l’autre il mène des quêtes auprès de ses condisciples pour l’Académie de San Luca elle-même (dont il ne fit pourtant jamais partie), il se consacre à l’enseignement, il se fait missionnaire. C’est qu’il faut entendre son missionnariat tardif comme une forme exaltée de son altruisme. Sans cesse, il affirme l’importance de la transmission. Ses représentations d’atelier en témoignent, qui sont sans doute plus célèbres encore que ses scènes de « gueuserie », et on sait qu’il ouvrit à Bruxelles une école de dessin qui lui donna l’occasion de publier un recueil de gravures pour l’étude des visages, dont le titre explicite sa volonté didactique (Diversae facies in usum juvenum et aliorum delineatae per Michaelem Sweerts equit., pict., etc.,1656). Si l’on peut regretter l’absence d’estampes dans cette exposition, on peut regretter surtout qu’un de ses tableaux d’atelier les plus célèbres ne soit présent qu’en fac-similé (l’original est au Rijksmuseum d’Amsterdam). Une installation sommaire y joint un écorché et un bas-relief de François Duquesnoy (né, pour rappel, à Bruxelles) proche de celui qu’on aperçoit dans la corbeille en bas à droite du tableau, parmi d’autres modèles (ill.6). On retrouve les mêmes éléments dans plusieurs toiles, dont le Portrait de Johannes Lingelbach qu’on a déjà évoqué. L’Académie de Saint Luc ne pouvait pas ne pas insister sur cet aspect de la personnalité et de l’œuvre de Michael Sweerts, ce qui lui donne l’occasion de parler d’elle-même, – ou plutôt de son passé.
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ll.6 –Michael Sweerts, vue de la première salle avec le fac-similé de la Scuola d’arte,
des plâtres, un bas-relief de François Duquesnoy.
(photo : RKG)
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ll.7 – Michael Sweerts, Le pauvre d’âge moyen (ou Le Vieux Pèlerin)
(1644-6, Rome, Musei Capitolini, pinacothèque)
(photo : wikimedia, domaine public)
À côté de cet art savant, cet art pour artistes, Michael Sweerts, dans la tradition flamande et désormais italienne avec les bambochades et la compagnie des Bentvueghels, s’adonne à la représentation du peuple. S’il annonce, en Italie, par le cadre, sa touche de plus en plus déliée (si on suit les attributions) et par la profondeur psychologique de ses personnages, un Giacomo Ceruti, dit « il Pitocchetto » (ill.7), il rappelle surtout – et surtout à un public français – les frères Le Nain. Didactisme et intériorité, éloquence et méditation. L’exposition insiste beaucoup sur ce refus du vulgaire, du comique facile, qui caractérise alors souvent la peinture de la vie quotidienne, sans qu’on puisse résumer à cela les « bambochades » et encore moins la production des membres de la Bentvueghels qu’on sait former une joyeuse compagnie d’entraide et en aucun cas une école ou un mouvement artistique. Mais la peinture de Michael Sweerts est en effet empreinte d’une profonde et puissante poésie. Pour preuve, laScène de prostitution(ill.8), scène de genre où un homme semble négocier, en pleine rue, une prostituée avec une femme qui était en train d’épouiller un jeune garçon assis à ses pieds. L’attention aux objets, aux matières, à la lumière, et à ce jeu subtil des regards dont celui de l’homme à droite qui ne serait autre, semble-t-il, que notre peintre, constituent le vrai sujet de ce tableau de la vie quotidienne, sans intention morale, et sans moquerie aucune.
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ll.8 – Michael Sweerts, Scène de prostiution(1644-6, Rome, Accademia di San Luca)
(photo : il faudra demander l’accord de l’Académie, qui la donne facilement)
L’exposition rapproche plusieurs tableaux, soit qu’ils fonctionnent par paires, comme une vieille fileuse et un vieux pèlerin dont la gourde à terre n’est pas sans évoquer un crâne (tout deux visibles d’ordinaire à la pinacothèque capitoline, à côté de toiles de Salvator Rosa), deux « femmes en train de se coiffer » dont seul le décor varie, l’une devenant une prostituée, l’autre renvoyant à une allégorie de la vanité, et deux autres encore intitulés Couple élégant visitant des pasteurs (ill.9), dont on a découvert, après nettoyage, que l’un d’entre eux a été exécuté au moins en partie par un peintre encore inconnu qui a signé « P.F.N ». Ce tableau et celui de la Fileuse se réchauffant avec un enfant devant un brasero (ill.10), dont le personnage féminin rappelle la Madeleine du Caravage au palais Doria Pamphilj, qu’on attribue à un suiveur du peintre, soulignent l’influence immédiate qu’a pu avoir Michael Sweerts, en esquissant un environnement de travail encore mal défini.
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ll.9 – Michael Sweerts, Couple élégant visitant des pasteurs
ou
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ll.10 – Collaborateur de Michael Sweerts, Fileuse et enfant qui se réchauffent à un brasero
(vers 1650, collection privée)
Serait-ce anachronique de lire dans toutes ces scènes qui mêlent, sans aucun message moral, pauvres et riches, une réflexion sur le sujet (sujet ontologique) et, sinon sur ce qu’on appellera « les classes sociales », du moins sur les rapports entre les individus malgré les différences sociales ? N’est-ce pas, pour le futur missionnaire, un message profondément chrétien ? La condition noble de Sweerts, et donc son indépendance vis-à-vis des nécessités du marché de l’art (celui qui fait son miel des scènes de genre et de paysanneries en cette première moitié du XVIIe siècle), ne lui permettent-elle pas d’élargir sa réflexion sur la condition humaine, sans devoir complaire par une touche comique ? Son inquiétude spirituelle, relevée par tous ceux qui l’ont approché, ne peut-elle pas nous inciter à interpréter dans cette direction ces tableaux troublants ? Il y a de la philosophie spirituelle dans l’art de Michael Sweerts. Et pour la déployer, il utilise les accents de la peinture hollandaise (notamment dans les ouvertures de la perspective des intérieurs), il regarde vers Vélasquez, Ribera, Van Dyck même et se reconnaît, à Paris, dans la peinture des frères Le Nain. Ces nombreuses correspondances et influences ne doivent cependant pas faire croire à un art d’imitation ou que Sweerts serait un simple suiveur : son goût et sa sensibilité l’élèvent au rang de maître.
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ll.13 – Michael Sweerts (?), Saint Bartolomé
(1650-3, Arezzo, Museo Nazionale d’Arte Medievale e Morderna)
(photo : RKG)
Cette exposition, modeste mais passionnante, se referme sur une proposition d’attribution. Un saint Bartolomé (ill.13) dont le style, proche de Pietro Bellotti, semble éloigné de sa production habituelle (rehauts de blancs pour les sourcils et détails des rides qu’on ne trouve pas dans d’autres portraits) mais qui, s’il s’avérait être de Sweerts, ouvrirait de nouvelles voies. Toutes ces propositions sont soutenues et argumentées dans un catalogue copieux (175 pages, sans compter celles de la traduction anglaise des articles en fin de volume), avec des notices soignées et de nombreux articles, notamment sur l’activité de graveur du peintre, sur l’étude de documents inédits et sur des questions techniques. Il fait encore ressurgir la figure d’un personnage étonnant, sorti d’un roman de Zola mélangé à un roman de D’Annunzio, Maurice Dumarest, né à Trévoux en 1831, homme d’affaires français naturalisé italien, dont la noblesse louche ne l’a pas empêché d’épouser une véritable comtesse, et qui s’est rapproché à la fin de sa vie de l’Accademia di San Luca à qui il a fait don de sa collection, dont 5 tableaux de Michael Sweerts. Si l’on sait que la dernière exposition monographique de Sweerts a eu lieu à Amsterdam en 2002, et que nous ne sommes pas sûrs d’en revoir une avant vingt ans, voilà de quoi justifier un détour, entre la fontaine de Trevi martyrisée et le dernier Caravage au palais Barberini, par cette exposition gratuite.
Rodolphe Kasmirak-Gauthier
Que faire de nos premiers émois quand on comprend qu’ils dépendent du capitalisme industriel qu’on rejette ?
La révolte contre le capitalisme industriel peut-elle être suscitée par le capitalisme lui-même ?
Comment s’inscrit un groupe comme Nirvana dans cette dynamique ?
Au-delà de l’exemple de Nirvana, pour le dire d’une autre manière, peut-on rester fidèle à nos émois de jeunesse alors qu’ils sont le produit du capitalisme, surtout quand on prend conscience que suscités par l’industrie culturelle, ces émois de jeunesse sont un des moyens les plus efficaces du système capitaliste pour s’imposer à la société ?
Introduction – La grâce et la crasse
Partie I – Déterminations
A. De l’industrie intime
Heurs et malheurs de l’industrialisation
Soumission & rébellion
B. Petite histoire du grunge
Seattle et le grunge
Le Riot Grrrl : du féminisme dans le punk-rock
Partie II – Contingences irréductibles
A. Nirvana
Bleach
Nevermind
Incesticide
In Utero
Unplugged in New York
B. La banalité du cas Cobain
La vie d’un jeune homme
Des mots & des paroles
L’enfance fantasmée
De l’abstraction musicale à la destruction finale
Eloge de Courtney Love
III – Dialectique tronquée
A. Puissance et faiblesse des critiques de Nirvana
Dénonciation du viol
Une histoire de genre
Dénonciation du racisme
B. Critique tronquée de l’industrie culturelle
Eloge du marginal
Critique des faux fans
Critique de la scène musicale
Epilogue – Critique radicale & impropriation
Bibliographie
Sur Nirvana, Kurt Cobain, le grunge
Livres cités
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Les éditions Gallimard ont le souci depuis plusieurs années de publier de plus en plus de poétesses dans leur collection de poche consacrée à la poésie. Pas encore la parité, mais l’effort est notable (on aimerait que la collection « Bibliothèque de la Pléiade » suive l’exemple). Après Clarisse Nicoïdski, Nelly Sachs, un deuxième titre de l’excellente Vénus Khoury-Ghata, Ariane Dreyfus, Inger Christensen, Denise Desautels ou encore Alicia Gallienne, a paru le 15 juin 2023 un recueil des poèmes d’Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine (poésies 1659-1694), édité par Sophie Tonolo (10,10 euros).
Poétesse du XVIIe siècle, Antoinette Deshoulières (1638-1694) n’était toutefois pas tout à fait une inconnue, puisque le regretté Jean-Louis Murat avait enregistré un album à partir d’un choix de ses poèmes en 2000, accompagné d’Isabelle Huppert, et que les éditions Bartillat avaient quelques années après, en 2005, publié une anthologie de son œuvre. Mais pendant presque vingt ans plus grand-chose en dehors de l’Université, quand ce livre de poche vient enfin consacrer Antoinette Deshoulières comme une voix de première importance de la poésie française.
