« Les Déliquescences d’Adoré Floupette » par Gabriel Vicaire & Henri Beauclair

Postface de Les Déliquescences d’Adoré Floupette publié par Les éditions Solstices

Lien ici vers le livre sur Solstices project

Henri Beauclair - Rodolphe Gauthier

Mermeix (Gabriel Terrail, 1959-1930) est le seul journaliste à être tombé dans le piège : supercherie ou pastiche littéraire, recueil satyrique et petit bijou de la littérature fin-de-siècle, Les Déliquescences d’Adoré Floupette sont peu connues, et lues en conséquence. Gabriel Vicaire et Henri Beauclair ne sont que des inconnus. Pourtant l’opus a été publié régulièrement depuis les deux parutions de 1885 (la Vie par Marius Tapora apparaît dans la deuxième) par Léon Vanné, renommé pour l’occasion Lion Vanné et domicilié à « Byzance ». Nous sommes heureux de donner de ce texte enfin, grâce aux éditions Solstices, une version soignée et économique.

Lues par personne, ou si peu ? Ce serait un tort tant la caricature est drôle. Le lecteur confirmera sûrement : c’est hilarant et jubilatoire.

Si, grâce au retour d’un mysticisme New Age (moins par la littérature que par la musique – du rock de Led Zeppelin à la vague New Wave des années 80 – et la télévision), le mouvement Symboliste (et surtout la peinture) a retrouvé auprès du grand public un succès extraordinaire, c’est un avec des accents un peu trop sérieux ; or il ne faut pas oublier que la fin-de-siècle, de Tritan Corbière à Alphonse Allais, du Sonnet du trou du cul aux Morales légendaires, a toujours prisé l’humour. Ce qu’avait relevé en son temps André Breton. Humour potache ou noir, ou jaune, humour de pince-sans-rire, humour désabusé, humour irrévérencieux. On connaît les Zutistes, les Je-m’en-foutistes, les Hirsutes ou encore les Hydropathes de Léo Trézenik qui juraient de ne jamais boire d’eau. C’est – Daniel Grojnowski y a consacré un livre – l’esprit fumiste. « Une fumisterie, précise justement Gabriel Vicaire à Adrien Remacle, mais je la crois amusante. » Les fumistes, c’est l’un d’eux, le grand Sapek, à avoir enfourné une pipe dans le bec de la Joconde, bien avant que Duchamp ne la traite de chaudasse. Et c’est encore l’un d’eux, mais avec déjà un peu de conservatisme, Dorgelès (l’auteur de Croix, qui aura en 1918 le prix Goncourt en même temps que Proust : il faut bien flatter un peu le nationalisme français…) qui montera une autre supercherie, picturale cette fois, en exposant la toile de l’âne du père Frédé (Frédéric Gérard), propriétaire du Lapin Agile à Montmartre, sous le nom de Joachim-Raphaël Boronali (anagramme d’Aliboron, nom commun des ânes dans les fables), accompagnée d’un manifeste de « l’excessivisme », au Salon des Indépendants de 1910. Il y a déjà du dada dans tout cela.

Cet humour fumiste n’est pas dépourvu (comme tout humour du reste) d’angoisse. Il va de pair avec les interrogations les plus anxieuses, avec la perte de repères, de sacré, de Vérité, dont les avenants et les aboutissants sont étudiées par les « maîtres du doute », Nietzsche, Marx et Freud, mais aussi par Schopenhauer, Kierkegaard, Bergson et tant d’autres. En poésie, on se souvient de Jules Laforgue, le Pierrot des Complaintes. Willette aussi, au Chat noir, aime ces Pierrots tristes qui oscillent entre rêve et cauchemar, spleen et idéal. Car l’angoisse ontologique, métaphysique, ou même simplement éthique (notre place dans la société) est au cœur des interrogations de cette fin de siècle démocratique. C’est quand on n’a plus rien à perdre, quand l’idéal – l’idée d’idéal – s’écroule que les éclats de rire – absurdes, gratuits, cyniques (au sens philosophique du terme) ou encore révoltés (c’est la grande époque de l’anarchie) – viennent accompagner les chocs des verres dans les tavernes. La société, dans ces trente années de la fin du XIXe siècle, change comme elle n’avait pas changé depuis la fin du siècle précédent. Entre révolutions industrielles et exodes rurales, le gouvernement enregistre les modifications structurelles et morales.

Adoré Floupette peut paraître ridicule, parce qu’il est inconstant, sans idées personnelles, qu’il suit les modes. Parce qu’il est instable, Adoré Floupette est un enfant du siècle. Mais s’il est ridicule, ce n’est pas pour cela, mais pour autre chose : c’est qu’il ne retient pas la leçon. Aucun des maîtres qu’il pourra se donner ne consolera sa tristesse métaphysique, ne comblera son vide ontologique. Toutes les eaux coulent, et rien ne pourra jamais fixer l’apparence des choses. S’il est ridicule, c’est qu’il croit – qu’il veut croire – qu’il y a derrière l’apparence des choses une vérité immuable. C’est cela que dénonce, peut-être même sans en avoir pleine conscience, Gabriel Vicaire et Henri Beauclair. C’est déjà une attaque anti-platonicienne avec l’arme préférée de Socrate : l’ironie. Mais, dans son obstination, dans ses efforts continus, dans son énergie et sa constance à vouloir échapper au fatalisme socio-culturel, Adoré Floupette n’a rien de ridicule. Contrairement à son ami Marius Tapora, resté dans sa petite ville de Province, devenu pharmacien de deuxième classe (profession qui hante le siècle), petit notable et petit bourgeois. Ce que ne lui reproche à aucun moment Adoré Floupette qui, bien loin de mépriser son ami, cherche à lui faire partager les avantages qu’il a acquis, lui faire rencontrer les grands maîtres contemporains, le faire entrer dans les salons les plus en vue du Paris littéraire. Ce livre, composé essentiellement de la Vie d’Adoré Floupette, est aussi le livre d’une amitié. Les deux hommes sont un peu les Bouvard et Pécuchet de la poésie.

Tout en brossant une fresque de cette aventure, cette épopée poétique du XIXe siècle, Gabriel Vicaire, auteur de la Vie1, retrace non seulement le parcours initiatique d’un provincial qui, par la littérature, cherche à échapper à un avenir tout tracé (comme l’ouvrier qui se fait medium et artiste, ou comme Bloch dans La Recherche), mais aussi les grands jalons littéraires du siècle vus par un auteur. Adoré Floupette, par ses goûts, n’est pas un idiot, encore moins un conservateur. Alors qu’il a 15 ou 16 ans, il critique vertement les Romantiques, ce que faisait Rimbaud au même âge dans sa fameuse Lettre du Voyant (la référence est explicite). Ici, comme chez Rimbaud, les Parnassiens sont encore considérés comme des « romantiques », des suiveurs de Hugo, et les symbolistes sont nommés les « Nouveaux parnassiens » (ceux de la « deuxième école », dit Rimbaud). « Il faut absolument être moderne », écrivait le poète de Charleville.

Puis suit le tableau drolatique des salons : drogues, satanisme(s), grisettes, cour des miracles fin-de-siècle, évocation de Sade, de Schopenhauer bien sûr, dérision et moquerie douce, où perce parfois un peu d’amertume. On peut reconnaître ici ou là un auteur, un peintre (Odilon Redon est assurément Pancrace Buret). Mais si tout le monde en prend pour son grade dans la petite « vie littéraire », les poèmes semblent parodier deux poètes en particulier, tout deux cités : Verlaine et Mallarmé. « Il ne semble pas que les maîtres pastichés aient gardé rancune aux auteurs des Déliquescences. Verlaine – le Bleucoton de la Vie d’Adoré Flouquette, malgré l’apparente hostilité que pouvait révéler leur plaquette, écrivait, peu après sa parution, un éloge du  »bon poète Vicaire » et ajoutait : »L’homme, en Vicaire, est bien le frère du poète. Rondeur fine et malicieuse, belle humeur sans tumulte et mélancolie suffisante, un souci du naturel et de la bonne, de la vraie simplicité, celle des grands classiques anciens et modernes avec un goût exquis du terroir… J’ai le bonheur de le connaître d’assez longue date et m’applaudis de plus en pus d’être de son intimité » » (G. Delatramblais, Un chef-d’œuvre du pastiche, 1924). En 1889, Verlaine écrira lui-même des À la manière de Verlaine dans Parallèlement.

Ce livre, publié chez le grand Léon Vanier, est un livre hors-genre, hors-norme, roman-poésie, puisqu’il n’est pas seulement recueil (ou il l’est si peu), mais surtout récit. Peinture du monde littéraire, et de manière assez réussie, récit de l’enfance provinciale, des postures littéraires qu’on adopte au lycée, des aspirations et des désillusions de cette adolescence artistique. L’enfance est un thème privilégié du décadentisme et de la fin du siècle. Nostalgie, humour. Mélancolie qui affleure. Lente perte de l’innocence et entrée progressive dans le monde social (alors que l’on croit y échapper). La vie d’Adoré Floupette est sans conteste un chef d’œuvre de la littérature.

Texte protéiforme donc : à la fois résumé d’histoire littéraire, caricature, satire, pastiche, avec des jeux poétiques qui annoncent Toulé (Finale), mais aussi bien sûr – du coup – manifeste, dont la modernité des tableaux et des définitions étonne parfois : «  Une attaque de nerfs sur du papier ! voilà l’écriture moderne ». C’est cette littérature encore largement méconnue, et géniale, que nous continuerons à mettre en avant avec cette collection Fin-de-siècle des éditions Solstices.

Traduction de « Spazi metrici » d’Amelia Rosselli

Spazi metrici | Espaces métriques

Dans Variations de guerre

Dino Ignani, Amelia Rosselli, Rodolphe Gauthier

(© Dino Ignani)

« Espaces métriques » est un des grands textes théoriques sur la poésie d’Amelia Rosselli, un véritable « art poétique ».

Il a été rédigé à la demande de Pier Paolo Pasolini, accompagné d’un « glossaire explicatif » et publié en annexe des Variations de guerre.

Nous en offrons ici une traduction originale.

*

Une problématique de la forme poétique a été pour moi toujours liée à celle plus précisément musicale, et je n’ai en réalité jamais séparé les deux disciplines, considérant la syllabe non seulement comme lien orthographique mais aussi comme son, et la période non seulement comme une construction grammaticale mais aussi comme un système.

Définir la syllabe comme son est cependant inexact : il n’y a pas de « sons » dans les langues : la voyelle et la consonne dans les classifications de l’acoustique musicale se définissent comme « bruits », et ceci est naturel, vu la complexité de notre appareil phonético-physiologique, et la variation d’une personne à l’autre de la grandeur même des cordes vocales et des cavités orales, à tel point que jamais jusqu’à maintenant n’a été obtenue une classification phonétique autre que statistique.

Quoi qu’il en soit en parlant de voyelles généralement nous entendons sons, ou aussi couleurs, vu que souvent nous leurs prêtons les qualités du « timbre » ; et en parlant de consonnes ou de regroupement de consonnes, nous entendons non seulement leur aspect graphique mais aussi des mouvements musculaires et des « formes » mentales.

Mais si, des éléments repérables dans la musique et dans la peinture ressortent, et dans la vocalisation, seulement les rythmes (durées et pulsations) et les couleurs (timbres et formes), dans l’écriture et la lecture les choses sont un peu différentes : nous simultanément nous pensons. Dans ce cas le mot n’a pas juste un son (bruit) ; même, quelquefois, il n’en a pas du tout, et résonne seulement comme idée dans la pensée. La voyelle et la consonne, ensuite, ne sont pas des valeurs nécessairement phonétiques mais aussi simplement graphiques, ou composants de l’idée écrite, ou mot. Le timbre aussi ne s’ouït pas quand nous le pensons, ou le lisons mentalement, et les durées (syllabes) sont élastiques et imprécises, selon la scansion du lecteur, et selon des dynamiques individuelles, rythmicité et vélocité de pensée. Mieux, dans la lecture silencieuse, quelquefois tous les éléments sonores disparaissent, et la phrase même poétique est seulement sens logique et associatif, perçu avec l’aide d’une subtile sensibilité graphique et spatiale (espaces et formes sont silences et points référentiels de l’esprit).

C’est ainsi que me trouvant devant une matière sonore ou logique ou associative dans l’écriture, jusqu’à présent classifiée ou abstraitement ou fantastiquement, mais jamais systématiquement, on me parle de « pieds » et de phrases, sans me dire ce qu’est une voyelle. Bien plus : la langue dans laquelle j’écris encore et encore est unique, alors que mon expérience sonore logique et associative est certainement celle de tous les peuples, et réflexive dans toutes les langues.