Antoinette Deshoulières a tout pour plaire à notre modernité : liberté de ton, souplesse et clarté de la langue, évocation des sentiments personnels dans un lyrisme à la fois aigu et retenu. Par exemple, sur la fontaine du Vaucluse :
Je laisserai conter de sa source inconnue
Ce qu’elle a de prodigieux,
Sa fuite, son retour, et la vaste étendue
Qu’arrose son cours furieux.
Je suivrai le penchant de mon âme enflammée,
Je ne vous ferai voir dans ces aimables lieux
Que Laure tendrement aimée
Et Pétrarque victorieux.
On rencontrera, dans une première partie que Sophie Tonolo a voulu presque existentialiste (« être femme »), des propos qu’on qualifierait aujourd’hui de « féministes » et qui sont aussi l’expression d’une singularité aristocratique que le siècle de Louis XIV a violemment étouffée, après Madeleine de Scudéry, après Marie de Rabutin-Chantal (dite « Madame de Sévigné »). Et on trouvera la satire et l’ironie cinglante, la chanson, la leçon morale et un humour presque potache digne de l’Hôtel de Rambouillet, notamment dans la série des poèmes pour et par des animaux (avec une « apothéose de Gas mon chien, à Iris »). Les chats ne manquent pas d’évoquer, pour nous, ceux de Colette. Et certains de ces poèmes en particulier sont d’une tonalité si libre qu’on les croirait volontiers des pastiches de 1900.
De libertin, il faut citer aussi cette première strophe d’un étonnant rondeau :
Entre deux draps de toile bleue et bonne,
Que très souvent on rechange, on savonne,
La jeune Iris au cœur sincère et haut,
Aux yeux brillants, à l’esprit sans défaut,
Jusqu’à midi volontiers se mitonne.
Personnage singulier, Antoinette Deshoulières, et personnage historique qui nous permet d’apercevoir dans ce Grand Siècle qu’on croit connaître ce qui nous échappe en grande partie, si l’on ne regarde que du côté de Corneille, Racine, Louis XIV, et pas du côté des libertins (« érudits »), des femmes écrivaines (moquées, hélas, par Molière parmi tant d’autres), de la Fronde et de Nicolas Fouquet. Le Soleil plonge dans l’obscurité tout ce qu’il n’éclaire pas. Épouse d’un frondeur réfugié (et assiégé) à Rocroi, proche du propriétaire de Vaux-le-Vicomte arrêté par d’Artagnan et emprisonné jusqu’à sa mort, encensant la Phèdre et Hippolyte d’un certain Jacques Pradon plutôt que la pièce de Jean Racine, Antoinette Deshoulières pourrait être taxée d’un manque de lucidité ou d’une obstination dans le pari perdant, mais nous aimons mieux y interpréter aujourd’hui les signes d’un goût autre et d’une éthique-esthétique qui n’a pas été celle du pouvoir régnant. Quelque-chose, peut-être, qui nous parlera davantage. Même si, du reste, notre poétesse le flatte ensuite généreusement, ce roi dont elle attend les subsides. Comme la chauve-souris de La Fontaine, autre proche de Fouquet, elle peut dire, selon les circonstances : « Vive le Roi, vive la Ligue » (II, 5). Pragmatisme – plutôt qu’opportunisme – qui appartient à une philosophie exigeante et poussée, que ses « réflexions diverses » versifiées illustrent. Un étonnant mélange de baroque et de classicisme, de clarté et de tourment dans l’expression.
Accompagné d’un appareil critique précieux, avec des notes concises, rarement bavardes ou superflues, ce volume qui tient ses promesses est, en plus, une invitation à poursuivre les redécouvertes littéraires féminines de toutes les époques, fondamentales pour la nôtre.
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(publié dans les cahiers d’Artes, n°13, juin 2023, Presses Universitaires de Bordeaux)
Les premières performances de Piotr Pavlenski s’inscrivent dans une tradition déjà longue, et bien définie. Notamment celle de l’Actionnisme viennois. En 1968, pour prendre un exemple caractéristique, lors de sa performance Kunst und Revolution à l’université de Vienne, Günter Brus (1938) avait bu son urine, s’était enduit le corps de ses excréments puis s’était masturbé en entonnant l’hymne national autrichien. Il avait été condamné à six mois prison et s’était exilé à Berlin jusqu’en 1976. Piotr Pavlenski, lui, s’est cousu les lèvres en soutien aux Pussy Riot (Suture, 2012), s’est cloué le scrotum devant le mausolée de Lénine sur la place Rouge (Fixation, 2013), s’est tailladé un bout d’oreille assis (entre Van Gogh et Humpty Dumpty) sur un mur d’hôpital psychiatrique (Séparation, 2014). Son corps était son premier matériau. Puis il y a eu l’incendie de la Loubianka, ancien siège du KGB (Menace,2015). Exilé en France, où il a obtenu le statut de réfugié politique en 2017, il avait la même année réitéré sa flambée, cette fois-ci avec la Banque de France (Éclairage). Dans ces dernières performances, ce n’est plus simplement – si l’on peut dire – son seul corps qu’il met en jeu, mais aussi celui des autres. Et pas seulement les corps – et même pas d’abord les corps – mais les objets, les choses – les biens publics. Une fois digéré l’effet spectaculaire de l’a performance, nous comprenons que c’est renouer en fait avec une manifestation traditionnelle de l’art où l’ego de l’artiste vient transformer la matière selon son propre désir, ses propres idéaux. La dimension symbolique du matériau – la Loubianka, la Banque de France – élève l’art singulier en art collectif (et même internationaliste dans la mesure où Piotr Pavlenski est russe et s’attaque à des institutions françaises). Que nous le voulions ou non, nous sommes tous impliqués : l’œuvre s’impose à nous, sans que nous ayons fait l’effort de nous y confronter. Art politique dans tous les sens du terme (remarque banale, mais espérons ici à bon escient) : un art dont le sujet est politique ; un art qui concerne la polis, la cité, la manière de vivre ensemble, le rapport des individus aux institutions.
Si la dimension politique est indéniable, il n’est pas évident qu’il s’agisse d’art. Pour certains, le statut d’« artiste » de Piotr Pavlenski pourrait s’apparenter à un prétexte, à un alibi pour commettre des actes de vandalisme et de provocation. La question de la définition de l’art ne peut donc pas ne pas se poser dans le cas de Piotr Pavlenski. Mais elle ne se pose pas en termes d’esthétique ou de transcendance : la question n’est pas de savoir « qu’est-ce que l’art ? » mais « quand y a-t-il art ? » C’est la situation de l’art que nous interrogerons en premier.
Grâce à cet outil théorique, le problème de la posture de Piotr Pavlenski pourra alors être interrogé sans s’enliser dans les généralités superficielles. Quelle est la légitimité de cet artiste à juger, critiquer, non seulement des individus mais des institutions ? Quelle est sa posture ? Et, surtout, cette posture est-elle tenable ?
La définition institutionnelle de l’art
Une fois le constat établi que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (La Société du spectacle, thèse 9), toute sincérité devient suspecte, est dévoyée, ou s’avère alors impossible. Dans un tel monde, l’art n’est qu’une marchandise comme une autre, soumis au fétichisme théorisé par Karl Marx (Le Capital, Livre I, chapitre I.4), reprise par Theodor Adorno1, prolongée par Guy Debord, repensée par la Wertkritik (Théorie de la Valeur)2. Cette « marchandisation »3 de l’art pourrait aboutir au constat facile qu’émet le dernier homme nietzschéen d’une « fin de l’art »4. Mais l’analyse de l’art selon sa « marchandisation » poserait plutôt l’exigence de penser son cadre définitionnel : la question ne serait plus essentialiste, « qu’est-ce que l’art ? », mais elle s’historiciserait et se contextualiserait : « quand y a-t-il art ? » Les conditions d’une attribution statutaire sont générées par des acteurs légitimes à cette attribution : ces acteurs appartiennent, comme l’a étudié Howard Becker, aux « mondes de l’art »5, c’est-à-dire à des institutions. Il s’agit donc de revenir à une définition institutionnelle de l’art, formulée par Georges Dickie6 (après avoir été amorcée par Arthur Danto et la philosophie analytique de Nelson Goodman7), et qui demande aujourd’hui quelques précisions que nous allons tenter d’apporter en partie.
Car ce n’est pas tant la dimension politique qui pose problème dans le cas de Pavlenski, que la dimension artistique. « En quoi est-ce de l’art ? » entend-on. Question que les marchandises artistiques imposent régulièrement, aussi bien devant la télévision ou au repas de famille qu’au long cours de l’histoire contemporaine (à partir de 1789) entraînant, à chaque fois, l’élargissement de la notion d’art. C’est ce qui s’est passé, pour prendre un moment important dans l’histoire de l’art du XXe siècle, en 1927 à l’occasion d’une exposition de Constantin Brancusi aux États-Unis (abandon officiel de la définition mimétique de l’art)8, ou encore lors d’une exposition des fameuses boîtes Campbell d’Andy Warhol (en quoi des cartons de conditionnement sont-ils de l’art ?9). L’interrogation refait surface avec les NFT et le « crypto-art » : « qu’est-ce que l’art ? » D’un côté, on balayera du revers de la main cette question au nom d’un pragmatisme superficiel ou d’un dogmatisme subjectiviste (« c’est là, alors pourquoi se poser la question ? » ; « Pour moi c’est de l’art »), de l’autre la rigueur intellectuelle achoppera la plupart du temps sur des notions métaphysiques comme celles du « sublime » ou de la « transcendance ». Le siècle des Lumières s’est évertué à distinguer ce qui appartenait à la « raison », et ce qui lui était étranger10, il a inventé une nouvelle science, l’esthétique, pour affronter la question de l’art. Mais le mystère n’a été que déplacé : la nature et la qualité des émotions, la différence essentielle entre les émotions face à une œuvre ou face à la nature, le ressenti transcendant qu’une harmonie peut produire, la nature de cette harmonie, etc., toute cette « physiologie » de l’art s’appuie sur un terreau apodictique, voire parfois des errances lexicales. Tout idéalisme écarté, l’art ne peut rigoureusement se définir que par l’agencement dans lequel il s’inscrit.
L’agencement, concept célèbre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, est l’ensemble des conditions génétiques d’un type de réalité historiquement et géographiquement définie11. L’anthropologiste Alfred Gell, lorsqu’il publie en 1997, peu avant sa mort prématurée, Art and Agency, utilise ce concept d’une manière pragmatique : il cherche à comprendre le rôle des « objets esthétiques dans les processus sociaux d’interaction »12, c’est-à-dire le contexte social de production, de circulation et de réception des objets : ce n’est pas « l’art » qui compte, mais la manifestation de l’art.