Et ce sont avec ces préoccupations que je me mis à un certain moment de mon adolescence à chercher les formes universelles. Pour les trouver je cherchai d’abord mon (occidental et rationnel) élément organisateur minimal dans l’écriture. Et celui-ci se révélait clairement être la « lettre », sonore ou non, timbrique ou non, graphique ou formelle, symbolique et fonctionnelle à la fois. Cette lettre, sonore mais également « bruit », créait des nœuds phonétiques (chl, str, sta, biv) pas nécessairement syllabiques, qui étaient en fait seulement des formes fonctionnelles ou graphiques, et des bruits. Pour une classification non graphique et formelle il était nécessaire, dans la recherche des fonds de la forme poétique, de parler au contraire de la syllabe, comprise assez peu scolastiquement, mais plutôt comme particule rythmique. Progressant dans cette matière encore insignifiante, j’en arrivais au mot entier, compris comme définition et sens, idée, puits de la communication. Généralement le mot est considéré comme la définition d’une réalité donnée, mais on le voit plutôt comme un « objet » à classifier ou à sous-classifier, et non comme idée. Moi au contraire (et ici peut-être je ferais bien d’avertir que mon mode d’expérimentation et de déduction étant très personnels, toute conclusion que j’ai pu en tirer est à prendre cum grano salis), j’avais de toutes autres idées à ce sujet, et j’allais jusqu’à considérer « le » et « la » et « comme » comme des « idées », et non simplement comme des conjonctions et des précisions d’un discours exprimant une idée. Je déclarais d’abord que le discours entier indiquait la pensée même, et donc que la phrase (avec tous ses coloris fonctionnels) était une idée devenue un peu plus complexe et maniable, et que la période était l’exposition logique d’une idée non statique comme celle matérialisée dans le mot, mais plutôt dynamique et « en devenir » et souvent même inconsciente. Voulant élargir ma classification trop peu scientifique, j’insérais l’idéogramme chinois dans la phrase, et le mot, et je traduisais le rouleau chinois en un délirant cours de la pensée occidentale.

Plus tard je me pris à observer la mutation de ce délire ou rouleau dans ma pensée selon la situation que mon cerveau affrontait à chaque instant de la vie, à chaque déplacement spatial ou temporel de mon expérience pratique quotidienne. Je remarquais d’étranges concentrations dans la rythmique de ma pensée, d’étranges arrêts, d’étranges coagulations et changements de temps, d’étranges intervalles de repos ou d’absence d’action ; nouvelles fusions sonores et idéelles selon le changement de temps pratique, des espaces graphiques et des espaces m’entourant continûment et matériellement. Dans le discours et dans l’écoute d’autres présences mentales ou psychologiques se tenant avec moi dans un même espace, la pensée devenait plus tendue, ou plus fatiguée, presque complémentaire à celle de l’interlocuteur même, se renouvelant ou se fondant avec lui dans cette rencontre.

Je tentai d’observer chaque matérialité externe avec la plus complète minutie possible dans un immédiat laps de temps et d’espace expérimental. À chaque déplacement de mon corps j’essayais d’ajouter un « cadre » complet de l’existence qui m’entourait. L’esprit devait assimiler l’entière signification du cadre dans le temps où il y demeurait, et y fondre sa propre dynamique intérieure.

Dans l’écriture, jusqu’à ce moment-là, ma complexité ou complétude face à la réalité était subjectivement limitée : la réalité était la mienne, non celle aussi des autres : j’écrivais des vers libres.

En effet dans l’interruption du vers même long, à n’importe quelle terminaison de phrase ou à n’importe quel mot déconnecté, j’isolais la phrase, en la rendant significative et forte, et j’isolais le mot, en lui rendant son idéalité, mais je scindais le cours de ma pensée en strates inégales et en sens déconnectés. L’idée n’était plus dans le poème entier, selon un instant de réalité dans mon esprit, ou dans la participation de mon esprit à une réalité, mais elle se déchirait en degrés lents, et n’était retraçable seulement qu’à la fin, ou nulle part. L’aspect graphique du poème influençait l’impression logique plus que ne le faisaient le moyen ou le véhicule de ma pensée, c’est-à-dire le mot ou la phrase ou la période.

Quant à la métrique, étant libre elle variait complaisamment selon l’association ou le plaisir. Ne souffrant pas de dessein préétabli, irréductible à eux, elle s’adaptait à un temps strictement psychologique musical et instinctif.

Par hasard je voulus relire ensuite les sonnets des premières écoles italiennes ; fascinée par la régularité je voulus retenter l’impossible.

Je repris en main mes cinq classifications : lettre, syllabe, mot, phrase et période. Je les encadrai dans un espace-temps absolu. Mes vers poétiques ne purent plus échapper à l’universalité de l’espace unique : les longueurs et les temps des vers étaient préétablis, mon unité organisatrice était définissable, mes rythmes s’adaptaient non seulement à mon bon vouloir mais aussi à l’espace déjà décidé, et cet espace était complètement recouvert d’expériences, de réalités, d’objets, et de sensations. En transposant la complexité rythmique de la langue parlée et pensée mais non scandée, à travers de nombreuses variations de particules timbriques ou rythmiques entre un espace typique, unique et limité, ma métrique à défaut de régularité était au moins totale : tous les rythmes possibles imaginables remplissaient minutieusement mon cadre à profondeur timbrique, ma rythmique était musicale jusqu’aux ultimes expérimentations du post-webernisme, ma régularité, quand il y en avait, était contrastée par un fourmillement de rythmes traduisibles non en pieds et en mesures longues ou courtes, mais en durées microscopiques juste à peine notables, si l’on voulait, avec un crayon sur du papier millimétrique. L’unité basique du vers n’était pas la lettre, désagrégeante et insignifiante, ni la syllabe, rythmique et mordante quoique toujours sans idéalité, mais plutôt le mot entier, de n’importe quel genre indifféremment, les mots étant considérés tous de valeur et de poids égaux, tous à manipuler comme des idées concrètes et abstraites.

Dans la tension de la première ligne du poème je fixais définitivement la largesse du cadre à la fois spatial et temporel ; les vers suivants devaient s’adapter à une égale mesure, à une formulation identique. En écrivant je passais de vers à vers sans m’occuper d’une quelconque priorité de sens dans les mots posés, par hasard, en fin de ligne.

En réalité pour m’aider à mesurer ou terminer ma ligne il y avait toujours ce point caché de la limite droite de mon cadre, et sur laquelle elle pouvait tomber, et par conséquent fermant la ligne, ou le mot entier, ou un quelconque lien orthographique lui aussi signifiant puisque réellement existant comme temps d’« attente » soit dans la parole soit dans la pensée. L’espace vide entre mot et mot était considéré en revanche comme non fonctionnel, et il n’avait pas d’unité, et si par hasard celui-ci tombait sur le point limite du cadre, il était immédiatement suivi d’un autre mot, de façon à remplir complètement l’espace et fermer le vers. Le cadre en fait était à recouvrir complètement et la phrase était à prononcer d’un souffle et sans silence ni interruption ; ce qui reflétait la réalité parlée et pensée, là où à l’oral nous lions nos paroles et dans la pensée nous n’avons pas d’interruptions, exceptées celles explicatives et logiques de la ponctuation. Je pensais en fait que la dynamique de la pensée et de l’oralité s’épuise généralement en fin de phrase ou de période ou de pensée, et que l’émotion vocale et l’écriture auraient suivi donc sans interruption cette manière de naître et de renaître.

Dans la lecture à voix haute chacun des vers était ensuite à phonétiser à l’intérieur de limites identiques de temps, correspondant elles-mêmes aux égales limites de longueur et de largeur graphiques préalablement formulées par la texture du premier vers. Même dans le cas où un vers aurait contenu plus de mots, syllabes lettres et ponctuations qu’aucun autre, le temps total de la lecture de chaque vers devait rester autant que possible identique. Les longueurs des vers étaient donc approximativement égales, et avec elles leurs temps de lecture ; elles avaient comme unité métrique et spatiale le mot et le lien orthographique, et comme forme contenant l’espace ou le temps graphique, ce dernier n’étant pas rédigé de manière mécanique ou simplement visuelle, mais présupposé dans la scansion, et agissant dans l’écriture et dans la pensée.

J’interrompais le poème quand était épuisée la force psychique et la significativité qui me poussait à écrire ; c’est-à-dire l’idée ou l’expérience ou le souvenir ou la fantaisie qui remuaient le sens et l’espace. Je distribuais aux espaces vides entre les sections du poème le temps écoulé ou l’espace parcouru mentalement par les conclusions logiques et associatives à tirer puis à ajouter à n’importe quelle partie du poème. Et en fait l’idée était logique ; mais l’espace n’était pas infini, bien que préétabli, comme s’il compromettait l’idée ou l’expérience ou le souvenir, en transformant mes syllabes et mes timbres (éparpillés à travers le poème, à la façon de rimes non rythmiques) en associations denses et subtiles ; le sentiment revécu momentanément s’affermissait à travers quelques rythmes fixes. Parfois, rarement, le rythme fixe prédominait et obsédait, et à la fin je voulus retrouver aussi la parfaite régularité rythmique de ce sentiment, et ne le pouvant pas, je fermai le livre à son unique tentative d’ordonnement abstrait, c’est-à-dire à l’ultime poésie.

En écrivant à la main plutôt qu’à la machine je ne pouvais pas, comme je m’en aperçus immédiatement, fixer d’espaces parfaits et des longueurs de vers en formules parfaitement égales, ayant l’idée ou le mot ou le lien orthographique comme unité fonctionnelle et graphique, sauf à vouloir écrire sur du papier à carreaux d’écolier. En écrivant à la main normalement, je pouvais seulement tenter de comprendre instinctivement l’espace-temps préétabli dans la formulation du premier vers, et peut-être plus tard et artificiellement, réduire la tentative à une de ses formes approximatives, retranscrite par une impression mécanique. Et puis en écrivant à la main, on pense plus lentement ; la pensée doit attendre la main et s’interrompt ; le vers libre a plus de sens puisqu’il reflète ces interruptions, et cet isolement du mot et de la phrase. Mais en écrivant à la machine je peux quelques instants suivre une pensée peut-être plus rapide que la lumière. En écrivant à la main peut-être je devrais écrire de la prose, pour ne pas revenir à des formes libres : la prose est peut-être en fait la plus réelle de toutes les formes, et ne prétend pas définir les formes.

Mais retenter l’équilibre du sonnet du Quatorzième siècle est également un idéal réel. La réalité est si lourde que la main se fatigue, et aucune forme ne peut la contenir. La mémoire court alors aux plus fantastiques entreprises (espaces vers rimes temps).

1962 (1964)

Introduction à la lecture d’Amelia Rosselli

Introduction à une lecture quotidienne d’Amelia Rosselli

Amelia Rosselli

« Si parlava francese anche in casa, tranne che con mio padre, fidele all’italiano. »

La conscience est aussi un ensemble de voix : pensées, souvenirs, éducation, interdictions, des films et des musiques, la famille, les ancêtres, les amours perdues, les discours politiques, la littérature, les critiques ou les conseils, les annonces publicitaires ou celles des gares et des métros… Parfois ces voix nous assaillent ; Amelia Rosselli était assaillie de voix. Voix belliqueuses – ou voix « belliques » : « Je contemple les oiseaux qui chantent mais mon âme est / triste comme le soldat en guerre. » (Variations belliques). Ces voix pouvaient être celles de la CIA, celles de la persécution, celles de la contrainte et de l’angoisse, celles des morts qui utilisaient avant nous nos mots. Mais ces voix sont plus que cela encore : ce sont celles de l’énergie et des flux qui traversent les corps intimes, les corps extérieurs, les corps sociaux. C’est l’appétence, c’est l’être – esse ( »être » en latin), c’est le souffle : une polyphonie. Une polyphonie du moi ; un moi ouvert à toutes les variations, à toutes les contradictions ; moi non unifié, non défini, jamais fini.

C’est ce que reprochait, bien après sa parution qui lui ouvrit les portes de la reconnaissance, Rosselli au texte de Pasolini qui avait identifié ses écarts de langue – décrochages, court-circuits, – à des lapsus. Le lapsus dévoile ce qui se joue dans le théâtre de l’inconscience. Le théâtre d’un moi unifié. Or, chez la Rosselli, il n’y a pas un moi, une voix, mais des voix, il n’y a pas de théâtre de l’inconscience, mais des machines. Ces lapsus, disait-elle, n’en sont pas. Peut-être parce qu’avant d’être poétesse, Amelia Rosselli est musicienne. Avant que d’être sens, le poème est sons. C’est par la musique d’abord que se construit l’univers rossellien (de la tentation d’une forme de transcendance et du « semi-mysticisme platonicien » des années 60 au « document » de 1976) : « J’aspire à la panmusique, à la musique de tous, de la terre et de l’univers, dans laquelle il n’y a plus de main individuelle qui la règle. (…) Nous finirons par ne plus peindre, par ne plus écrire, par ne plus faire de bruit et contempler les numéros avec félicité. ». Quelques années auparavant elle avait rencontré et collaboré avec John Cage et Luigi Nono, avait suivi plusieurs années de suite à Darmstadt pendant l’Internationale Ferienkurse Für Neue Musik les cours de Stockhausen, Pierre Boulez et David Tudor avec qui elle entretînt une liaison de deux années (1959-61). En 1962, année charnière dans sa vie, elle se produisit à deux reprises dans une galerie d’art de la place d’Espagne à Rome avec, entre autres, Sylvano Bussotti, connu pour être un précurseur de la musique électroacoustique. Comme chez Cage, Stockahausen, Luciano Berio, et comme on le retrouvera plus tard chez Deleuze, c’est la machine productive qui fonctionne, surtout détraquée et sabotée. Aérodynamisme, mécanique, mathématiques4. Piano préparé. La Rosselli conçut elle-même un orgue que Farfisa commercialisa. Évidemment : construire son instrument, construire sa langue. C’est en tant que musicienne qu’elle devient poétesse. « Une problématique de la forme poétique a toujours été pour moi reliée à celle plus strictement musicale ». Une musique libérée de la main individuelle, une musique qui révolutionne le jeu et l’écoute. C’est ce qu’il faut avoir en tête en abordant la poésie d’Amelia Rosselli : sa langue est volontairement déroutante. Elle cahote, elle n’est pas lisse, elle est même parfois cacophonique. Des éclats d’une beauté saisissante jaillissent soudain des scories. Les expressions sont viciées, les vers sont décapités, les répétitions sont lourdes, les ajouts de voyelles sont irritants. Joie du lecteur, torture du traducteur.

Amelia Rosselli n’a pas fait dans la facilité : d’abord musicienne, à peine commence-t-elle à entrevoir la possibilité d’en vivre, qu’elle préfère devenir poétesse. Quand tout la pousse à écrire en anglais, elle opte pour (adopte) l’italien. Croisée : quelque chose du déchirement, et – tant pis pour le jeu de mot lugubre, – ce par quoi elle se jettera. Le 11 février 1996, le lendemain d’un passage à la télévision, Amelia Rosselli, alors chez elle dans un petit appartement derrière la place Navone, acculée par des voix qu’elle ne supporte plus6, elle se défenestre. Elle a 66 ans. Née en 1930 à Paris, d’une mère anglaise, Marion Cave, et d’un père italien qui n’est autre que Carlo Rosselli, elle passa son enfance, après l’invasion de la France par les Allemands, en Angleterre puis aux États-Unis. Trois langues bercent la petite Melli (encore appelée ainsi par les proches de la famille pour la différencier de sa grand-mère, auteur aussi, Amelia Rosselli) : le français, l’anglais et l’italien. Ce trilinguisme, que la Rosselli utilise pour écrire et qui supplante une langue maternelle fautive, la poétesse va même jusqu’à les mêler dans un Diario in Tre Lingue (1959), un journal en trois langues composé de remarques et de réflexions fragmentées. Inutile d’insister sur le traumatisme de la mort d’un père qu’elle cherchera à retrouver, par un transfert évident qu’elle reconnaissait elle-même, dans ses relations avec des hommes de vingt ou trente ans son aîné. Le fondateur de Giustizia e Libertà, le héros anti-fasciste (salué à sa mort par Victor Serge), le bourgeois n’ayant pas reculé devant le combat pendant la guerre d’Espagne (sur le front Aragon), compagnon d’Umberto Marzocchi8 et de Camillo Berneri, blessé au Monte Pelato et assassiné pendant sa convalescence en France en 1937 avec le frère Nello dans une embuscade (à Bagnoles-sur-l’orne en Normandie) par des cagoulards français (dont Jean Filliol et Aristide Corre9 sur l’ordre de Mussolini), est pour sa fille un souvenir, un nom, mais surtout une langue. Une sonorité, impalpable par nature. Alors, quand la Rosselli élit l’italien plutôt que l’anglais ou le français, c’est d’abord comme langue de la patrie du père, celle du père défunt : langue paternelle. Puis pour – ou plutôt par – les qualités (entendons aussi « défauts ») intrinsèques à l’italien : une difficulté d’invention, de détournement des expressions, une facilité en revanche à exhumer des termes et des tournures anciennes ou vieillies, une certaine souplesse syntaxique qui multiplie les possibilités de focalisation et les nuances expressives. Langue à la fois de Carlo Rosselli mais aussi celle qui s’oppose à la langue maternelle en tant que voix innée, donnée. L’italien est la langue de l’exil. Celle de l’exilée. De l’étrangère dans son propre pays (quand elle rentre en 1946 et qu’elle décide de s’installer à Rome en 1950 dans ce pays qu’elle n’a jamais vu, c’est avec un fort accent dont elle se départira jamais). C’est dans ce soupirail, cette béance, ce non-lieu, – comme on voudra –, que se pose Amelia Rosselli. Son rapport au monde est donc fondé sur l’absence, la perte, l’« infini -1 ». Mais cette perte, malgré la douleur, n’est bientôt plus un état fautif : elle devient un autre mode d’appréhension du monde. Quand Amelia Rosselli abandonne la musique, elle abandonne en même temps l’Idéal (platonicien ou néo-platonicien) et le mythe de la totalité (celle, notamment d’une œuvre close). Avec l’écriture elle accepte (et peut-être est-ce inhérent à cette pratique) la fragmentation. Ce sont les recueils d’après Série Hospitalière : Appunti persi e sparsi (1969), Diario ottuso (1990) et, avant cela, les séries ouvertes de Documento. Elle ne prend pas position dans le tout d’une langue qu’elle pourrait interroger, transgresser, voire maltraiter, mais bien sur un territoire errant – une île (une presqu’île) –, une langue, sinon morcelée, au moins en construction. On pense (il y en a d’autres) à Gherasim Luca.

On a déjà beaucoup glosé sur cette langue : plurilinguisme, multilinguisme, triglossie, ydioma tripharium, etc. La langue paternelle n’est pas seulement celle du père ou de l’exil, c’est celle qu’on pétrie. Évidemment Amelia Rosseli est gorgée de la culture anglo-saxonne dans laquelle elle a été formée. Joyce, Pound, Plath sont les figures de la modernité qui l’influencent. Tout comme James Joyce ou Ezra Pound (à qui par ailleurs elle consacre des articles), elle est musicienne et revendique les moyens musicaux pour sa poésie. Traductrice de Sylvia Plath, elle partage avec elle non seulement – de manière fortuite et symbolique – la date de son suicide (le 11 février) mais aussi cette relation complexe au père. En plus de l’anglais, du français et de l’italien, il y a le latin et les dialectes. Enfin, les termes techniques et les néologismes. De cette diversité (qui est pour nous la preuve d’une absence d’unité linguistique) se retrouve de manière assez frappante, mieux qu’en français et en anglais, dans l’italien en général. La langue de la Rosselli est fondamentalement politique. Il n’y a pas, au moins pour Amelia Rosselli, un italien, mais bien des italiens. Le pays, unifié relativement récemment (le 17 mars 1861), est divisé en régions, et les régions en communes qui gardent chacune la fierté de son dialecte. La langue, comme la nation, n’est pas unifiée, elle n’épouse pas les contours de l’État qui s’adjuge une « langue officielle ». Peut-être une raison, même instinctive, du choix de l’italien par la poétesse. Son errance personnelle semble se retrouver dans ce flottement territorial. Pour Rosselli, et avant elle chez Pound, il s’agit d’une véritable géographie en tant qu’écriture du monde. Le son et la graphie sur le même plan. Géographie sémantique, géographie linguistique. En tant que « langue paternelle », l’italien n’est pas au fondement, il se construit pleinement avec les influences extérieures, le temps de l’écriture (et de la lecture) devenant immanence de la construction symbolique au monde (ce qui faisait dire à Proust que la vraie vie est la littérature). Stilnovo, latin, modernités, néologismes, dialectes, termes techniques, l’écriture tend donc à explorer les mécanismes induits de la langue, en tant que producteurs d’une position, ou plutôt d’une posture qui est, au sens large et fort du terme, politique.

Documento (1966-1973) paraît chez Garzanti, à Milan, en 1976. Après les Variations de guerre (1964) et la Série hospitalière (1969), qui sont marqués encore par le désir de clôture d’une œuvre autour d’une certaine unité, Document reste ouvert et accumule sans autre ordre que l’ordre offert de la chronologie (même si un choix drastique a eu lieu, qui donnera naissance à Appunti Sparsi e Persi) des cycles qui, bien que poreux, sont faciles à distinguer. Poèmes longs, courts, nerveux, politiques, intimistes, abscons voire sibyllins, expérimentaux, limpides et saisissants, proches parfois même de l’épigramme (ce dont se souviendra Patrizia Cavalli), privés (poème épistolaire A Adriana), presque de la chronique quotidienne (Sciopero 1969, Il Cristo – Pasqua 1971). Tout en conservant une unité forte, le vers ne répond plus systématiquement aux procédés théorisés dans Spazi metrici : un flux plus libre multiplie les formes et varient les longueurs. Du plurilinguisme fondamental de Rosselli, la période veut que l’anglais prenne le dessus (l’écriture du recueil se confond avec celle des poésies anglaises de Sleep). Par sa longueur, sa variété, sa position médiane, Document est sans doute le recueil majeur de la Rosselli.

L’abondance créative est à son comble (le recueil, une somme, compte 175 poèmes), et même si les audaces des débuts tendent à se raréfier, ou plutôt à se concentrer (dans des détails surprenants), le subterfuge d’une recherche d’absolu par le langage n’a plus lieu d’être. Le silence grandit avec le bruit des voix intérieures qui polluent quotidiennement l’espace mental de la poétesse. Les traces laissées de ce parcours (de véritables documents), de cette vie mentale, ne nous permettent pas de reconstituer avec exactitude la vie ou la pensée d’Amelia Rosselli : elles nous permettent de déconstruire notre propre système langagier. Ce sont les voix qui traversent le corps. « Écrire, c’est peut-être amener au jour cet agencement de l’inconscient, sélectionner les voix chuchotantes, convoquer les tribus et les idiomes secrets, d’où j’extrais quelque chose que j’appelle MOI ». Travail de l’écrivain de faire remonter ces voix. Voix intérieures (Hugo), voix des civilisations (Homère), et voix d’Artaud, de Michaux, de Bruchner, voix balbutiantes de Ghérasim Luca, voix des discours tout faits de l’homme de la rue, pilier de comptoir, ménagère dépressive, professeur, policier, fonctionnaire, désœuvré, pauvre des taudis comme riche des ghettos, banquier ou altermondialiste, lecteur ou éditeur. Par le document, elle ne cherche pas l’indice, le code, la classification, l’ordre, mais elle pose des balises, des amers, elle présente la réalité d’un objet. Le document rossellien n’est pas loin de celui de Bataille. Il présente plus qu’il ne représente. Il montre (monstre) plus qu’il glose ou interprète.

Pour le traducteur qui y passe des mois, des années, qui farfouille dans les vieux dictionnaires étymologiques, qui va écouter les dialectes d’Italie, qui replonge dans son latin de Bas-Empire, qui repère à la faveur d’un hasard la clef d’une orthographe hermétique, ou qui se pâme d’aise et de frustration devant des néologismes intraduisibles, il y a souvent, à la relecture du poème, le fou rire de celui qui se dit : « On va se foutre de moi, jamais personne ne me prendra au sérieux… et pourtant c’est bien ce qui est écrit ! ». Les traductions en sortent édulcorées : on préfère sauver les apparences. C’est que les poèmes de la Rosselli ont aussi des beautés de « sens » (des significations fortes) qu’il est plus facile de vendre. Fulgurances et épiphanies. Joyce. Le texte pourrait être truffé de notes, et – comme c’est déjà le cas – faire l’objet de longues études universitaires, fastidieuses et absconses. Un autre point (nous ne pourrons pas être exhaustif ici) est l’enrichissement de cette langue. Cette manière d’écrire engage à l’enrichissement du lexique, des formes syntaxiques, et à une ouverture généreuse à l’autre en général. Historiquement, au-delà des références directes (Rimbaud, Dino Campana, les imagistes, Scotallero, etc) elle réactualise les expériences renaissantes autour de Dante et de Pétrarque ou, un peu plus tard, de la Pléiade. L’utilisation de termes dialectaux, scientifiques, l’invention de néologismes fantaisistes ou savants, rappellent les préceptes de Du Bellay et de Ronsard. Aujourd’hui les métissages se font par les anciennes colonies : l’anglais en Inde, le France dans les îles. Amelia Rosselli, quelque part, peut représenter un italien d’Angleterre ou d’Amérique. Un italien d’ailleurs de tout. Et, évidemment, la traduction en est amenée à changer de principes.

À intellectualiser l’écriture de la Rosselli, on en oublierait presque la teneur généreusement et gratuitement absurde. La folie (quoiqu’on veuille bien mettre dans ce mot) est dans l’œuvre comme dans la vie de la poétesse. Il faut être aussi frais devant Rosselli qu’on l’est devant Artaud. La schizophrénie est là, qui rumine et éclate. Qu’on lise Storia di una malattia. En traduisant, en publiant (en lisant en écrivant) Amelia Rosselli, on ne divulgue pas seulement une des poésies les plus émouvantes et innovantes de la seconde moitié du XXe siècle, on renoue avec une poésie exigeante et, à plus d’un titre, révolutionnaire, c’est-à-dire une poésie quotidienne du détraquement de la langue et de la pensée.