Ainsi il nous est permis aujourd’hui de revenir sur la définition institutionnelle de Georges Dickie en la couplant à l’analyse sociologique des mondes de l’art par Howard Becker. La théorie institutionnelle fait du reste une large place à la dimension sociologique (du monde) de l’art : « Une conception ouvertement sociologique d’un monde de l’art permet de résoudre certains des problèmes que pose cette théorie »13. Car redéfinir l’art régulièrement, en fonction de l’apparition de nouvelles créations, sacrifie soit à une téléologie (affiner la définition jusqu’à parvenir à son expression parfaite) soit à un relativisme inconsistant. L’art ne peut s’envisager détaché de son agencement. Arthur Danto précise : « Pour considérer une chose comme de l’art, il faut quelque chose que le regard ne peut discerner, un environnement de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art. »14 C’est ce « monde de l’art » – cet agencement – qui compte.
Dès 1974, Georges Dickie, inspiré par Arthur Danto, élabore donc une définition qu’il appelle « institutionnelle » : « Une œuvre d’art au sens classificatoire est 1) un artefact 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) ont conféré le statut de candidat à l’appréciation. »15 Ilmet l’accent sur deux points : la « fabrication » (« artefact ») ; la réception par un monde de l’art. Comme l’art conceptuel ou la performance (pour faire court) relègue l’« artefact » aux oubliettes, la définition de G. Dickie peut être resserrée : ce qui fait « œuvre d’art », c’est la « déclaration » par le monde de l’art. Ce serait « faire œuvre » comme on dit « faire sens ». Réception et production ne font plus qu’un. Mais qui serait légitime alors pour cette déclaration ? Howard Becker, en 1988, cherche à le comprendre : « Aucun de ceux qui ont participé à ce débat n’a envisagé les mondes de l’art dans toute leur complexité organisationnelle comme je le fais ici, même si mon point de vue n’est pas incompatible avec leur thèse. »16 S’ensuivent quatre questions qui circonscrivent l’œuvre d’art, l’art et son monde : « Qui ? À quoi ? Combien ? Jusqu’où ? » Limités par le format de l’article, concentrons-nous sur la dernière question qui nous intéresse particulièrement dans le cas de Piotr Pavlenski et qui éclaire aussi les autres.
« Jusqu’où ? » La question n’est d’abord pas très claire : « jusqu’où vont les mondes de l’art ? » ou « jusqu’où vont les théories esthétiques » ? Pourtant H. Becker soulève à partir de là un nouveau point primordial : le statut de l’artiste. « Les ‘‘institutionnalistes’’ tirent une conséquence importante de leur analyse : si les artistes veulent être reconnus comme tels, ils doivent convaincre les personnes ad hoc de certifier le caractère artistique de leur travail. »17 Deux conséquences. D’abord, que la question centrale n’est pas l’art lui-même, mais bien l’objet qu’on qualifie « d’œuvre d’art » : le léger déplacement de perspective permet une approche nouvelle du problème. Ensuite, que le statut d’artiste devient plus important que la « force créatrice » elle-même, ce qu’on appelle communément le « génie » selon l’héritage idéaliste. « Artiste » est une fonction, un métier, un statut social. Statut plutôt « bourgeois » puisqu’il faut non seulement posséder un certain degré de culture mais aussi pénétrer dans un certain milieu économique aisé (Auguste Lesage, mineur, se fit artiste-spirite – renouant avec le vieux mythe du vates – pour échapper à sa condition). La question peut alors être reformulée de la manière suivante : « Jusqu’où faut-il aller dans l’organisation d’un monde de l’art et la mise en place de son appareil institutionnel avant de pouvoir faire accepter l’œuvre en question au-delà du cercle des initiateurs de ce nouveau monde ? » Mais c’est aussi, tout simplement, d’abord, ce que, en France, le réseau des écoles d’art mis en place par l’État enseigne à ses artistes en herbe : « convaincre les personnes ad hoc de certifier le caractère artistique de leur travail ». Qu’est-ce qui est art, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Voilà tout l’enjeu.
Plusieurs difficultés se présentent quand on veut créer un monde de l’art pour y faire homologuer des œuvres qui ne trouvent pas leur place dans les mondes de l’art existants. Les ressources (notamment les soutiens financiers) sont déjà attribuées aux activités artistiques en place, de sorte qu’il faut exploiter de nouvelles sources de financement, de nouveaux secteurs d’offre de personnels, d’autres modes d’approvisionnement en matériel, fournitures, etc., sans oublier les espaces où présenter les œuvres. Étant donné que les théories existantes n’homologuent pas les œuvres concernées, il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique, et énoncer de nouveaux critères de jugement.
À l’heure de l’industrie culturelle (la Kulturindustrie d’Adorno et Horkheimer), toute la question est de savoir quand une marchandise peut être qualifiée d’« œuvre d’art ». Pour cela, la production doit être homologuée par plusieurs institutions.
« Qui peut agir au nom de cette institution sociale qu’est le monde de l’art ? » Ni G. Dickie ni H. Becker ne répond définitivement à cette interrogation. Une réponse claire peut être pourtant apportée. Pour qu’il ait « art », deux critères sont nécessaires parmi les trois suivants : la reconnaissance par le musée, la possible circulation dans le marché, le discours critique. Ce sont donc les institutions du Musée, du Marché et de la Critique (qui adoubent des « acteurs » des mondes de l’art) qui font l’art. Et pour l’instant rien n’échappe à ce cadre. Les institutions peuvent sans doute varier (les « personnalités » se succèdent cependant plus rapidement que ces institutions), mais elles sont intrinsèques au système social de production. Elles sont sensiblement les mêmes depuis la fin du XIXe siècle, ayant été établies par la République capitaliste, productiviste, patriarcale, sur l’héritage des Empires et de l’Ancien Régime.
En ramassant ainsi la citation de H. Becker, se retrouvent en filigrane nos trois « actants », Musée, Marché, Critique : « Plusieurs difficultés se présentent quand on veut créer un monde de l’art (…). Les ressources (notamment les soutiens financiers) (…), sans oublier les espaces où présenter les œuvres. (…) il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique. »18 Les « espaces » renvoient au musée (et à son avatar privé, la galerie) ; la nécessité d’« élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique » renvoient à la Critique ; les « soutiens financiers » au Marché.
1. Le critique est celui qui promeut l’œuvre, qui la soutient, qui l’explique au besoin (depuis la Seconde Guerre mondiale, le critique est souvent artiste, voire l’artiste lui-même : c’est ce qu’on apprend aux étudiants des écoles d’art). Qu’est-ce qui fait un critique d’art ? Le critique d’art qui se considère comme critique d’art. Ou plutôt celle ou celui qui produit des critiques d’art. Le critique d’art aura souvent un autre travail, comme tout « créateur » (ce que souligne Nathalie Heinich avec le concept de « régime vocationnel »), il sera reconnu par un diplôme étatique ou par une activité dans des instances reconnues (une revue ou une galerie). D’autres modalités sont possibles qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter exhaustivement (par exemple, l’inscription dans l’Association Internationale des Critiques d’Art, AICA, fondée symptomatiquement en 1950, etc.).
2. Le musée. Parce qu’il est une institution qui dépend de l’État, et depuis De Gaulle et Malraux d’un ministère particulier. Institution qui expose l’art et le met en contact du public de manière privilégiée. Musée public ou privé, jusque dans sa déclinaison bourgeoise de la « galerie » ou civique du « centre d’art », cette institution rassemble les plus nombreux membres du monde de l’art et n’est pas sans offrir le plaisir d’une agora (même si la bibliothèque municipale, à ce titre, est bien plus capitale). Au musée travaillent conservateurs habilités par un concours d’État ou nommés par un consortium. Eux-mêmes habilitent les contractuels par les procédures du recrutement : restaurateurs, médiateurs, manutention. Se rencontrent aussi des amateurs plus ou moins éclairés, un public plus ou moins intéressé. Il demeure cependant, à bien y regarder, assujetti au marché19.
3. Le marché (de l’art) abrite lui-même la plupart du temps des membres reconnus par un diplôme ou une charge (commissaire-priseur par exemple) mais a la particularité de reposer sur des spéculations et la « circulation » des œuvres, dans l’unique but de créer de la plus-value. Il est régi, comme tout marché, par le « sujet automate » qu’est la Valeur20.
Le cas Pavlenski : succès et écueils
Selon cette définition, Piotr Pavlenski a le statut d’« artiste ». Il est reconnu par la critique, il est exposé dans des galeries21. Mais il profite – c’est évident – du flou persistant de la définition de l’art liée à une volonté d’en conserver une vision idéaliste et transcendante. Deux choses l’une : soit il croit réellement en la force de l’art pour changer la société et s’inscrit dans la tradition démiurgique romantique, soit il agite le drapeau de l’art pour se protéger. Dans les deux cas, il suit son programme et utilise les armes de la société contre la société. Piotr Pavlenski est un artiste en guerre – qui semble jouer sa vie, comme peu d’artistes ont joué la leur – Vincent Van Gogh (à qui il a rendu hommage), Antonin Artaud. Il fait de la société le matériau de la création : la transformation de la société est sa pratique. Piotr Pavlenski nous entraîne dans une zone grise qui ne peut qu’effrayer : il est donc dangereux.
Mais dans les deux cas également, il tombe sous le coup de l’imposture. S’il croit réellement en la capacité de l’art à transformer la société, il se présente sous la figure de l’artiste-« prophète » (voire de l’artiste-« gourou ») qui, contre les autres, connaît seul la vérité qu’il veut répandre (il est, selon la formule sartrienne, de « mauvaise foi »22 : il se confond avec son statut d’artiste). S’il cherche à se protéger par un statut reconnu par la société, c’est un tartuffe.
Clairement il se construit une image de probité : sans concession avec lui-même, il n’en fait pas avec les autres. Froid stratège, d’une austérité admirable, il a purgé onze mois de prison préventive dans un quartier pénitentiaire pour terroristes, d’où il a refusé de sortir avant son jugement alors qu’il en avait la possibilité. Il n’accepte aucune aide financière étatique. Ainsi il peut se permettre de diffuser une vidéo intime dans l’espace public : intransigeant avec lui-même, il impose que les autres le soient aussi. D’autant plus quand ils ont une envergure publique (c’est la teneur du discours qui a servi à justifier l’action intitulée Pornopolitique qui a entraîné la chute de Benjamin Griveaux).
Pourtant, cette image est mise à mal par son attitude ainsi que par des accusations qui, bien qu’elles ne soient pas, en vertu de la présomption d’innocence, des preuves d’une quelconque culpabilité, viennent néanmoins l’ébrécher, et en ébréchant cette image, diminuer la portée de ses actions. Il ne s’agit pas ici de raviver le débat sur la distinction entre vie et œuvre d’un artiste. En effet, la nature de l’art de Piotr Pavlenski nous impose, a priori de tout débat, de regarder sa vie intime : il tire sa légitimité de sa propre droiture, c’est-à-dire de la cohérence entre ses discours et ses actes. S’il peut attaquer l’hypocrisie des autres, c’est que lui-même ne l’est pas : sinon quelle serait la crédibilité de cette dénonciation ? Et même si nous acceptions le principe que l’hypocrisie puisse être dénoncée par d’autres hypocrites, quel est alors le poids de cette dénonciation ? Ce serait la reconnaissance d’une hypocrisie irréductible, irrémédiable contre laquelle on serait impuissant. Imaginons que des politiciens condamnés par la justice continuent à exercer des fonctions publiques : toute dénonciation serait plus que vaine, elle aurait même l’effet de normaliser l’hypocrisie et le non-droit. D’autre part, il ne s’agit non plus, bien sûr, de porter un jugement moral sur la vie de Piotr Pavlenski, mais d’évaluer la véritable influence d’une œuvre politique, d’une production artistique politique, sur la société. Or qu’est-ce que nous savons ? Laissons de côté la question de ses revenus. Un autre problème plus fondamental se pose. Il a été accusé d’agression sexuelle contre Anastassia Slonina en 201623, il est toujours entouré de filles jeunes24, de manière plus directe, plus intime, son ancienne compagne, Oksana Shalygina, déclare publiquement : « Je montre le visage nu d’un hypocrite, un maître de la mascarade, un opposant irréductible au pouvoir, acclamé dans le monde entier, qui, entre quatre murs, s’est révélé être un tyran domestique, un dictateur, un gardien de prison. »25 Il n’est donc pas illégitime de se demander si Piotr Pavlenski ne perpétue pas les stéréotypes patriarcaux et machistes de la société capitaliste qu’il dénonce. On l’accuse également d’avoir agressé au couteau, le 31 décembre 2019, lors d’une fête privée, un éditeur suite à une discussion houleuse. N’est-il pas violent et dominant par tradition plutôt que par hybris (si l’on définit l’hybris comme la pulsion de renversement des valeurs) ? Morale pour morale, quelle déconstruction, dans ses actions, des stéréotypes et, finalement, de l’ambivalence de toute action ?
Ces quelques affaires, si elles intéressent, par la posture même de Piotr Pavlenski, le tout à chacun (dans la mesure, nous l’avons dit, où il impose à tout le monde ses actions fondées sur sa propre droiture morale exemplaire), relèvent cependant de la justice et il n’est pas possible d’aller plus loin sur ce terrain. Mais avec la grille de lecture que nous fournit la définition institutionnelle de l’art, qui est la seule à ne pas se fonder sur des postulats métaphysiques invérifiables, il est possible d’envisager la posture de Piotr Pavlenski d’une autre manière encore. En effet, s’il déboussole à première vue, l’art de Pavlenski s’inscrit en fait pleinement dans une tradition esthétique familière : moralisme, honnêteté, figure messianique de l’artiste (la douleur volontaire pour un bien supérieur est un motif éminemment christique). Il retombe alors, aussi, dans le vieux problème de la capacité de l’art à changer la société. Malgré l’intensité de ses actions, et peut-être à cause de cette intensité même, Piotr Pavlenski se heurte au problème de tout art qui cherche à critiquer la Société du Spectacle : il devient lui-même le centre d’attention et détourne de ce qu’il cherche à mettre en lumière. Il fait diversion. Or cette insaisissabilité, cette « liquidité », pour reprendre le terme de Zygmunt Bauman26, est une caractéristique reconnue de la Société du Spectacle. En voulant dénoncer l’hypocrisie politicienne, en faisant le « buzz », ce n’est pas tant la technique du « komprometat » qui pose problème, mais plutôt l’oblitération des enjeux politiques profonds de l’hypocrisie politicienne : le mensonge généralisé dans l’espace public, la récupération des réalités quotidiennes et concrètes dramatiques (pauvreté, exploitation, etc.). Ainsi la diffusion d’une image à caractère sexuel a donné lieu à un retrait de la vie politique quand des condamnations pour corruption ou détournement de biens sociaux, prononcées par des tribunaux, n’ont souvent qu’une portée symbolique. N’est-ce pas encore le jeu médiatique qui, plus que la volonté d’un artiste, a déterminé cette fin ? Sans parler du fait que cette affaire, somme toute anecdotique, a occulté un certain temps d’autres faits plus tragiques, par exemple la mort de personnes fuyant leur pays en guerre à la recherche d’un refuge. Ce constat n’apparaît pas dans les déclarations de l’artiste. Il n’y a pas de distanciation vis-à-vis de sa posture. La vraie question que pose l’art de Pavlenski, Pavlenski ne la pose pas : l’entrisme dans la Société du Spectacle est-il possible ? Autrement dit : peut-on échapper à la machine spectaculaire une fois qu’on y a pénétré ?
Conclusion : le paradoxe de l’artiste engagé
Piotr Pavlenski revendique un art émancipateur. Cette conception n’a rien d’évident. Pour que l’art puisse posséder cette faculté d’émancipation, il faudrait entre autres qu’il échappât au mensonge et à l’imposture. Ce que cherche Piotr Pavlenski. Mais dans le cadre de la définition institutionnelle de l’art, cela signifierait échapper aux déterminismes économiques de la production, mais aussi de la réception de l’œuvre d’art. En effet, production comme réception dépendent de pouvoirs en place, ceux-là mêmes auxquels s’attaquent Piotr Pavlenski. Les limites de son action apparaissent alors clairement. Surtout en l’absence de toute distanciation. Tant qu’il se revendiquera « artiste », Piotr Pavlenski ne pourra pas pratiquer un art émancipateur. S’il refuse d’être un artiste, par définition il ne fera plus d’art. C’est le paradoxe de l’artiste engagé. Le cas de la Bande à Baader-Meinhof est un précédent tragique : de jeunes gens, pour la plupart issus d’une école d’art, jeunes artistes en devenir, prennent conscience des limites de l’art en tant qu’émancipation collective, sombrent dans la violence, finissent assassinés en prison. Tout art qui prétendrait à l’émancipation politique s’apparenterait donc à une imposture.
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Bibliographie
ADORNO, Theodor et HORKHEIMER, Max, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1974 (1947).
BECKER, Howard S., Les Mondes de l’art, Flammarion, 2010.
DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, Seuil, 2019 (1981).
DELEUZE, Gilles et GUATTARI, , Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.
DICKIE, Georges, Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, NY: Cornell University Press, 1974.
GELL, Alfred, Art and Agency, An Anthropological Theory. Oxford, Clarendon Press, 1998.
GENETTE, Gérard (éd.) Esthétique et poétique, Seuil, 1992.
GOODMAN, Nelson, Manières de faire des mondes, éd. Jacqueline Chambon, 1992.
JAPPE, Anselm Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle Critique de la Valeur, La Découverte, 2017 (2003).
LORIES, Danielle, Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988.
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Notes
1Avec Max Horkheimer, notamment dans La Dialectique de la raison, 1944.
2Cf notamment Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle Critique de la Valeur, La Découverte (2017, première édition parue chez Denoël en 2003).
3Le terme « marchandisation » est à entendre dans la complexité de l’analyse marxienne de la « marchandise ». La marchandise a une double nature : d’abord elle est caractérisée par sa valeur d’usage, mais aussi par sa valeur d’échange. Or, pour qu’il y ait échange, il faut qu’il y ait abstraction : on utilise une autre valeur comme étalon, celle de la quantité de travail abstrait qui ne dépend pas du temps de travail concret, mais d’une moyenne sociale : c’est la Valeur – avec un V majuscule pour la différencier de la valeur d’échange (pour plus de précisions, se rapporter au livre d’Anselm Jappe cité dans la note précédente). L’œuvre d’art n’est qu’une marchandise inféodée à la Valeur, mais qui se dissimule sous le statut « art » comme d’autres marchandises sous le statut « luxe » (les deux pouvant parfois se confondre).
4Dans Ainsi parlait Zarathoustra (V, III, 12, 27) le « dernier homme » est celui qui arrive en dernier mais aussi celui qui est le plus méprisable (le « dernier des hommes ») : il accueille la mort de Dieu (la fin de la métaphysique?) comme une évidence, sans vouloir comprendre les implications, les responsabilités que cette mort implique. Il est bien sûr l’homme moderne, imbu de lui-même, qui se gargarise d’être l’accomplissement de l’Histoire (et donc de l’art…). Mais l’Histoire ne l’intéresse pas (« Jadis, tout le monde était fou »). La Raison et le Bonheur sont pour lui domestiques : c’est le confort. Confort qu’il cherche à imposer, sans vouloir en assumer les conséquences, à qui ne le possède pas ou ne le désire pas.
5Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, Flammarion, 2006 (1988).
6L’article de Georges Dickie qui sert de référence est « Defining art » qui date de 1969, et qui trouve son prolongement dans Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Ithaca, NY: Cornell University Press (1974).
7Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon art », 1992, pp. 89-90 et 93.
8Riout, Denys ouvre Qu’est-ce que l’art moderne ? (Gallimard, 2000) sur cette anecdote. À l’occasion d’une exposition de Brancusi aux États-Unis, les douaniers, perplexes, ont voulu taxer comme « marchandises » les sculptures de Constantin Brancusi, ce qui a donné lieu à un procès, « Brancusi contre États-Unis », ouvert le 21 octobre 1927. Au terme de ce procès historique, la définition de l’œuvre d’art a été juridiquement récrite, abandonnant la référence à la mimèsis. Les objets de Brancusi furent reconnues, par un tribunal, non pas comme des « marchandises » (ce qu’elles sont donc d’abord) mais comme « œuvres d’art ».
9La Transfiguration du banal d’Arthur Danto (1982) prétend répondre à cette question.
10Pour une critique de l’Aufklarung, voir notamment Adorno et Horkheimer, La Dialectique de la raison, 1944.
11Le pouvoir en place, produit par (ou dans) des agencements, produit lui-même des « sujets », c’est-à-dire qu’il organise les désirs (« les flux désirants ») des individus pour les identifier et leur prêter une subjectivité contrôlable : « Pas d’agencement machinique qui ne soit agencement social, pas d’agencement social qui ne soit agencement collectif d’énonciation » (Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p.147).
12Alfred Gell, Art and Agency, An Anthropological Theory. Oxford, Clarendon Press, 1998.
13Howard Becker, Œuvre citée, p.160.
14Arthur Danto, « The Artworld », article paru dans The Journal of Philosophy (1964). Traduction dans Danielle Lories, Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 183-198.
15G. Dickie, « Définir l’art », trad. fr. dans G. Genette (éd.) Esthétique et poétique, Seuil, 1992, p. 22.