Amelia Rosselli et la langue paternelle

La langue paternelle d’Amelia Rosselli (I)

Rosselli dans son appartement romain / credit : Dino Ignani

« Si parlava francese anche in casa, tranne che con mio padre, fidele all’italiano. »(1)

Née à Paris en 1930, ce n’est qu’à dix-huit ans que la poétesse Amelia Rosselli s’installe en Italie, à Florence puis à Rome. En 1937, Carlo Rosselli, le père, et Nello Rosselli, l’oncle, co-fondateurs du mouvement socio-démocrate et anti-fasciste Giustizia e Libertà, sont assassinés à Bagnoles-sur-l’Orne par des cagoulards (dont Jean Filliol et Aristide Corre (2)). La famille endeuillée se réfugie, après l’invasion de la France par les Allemands, en Angleterre, patrie de la mère, Marion Cave (3), puis aux Etats-Unis jusqu’en 1946. Trois langues bercent donc l’enfance d’Amelia (appelée Melli par la famille) : le français, l’anglais et l’italien. Ce trilinguisme européen, que la Rosselli utilise pour écrire et qui supplante une langue maternelle fautive, a rappelé Dante et l’« ydioma tripharum » (Manuela Manera (4)). Ces trois idiomes, la poétesse va même jusqu’à les mêler dans un Diario in Tre Lingue (1959?). Le recueil Sleep, regroupant des poèmes en anglais ou traduits en anglais constitué par Amelia Rosselli elle-même en 1992, lui vaut d’être connue et reconnue dans les pays anglo-saxons alors qu’elle est ignorée en France, et encore trop confidentielle en Italie (5).

Elle élit donc la langue italienne – celle du père défunt, tragiquement – pour nommer le monde. Elle choisit la langue de la patrie paternelle, c’est-à-dire la langue paternelle.

Ainsi elle construit un rapport au monde fondé sur l’absence, la perte, l’« infini -1 ». Elle ne prend pas position dans le tout d’une langue qu’elle pourrait interroger, transgresser, voire maltraiter, mais bien sur un territoire errant – une île –, une langue, sinon morcelée, au moins en construction. Non que ce choix soit en tout comparable à celui d’un Gherasim Luca (6) par exemple (qui, du reste, comme la poétesse, et à la même époque, se suicidera en se jetant non par la fenêtre, mais dans la Seine), car c’est en Italie qu’avant l’exil la famille avait élu domicile, c’est en Italie que prenait racine la famille Rosselli, et certainement l’Italie évoquait à la jeune fille le pays mythique (celui des origines, un paradis perdu) et, plus peut-être : son pays. Quand elle rentre (en 1946) et qu’elle décide de s’installer – définitivement – à Rome (en 1950) dans ce pays qu’elle n’avait jamais vu, c’est avec un fort accent, et la vocation d’abord d’être musicienne.

Sa langue, et donc sa pensée, sont emprunts de cette culture européenne dans laquelle elle a été formée. La culture anglaise y tient une place prépondérante : Joyce, Pound, Plath sont les figures de la modernité qui l’influencent. Tout comme James Joyce ou Ezra Pound, à qui elle consacre des articles6, elle est musicienne et revendique les moyens musicaux pour sa poésie. Traductrice de Sylvia Plath, elle partage avec elle non seulement la date de son suicide (le 11 février) mais aussi cette relation complexe au père. Cousine éloignée d’Alberto Moravia, découverte par Pier Paolo Pasolini, membre distant du Gruppo ’63, elle ne publie pourtant son premier recueil chez Garzanti qu’en 1964, Variazioni belliche. Avec en annexe un véritable manifeste poétique : Spazi metrici.

C’est à partir de ce recueil (tout en nous octroyant la liberté d’élargir le corpus) que nous voulons comprendre le mécanisme de cette langue paternelle et montrer qu’au-delà de l’apparence d’un choix pour une langue (l’italien) contre les autres (le français, l’anglais), Amelia Rosselli aboutit à une langue plurielle qui, à bien l’écouter et la lire (le son et la graphie sur un même plan), confond intimement ces idiomes, et d’autres encore. En bref, Amelia Rosselli ne fait pas le choix, à partir d’un certain moment, d’une langue, mais parvient à les imbriquer toutes fondamentalement.

Amelia Rosselli

Du trilinguisme à la polyphonie expérimentale

« Il n’y a pas de langue en soi, ni d’universalité du langage, mais un concours de dialectes, de patois, d’argots, de langues spéciales. Il n’y a pas de locuteur-auditeur idéal, pas plus que de communauté linguistique homogène. La langue est, selon une formule de Weinreich,  »une réalité essentiellement hétérogène ». Il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par une langue dominante dans une multiplicité politique. La langue se stabilise autour d’une paroisse, d’un évêché, d’une capitale. » Gilles Deleuze et Félix Guattari (7)

Manuela Manera définit l’« ydioma tripharium »(8) de Rosselli ansi : « Amelia Rosselli possiede un’unica possente lingua a tre teste, una lingua che è impasto di inglese, francese, italiano ». Certes la langue de la Rosselli est un pétrissage, un mélange d’anglais, de français et d’italien, mais ce n’est pas tout : on peut ajouter au moins (comme pour Dante qui fournit la formule « ydioma tripharium » à Manera) : le latin et les dialectes. Pour tendre à l’exhaustivité, il faut encore évoquer les néologismes sur lesquels nous reviendrons plus en détail.

C’est donc chez Amelia Rosselli (pour nous et contrairement à ce que semble proposer Manuela Manera) la preuve d’une absence d’unité linguistique. Cette diversité se retrouve de manière assez frappante, mieux qu’en français et en anglais, dans l’italien en général. Il n’y a pas, au moins pour Amelia Rosselli, un italien, mais bien des italiens. Le pays, unifié relativement récemment (le 17 mars 1861), est divisé en régions, et les régions en communes qui gardent chacune la fierté de son dialecte(9). La langue, comme la nation, n’est pas unifiée, elle n’épouse pas les contours de l’État qui s’adjuge une « langue officielle ». Serait-ce là une raison, même instinctive, du choix de l’italien par la poétesse ? Sans doute. Son errance personnelle semble se retrouver dans ce flottement territorial. En tout cas, l’unité de la langue, à tous les niveaux, n’est pas performative chez la Rosselli, elle n’a pas d’intérêt. Pour elle, en tant que « langue paternelle », l’italien n’est pas au fondement, il ne vient pas d’en bas, de la terre (langue maternelle, ou « Terre-Mère »), mais d’en haut (langue paternelle ou « Ciel-Père ») : il se construit pleinement avec les influences extérieures, le temps de l’écriture (et de la lecture) devenant immanence de la construction symbolique au monde.

Il y a bien plus que trois langues chez Amelia Rosselli, il n’y a pas une langue mais des langues, qui viennent donner naissance à ce qu’on peut appeler une polyglossie littéraire. Le multilinguisme en littérature demeure rare, mais la Rosselli n’est pas la première à s’y adonner : Ezra Pound, dans ses Cantos qu’Amelia Rosselli connaît et admire(10), avait utilisé selon ses besoins l’espagnol, l’anglais, le français, le grec et même le chinois… Ce n’est pas encore tout à fait le fantasme d’une langue universelle (« semi-mysticisme platonicien » qui occupera la Rosselli à la fin des années 60(11)), ce n’est pas du tout une langue unique, un retour à Babel, mais bien au contraire une langue marquée par la diversité (la diversité n’excluant pas l’universalité). Richesse des nuances, des évocations, des connotations liées à telle ou telle idiome, et même des formes typographiques (idéogrammes chinois). Pour Rosselli, et avant elle chez Pound, il s’agit d’une véritable géographie en tant qu’écriture du monde. Géographie sémantique, géographie linguistique. Mais aussi refus du centralisme étatique, et même refus d’un certain impérialisme occidental par la reconnaissance de l’égalité des autres cultures, des autres langues.

Cette manière d’écrire engage à l’enrichissement du lexique, des formes syntaxiques, et à une ouverture généreuse à l’autre en général. Historiquement, elle réactualise les expériences renaissantes autour de Dante et de Pétrarque ou, un peu plus tard, de La Pléiade. L’utilisation de termes dialectaux, scientifiques, l’invention de néologismes fantaisistes ou savants, rappellent les préceptes de Du Bellay et de Ronsard. Aujourd’hui encore, dans le monde anglophone, en Inde notamment, l’enrichissement de la langue par des recours et des emprunts aux langues et dialectes locaux constitue un des phénomènes les plus puissants de la littérature. En France, on peut noter au passage l’appel pour une « littérature-monde » en français signé par 44 écrivains, dont J.M.G. Le Clézio, prix Nobel 2008, Edouard Glissant, André Velter, Alain Mabanckou, Jean Rouaud, Raharimanana, Nimrod, Patrick Rambaud, pour ne citer que les plus connus).

Amelia Rosselli va plus loin, elle ne s’arrête pas à un regard littéraire, elle dépasse la sphère de l’écriture. Dans Spazi metrici, elle invoque les sciences, les mathématiques, la dynamique des fluides et d’autres branches de la physique, pour construire une forme poétique. Avant que d’imposer des règles strictes et une nouvelle métrique, cette exigence renouvelle la vision poétique en profondeur. Aussi bien qu’en musique l’introduction d’instruments électroniques et les expérimentations sonores révolutionnent le jeu et l’écoute. Or, Amelia Rosselli a rencontré et collaboré avec John Cage et Luigi Nono, a suivi à Darmstadt pendant l’Internationale Ferienkurse Für Neue Musik les cours de Stockhausen, Pierre Boulez et David Tudor avec qui elle a entretenu une liaison de plusieurs années (1959-61). Elle s’est ingéniée à inventer des instruments de musique qu’elle a même commercialisés (un type d’orgue). En 1962, année charnière dans sa vie, elle se produit à deux reprises dans une galerie d’art de la place d’Espagne à Rome avec notamment Sylvano Bussotti. La musique et la littérature ne sont pas dissociables : « Una problematica della forma poetica è stata per me sempre connessa a quella più strettamente musicale ».(12) Le langage universel qu’elle appelle avec un mysticisme presque maladif en 1966 tend à confondre musique, peinture et littérature : « Io aspiro alla panmuisca, alla musica di tutti, della terra e dell’universo, in cui non ci sia più una mano individuale che la regoli. (…) Noi finiremo per non dipingere, per non scrivere, per non fare rumori e contemplare i numeri felicimente… »(13). Sa poétique, sa poiétique est donc totalement musicale, mais cette musique est faite d’expérimentations électroniques.

Littérairement, ces expérimentations sont souvent si obscures que Pasolini lui demanda d’en éclaircir un grand nombre dans un document qu’Amelia Rosselli n’a jamais voulu communiquer au public et qui n’a été publié qu’en 2004 : « Glossorietto esplicativo per  »Variazioni belliche » »(14). Ces Variazioni belliche proposent dès leur titre en effet une expérimentation d’harmonies complexes qui est référence à ces expérimentations même (dans un jeu quasi auto-référentiel) : belliche, adjectif accordé au féminin pluriel, est traduit par de guerre mais pourrait tout aussi bien être traduit par belliques, selon un latinisme qui n’existe pas en français et qui n’apparaît que dans la très rare location figée italienne : operazioni belliche. Le premier terme, variazioni, fait référence à Bach, au baroque, mais aussi aux modulations mécaniques de Stockausen, Cage ou Nono. Ces variations sont donc agressives, ou du moins appartiennent à un rapport au monde loin d’être pacifique. Elles mènent autant entre elles des joutes, qu’elles sont des morceaux lancés au monde dans une perspective guerrière.

Dans ce recueil (mais aussi dans Serie Ospedaliera), le vers, sans recourir à la métrique classique, cherche toutefois à conserver dans sa longueur une harmonie, presque une régularité, selon des critères de vitesse de prononciation des mots, ponctuée par les rythmes (accents toniques, ponctuation). La reprise de termes dérivés (sans parler des références invoquées, ici Calvino) soutient ce rythme et ce temps – ce tempo. Par exemple :

All’insegna del Duca di Buoninsegna, il duca guidava le
anime traverso labirinti di fame e di solitudine. Insegnava
come procacciarsi il cibo, le vivande per sopravvivere.
(Variazioni (1960-1961), p.55)

Toutes les composantes de la phrase peuvent être concernées par ces expérimentations musicales, mathématiques ou physiques. Toutes les composantes de la phrase peuvent être marquées par la polyglossie : le lexique, les verbes (la conjugaison), les conjonctions et les prépositions (« Dentro di »), etc. Si certaines intrusions sont transparentes, soit par le contexte (« car », dès le poème liminaire du recueil), soit parce que l’italien a fini, en effet, par incorporer certains termes (« crack », « pourboire »), elles offrent toutes plusieurs niveaux complexes de lecture et d’interprétation qui, la plupart du temps, finissent par nuancer l’importance du premier niveau de compréhension : la langue courante, la langue commune, la langue sociale est minée, comme larvée par un incessant écho, par une intrusion impromptue des autres, d’autrui ; par un dialogue, mais aussi – et peut-être plus volontiers – par la combinaison de plusieurs voix indépendantes mais cependant liées par une harmonie, ce qui est la définition même de la polyphonie. C’est cette polyphonie expérimentale qui est le moteur de la construction du rapport de la poétesse au monde.