16Ibid., p.164.
17Ibid., p.170.
18Ibid., p.170.
19Si c’est le cas, depuis les débuts, aux États-Unis, il faudrait nuancer ce constat pour la France. Inaliénabilité (théorique) des œuvres, droit de préemption, fonctionnariat : tout en se débattant contre le marché, c’est par rapport à lui que le musée se construit. Par ailleurs, de nombreux collectionneurs cherchent à faire exposer des œuvres de leur collection dans un musée afin de les valoriser pour les mettre en vente dans la foulée.
20La Valeur est un « sujet automate » en tant qu’elle n’est dirigée par rien ou personne d’autre qu’elle-même. Cf Anselm Jappe, Ibid., chapitre III, « Critique du travail ».
21Parmi les expositions auxquelles il a participé, il suffira d’en citer deux : en 2017, Art Riot à la galerie Saatchi ; en 2018, Talking about a revolution, conçue par Paul Ardenne, acteur reconnu du monde de l’art, dans la galerie parisienne 22Visconti.
22Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1942. Notamment le chapitre II, « La mauvaise foi ».
23Veronika Dorman, « Russie : Piotr Pavlenski, les zones d’ombre d’un exil », Libération, 31 janvier 2017 : https://www.liberation.fr/planete/2017/01/31/russie-piotr-pavlenski-les-zones-d-ombres-d-un-exil_1545381/ (consulté le 9 décembre 2021).
24C’est le témoignage de son amie Natalia Turine : https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/02/14/piotr-pavlenski-portrait-d-un-agitateur-forcene-converti-au-kompromat_6029638_823448.html.
25https://www.liberation.fr/international/europe/oksana-shalygina-sortir-de-la-caverne-20210219_5VRIEHPKXBHLPCZZORS3LV24NA/ consulté le 9 décembre 2021).
26Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Fayard, 2013 (2005).
Nous reproduisons ici les trois pièces qui composent le petit recueil Lille en vers burlesques imprimé dans cette ville en 1731 par l’éditeur G.E. Vroy. Sans doute la troisième pièce – « Les Promenades de l’Esplanade » – est la plus réussie, et semble être d’une main différente des deux autres (ce que l’orthographe semble aussi confirmer). Fernand Carton suggère (dans l’introduction des oeuvres de François Cottignies, p. 29, 1965) que ces petites pièces satiriques auraient été composées par l’éditeur André-Joseph Panckoucke (1703-1753), mais ce n’est là qu’un sentiment sans fondement. Ce qui est certain, c’est l’influence de Boileau et la volonté de faire entrer Lille dans le giron de la langue française : aucun terme dialectal et un éloge appuyé de la culture française (avec des notes explicatives pour les principales références culturelles).
Nous avons conservé l’orthographe et la ponctuation, même si celle-ci est parfois aléatoire.
RKG
I – Les embarras du jour de l’an
II – Les mœurs des Lillois anciens et modernes (ou Lille civilisée sous la domination française, par l’établissement des académies.)
III – Les Promenades de l’esplanade
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Avertissement
Si le Public reçoit favorablement ce que j’ai l’honneur de lui présenter, on pourra le regaler de tems en tems de pareilles Pieces, en faisant passer en revûë toute la Ville, selon le tems et les saisons. Qu’il se tienne pour averti, que les Portraits y seront generaux ; qu’on n’est point d’intention de peindre qui ce soit en particulier. Et si le pure hazard fait que quelque’un s’y reconnoit, ce sera sa faute, s’il se fache, en montrant mal à propos, qu’il a les deffauts qu’on reprend en badinant dans les tous les hommes en general.
Suspicione si quis errabit sua,
Et rapiet ad se quod erit commune omnium,
Stulte nudabit animi concientiam,
Neque enim norater singulos mens est mihi
Vetrum ipsam vitam et mores hominum ostendere.
Phaedry Epilogo libri tertii.
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Les embarras du jour de l’an
J’entreprens de chanter cette Ville si belle,
Qui toûjours à ses Rois fut constante et fidelle ;
Et aïant éprouvé plus d’un fâcheux revers,
Rendit son nom fameux à ce vaste Univers.
Nourrissier des neuf Soeurs, arbitre du Permesse,
Viens donner à ma Muse et le tour et l’adresse
De bien peindre avec art tous nos Originaux,
De faire de nos mœurs de fidels Tableaux.
Quel cahos aujorud’hui trouble toute la Ville,
Quel demon infernal agite ceux de Lille :
Au lever du Soleil, les Carrefours sont pleins
Et de tous nos coureurs, quels sont donc les desseins ?
De Personne aujourd’hui l’on n’entend le langage,
On vous fait sans parler un signe de visage,
Vous disant tout au plus, les compliments du jour :
C’est donc sans s’expliquer que l’on se fait la cour ?
Nôtre pavé gemit de quantité de Rosses,
Qui trainent sur leur pas les antiques Carosses :
C’est où le petit Maître étale avec splendeur,
La sotte vanité qui regne dans son cœur.
Son Pere eut-il jadis porté sacq ou mandille,
Son argent aujourd’hui le mene par la Ville :
A sa cupidité se laissant entrainer,
Chacun dans ce beau jour veut se faire trainer.
Moi, qui tâche à grimper au sommet du Parnasse,
Je n’oserois monter sur le Cheval Pegaze,
Car ce coursier retif pourroit bien dans l’instant,
Rudement me rüer dans le bourbeux étang.
Muse, l’on te diroit, à ton aise gazouille,
Aprens à coacer ainsi que la grenouille.
Suivant des gens de pied le trop pénible cours,
Suant malgré le froid, avec ardeur je cours :
En passant, celui-ci me pousse avec rudesse,
L’autre, d’un coup de pied sans penser me caresse :
Bientôt un étourdi passant me jette à bas,
L’un vient tomber sur moi, marchant dessus ses pas.
Nous nous levons tous deux en secoüant la tête,
Disant entre les dents, peste soit de la bête :
Et pour nous essuier, nous mettant à l’écart,
Que d’objets differens je vois de toute part :
Déjà trois fois j’ai vû la Mere avec les Filles,
Dont l’aspect aux passans, dit qu’elles sont nubiles.
Passent dans ce tracas des Carosses pompeux,
Dont l’or et la dorure éblouissent les yeux,
Où l’on voit des Dondons qu’on peut nomer deësses,
Avec faste montrer l’excés de leurs richesses.
Suivent à leur costé des bigarez faquins,
De maison en maison portant des billetins.
Alte-là, s’il te plaît, mon amusante muse,
Nombber ces gens faquins ; je pense, tu t’abuse,
Peux-tu donc ignorer que tous ces messieurs-là
Sont des gens estimez du Prince et de l’Etat ?
Puisqu’on peut affirmer, sans craindre qu’on s’écarte
Qu’Emplois, Fondations, sont pour les Rois de carte.
Combien en voions-nous trancher les gros Seigneurs
Lesquels ont commencé par porter les couleurs ?
Et ton pauvre Poëte, avec ton Hipocraine,
Montre bien qu’il a bû de la sotte fontaine ;
Et le métier qu’il fait, est le métier d’un sot,
Puis que bien rarement il peut manger du rot ;
Dans le tems que l’on voit cette illustre canaille,
De poulets et Chapons toûjours faire ripaille.
Voilà midi sonnant, il faut songer à Dieu :
Voici comme en ce jour, on le sert en ce lieu.
A douze heures l’on court à la derniere Messe,
Pour entrer à l’Eglise, on se pousse, on se presse ;
Et le Temple desert depuis le grand matin,
Dans un unique instant de gens se trouve plein,
Un autel ambulant, paré par artifice,
Une femme coquette arrive au Sacrifice,
Et attirant sur elle et les coeurs et les yeux,
Elle fait oublier le Souverain des Dieux.
De méme qu’un vaisseau sur la liquide plaine,
Poussé de Boreas par la picquante haleine,
Avec rapidité passe au travers des eaux,
Et se trace un chemin en divisant les flots :
Ainsi pour son respét tout le monde se range,
Ou plûtot la voïant un chacun se dérange :
Et montrant Padouleux1 par son vertu-gain,
Elle fait le portrait d’un fameux baladin :
Lors qu’à la regarder tout le monde s’empresse ;
Avec étonnement on voit finir la Messe,
Sans remercier Dieu, on se pousse, on s’enfuit,
Ainsi que des Soldats que l’ennemi poursuit.
Chevalier et Mouvaux2 par leur rare éloquence,
Ont beau, dans ce saint Jour précher la pénitence,
Disant qu’il faut offrir à l’aimable Sauveur,
Pour avoir un bon An, les premices du cœur :
Que le divin Jesus, pour l’homme miserable,
En ce jour répandit de son Sang adorable,
Et qu’aux barres joüer, c’est se mocquer des gens,
Et se faire passer pour des extravagans.
Mais, ils ont beau précher, ce n’est point que je raille,
Si l’on préche aujourd’hui, l’on préche la muraille.
Exceptez quelques chiens que les gens trop pressez,
En les foulant aux pieds, dans l’Eglise ont chassez.
Tout trote dans ce jour, ma raison n’est pas louche,
Et l’on voit les Chevaux le foin à la bouche,
Sortir de la Maison avec empressement,
Qu’un Cocher sans pitié foüete rudement.
Aprés quelque repos, le grand bruit recommence,
Et l’on entend crier, Cocher, avance, avance :
Ce grand charivari qui nous vient entonner,
Fait qu’à peine on pourroit entendre Dieu tonner.
Aux portes des Maisons se tiennent des Servantes,
Des Dames de carreau, des aimables Suivantes,
Recevant des Billets de ces gens de couleurs,
Qu’on prendroit aujourd’hui pour des Operateurs,
Donnant des Billetins pour vanter leur remede,
Ils n’oseroient parler du mal qui les possede,
Car ils n’ont point le tems de leur faire l’amour,
Ils ont trop de travail, et trop court est le jour.
De ces petits Billets, quelle est donc l’éloquence ?
Sont-ce des complimens, des vers pleins d’élegance,
Des vœux partant du cœur ? non, rien moins que cela,
De simples Noms écrits causent ce tracas-là.
Et si l’on se parloit, on auroit patience,
On pourroit excuser sa faute ou son offence,
Et se reconcilier avec ses ennemis,
Par des soûmissions devenir bons amis :
Mais le seul nom écrit de Monsieur ou Madame,
Peut-il ôter le fiel qui regne dans nôtre ame ?
Hélas ! quand on se parle, on n’en agit pas mieux,
On n’offre bien souvent que d’hipocrites vœux :
Tel vous voit dans un poste avec des yeux d’envie,
Du baiser de Judas vous donne la copie.
Tel souhaite un bon An à son Oncle aux Ducats,
Qui pour les posseder voudroit voir son trépas.