Notes

1. Interview d’Amelia Rosselli.

2. François Méténier serait l’organisateur de cet assassinat.

3. Activiste au Labor Party, elle aurait rencontré son futur mari alors que celui-ci était venu en Angleterre vers 1923 se renseigner sur le travaillisme anglais.

4. L’« ydioma tripharium » di Amelia Rosselli, Manuela Manera, in « Lingua e Stile », XXXVIII, dicembre 2003.

5. On trouve pourtant des traductions en espagnol et même en japonais. Notons qu’une traduction des Variations de Guerre a été publiée aux éditions Ypsilon en 2012.

6. Les écrivains préférant à leur langue natale un autre idiome ne sont pas rares. Aux évrivains roumains – Tzara, Cioran, Ionesco, Isirore Isou, Ghérasim Luca – nous espérons consacrer bientôt un article.

7.Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, p.14.

8. Op. déjà citée.

9. Le mot même de « dialecte », purement technique, est souvent récrié par les habitants.

10. Elle lui consacre un article, recueilli dans le volume Una scrittura plurale, saggi e interventi critici, Interlinea, 2004.

11. Quoique déjà, dans Spazi metrici, on puisse lire : « la lingua in cui scrivo di volta in volta è una sola, mentre la mia esperienza sonora logica e associativa è certamente quella di molti popoli, e riflettibile in molte lingue. »

12. Spazi metrici : « Une problématique de la forme poétique a toujours été pour moi reliée à celle plus strictement musicale », cette phrase ouvre le texte.

13. Musica e pittura, dibattito su Dorazio in Scrittura plurale, pp. 38 et 42 : « J’aspire à la panmusique, à la musique de tous, de la terre et de l’univers, dans laquelle il n’y a plus de main individuelle qui la règle. (…) Nous finirons par ne plus peindre, ne plus écrire, par ne plus faire de bruits et contempler les numéros avec félicité… ».

14. Glossaire que Francesca Caputo a publié dans Una scrittura plurale, saggi e interventi critici, Interlinea, 2004, et que nous utilisons abondamment, en plus des repérages de Manuela Manera (qui ne nous convainquent pas toujours).

Amelia Rosselli : biographie

Carlo e Nello Rosselli avec leur mère

La plus grande partie des informations a été puisée dans la biographie du « Meridiano » publié chez Mondadori sous la direction de Stefano Giovannuzzi (de courts passages en ont été traduits).

1930 : naissance le 28 mars à Paris. La mère, Marion Cave, est née en 1896 en Angleterre, et Carlo Rosselli en 1899 à Rome. La famille s’est réfugiée en France l’été qui suivit la condamnation à l’exil du père pour ses activités antifascistes. Amelia est le deuxième enfant : John, le grand frère, est né en 1927. Pour la distinguer de la grand-mère Amelia Pincherle Rosselli, on la surnomme « Melina ».

1931 : naissance du petit frère, Andrea, après une grossesse difficile qui laisse la mère malade.

1935-6 : séjour d’Amelia et d’Andrea à Florence, chez la grand-mère.

1937 : le 27 mai, Carlo et Nello Rosselli sont victimes d’une embuscade à Bagnoles-de-l’Orne (où Carlo est en convalescence pour une blessure reçue pendant la guerre de 36 en Espagne) par des cagoulards français, vraisemblablement sur l’ordre du gouvernement italien. La grand-mère, venue en France, emmène Amelia et Andrea en Suisse rejoindre la famille de Nello. Marion, restée d’abord à Paris, avec John, part en Angleterre l’année suivante.

1939 : la Suisse refuse de renouveler les visas de la famille, qui s’exile en Angleterre, et se retrouve réunie à Quainton.

1940 : la mère revient en France avec ses enfants, à Nantes, accueillie par la femme de Louis Joxe (futur secrétaire général du Comité français de Libération Nationale). Une première attaque cardiaque la laisse en partie paralysée (elle perd l’usage d’une main et ne parlera plus qu’en anglais). Quand la France est envahie, Joxe organise le transfert des Rosselli en Angleterre, par l’Algérie. Mais la grand-mère, craignant un débarquement des armées allemandes, convainc la famille de partir aux États-Unis, où ils sont accueillis par Max Ascoli, professeur juif que Nello avait aidé à s’expatrier en 1931, et sa femme, des proches d’Eleanor Roosevelt. L’épouse du président leur obtient des visas.

1941 : la famille s’installe à Larchmont, près de New York. Amelia entre à la Mamaroneck Senior High School de Larchmont.

1943 : la directrice de l’école fait découvrir la musique à Amelia. Premiers signes de fragilité nerveuse qui inquiètent toute la famille.

1945 : la fin de la guerre se faisant sentir, la famille projette un retour en Italie, mais Marion est victime d’un second arrêt cardiaque.

1946-7 : en juillet, la famille arrive à Florence. Mais, dès septembre, Amelia repart en Angleterre pour finir ses études à la St. Paul’s School pour filles à Londres. Elle s’y passionne pour la littérature, lit les classiques anglais : Donne, Hardy, D.H. Lawrence, Hopkins, Eliot et Joyce. Mais l’attrait pour la musique est le plus fort : elle commence à étudier le violon, le piano et la composition, ce qui déplait à Marion qui voudrait une carrière plus sûre pour sa fille.

1948 : Amelia finit ses études à la St. Paul’s School et veut se dédier à la musique. Elle est soutenue par John, qui achève son doctorat à Cambridge. Vacances d’Amelia en Italie. La grand-mère lui fait rencontrer Luigi Dallapiccolla qui lui enseigne la composition.

1949 : fiançailles avec Mauro Misul, jeune diplômé d’histoire et admirateur de Carlo Rosselli. Le 13 octobre, mort de Marion à Londres. Amelia, qui se sent coupable envers elle, adopte son nom et signera pendant des années ses lettres privées ainsi que ses premiers articles « Marion ». Elle décide de rester en Italie, et grâce aux relations de la famille, elle est prise comme traductrice et dactylographe aux Edizioni di Communità d’Adriano Olivetti.

1950 : Amelia déménage à Rome, se retrouve dans le cercle des amis de son père, et commence à fréquenter son cousin Alberto Moravia, en froid avec le reste de la famille depuis l’assassinat de Carlo et Nello qu’il n’a pas condamné, proche alors du mouvement fasciste. Se lie d’amitié avec le peintre Giulia Battaglia, et suit des cours de composition avec Guido Turchi et Goffredo Petrassi. Se lie d’amitié avec Roman Vlad et Franco Evangilisti qui est un proche de Karlheinz Stockausen et de Luigi Nono. Premier article musical sur la revue Diapason. S’intéresse à l’ethnomusicologie. À Venise, elle rencontre Rocco Scotellaro avec qui elle lie une forte amitié. Il lui fait rencontrer ou revoir les amis de son père Manlio Rossi-Doria, Gaetano Salvemini et Carlo Levi et l’introduit dans l’intelligentsia romaine : elle rencontre Roberto Bazlen, Renato Guttuso, Giulio Turcato, Piero Dorazio. Les fiançailles avec Mauro Misul sont rompus. Elle commence une relation avec Carlo Levi, de presque trente ans son aîné, qu’elle admet elle-même être une figure paternelle.

1951 : séjours à Paris, chez les Joxe, pour ses recherches d’ethnomusicologie au Musée de l’Homme. Lit André Breton. En juillet, écrit My clothes to the Wind, texte le plus ancien repris dans Primi scritti (1980), où le souvenir de la mère tient une place considérable. Donne à lire ses premiers textes à Bazlen qui l’encourage, et lui conseille de régler ses problèmes personnels avant d’écrire : il lui fait connaître Ernst Bernhard, élève de Jung. Elle s’intéresse à la théosophie, l’alchimie, la chiromancie, et lit assidument le Yi-King.

1952 : suit les cours de Nicola Perrotti en vue de devenir psycho-analyste. Commence une analyse de huit mois avec Bernhard. Fin de la liaison avec Carlo Levi, début d’une relation avec Mario Tobino, de vingt ans son aîné, qui durera jusqu’en 1955. Continue à se faire appeler « Marion ». Lit Ezra Pound et Montale, qu’elle critique, et Campana qu’elle adore. Approfondit ses recherches sur la musique atonale et le dodécaphonisme. Conçoit et fait même réaliser des instruments de musiques. S’intéresse de plus en plus à la politique, proche des positions marxistes.

1953 : s’adonne au dessin (il en reste 99) et à la peinture, expose au printemps dans une galerie à Florence. Mais la musique occupe encore la majeure partie de son temps. Mort de Scotellaro qui marque le début d’une grave crise nerveuse.

1954 : premier électrochoc à la Villa Maria Pia, à Rome. Transfert au Sanatorium Bellevue de Kreuzlingen, sur le lac de Constance. Diagnostiquée « schizophrène paranoïaque ». Nouveau traumatisme, en décembre, avec la mort de la grand-mère.

1955 : en avril, dernière lettre à Mario Turbino, où elle le demande en mariage.

1956 : retour à Rome. Reprend ses recherches d’ethnomusicologie. Lecture de Miller, Prévert, Svevo, Lautréamont, Donne. Écrit en italien, en français (Le chinois à Rome), en anglais (October Elizabethans), et dans les trois langues en même temps (ce qui deviendra Diario in tre lingue).

1957 : nouvelles crises, nouvelle hospitalisation à la Villa Maria Pia. Bernhard conseille de l’envoyer en Angleterre, loin de l’Italie et de Rome. Le 11 juin, elle est transférée sous sédatif au Bethlem Royal Hospital, dans le Kent, puis à Coulsdon où elle est confiée à Rudolf Karl Freudenberg, spécialiste dans le traitement de la schizophrénie. Le 26 août, elle quitte volontairement la clinique et se rend chez John. En septembre, elle rentre en Italie. Étudie le piano, travaille à ses écrits en vue de les faire éditer.

1958 : année intense sur le plan musical et littéraire. Premiers poèmes de ce qui deviendra Variazioni belliche, qu’elle envoie à Einaudi (avec qui elle est en contact pour la réédition des œuvres du père) qui les refuse. Tente d’autres d’éditeurs en vain. Écrit intensément. Nouveau séjour en clinique pendant l’été. S’inscrit au Partito Comunista Italiano (PCI).

1959 : obtient le permis de séjour permanent, mais pas la nationalité italienne. Activités politiques, littéraires, mais surtout musicales. Du 25 août au 5 septembre, participe à l’Internationale Ferienkurse für Neue Musik, à Darmastadt, où enseignent Stockausen, Pierre Boulez, John Cage, György Ligeti et David Tudor avec qui se noue une liaison d’au moins deux ans. Stockausen lui promet de l’aider pour ses articles et l’invite à participer à une conférence pour parler des harmonies et de son instrument (produit par Farfisa). Collabore pour un spectacle avec John Cage et Merce Cunnigham. Se produit en concert avec Tudor au Teatro Eliseo à Rome.

1960 : rencontre, grâce à Bazlen, Giacinta Del Gallo et Maurizio De Rosa, tout deux peintres. Leur amitié durera jusqu’à sa mort. Au printemps se rend à Palerme pour les Settimane internazionali di Nuova musica où elle joue quelques-unes de ses compositions. Passe un mois à Londres, chez John. S’inscrit de nouveau aux cours d’été à Darmstadt, mais un nouveau séjour en clinique l’empêche d’y participer. Période de dépression.

1961 : se consacre intensément au piano. Se rend de nouveau à Darmstadt. En littérature, l’italien commence à prendre le dessus. Nouveaux refus auprès d’éditeurs (dont Feltrinelli et Mondadori, qui lui demande une participation financière, ce qu’elle refuse).

1962 : après avoir vu Accattone, s’intéresse à Pasolini qu’elle rencontre chez Moravia, mais l’estime mutuelle reste limitée. Il lui consacrera cependant un article et la mettra en contact avec Garzanti. Concerts pour le PCI. Se rapproche des studios de musique de la RAI à Milan, avec une possibilité d’aide financière. Participe au Pinocchio de Carmelo Bene qui la bouleverse. Collabore avec Bruno Maderna qui l’encourage dans ses recherches sur la musique électronique. Elle se produit deux fois avec Sylvano Bussotti dans une galerie, place d’Espagne, et collabore de nouveau avec Carmelo Bene pour Spettacolo-concerto Majakovskij. En août séjour en Angleterre pour le Darlington Music Festival et en septembre à Varsovie. En octobre, entre en clinique pour subir d’autres électrochocs qui provoquent une perte de mémoire.

1963 : contacts infructueux avec l’édition française (avec Guillaume Chpaltine pour « Les Lettres Nouvelles » de Maurice Nadeau). En septembre, paraissent sur Il Menabò 24 poèmes suivis de la notice de Pasolini. Publication en revue de La libellula (frammento) en juin. En octobre, participe à Palerme à la première réunion du Gruppo 63 et à la quatrième Settimana Internazionale Nuova Musica. Revoie Nono, Stockhausen, Berio, Bussotti. À Rome, collabore de nouveau avec Carmelo Bene.

1964 : Adolfo Chiesa publie sur Paese Sera un portrait d’Amelia Rosselli avec des bribes d’interviews. Séjour en clinique. Article de Marco Forti dans le Corriere della Sera. En avril paraît son premier recueil : Variazioni belliche. Peu d’échos dans la presse. Paraissent le même mois huit poèmes intitulés Serie Ospedaliera, première mention du titre de ce recueil, dans le revue Le Leader. En novembre, participe à la seconde réunion du Gruppo 63 à Reggio Emilia, qui donnera 5 poesie per una poetica. Lit Pouchkine, Rousseau, Heidegger, Husserl. Compose la bande sonore d’un documentaire.

1965 : reçoit une bourse du gouvernement pour son œuvre littéraire, et un projet de loi est présenté pour lui fournir une pension. Ses conditions économiques sont difficiles, et elle loue une chambre de son appartement, souvent à des étrangers. Fin juin, mort d’Ernst Bernhard, et en août de Bazlen. À la recherche d’une situation économique plus stable, elle entre en contact avec Fabio Mauri qui lui permet d’obtenir un poste de consultant éditorial pour la littérature, la musique et les essais chez Bompiani. Continue l’étude du piano et retourne à la Settimana Internazionale Nuova Musica de Palerme. En juillet, sur Il Menabò paraissent 15 poèmes de Serie Ospedaliera qu’elle continue à prépare. Travaille à Sleep pour lequel elle commence à chercher un éditeur en Angleterre, sans succès. Lit Charles Olson, Emily Dickinson, D’Annunzio. Sur Marcatrè, revue liée à l’avant-garde, paraît Musica e pittura, dibattito su Doriazio. À cette époque, la réflexion sur un langage universel, marqué par un mysticisme platonicien, revient avec insistance. Recherches sur la lumière et les couleurs. Envoie Serie Ospedaliera à Pasolini puis à Garzanti. Décide de se consacrer à la littérature.

1966 : mort de Vittorini qui a publié le premier des poèmes de la Rosselli. Vie mondaine et festive. Loue une chambre au poète Dario Bellezza, avec qui elle entretiendra une amitié ambiguë, marquée par la jalousie (Bellezza ramène de nombreux amants). Bellezza lui dédicacera son premier recueil Invettive e Licenze (1971). Il mourra à peine trois semaines après elle, du sida. Rencontre grâce à lui les écrivains de l’association Beat 72 : Renzo Paris, Biancamaria Frabotta, Giorgio Manacorda, etc. Étudie les mathématiques pures, le dessin, l’acoustique, la composition, et reprend l’équitation. Découvre l’œuvre de Lorenzo Calogero, à qui elle s’identifie. En février sort sur Nuovi Argomenti, dans une nouvelle version, La Libellula. Écrit et détruit frénétiquement. En juin participe à la quatrième rencontre du Gruppo 63 à La Spezia, qui la déçoit quoiqu’elle y noue de nouvelles amitiés. Entretient une relation sentimentale troublée avec Renato Guttuso. Séjour en clinique, vacances à Sperlonga avec Giacinto Del Gallo et Maurizio De Rosa, où elle écrit les premiers poèmes qui constitueront Documento. A quelques contacts en Angleterre pour Sleep sur lequel elle travaille toujours. Les soucis financiers reviennent : les rapports avec Mauri se dégradent et elle cherche sans succès un travail chez Einaudi et Licorno. Publie des articles sur Breton et Pasternak dans Avanti!.

1967 : en avril paraissent 19 poésies intitulées da Documento. Comme Garzanti tarde à publier Serie Ospedaliera, Rosselli cherche un autre éditeur. Le 14 juillet, sur Paese Sera avec qui elle collaborera jusqu’en 1978, sort un article sur le Surmâle de Jarry. Fait une lecture au Teatro del Porcospino à Rome avec Pasolini, Porta et Dacia Maraini. L’événement lui apporte beaucoup et elle décide de la renouveler à la Free Poetry Session du Dioniso Club avec Elio Pagliarani, Patrizia Vicinelli, Valentino Zeichen.

1968 : ne participe pas en personne aux événements de mai 68. Après les échauffourées entre étudiants et policiers Vialle Giulia, se retire à Camagnano, chez Ferruccio Nuzzo, musicologue, mathématicien et interprète de Matteo dans le film de Pasolini. Lit Marcuse, sympathise avec de jeunes militants, dont le futur réalisateur Gianfranco Fiore Donati. Continue à travailler à Documento. Publie des poèmes et des textes dans Fiera letteraria et le Caffè letterario. Passe le mois d’août avec Guttuso dans le nord de l’Italie. En automne travaille sur la réédition des œuvres complètes de Sandro Penna. Le 8 novembre, elle rédige Diario Ottuso qui est le début d’un roman qui ne verra jamais le jour. Ottavio Cecchi, à la fin de l’année, lui propose de présenter régulièrement dans L’Unità des revues anglaises et françaises de littérature, politique et sociologie.

1969 : les troubles mentaux s’aggravent, elle se sent persécutée par des voix produites par la CIA, comme elle le racconte dans Storia di una malattia (1977). En été sort Serie Ospedaliera chez Il Saggiatore, qui remporte le prix Argentario. Après les attentats de piazza Fontana à Milan (12 décembre 1969) et ceux qui suivirent à Milan et Rome, la paranoïa empire.

1970 : Garzanti publie Tutte le poesie de Penna, dont la Rosselli rend compte dans L’Unità. Commence une cure de type holiste avec Marcello Nardini, notamment pour soigner un début de Parkinson. Mais les crises paranoïaques continuent.

1971-2 : rompt avec Moravia, Bellezza (devenu rédacteur de Nuovi Argomenti) et Pasolini (avec qui elle reprendra contact l’année suivante) ; se lie avec Yuri Maraini, sœur de Dacia, et Elio Pecora, travaille toujours à Documento. Écrit un article sur Sanguinetti, donne des cours de poésie au Teatro femminista della Maddalena, fondé par Dacia Maraini.

1973 : fin de la rédaction de Documento qu’elle imagine être son cinquième et dernier livre. Mais après un tri sévère qui donne naissance à Appunti Sparsi e Persi (publié en 1977), elle renonce à l’idée d’une série close d’œuvres.

1974 : vacances à Maltes avec des amis, puis avec John et sa femme à Pistoia. Malgré les gênes économiques, elle refuse de toucher les pensions de guerre qui lui sont proposées. Écrit peu, et sans enthousiasme. En décembre paraissent 15 poésies de Documento dans Periodo Ipotetico.

1975 : renoue avec Garzanti et Nuovi Argomenti pour qui elle traduit des auteurs américains, dont Sylvia Plath. Travaillera pour la RAI à une série d’émissions sur la poésie américaine autre que la celle de la Beat Generation. Quitte l’organisation du PCI. Le 2 novembre Pasolini est assassiné.

1976-7 : passe le mois de février et de mars en Angleterre, pour fuir Rome et l’Italie. En avril paraît Documento chez Garzanti, qui est sélectionné pour le prix Giosuè Carducci. En mars, vend l’appartement de Rome et en achète un à Londres où elle vivra jusqu’à l’été 1977. Dès son arrivée, elle est persécutée par les voix et décide de suivre un traitement aux électrochocs pendant deux mois dans un hôpital psychiatrique de Londres. Pense au suicide. Revient à Rome au printemps 77 pour recevoir un prix créé par Elio Pecora spécialement pour elle, et décide de se réinstaller dans la capitale pendant l’été. Les jeunes poètes de l’école de Pagliarini lui dédie le premier numéro de leur revue, Le tigre in corridoio. Se lie d’amitié avec la poétesse Jolanda Insana. Reprend les études musicales et ethonomusicologiques. Après une période de calme, avec le retour des attentats reviennent les voix. Sur Nuovi Argomenti, publie Storia di una malattia.

1978 : elle apparaît dans le « Meridiano » Poeti italiani del Novecento de Pier Vincenzo Mengaldo, pour Mondadori ; elle y est la seule femme. Son activité éditoriale devient plus intense : elle publie de nombreux articles, notamment sur Berryman et Plath. Elle participe également de plus en plus à des lectures publiques, dans toute l’Italie. En octobre fait partie de l’équipe fondatrice de la revue trimestrielle Tabula. Elle y fait publier de jeunes poètes : Alberto Toni, Biagio Cepollaro, Girolamo Di Costanzo, Gianni Rosati, Pietro Cimatti, Maria Attanasio.

1979 : elle publie October Elizabethans dans le second numéro de Tabula. Apparaît dans l’anthologie d’Antonio Porta, chez Feltrinelli, Poesia degli anni Settanta. Rome devient le centre de référence de la poésie d’avant-garde, et Amelia Rosselli publie beaucoup et participe à de nombreuses lectures publiques et à des festivals, dont le Primo Festival Internazionale dei Poeti où elle rencontre Evtušenko, Ginsberg, Burroughs, Jean-Pierre Faye, Gregory Corso, Amiri Baraka. Travaille à des projets de traduction et d’édition d’auteurs étrangers (Jean-Pierre Faye, Joyce, Iris Murdoch). Le 8 décembre, écrit d’un trait Impromptu.

1980 : dans des lectures publiques féministes, rencontre Rossana Ombres, Armanda Guiducci, Maria Attanasio, Maria Luisa Spaziani, Margherita Guidacci, Gabriella Sica, Biancamaria Frabotta. La revue Braci publie Dario Ottuso. L’attentat de Bologne la bouleverse profondément : pense s’établir en Hongrie. En été, voyage en Espagne. En septembre paraît Primi Scritti. À l’automne, sur Nuovi Argomenti est publié Impromptu, puis l’essai Istinto di morte e instito di piacere in Sylvia Plath.

1981 : la publication chez San Marco dei Giustiniani d’Impromptu lui offre une nouvelle notoriété. Pour l’ensemble de son œuvre, elle reçoit le prix Pier Paolo Pasolini le 27 février. Pour Primi Scritti, reçoit le prix Pozzale Luigi Russo à Empoli. En juin, elle est à Dubrovnik, en juillet à Venise.

1982 : pense de nouveau à vivre à Paris pour fuir les persécutions dont elle se dit victime. Y passe une semaine pour le congrès « Femmes et Culture en Italie » (14 juillet) où elle lit Impromptu qu’elle traduira, ainsi que d’autres poèmes, avec Jean-Pierre Faye et Jean-Charles Vegliante. Les événements politiques (la guerre des Malouines, l’invasion israélienne au Liban, la découverte de la loge maçonnique P2, etc) la touchent nerveusement : elle va jusqu’à demander la protection de l’ONU, pense de nouveau à partir en Hongrie, en Bulgarie ou en Algérie.

1983 : Après les élections de juin, contacte le consulat suisse pour demander l’asile politique. Confie Appunti Sparsi e Persi à AElia Laelia. Emmanuela Tandello la contacte pour une thèse sur la production trilingue : la collaboration aboutira à partir de 1988 à de nombreuses traductions et à la publication en 1992 de Sleep. Part dans le sud (les Pouilles, la Sicile) pour une série de lectures. En décembre, demande l’asile politique à la Russie.

1984 : obtient le prix Circe Sabaudia pour la poésie. Avec Primi scritti, est finaliste du prix Camaiore. Participe à plusieurs festivals, colloques et lectures, dont une rencontre en mai à Genova où elle lit des textes d’Ingeborg Bachmann. À Rotterdam, participe à un festival de poésie pour lequel elle traduit le chant V de l’Enfer en français et anglais. En France, présente la version française d’Impromptu. Court séjour en clinique à Sienne. Collabore à la traduction en anglais de poèmes de Raboni.

1985 : Lectures, rencontres. En avril, à Prato, clôture Accenti del vivere, un cycle de rencontres avec des poètes contemporains, par des poèmes d’Ingeborg Bachmann. En mai, passe une semaine à Paris pour suivre la compagnie Altroteatro qui met en scène ses textes. Giacinto Spagnoletti la contacte pour publier une anthologie de ses poèmes. Elle apparaît en grabataire lisant Pinocchio dans le film Blu cobalto de Donati. Reçoit le prix de la Culture du président du Conseil.