Où me porte aujourd’hui ma verve trop caustique ?
Ma Muse, arrête-là ta course satirique,
Nous approchons le soir, je m’en vais chez Deflain,
Où l’on trouve bon feu, bonne queute et bon Vin,
Et cét Hôte gaillard avec sa corpulance.
Ne paroît point fâché d’avoir nôtre finance.
*
Les Moeurs des Lillois
anciens et modernes,
ou Lille civilisée sous la domination françoise, par l’établissement des académies.
Favoris bien-aimez des Filles de memoire,
Qui rendez cette Ville illustre dans l’histoire,
Recevez, s’il vous plaît, l’hommage de mes vers,
J’entreprens de chanter nos mœurs et les Concerts.
C’est le fruit de vos soins, c’est vôtre digne ouvrage ;
Cet établissement vous donne l’avantage
De pouvoir démentir le sobriquet malin,
Qui dit que le Lillois de folie est atteint ;
Et que dans ce séjour, il n’est point de Famille,
Sans insensé garçon, sans une sotte Fille.
Quand Autriche3 accablé de sa propre grandeur,
Laissoit ces beaux Païs en proie au Gouverneur ;
Que les Immunitez qu’on trouvoit aux Eglises,
Autôrisoient le crime, et fomentoient les vices,
L’on ne voioit ici que vols, assassinats,
Qu’homicides cruels, qu’infames scelerats.
Le Roi qui commandoit l’un et l’autre hemisphere,
Ignoroit ses Sujets, resident en Ibere4.
Ici ces Vice-Rois de leur autôrité,
Aux plus grands criminels vendoient l’impunité ;
Au seul éclat de l’Or leur cœur étant propice,
On les voioit lier les bras à la justice.
Alors nos jeunes gens en caressant Bachus,
Negligeoient le beau sexe, et méprisoient Venus :
Timides et honteux, n’aiant point d’hardiesse,
On les voioit rougir auprés d’une Maîtresse :
Si le Vin quelquefois les rendoit amoureux,
Ils n’avoien pour soupirs que des hoquets vineux :
Et toûjours les Parents faisoient le mariage,
Presque sans se connoître on entrait en ménage,
Non point sans consulter Prêtres, Religieux,
Car on ne faisoit rien d’importance sans eux,
Pourquoi le froc altier disposant de nos Filles,
Prétendoit dominer dans toutes les Familles,
Lors que le Grand LOUIS5 faisant valoir ses droits,
A soumis cette Ville à ses aimables Lois.
Il est vrai que l’on fit un peu de resistence,
Mais contre un si grand Prince il n’est point de défense :
Lors tout changea de face, on vit le criminel
Arraché de l’Église aux pieds du saint Autl.
Tout fut en asseurance, et l’on punit le crime,
Ceux qui le commettoient en furent la victime :
L’on fit des Chevaliers nommez du cordon gris,
L’on ne pardonna point à ceux qui furent pris.
Le beau Sexe admira la Nation françoise,
Pour des gens si polis, conçût de la tendresse :
Les Parens souffletez par certains Directeurs,
Qui voioient les François avec beaucoup d’horreurs
Et les recomparoient en chaire aux crocodilles,
En suivant leur conseil faisoient cacher leurs Filles :
Mais il n’est point d’Agnès, quand il s’agit d’amour,
Ce Dieu méme au plus sot inspire plus d’un tour ;
Plus d’une à son amant se livrant tout entiere,
Contracta des hymens que nous dépeint Moliere.
Le Peuple cependant, se voiant caressé,
Par leurs civilitez, il s’est apprivoisé.
Souvent Louis le Grand, ce magnanime Prince,
S’est montré dans leurs murs à toute la Province,
Son bon air, ses bontez bien plus que sa valeur,
Des Lillois, des Flamends, lui gagnerent le cœur.
Il eut soin d’agrandir et d’augmenter la Ville,
Qui devint des Guerriers et des Mues l’azile ;
Et tous nos jeunes Gens en se moulant sur eux,
Sçûrent comme on soupire auprés de deux beaux yeux
On vit dessous les loix de l’aimable Talie6,
Se former de concerts plus d’une Académie,
Où l’air retentissoit des sons harmonieux,
De Lamberts, de Lully7, de ces Auteurs fameux,
Dont les noms sont gravez au temple de memoire,
De France et d’Italie embellient l’histoire,
La fontaine des sots changée en Helicon,
Fit d’un Menestrier un habile Apollon :
En peu de temps, enfin, Lille devint aimable,
Tout s’est civilisé, même jusqu’à la Table.
Parurent sur la Scene avec leur majesté,
Ces Heros que Corneille et Racine8 ont vanté :
C’est là que l’on apprit à répandre des larmes,
Voiant ce que l’histoire a de tendre et de charmes,
Dans les fidels portraits qu’expose au Spectateur,
Des Barons, des Quinaults9, le digne imitateur.
Sous les loix de Louis s’étoient passé huit lustres,
Où ce Prince rendit des actions illustres,
En forçant des Remparts, battant ses ennemis,
Leur accordant la paix en les aiant soumis :
Quand l’Euope allarmée en voiant sa puissance,
Que l’Espagne pour Roi nommoit le Sang de France,
Tout s’est ligué contre contre un, et Mars sur nos Sillons,
Déploia de Soldats les nombreux Bataillons,
Ce Dieu lança sur nous sa foudre et son tonnerre,
Et fit voir à nos yeux les horreurs de la guerre.
Muse, sur cét endroit, jette un fidel rideau,
N’entreprend point de peindre un pareil Tableau,
Il suffit que Bouflers10 au Roi vanta le zele,
Et les puissants secours de ce peuple fidele,
Quand l’Ennemi battu lui demanda la paix,
Lille fut le premier objet de ses souhaits.
D’abord que le Bourgeois dans ses murs vit paroître
Les glorieux Soldats de leur ancien Maître,
En vain l’Airain sonnant publioit leur retour,
Et les feux du Salpetre annonçoient ce beau jour :
Ce grand bruit n’étoit rien au prix de l’allegresse,
Du joyeux Habitant qui pleuroit de tendresse,
Il étoit étouffé par des milliers de voix,
Criant, Vive Louis, le plus benin des Rois.
Lorsque de son ciseau l’impitoiable parque,
Du nombre des mortels retrancha ce Monarque,
On sçait ce qu’elle fit11 pour marquer sa douleur,
Ce que n’ignore point son digne Successeur.
Il fallut arrêter et l’ardeur et le zele12
(Quand il vint un Dauphin) de ce peuple fidele.
Le Roi qui nous gouverne, élevé par Mentor,
Chez ses heureux Sujets fait regner l’âge d’or.
On le peut appeler Delices de la terre,
Il éloigne de nous les fureurs de la guerre :
Et c’est sous cét Auguste, ou ce Tite nouveau,
Que nous voions briller de nos jours le plus beau :
Cét aimable sejour des Sciences l’azile,
Montre un nouveau Parnasse au milieu de la Ville,
Où les honnêtes gens par émulation,
De Bourdeaux, Montpelier, de Toulouse et Lion13
De leurs propre deniers font une Academie,
Qui des autres Citze doit exciter l’envie,
Cette aimable Assemblée attire l’Etranger,
Dans l’admiration il se sent engager :
Tout y paroît charmant, et c’est une merveille,
Puis qu’on s’y voit surprit par l’oeil et par l’oreille,
Entendant pratiquer les leçons de M**
Et joindre sa metode aux regles de son art :
Il fut l’un des premiers qui montra la justesse,
Comme on chante en françois avec delicatesse,
C’est ce qu’il apporta de la brillante Cour,
Qui de Louis le Grand faisoit le beau sejour :
C’est là qu’une charmante et belle Symphonie,
Des sons les plus touchans fait briller l’harmonie.
Par émulation on voit d’autres Concerts,
Que je devrois aussi celebrer par mes vers :
Mais où l’on ne boit pas, je n’y sçaurais m’y faire,
Et simplement des sons n’ont jamais scû me plaire,
A la Cave Saint Paul, où du Nectar le jus,
Sçait bien y marier les Muses et Bachus,
Pour l’ouï et le goût souvent c’est mon azile,
J’aime bien à méler l’agreable et l’utile.
*
Les Promenades de l’Esplanade
Lorsque l’astre du jour qui répand la Lumiere,
Descendant dans les eaux va finir sa cariere,
Que ses rayons brulans n’ont plus tant de chaleur,
et que le doux Zephire ameine la fraicheur,
Les briallantes beautez qu’on voit sur l’Esplanade,
Invitent aux plaisirs qu’offre la promenade,
Et la variété de mille objets divers,
Qui se font voiturer entre les arbres verds,
Vous montre le portrait de l’aimable Deesse,
A qui le beau Paris accorda sa tendresse
En lui donnant le prix sans avoir hésité
Qu’on ne peut refuser surtout à la beauté.
Des Carosses pompeux par l’or et la peinture
Relevent leur appas et leur belle coifure
Qu’une ingenieuse main a pris soin d’ajuster,
En richesse, en habit semblent se disputer,
Celle ci pour cacher les deffauts de son âge,
Sous le rouge et le blanc met son ridé visage,
Sa bouche demeublé etant sans agrément,
Emprunte de Cérez tout son ameublement,
Qui rand une genon propre pour mettre en niche,
Posant adroitement une machoire postiche.
Ainsi, se faisant voir sous de flateurs appas,
Elles veulent montrer tout ce qu’elles n’ont pas.
Il feroitbeau les voir entrant a leur toillette,
Avec leur tein tanné, la gorge tres mal faite,
Emprunter les secrets d’un art industrieux,
Qui cache adroitement ce qui choque les yeux ;
Il faut leur pardonner puisqu’enfin la vieillesse
Par ses infirmitez leur adresse,
Mais je ne peux souffrir que la jeune Philis,
Qui rend de sa beauté tout le monde surpris,
Et qui semble en appas epuiser la nature,
Pour embelir son tein se serve de peinture,
Ignorant que le fart et tous ces vermillons,
Imperceptiblement lui minent des sillons,
Et ridant peux à peux un si charmant visage,
On la verra bientost vie[i]lle même avant l’âge.
Si l’on avoit prevu la mode de ce temps
Sans doute on auroit fait les carosses plus grands,
Car les vertu-gadins passant par la portiere,
Ne sçauraient contenir la Dame toute entiere,
Et leurs larges paniers sans cesse incommodant,
Demeurent etendus sur ceux qui sont devant,
Le Zephire badin les enflant par son souffle,
Fait penser aux passans qu’on jouë à la pantouffle.
On voit le petit maitre ainsi que l’officier,
Le soldat, le bourgeois, le manant, le guerrier
Qui repaissent leur yeux à voir ces demoiselles
Que les ajustements font paroître si belles.
Puisque nostre senat a fait mettre des bans,
Pour la comodité du bourgeois, des passans,
Muse, voyons assis tout ce qui se presente,
Qui nous appreste à rire en tous ces tableaux,
Sans doute on peut trouver bien des originaux ;
Voyez vous ce pipant parmi ces beaux carosses,
Qui dans un joli fiacre entrainé par deux rosses,
Fait croire en le voyant que c’est un gros Seigneur,
Avec son air altier, son maintien imposeur,
Il doittout son éclat à l’heureuse deroute,
Que jadis son Papa fit faisant banqueroute ;
Ses creanciers contens de ratraper un quart,
Rendit ce faquin riche en mettant à l’écart
De quoy se faire un jour briller en cette ville,
Il est plus d’un heureux qe leur pere a fait gille,
Quoy qu’il porte sur lui le bien de l’orphelin,
Que pour le voir ainsi beaucoup meurent de faim,
Et que son nom ecrit sur la funeste table,
Ait esté quelque temps de la ville la fable,
Il suffit de le voir magnifique et brillant,
Le temps passé n’est plus, on cherit le present.
Ainsi lorsque Damis au retour d’une éclipse,
Paroit avec eclat et sa femme bien mise,
Encor qu’ils soient parez des grands vols qu’ils ont faits.
Les voyant chamarez les gens sont satisfaits
On ne regarde plus si Damis a fait gille
Il n’set rien qui derange aussitost que l’on brille.
Muse voyez vous bien cet homme tout doré,
Qui semble d’un chacun dans ce jour adoré,
Fils d’un fameux fermier des impots de nos villes,
Fait les ardens souhaits de nos plus belles filles,
On ne se souvient plus que son Papa jadis,
Prenoit les crocheteurs pour ses plus grands amis.
Aussitost que la nuit etend son sombre voile,
Que l’on voit de Venus au Ciel briller l’étoile,
Il n’est plus de carosse et ces aimables lieux,
De Nymphes sont rempli dont l’aspect gratieux
Nous offre des beautez sans fard et naturelles,
Que l’on peut sans flater qualifier de belles,
On rencontre souvent dans le menu bourgeois,
Ce qu’on voit de plus beau, les plus jolis minois,
Qui doivent leur brillant à la simple nature,
Qui pour bien travailler n’use point de peinture,
Tout ce que la jeunesse a de ris et de jeux
Font avant dans la nuit les charmes de ces lieux,
Ici l’on voit en rond une bende qui danse,
D’autres de leurs beaux chants font sentir la cadence,
Plus loing sous la fougere on jouë au corbillon,
Tircis dessus un banc en contre à sa fillon,
L’on y voit des troupeaux d’amoureux, d’amoureuses,
On rencontre de tout même des racrocheuses ;
C’est ici qu’ l’on trompe une mere, un parent,
Qui pendant que sa fille est avec son amant,
La croyant dans le lit sans craindre qu’on l’éveille,
Sçachant les verroux faits tranquillement someille,
Une adroite servante en estant de concert
A tromper ses parens fidelement la sert.
Voilà minuit sonnant un chacun se retire,
Ma Muse, le sommeil nous empeche de rire.
*
1Queva Malache (note de l’auteur).
2Fameux Predicateurs (note de l’auteur).
3Archiduché, dont les alliances ont joint ces Païs à l’Espagne. (note de l’auteur)
4Iberus, premier Roy d’Espagne.
5Louis XIV, en 1667, par dévolution, et par le défaut d’Enfant mâle de Charles le Hardi Duc de Bourgogne, prit ce Païs-ci. Voiez l’Histoire de Lille.
6La Muse des Spectacles, de la Danse, de la Musique, etc. (note de l’auteur)
7Deux fameux Musiciens pour la composition, l’un François, l’autre Italien. (note de l’auteur)
8Auteurs tragiques. (note de l’auteur)
9Acteurs fameux du Theatre François à Paris. (note de l’auteur)
10Monseigneur le Maréchal de Bouflers eut la bonté de rendre compte à Sa Majesté, des secours que le Magistrat, le Chapitre, les plus grosses bourses, et tous les Habitants lui avoient procuré, tant en linges pour les blessez, qu’autrement, pendant la deffense de la Ville.
11A la mort du Roy Louis XIV, on dressa un superbe Mausolée, et toutes les Cloches de la Ville sonnerent trois heures chaque jour pendant six semaines.
12Il vint une Lettre de Cour pour faire arréter les réjoüissances, dans la crainte que la dépense n’egalât le zele des Peuples.
13Plusieurs jeunes gens ont bien voulu, pour se former, se mouler sur les regles qu’on leur a envoiées de ces Villes, où il y a depuis long-tems des Academies de Musique.
Condition théorique et abstraite sine qua non à la vie en tant qu’il rendrait possible le mouvement (rien ne se meut dans le plein), le manque est ici caractérisé en tant que « vide ».
Physiquement – scientifiquement –, le vide existe-t-il ? Comment est-il possible ? Cela aurait-il une conséquence sur la perception du « manque » que nous ressentons ?
Le manque, par rapport au vide qui serait (mais on ne sait pas vraiment, nous ne pouvons que nous contenter de métaphores) consubstantiel à la matière (au « plein »), est secondaire par rapport à un plein : le manque vient de la perte de ce qui a été là.
Le manque peut avoir des conséquences positives : il provoque le désir, l’excitation et, de plusieurs manières, même le plaisir. Mais il peut être d’une nocivité létale : quand il est insupportable, il tue. C’est le triomphe de la mort. Il n’est donc pas homogène, unique, mais connaît tous les degrés de l’intensité. Cependant il ne nous intéresse ici qu’en tant qu’il s’avère nocif.
*
Regardons d’abord comment se manifeste le manque.
Pour qu’il y ait manque, il faut qu’il y ait eu au préalable quelque chose. C’est à la perte de ce quelque chose que le manque apparaît. Le manque marque la perte.
Il y a aussi le manque fantôme. Ce que nous conceptualisons comme « absence » présuppose que nous considérons une présence possible, même quand elle n’a jamais été là.
Dans les deux cas, la possibilité de la présence non réalisée est exprimée par le mot « manque ».
Mais le manque peut aussi être plus général. C’est l’idée du manque. Et ce manque est sans objet. Il peut aboutir à une essentialisation de l’humain : le manque serait consubstantiel à l’humain. Mais il convient d’être prudent. Il y a un sentiment d’incomplétude qui inquiète tous les humains. Et ce sentiment vient davantage de la finalité, plutôt que de l’origine ou de l’essence.
Puisque la « nature humaine » n’est qu’une abstraction, le produit d’un laminage le plus exquis possible, il est difficile de l’accepter sans sombrer dans des ratiocinations byzantines ou sacrifier la rigueur élémentaire. Sans parler alors de « nature humaine », il y a cependant une caractéristique commune à tout le monde (jusqu’à présent du moins), qui est une donnée biologique : la naissance est une séparation avec le corps de la mère. Le sentiment de manque pourrait-il venir de ce phénomène ? Il est difficile d’apprécier son importance dans notre construction individuelle parce que le niveau de conscience du nouveau-né est bas, que l’adulte n’a pas de souvenir de sa naissance, que nous retombons alors dans les spéculations sur les conséquences psychologiques invisibles (sur l’inconscience) d’un événement oublié. Bref, pas grand-chose.
Pris dans le mouvement de la vie, nous courons inéluctablement à notre mort. Cette mort sera, au sens étymologique, la perfection de notre vie. D’où un sentiment d’inquiétude, c’est-à-dire d’absence de quiétude (de sérénité), que nous exprimons couramment par le mot « manque ».
D’aucuns penseront que tous les objets que nous cherchons à acquérir (« objets » dans le sens de l’opposition avec le « sujet » que nous sommes en tant qu’individus) ne sont en fait qu’une recherche vaine de combler ce manque essentiel. Puisque ce manque essentiel est intrinsèque à la nature humaine, rien ne pourra jamais le combler. D’où les spéculations religieuses (Dieu seul peut nous combler) ou psychanalytiques (le Désir, la frustration, etc.), et plus généralement métaphysiques. Psychologiquement, il peut aboutir à un comportement abandonnique. La faiblesse du caractère ou le manque de capacité de résistance aboutissent à une peur constante d’être abandonné, c’est-à-dire de ne plus avoir cette présence qui comble. C’est demeurer à un stade enfantin, refuser la frustration, ne pas savoir la maîtriser, vouloir à tout prix et tout le temps la satisfaction. Le système capitaliste, qui en avait intrinsèquement besoin, a solidement valorisé cet infantilisme.
Dans un sens, ce sentiment est justifié : la présence comble. Loin des spéculations du manque originel qui n’aboutissent qu’à des mysticismes louches, la satisfaction de la présence, ou même de l’acquisition, permet de vivre mieux.
Bien sûr, cette présence ou cette acquisition n’ont rien à voir avec le consumérisme. Peu suffit. Ce n’est même que dans le peu qu’il est possible de trouver la satisfaction, puisque trop aboutit à la confusion (chaque objet nécessite une attention particulière et nos capacités sont limitées). Pour apaiser l’inquiétude, l’acquisition d’objets demeure un remède efficace. Pourtant cette acquisition n’est pas liée à la propriété. Juridiquement, la propriété n’est jamais qu’un usufruit : nous n’emportons pas plus dans la tombe que ce que nous avions en venant au monde. La jouissance d’un bien ne doit pas être moins attentive que l’attention portée à une personne. Certes, la question n’est pas morale : l’objet ne souffrira pas. Mais cette insensibilité ne peut pas servir d’excuse à un consumérisme outrancier (le collectionnisme – ou syllogomanie – et le fétichisme sont une psychologisation de l’objet manquant), surtout dans notre société où la consommation est un des piliers de l’économie. De plus, l’objet matériel est le produit d’une activité humaine : à travers l’objet, nous sommes liés aux autres. Le rapport à l’objet est donc double : rapport à nous-même, rapport à autrui. L’objet est une prolongation de nous-même et il nous lie concrètement au monde jusqu’à dissoudre l’antinomie, typiquement occidentale, sujet/objet. En cela l’objet, pensé, approprié, créé, demeure le meilleur moyen de guérir du manque, ou du moins d’en gérer les effets pathologiques.
Cependant, le manque a parfois miné l’individu, a rongé l’être trop profondément pour être jamais comblé.
Très concrètement, il existe un manque précis : c’est le manque de l’objet particulier dont on a effectivement joui et qui n’est plus là. C’est la perte. La perte qui déchire. La scission, la chute. Le caedere.