1986 : traduction de certains poèmes de Sleep et publication sur Nuovi Argomenti (mais la revue relègue le texte anglais en bas de page, ce qui déplaît à la poétesse). Nombreuses traductions, préfaces, articles, notamment pour gagner de l’argent. En mai, à Potenza, Ulderico Pesce récite La Libellula. À Florence, au IX Congrès international de la poésie (28 juin – 3 juillet), côtoie Borges, Ghiannis Ritsos, Ted Hugues.

1987 : songe à un voyage à Moscou, écrit qu’elle attend une intervention de Bush pour trouver une solution à son cas particulier. Sort Antologia poetica chez Garzanti. Sur I Verri est publié l’article Serie degli armonici dans sa forme définitive. En France, Vegliante fait paraître chez La Tour de Babel la traduction d’Impromptu. En août, en Sicile pour recevoir le prix Akesineide avec Bellezza, Beppe Costa, Dante Maffia, Maria Luisa Spaziani.

1988 : retourne en Sicile pour des lectures. À Rome donne un cours de métrique au Laboratorio di poesia de Pagliarani. Reçoit les prix Minerva et Chianciano (la cérémonie est retransmise à la RAI). En septembre, avec Gino Scartaghiande, réalise un voyage à Moscou (1): le rêve d’un asile politique semble prêt de s’accomplir, mais sa demande est retoquée. En hiver, de nouveau en Sicile.

1989 : Lectures en Italie. Paraît Sonno-Sleep (20 poèmes en édition bilingue), sous la direction d’Antonio Porta, chez San Marco dei Giustiniani, avec des dessins de Tornabuoni. Le jour même de la présentation publique du livre, Porta meurt d’un infarctus. Séjours dans le sud de la France, puis à Paris pour la réédition d’Impromptu. L’Université de Pavie conclut un accord pour acquérir les manuscrits de son œuvre littéraire.

1990 : sur la revue française Banana Split publie des poésies de Sleep en trois langues : Sonno-Sleep-Sommeil. Publication de toutes les proses réunies sous le titre Dario Ottuso (1954-1968) par l’Instituto Bibliografico Napoleone, avec une préface d’Alfonso Berardinelli.

1991 : accord avec Garzanti pour la publication de Sleep avec la traduction d’Emmanuela Tandello. En juillet accompagne Ulderico Pesce qui monte pour le théâtre des Beat 72, Dario Ottuso. En octobre, se rend à New York pour participer à un colloque sur la poésie italienne avec ses amis Luzi, Zanzotto, Volponi, Sanguineti. Reçoit des invitations pour des émissions radiophoniques et télévisuelles. Suit de près les éditions et les événements qui se rapportent aux frères Rosselli.

1992 : chez Garzanti, paraît Sleep. Passe deux semaines chez John à l’occasion de la présentation du livre à Londres. Obtient le prix Marotta à Naples. Au printemps participe au jury du prix Città di Recanati. Participe toujours avec assiduité à des rencontres et des lectures publiques.

1995 : l’éditeur Mancosu réédite Impromptu avec une cassette de poèmes lus par l’auteur. Édition augmentée de Variazioni Belliche par Plinio Perilli pour la Fondazione Piazzolla, avec la Notizia de Pasolini en introduction. Pour le premier numéro de La terra vista dalla luna Amelia Rosselli envoie sa dernière création publiée de son vivant Pavone / Prigione. Au Nuovo Teatro San Raffaele di Roma est mis en scène La Libellula par Ulderico Pesce avec une musique de Pasquale Laino. Le malêtre physique et mental se fait plus aigu, mais Rosselli continue de participer à des événements publics : jury de l’Antipremio Feronia qui récompense Giulia Niccolai, Rossana Rossanda et J.M. Coetzee.

1996 : réédition de Dario Ottuso par les éditions Empiria grâce à une collecte de Daniela Attanasio. Début février, retourne volontairement en clinique. Entre le 9 et le 10 février, menace plusieurs fois de se jeter de la terrasse de son appartement, mais les voisins parviennent à la dissuader. Le matin du 11, téléphone à Giacinta Del Gallo pour lui dire qu’elle va en finir. Giacinta accourt, mais il est trop tard, la poétesse s’est jetée dans le vide. Le soir, elle avait rendez-vous avec Bellezza et le lendemain, elle devait participer à une lecture sur Apollinaire. Elle venait de recevoir le prix San Valentino d’Oro. Les funérailles se déroulent à la Casa della Cultura, elle est enterrée au Cimetière acatholique de Rome.

Note

1. Sur ce voyage, voir l’article : http://golfedombre.blogspot.fr/2009/02/amelia-rosselli-in-urss.html

Doctorat

(Paris IV-Sorbonne) | soutenue en septembre 2018

sous la direction de Bernard Vouilloux

Jury :

Martin Rueff

Nathalie Barberger

Jean-Louis Jeannelle

Alexandre Gefen

Spécialités :

~ histoire des idées et des représentations ;
~ arts du langage et arts visuels
(approches poétiques, rhétoriques stylistiques, sémiotiques, historiques, esthétiques) ;
~ analyses sémiotiques et pragmatiques des images.

« L’usage de l’œuvre : un autre paradigme artistico-littéraire
de la fin du XIXe siècle à nos jours (Proust, Bataille, Quignard) »

Sous la direction de Bernard Vouilloux, université Paris-Sorbonne

Thèse de doctorat soutenue en septembre 2018 :

Avec les bouleversements socio-économiques (industriels et politiques) intervenus depuis 1870 (Proust naît en 1871), le rapport à l’art (et celui, en particulier, de l’écrivain) change fondamentalement : l’art n’est plus un idéal (un « phare », comme l’écrit Baudelaire), mais une manière d’être-au-monde.

Écrire l’art aux XXe et XXIe siècles est une pratique de l’étant-au-monde (c’est-à-dire de l’ensemble des comportements et des pensées qui induisent notre rapport et notre vision du monde).

Ce changement implique et explique toute une série d’autres changements fondamentaux qui sont aujourd’hui encore au centre de toutes les discutions :rapport à l’objet, redéfinition du « moi », redéfinition de la notion d’art, etc.

Présentation par B.Vouilloux

« Il s’agira moins de construire une étude comparative des oeuvres des trois écrivains que de les considérer comme autant de balises ou de jalons en vue de mesurer la double mutation que l’art et la littérature auraient connue au cours du siècle. L’hypothèse que M. Gauthier souhaite explorer voit en effet dans le rapport que trois des plus grands écrivains français du XXe siècle auront entretenu avec les oeuvres d’art la manifestation d’un véritable changement de paradigme artistico-littéraire : dès lors que la littérature n’est plus posée comme un fait social, institutionnel, dans lequel viendrait s’informer la subjectivité de l’écrivain, mais comme le lieu même d’une exploration destinée à éprouver et à penser la complexité de l’être-au-monde, c’est le rapport même au langage qui se trouve mis au centre du travail littéraire ; mais, aussi bien, se trouvent par là même prendre une importance inédite toutes les expériences qui mettent en crise le langage verbal, à commencer par celles qui se nouent aux arts muets de l’image : la peinture, la photographie, loin de conforter l’appropriation symbolique du monde, ouvrent à d’autres modalités de la signifiance et forcent ainsi celui qui fait du langage verbal sa condition à en interroger la provenance, les moyens, les visées, les effets, les pouvoirs et les limites. Dans la mesure où la littérature n’est jamais qu’un art du langage, c’est donc la totalité du fait artistique qui se trouve réinterrogée. »

Objectifs & enjeux :

Expliquer le changement de paradigme artistico-littéraire sensible depuis la fin du XIXe siècle et dont nous sommes encore tributaires. Changement d’appréhension de l’oeuvre d’art, changement même de la notion d’art (jusqu’à une remise en cause de la notion même), qui s’accompagne d’un changement d’appréhension de l’objet par rapport au sujet, et évidemment d’une manière d’écrire (sur) l’oeuvre d’art.

Ce changement est esthétique, littéraire et sémiotique, mais il est également ontologique, éthique et politique. Les politiques républicaines aussi bien que les « révolutions industrielles et numériques » ont engendré cette transformation de la place et du rôle de l’oeuvre d’art dans la littérature et, plus généralement, dans l’histoire des idées.

Dans un monde de l’image, le texte ne cherche plus à « faire voir », mais à « faire sentir », pour compenser la surenchère visuelle.

Mieux différencier l’art contemporain défini selon les institutions, et la création comme expérimentation d’être-au-monde, c’est-à-dire comme pratique du quotidien et remodélisation le monde (les deux n’étant pas nécessairement séparés).

Zoran Music par Jean Clair

Zoran Music à Dachau, la barbarie ordinaire, Jean Clair (2001/2018, Arléa). Au moins deux idées soulevées par Jean Clair qu’on voit trop peu exprimées : l’importance de la mort dans la vie (et sa connaissance – connaissance nécessairement paradoxale – limitée) ; la victoire du nazisme, non pas dans les faits de guerre, mais dans les esprits et la société. Si la première idée est sans doute la plus importante, la plus fondamentale (Jean Clair, dont on n’imaginait pas le talent, s’oppose, avec élégance, à Quignard), la seconde est la plus spectaculaire et provocatrice. Elle doit s’articuler avec la réflexion qui n’a qu’à peine débuté sur l’impossibilité de créer après Auschwitz, selon l’axiome d’Adorno ; nous pourrions dire sur l’impossibilité d’accepter la société européenne (et occidentale) après Auschwitz sans un changement radical qui aboutirait à l’expérimentation sans cesse renouvelée d’un vivre-ensemble dans l’accueil de l’autre, dans le refus de la blessure, de la domination, de la hiérarchie, de la douleur : bref, dans le refus de tout ce qui a donné le nazisme. Jean Clair, pour l’instant, souligne les continuités du nazisme dans notre vie quotidienne, dans l’organisation de la société. S’il relève un certain nombre de termes officiels qui déshumanisent les individus comme les nazis déshumanisaient les prisonniers, il ne s’agit évidemment pas que d’une question de mots : ce sont des pratiques quotidiennes d’organisation, de rapports entre les gens, qui sont en fait bel et bien en question. Quand on parle de « ressources humaines » pour parler de personnes, on rend plus facile des comportements qui ne prennent pas en compte la vie et le bien-être de chacun. Mais, à dire cela, il y a comme une sorte de naïveté qu’on voudrait nous reprocher : la déshumanité de la société est ancrée en chacun, et c’est pour cela non seulement que les pires abjections peuvent se perpétuer à la vue et au su de tous, mais qu’en plus l’humanité pourra bien disparaître sans qu’il faille le regretter. Mais revenons un instant sur la première idée : l’importance de la mort. L’idée de Jean Clair, qu’on retrouve chez Zoran Music, qu’on retrouve chez Boris Pahor est que la mort impose la figuration. Jean Clair fait référence à Pascal Quignard qui, pour sa part, explique que c’est l’image manquante, celle de notre conception, qui impose la figuration. D’une manière assez radicale, ces artistes refusent l’abstraction qui (comme le dit Boris Pahor dans l’introduction d’une exposition de Music) leur paraît « insatisfaisante ». Nous avions, pour notre part, rapproché cette image manquante – et le principe d’incomplétude – à un besoin de « narration ». Mais la figuration est-elle dissociable de la narration ? S’il peut y avoir narration dans l’abstraction, peut-il y avoir figuration sans narration ? Rien n’est moins sûr. Jean Clair, qui ne semble pas s’intéresser à cet aspect de la question, écrit : « La scène primitive serait la scène figurative. Donner figure à ce qui ne peut pas se laisser voir (Pascal Quignard, « Images entêtées », in Picasso érotique, catalogue d’exposition, Paris, RMN, 2001). L’énigme du premier rapport sexuel au regard de l’enfant, qui ne peut dire ce qu’il imagine. Le premier accouplement, alors que nous ne possédions pas encore de mots pour le décrire, aurait fait naître en nous le besoin de figurer. Et si c’était plutôt la scène dernière ? Si c’était la mort, plus invisible, plus insoutenable que le soleil et la copulation ? La mort, mystère plus grand que la sexualité, a fait naître en nous, impérieux, le besoin de ce que, aujourd’hui, nous appelons ‘‘art’’. » (p.46) Cette mort « plus insoutenable que le soleil et la copulation » rappelle le bel aphorism,e, le 26 de l’édition de 1678 de La Rochefoucauld qui plaisait tant à Georges Bataille : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Mais n’y a-t-il justement pas un paradoxe indépassable, une aporie, à vouloir connaître la mort par la figuration ? Ne nous rapprochons pas mieux d’elle par l’abstraction ? Et même par l’absence souveraine de « représentation » ? Aussi importants puissent être le langage et l’art, ce ne sont pas les actes les plus intenses de l’expérience humaine. Et quel est l’acte le plus puissant de l’expérience humaine, sinon « l’acte sexuel » ? Ni Jean Clair ni Pascal Quignard ne semblent avoir été aussi loin que Georges Bataille non seulement dans l’affirmation de cette intensité, mais aussi dans l’expérience humaine de cette extrémité. Le livre de Jean Clair se termine sur un entretien avec Zoran Music, sur ses souvenirs de Dachau. Rien n’est aussi bouleversant que tous les témoignages de rescapés des camps. Qu’on a rangé, bien administrativement, dans la case « mémoire de devoir » alors que ce sont des voix qui irriguent nos rues, et que cherchent, avec succès, à délier tout discours officiel. « Nous ne sommes pas les derniers » est le titre des œuvres concentrationnaires de Music : l’horreur nazie n’est pas encore terminée.
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Une conférence filmée de Jean Clair sur Zoran Music est disponible ici : https://www.dailymotion.com/video/x4cj5mg