L’expérience de la perte. La perte tout au long de la vie. Si vivre n’est pas apprendre à mourir (même Montaigne, dans le troisième livre des Essais revient sur la trop fameuse affirmation du premier livre), vivre est bien faire l’expérience de la perte. Sans doute faut-il apprendre à perdre, apprendre à supporter le manque. C’est ce qu’enseigne la philosophie antique la plus pratique, d’Epicure à Marc-Aurèle (mais Héraclite déjà le professait), en passant par le grand Zénon. La vie est une longue perte. Perte de l’enfance, perte des êtres qui nous sont proches, perte de la jeunesse, perte de la fraîcheur, perte même des objets qui nous prolongent, perte de nos facultés, etc.
Le christianisme n’a pas manqué de mythifier cette perte avec le Paradis perdu. Pas tant celui d’Adam et Eve que celui de Lucifer chanté par John Milton. Car autant l’éviction du paradis justifie le mouvement, le travail, le désir, l’aspiration à Dieu, la mort du Christ, bref l’humanité et l’Église, autant la chute de Lucifer est celle que rien ne pourra consoler. C’est cela le Mal. Non pas une mauvaise interprétation du Bien, un mésusage, une erreur à corriger, mais cette perte sans espoir, et même : cette perte avec la conscience et la certitude de l’impossibilité de tout espoir.
C’est la mort. Ce dédale où la raison se perd. La Consolation à M. du Périer sur la mort de sa fille par Malherbe est plus pathétique et douloureuse que réconfortante. Et le millier de pages de Jankélévitch sur le sujet, aussi brillantes soient-elles, nous apprend moins qu’un article scientifique sur le fonctionnement des synapses dans les minutes qui précédent et qui suivent la mort (une récente observation a permis de constater que le cerveau réagissait alors comme au moment du sommeil : d’où les impressions de voir « défiler sa vie devant les yeux » de qui a frôlé la mort, d’où aussi le rapprochement entre le sommeil et la mort ; les quelques minutes qui suivent l’arrêt du cœur voient le cerveau continuer à fonctionner ; – nous connaissons la galaxie et nous ne connaissons pas la mort).
C’est l’amour. En littérature (et au cinéma), on raconte des amours, des amours malheureuses (le sentiment d’être éliminé), mais très rarement l’absence de l’Aimé-e. Car c’est ennuyant. Car il n’y a rien à dire que la répétition lancinante des mêmes mots, des mêmes motifs. Une litanie. Un cauchemar d’enfermement et d’impuissance. Ce vide sans histoire, sans texture, sans motif, sans substance, et qui devient le vertige dans lequel nous plongeons pour mourir. Ce n’est ni la mer ni la montagne ni l’appel de l’origine, mais simplement ce qui fait qu’il n’y a plus ce rien qui parfaisait le tout.
*
Que reste-t-il en dernier lieu ? Pas grand-chose. L’expression du manque. Pénultième degré de l’expérience. L’expression, qu’elle soit produite ou perçue, peut apaiser. Tout dépend de l’intensité de cette expression. Car tout ce qui s’exprime reste problématique. La question se déplace un instant : quelle est l’intensité de l’expression qui nous touche ?
L’expression du manque est nécessairement fautive, car on ne peut qu’exprimer le contour sans, par définition, désigner le manque lui-même. C’est un point aveugle. C’est l’intensité de l’expression au plus près du manque que nous ressentons, que nous fantasmons, que nous projetons – et qui nous ravage – qui va nous toucher. Cette intensité dépend de chacun, mais elle dépend aussi du moment donné. Parfois nous voulons du calme, parfois de la violence, tantôt de la mélancolie, tantôt de la colère, de l’équilibre et de l’ordre. Du désordre. Une intensité trop aiguë nous paraîtra outrée, parfois aucune intensité ne paraîtra assez incendiaire.
L’écart avec les normes du comportement social marque les degrés de l’intensité. Ces normes changent rapidement. Les normes des années 1980 ne sont plus celles des années 2020 et on se moque volontiers des outrances que les films (qui nous offrent la possibilité d’une confrontation immédiate avec le passé) ou la musique – et même la poésie – proposaient alors comme « normales ».
Mais en termes d’esthétique comme en d’autres, la douleur est destructrice. La rage voudra parfois voir le monde s’anéantir. Puis cette volonté de néant même paraîtra encore trop raffinée, trop travaillée, trop volontaire, et comme ridicule par rapport au néant du manque. Véritable maladie, le manque fait dépérir le corps et altère l’esprit. Après avoir déclenché dans l’individu une réaction, qui sera de colère, de destruction, si cette réaction n’a pas suffi à dévier notre attention du manque lui-même, à créer de nouvelles expectatives, c’est-à-dire de nouveaux espoirs, alors le manque rongera l’être lui-même. Nous y reconnaîtrons la maladie. La dépression n’est-elle pas l’évidence de l’inépuisabilité du manque ?
Et puisque l’art est une norme sociale avant d’être l’expression des passions personnelles, c’est la violence contenue dans la norme qui touchera à vif. La violence de la douleur sous une expression retenue. Car c’est en maîtrisant la norme que l’artiste permet au sentiment de la dépasser et de prévaloir. Cette idée peut paraître contre-intuitive. Mais il n’y a que dans le suspens des normes sociales que l’expression personnelle atteint l’authenticité (le groupe, par définition impersonnel, ne peut accéder qu’à une vérité collective, et non au propre – ou au « sale » – de chaque individu, ce qui est couramment retenu comme une définition de l’authenticité). Or pour suspendre ces normes, il faut les connaître et les maîtriser. Le meilleur néoclassicisme est parvenu à cette formulation. Pas tant Antonio Canova, à mon sens, qu’un Friedrich Schadow. En littérature, la poésie de Foscolo représente l’acmé de cette esthétique, mais Stendhal (qui admirait Foscolo), à bien y regarder, n’est pas très loin. Est-ce un hasard que ce soit dans De l’Amour qu’il sacrifie le plus à l’esprit de conversation – à la mondanité – et s’avère être le plus loin d’une forme d’« authenticité » ?
Cette tension résulte de l’écart entre la norme générale et l’expression particulière (qui n’est pas nécessairement « personnelle »), et ce hiatus est en fait lui-même un oxymore, puisqu’il oppose deux termes inconciliables et contraires au moins en partie. L’oxymore est la figure limite, la figure du déchirement. Nous ne sommes plus dans le triomphe de la mort qui hantait et réconfortait au Moyen Âge celui qui croyait en Dieu ou du moins dans un tas de superstitions et surtout celles de la vie après la mort. Ce n’est pas que nous ayons progressé aujourd’hui : de superstitions, nous sommes pétris. Mais pour qui a abandonné l’idée superflue de la vie après la mort, tout rengorge la vie, tout le pathétique et toute la joie, toute la douleur et tout le plaisir. L’oxymore remplace l’idée de la mort. C’est le déchirement qui n’en finit pas de s’accomplir. C’est le déchirement s’accomplissant.
Le triomphe de l’oxymore. L’oxymore réalise la vie en la rendant impossible à tenir. C’est l’oxymore-manque qui permet la vie, et qui empêche, dans le même temps, sa pleine réalisation. La vie est un mouvement, et le mouvement est lui-même un déchirement des matières.
L’absence de conciliation est corollaire à une absence d’univocité. En ce qu’elle pose le problème de son fondement et de sa légitimité, l’univocité revient à poser le problème de l’origine, et par extension logique, de l’origine de tout (de la vie et de son absence, de l’être et du néant). L’absence de réponse unique à la question de l’origine est un bonheur et un malheur. Elle garantit l’imagination, la possibilité d’une tolérance (que les attaques, en voulant la nier, confirment : d’où la barbarie de ces attaques qui ne peuvent être, si elles veulent être efficaces, qu’ultimes – l’annihilation), autant qu’elle condamne chacun-e de nous à tâtonner et errer dans un cauchemar sans fin. Qui n’a pas rêvé de parcours initiatique au terme duquel la vérité lui soit révélée ? Connaître le manque, et connaître le bonheur de sa satisfaction. La teneur de cette vérité, du reste, a peu d’intérêt : elle est plus une substance qu’un contenu. C’est ce que postulent toutes les religions : peu importent les textes, le « sens » est une direction qui mène au Sens, dépouillé de toute intelligibilité. Car l’intelligibilité est encore une médiation, un mouvement, et somme toute un oxymore : ce qu’on appelle le sens est en fait ce qu’il y a entre le sens et le non-sens.
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En tentant d’exprimer le manque, je ne répète finalement qu’un geste quotidien que nous faisons toustes tous les jours. Mais à peine essayé-je de le toucher du doigt, qu’il se déplace. Le manque glisse. C’est vouloir attraper un faisceau de lumière, qui serait ici un faisceau d’ombre.
Mais il n’est pas nécessaire d’en dire davantage.
L’expression est toujours diminuée : elle est un témoignage d’un état que nous pouvons vivre, et que nous savons reconnaître. La reconnaissance, même marquée d’une puissante empathie, est une médiation. Elle nous protège, nous rassure, nous apprend à mieux connaître, augmente notre expérience.
Mais une fois que le manque me frappe, je suis juste terrassé.
On encense encore le pouvoir qui écrase. Le pouvoir inaccessible. On le perpétue. On le sacralise. Il est interdit d’emprunter l’escalier des Géants. En revanche, les prisons sont longuement parcourues. C’est qu’on continue à distiller dans la révérence du Pouvoir et la crainte d’y porter atteinte.
Mais aujourd’hui, toutes ces salles en enfilade sont désertées. Elles bruissaient de monde et d’intrigues, elles sont creuses comme des dents pourries. On transite de l’une à l’autre et les récits des guides nous ennuient.
Et le Tintoret ? Sartre le dépeint en rupture, en séquestré : il a atteint au contraire la gloire. Son paradis (qui a des airs de jugement dernier) est une consécration aussi grande que celle du jugement dernier de Michel-Ange à la chapelle Sixtine.
Par ailleurs, c’est fort éloquent de voir la traduction déjà moderne de l’établissement du pouvoir sur un fondement transcendant qui lui est cependant secondaire. Car le paradis, derrière le doge, n’est que la garantie d’une légitimité du pouvoir séculier. Il ne vaut plus pour lui-même. Personne à Venise ne croit au paradis et surtout ne craint le jugement dernier, mais tous craignent surtout les Plombs. C’est presque un mensonge, une mascarade : beaucoup comprennent qu’il n’y a pas d’autre légitimité au pouvoir du doge et du conseil que la violence d’État. Mais maquiller cette violence par un récit mythologique ancestral détourne l’attention, endort les velléités critiques, ou mieux : montre l’exemple quant à l’attitude à adopter s’il s’avère qu’on n’est pas dupe. Baffo. Cela est toujours vrai aujourd’hui).
Personne n’ira aujourd’hui critiquer cette muséographie laudative d’une oligarchie qui sentait le sang et le fer. Et c’est bien triste.