Theodor Adorno, « Prismes »

Samedi 23 mars 2019

Retour sur Prismes de Theodor Adorno. Plus qu’« un des meilleurs accès à l’œuvre d’Adorno », comme le présente la quatrième de couverture des éditions Payot-Rivages (2018), cet ouvrage est fascinant pour la mise en pratique d’une philosophie. Ou mieux : pour sa pratique philosophique qui ne dissocie pas la théorie de l’action. Véritable praxis. Puisque cette action de penser le monde est une fin en soi, que son objet ne peut être qu’une fin en soi : penser la culture. Dialectique qu’Adorno explicite ainsi : « Aucune théorie, pas même la vraie, n’est à l’abri de la perversion qui la change en délire, dès qu’elle a perdu le rapport spontané avec l’objet. La dialectique doit se garantir tout autant contre une telle perversion que contre le risque de rester prisonnière de l’objet culturel. Elle doit éviter à la fois le culte de l’esprit et l’anti-intellectualisme. Le critique dialectique doit à la fois participer et ne pas participer à la culture. C’est le seul moyen de rendre justice à lui-même et à son objet. » (p.29) On revient souvent sur ce volume de 12 articles et une annexe dont l’unité et la construction sont plus serrées qu’on pourrait le penser, de l’article premier et programmatique à celui sur Kafka, et même à cette annexe sur sa position radicale sur le jazz qu’on lui a tant reprochée (jusqu’à même le bousculer lors de mai 68), qu’on lui reproche encore. Il faut rappeler le fameux constat, le constat terrible qui clôt la première partie : « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes », auquel il ne faut pas amputer l’explicit qui suit : « L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l’un de ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête aujourd’hui à faire disparaître, tant qu’il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même. » (p.30-1) Toujours aussi actuel, quand on a voulu prétendre avoir surpassé l’aporie nazie, quand on veut « sortir du noir » (Georges Didi-Huberman) alors que les conditions économiques, sociales, politiques, sont fondamentalement celles qui ont mis en place le génocide des Juifs, et que ce génocide est loin d’être le seul ! Le problème qui se pose à nous, moins épistémologique et philosophique que simplement quotidien, est le suivant : comment apprécier la culture quand celle-ci dépend de l’industrie (en tant que mode de production capitaliste) et de la financiarisation qui maintiennent notre société déshumanisée ? Baudelaire (qui n’avait pas connu le stade critique du processus achevé par la seconde révolution industrielle et parachevé par la financiarisation de la fin du siècle dernier) avait transcendé une aporie encore marquée du sceau de la morale (mais directement issue de la révolution bourgeoise française de 89) par une production qui exposait sa tare originelle : Les Fleurs du mal. La question peut ainsi évoluer, se décliner, se préciser : comment faire œuvre dans une société où tout œuvre est frappé du coin du mauvais sens ? Comment faire œuvre dans une société désœuvrée ? Walter Benjamin, sans doute, est le père de ces interrogations qui trouvent chez Georges Bataille, à la même époque, une résonance particulière. Maurice Blanchot, puis, encore récemment Jean-Luc Nancy (La Communauté désavouée, 2014), ou même Pascal Quignard (Sur l’idée d’une communauté de solitaires, 2015) ont poursuivi cette voie. En fait ils ont maintenu la question, au sens médiéval (fin XIVe siècle) de « demande faite en vue d’une éclaircissement par la torture », puisque toute position est devenue intenable, et qu’on ne peut plus s’en tenir qu’à des postures. Terme qu’il ne faut pas tout de suite rapprocher de son dérivé « imposture » (surtout dans le sens moral et moralisateur qu’on lui accorde communément) mais plutôt de son acceptation physique, puis artistique – notamment en danse : « position remarquable du corps » (A. Rey). Car c’est bien cette tension qui ne peut plus ne pas caractériser qui veut œuvrer. Mais la première œuvre étant la réception de ce qui nous est dédié, la production qui nous englobe, qui nous traverse, c’est dans la critique (analyse active) de la culture que le premier effort, que la première « torture » (torsion) est sensible. Il faut alors un mouvement d’arrachement à ce qui nous a constitué, un arrachement à notre origine culturelle industrielle. Sans quoi nous participons de ce que nous ne pouvons accepter. Adorno ne semble pas avoir suffisamment considéré combien cet arrachement était tragique. Ou du moins il feint une certaine désinvolture, qui effleure le mépris, quand il n’a pas de mot assez dur pour attaquer le jazz, dans « Mode intemporelle, à propos du jazz ». Sans qu’on le dise, c’est cette dureté de ton, bien plus que la teneur critique, qui lui vaut encore l’hostilité de beaucoup. Son erreur – si erreur il y a – est là : il sous-estime l’impression de révélation sur tout un public – blanc – qu’a été le jazz. Certainement, loin d’être une révélation et un moteur d’émancipation, le jazz a participé en fait à l’anesthésie des consciences qui auraient pu s’élever à la dimension révolutionnaire. Mais au lieu de se concentrer sur ce transfert des pulsions (ce qu’il fait pourtant, aussi, dans un vocabulaire psychanalytique), Adorno s’attarde sur le démantèlement de l’idée suivant laquelle le jazz serait une traduction musicale de l’émancipation, et une émancipation musicale. Quand il s’agit de traiter le problème de l’arrachement (ou plutôt du non-arrachement) des individus à leur jeunesse, à leur intimité (c’est-à-dire ce qu’il y a de plus intérieur, de plus profond), à la découverte, dans leur jeunesse, de leur intimité par le biais de ce qui ne peut pas être maintenu trop longtemps comme une vérité émancipatrice (la musique jazz – mais ça sera, plus tard, la musique rock, puis le punk, puis le hip-hop), il le fait en des termes, justes, mais violents : « Les populations sont à tel point habituées aux niaiseries qu’elles subissent, qu’elles ne veulent pas y renoncer, même lorsqu’elles en sont à moitié conscientes ; au contraire, elles sont obligées de se persuader de leur propre enthousiasme pour se convaincre que l’ignominie est une chance. » (p.155) On peut accepter que le jazz, le punk ou le rap ont été des produits de la industrie culturelle, mais on refusera de remettre en cause les sensations que ces produits nous procurent. Un tel propos attaque ontologiquement bon nombre de personnes : on se construit par ce qu’on consomme, parce qu’on croit être inhérent aux produits de notre consommation. Si on réfute au jazz sa valeur émancipatrice, on ne peut plus que se reconnaître dans l’illusion, dans le mensonge (presque dans la mauvaise conscience sartrienne), non pas dans la posture mais bien dans l’imposture fondamentale, et cela est d’autant plus violent – ou violemment rejeté – qu’elle est inconsciente ou qu’on croit l’avoir dépassé par une conscientisation qui serait incomplète. La blessure est double : on nous prive de notre jeunesse (à l’âge des premiers émois et des premières rébellions), on nous prive de notre « être-libre ». Puisque, en quelque sorte, notre goût pour le jazz ou le punk est le garant de notre pureté conservée malgré nos compromissions avec la société (travail plus ou moins « alimentaire », mariage, enfants, achat d’une propriété, etc). Si même nos garanties de notre liberté essentielle s’avèrent des outils, des appareils de la compromission sociétale, alors il ne resterait plus que les sentiments par lesquels ces genres musicaux se définissent comme émancipateurs par rapport au système : le mépris. Un mépris tourné vers soi-même. Ce qu’on retrouve chez Baudelaire : la déréliction. Si on comprend en quoi le rejet de cette théorie peut se manifester agressivement chez des gens dont le genre musical industriel prône l’agressivité comme meilleur moyen de résistance contre la société (qui, en fait, devient un des meilleurs moyens de résistance contre toute critique opératoire – c’est-à-dire véritablement révolutionnaire – contre cette société), le punk par exemple (mais c’est peut-être encore plus vrai pour le rap dans sa déclinaison gangsta rap – quoique le « gangster » soit, depuis bien longtemps, notamment grâce au cinéma, un personnage reconnu et aimé par la société, tandis que le punk n’y est reconnu qu’en tant que déchet ou, s’il a réussi, « artiste » – Vivienne Westwood parmi d’autres), s’attaquer au jazz a valu à Adorno des soupçons de racisme contre lesquels il a dû se défendre en rappelant (dans l’annexe, p.358-9) qu’il avait été « en grande partie responsable du livre américain le plus discuté concernant le racisme » (The Authoritarian Personality publié en 1950 avec Else Frenkel-Brunswik, Daniel J. Levinson et R. Nevitt Sanford – qui n’est pas disponible en français semble-t-il), qu’il avait été « chassé par Hitler » (argument assez faible, à vrai dire : on connaît beaucoup de massacrés qui massacrent eux-mêmes), mais surtout il avance un argument qu’on retrouve chez Frantz Fanon, dans le titre même de son ouvrage Peau noire masque blanc : « Je n’ai aucun préjugé contre les Noirs, sauf que rien, sinon leur couleur, ne les distingue des Blancs. » Qui se comprend comme une affirmation claire d’une profession de foi non raciste, mais qu’il faut bien sûr pousser un peu plus loin dans la logique comme l’affirmation que tous les individus de la société industrielle sont sujets aux mêmes écueils, et que le jazz n’a pas permis l’émancipation des Noirs, mais leur acculturation (toujours pas totale, au passage) dans la société blanche, les pliant ou voulant les plier aux mêmes soumissions. On pourrait décliner ce principe pour les femmes (comme le font de nombreuses féministes, ou autrices comme Virginie Despentes) : la société ne permet pas l’émancipation des femmes, elle met simplement en place, lentement, difficilement, un processus d’adaptation aux mêmes avilissements que celui des hommes. Égalité dans l’avilissement, voilà le programme de la société dirigée par la Valeur automate.

Dimanche 24 mars 2019

Theodor Adorno, Prismes (suite). Après les réflexions sur le jazz, viennent les réflexions sur Bach, puis l’éloge de Schönberg. « Celui qui ne comprend pas fait comme la haute intelligence de l’âne dont parlait Mahler : il projette son insuffisance sur la chose et la déclare incompréhensible. En effet, la musique de Schönberg réclame dès l’abord une participation active et concentrée ; une attention aiguë à la diversité des événements simultanés ; une renonciation aux béquilles habituelles d’une écoute qui sait toujours d’avance ce qui va se passer ; une perception intense de l’événement singulier, spécifique, et la capacité de saisir avec précision les éléments qui changent souvent à l’intérieur d’un champ infime, et leur histoire unique. La pureté et la ténacité avec lesquelles Schönberg s’abandonnait chaque fois à l’exigence objective le privèrent du succès ; le sérieux, la richesse, l’intégrité de sa musique suscitèrent le ressentiment. Plus elle donne aux auditeurs, moins elle est complaisante à leur égard. Elle demande à l’auditeur de participer spontanément au mouvement interne de la composition ; au lieu d’une contemplation pure et simple, elle sollicite en quelque sorte une attitude pratique. Par là Schönberg déçoit cruellement l’attente, qui subsiste en dépit de toutes les protestations idéalistes, d’une musique se laissant facilement écouter comme une série de stimuli sensoriels agréable. (…) Chez Schönberg, c’en est fini des bons sentiments. Il dénonce un conformisme qui s’empare de la musique comme réserve naturelle de l’infantilisme au sein d’une société qui sait depuis longtemps qu’elle n’est supportable que dans la mesure où elle accorde à ses prisonniers un quota de bonheur enfantin mesuré. Il pèche contre la division de la vie en travail et temps libre ; il réclame pour le temps libre une sorte de travail qui pourrait susciter le doute à l’égard du travail lui-même. Il s’engage passionnément pour une musique dont l’esprit n’aurait pas à rougir et qui par là même fait rougir l’esprit dominant. Sa musique veut s’émanciper à deux extrêmes : elle libère les pulsions menaçantes que la musique n’accueille généralement que filtrées et frelatées dans le sens de l’harmonie ; et elle tend à l’extrême l’énergie de l’esprit, principe d’un moi assez fort pour ne pas renier la pulsion. » (p.184-5) Une suspicion pointe : est-ce que cette déstabilisation de l’attente ne peut-elle pas devenir elle-même une habitude, et un moyen en quelque sorte de se reposer sur l’émotion suscitée par la surprise, de canaliser les pulsions qui par ailleurs existent aussi devant l’inertie de la musique de l’industrie culturelle ? Certaines personnes n’écoutent que de la musique dite « expérimentale », et c’est aussi un moyen de canaliser des puissances qui pourraient se manifester sur le plan politique.