Rencontre
Léopold Sédar Senghori
et Léon-Gontran
Damasii
avec qui il définit
la notion de « Négritude »
(valorisation de tous les
aspects des cultures noires, puis, plus largement, non-européennes :
africaines, créoles, océaniennes, etc.).
En
1935, adhère aux Jeunesses communistes. S’intéresse au
Surréalisme.
Entre
à l’Ecole Normale Supérieure, obtient un doctorat et devient
professeur de lettres en Martinique.
Fondateur en 1939 de la revue Tropiques.
Publie Cahier d’un retour au pays natal.
En
1945, il est élu maire de Fort-de-France, puis député (jusqu’en
2001).
Adhère
au Parti Communiste Français.
Ses
positions anticolonialistes s’accentuent avec les massacres
perpétués en Algérie, au Vietnam (bombardements français), à
Madagascar.
En
1950, il publie Discours sur le colonialisme,
texte qui oue un rôle
considérable dans la prise de conscience des acteurs politiques et
culturels de la décolonisation.
En
1956, après la révélation des crimes de Staline dans le rapport
Khrouchtchev, il démissionne du PCF et fonde le
Parti Progressiste
Martiniquais
(PPM).
Il
reste très engagé toute sa vie :
–
1975, il vote la loi dépénalisant l’avortement dite « loi
Veil » ;
–
2005, il refuse de recevoir le président Nicolas Sarkozy.
Il
meurt le 17 avril 2008 à
Fort-de-France.
*
Discours
sur le colonialisme
publié
en 1950 aux
éditions Réclame
puis
en 1955, dans une version revue et actualisée, aux éditions
Présence africaine (qui existent toujours :
http://www.presenceafricaine.com/).
C’est un « essai » (=ouvrage en prose qui développe librement une idée principale), et plus spécifiquement un pamphlet (=petit écrit en prose au ton polémique violent, le plus souvent d’une portée politique).
Les parties ne sont pas
numérotés, ou même clairement définies, dans toutes les éditions.
1.
Débute
sur le constat
d’une civilisation décadente, parce que bourgeoise =
vision communiste.
Noter
le vocabulaire
de la rhétorique marxiste (« prolétariat », « régime
bourgeois »…).
« L’Europe
est indéfendable » :
elle n’a pas d’excuse pour ne pas prendre en compte la question
du colonialisme, pour
ne pas accepter d’y voir un processus oppressif.
Or
l’Europe sait qu’elle ne devrait pas agir comme elle le fait dans
les pays colonisés : elle se ment.
Le
premier mensonge est le suivant : la
colonisation est civilisatrice. Non, la
colonisation n’est pas
synonyme de civilisation (« colonisation
et civilisation »).
La
colonisation ne sert
pas, contrairement à ce que prétendent
les colonialistes, à apporter le progrès de la civilisation, mais
bien
à
enrichir les pays colonisateurs : « étendre à l’échelle
mondiale la concurrence de ses économies antagonistes » (afin
de poursuivre son expansion économique).
Césaire
précise le
rôle négatif
de la religion chrétienne,
résumé par l’identification : « christianisme =
civilisation ; paganisme = sauvagerie », « d’où
ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences
colonialistes et racistes ».
Mais
ne nie pas l’intérêt
des rencontres des cultures :
« l’échange est ici l’oxygène » (mais
la
colonisation n’a pas « mis en contact » les
cultures, elle les a écrasées).
2.
« La
colonisation travaille à déciviliser
le colonisateur ».
Le
nazisme est, en Europe, l’équivalent de ce que les Européens ont
fait subir aux pays colonisés : « Et alors, un beau jour,
la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en
retour… » : « il faudrait révéler au chrétien
bourgeois qu’il porte en lui un Hitler » : ce bourgeois,
« ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, c’est le crime contre
l’homme blanc (…), d’avoir appliqué à l’Europe des procédés
colonialistes » qui ont déjà cours en Algérie, en Inde, en
Afrique.
Pour
prouver cette allégation, Césaire se
lance dans une minutieuse enquête historique : il cite
les propos racistes des intellectuels français du XIXe siècle, en
commençant par
Ernest Renan, La
Réforme intellectuelle et morale
(1850).
=
Césaire
s’attaque à la « philosophie idéaliste », typique de
l’Europe, à laquelle s’oppose le matérialisme dialectique
(philosophie
du courant communiste de l’époque).
Puis
il cite des « R.P. », des « Révérends Pères »,
c’est-à-dire des prêtres de l’Église catholique.
Nouvelle
idée : « une
nation qui colonise, (…) qui justifie la colonisation – donc la
force –, est déjà une civilisation malade ».
Il
passe en revue les propos racistes des responsables de l’armée
française de l’époque de la colonisation (XIXe-XXe siècles) :
colonel
de Montagnac, Saint-Arnaud (« On ravage, on brûle, on pille,
on détruit les maisons et les arbres. »
Puis
il cite de grands écrivains français : Pierre Loti (auteur de
nombreux romans).
Aimé
Césaire, lui, parle de « hideuses boucheries », ce qui
amène une nouvelle
idée maîtresse :
« la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même
le plus civilisé » : le colonisateur est déshumanisé au
moins autant que le colonisé : les actes de barbaries
avilissent ceux qui les commettent.
Puis
il parle des colonisés : « Mais parlons des colonisés. »
Reprend
les arguments des colonisateurs et les contredit.
« Sécurité ?
Culture ? Juridisme ? »
Les
travaux pour améliorer les conditions matérielles (routes, train…)
n’ont pas apporté le bonheur : ils ont non seulement coûté
la vie à des milliers de personnes, mais ils ont détruit les
ressources propres du pays.
« On
me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de
mystification. »
Il
ne faut pas imposer une vision extérieure, mais laisser d’autres
possibilités de « civilisation » et de « culture »
que celles que nous connaissons.
C’est
« l’impérialisme » qui a détruit ces civilisations.
Nouvelle
idée : la
colonisation a retardé le progrès de l’Afrique.
Une
des
preuves :
le Japon a pu se développer sans l’aide européenne.
3.
Critique
de la « barbarie américaine ».
Les
massacres à Madagascar.
Fustige
de nouveau l’hypocrisie bourgeoise. (« La règle, au
contraire, est de la muflerie bourgeoise. »)
Cite
Joseph de Maistre (1753-1821), écrivain royaliste
anti-révolutionnaire. Georges Vacher de Lapouge (1854-1936),
anthropologue eugéniste. Émile Faguet (1847-1916), homme de
lettres.
S’attarde
sur Jules Romains (1885-1972) : écrivain, membre de l’Académie
française, contemporain d’Aimé Césaire. Jules Romains est un
écrivain reconnu qui a tenu des propos racistes pour lesquels il n’a
jamais été vraiment
critiqué (à part par
Césaire).
4.
Résume
tous ceux qui sont racistes : « te seront ennemis… »
+
énumération.
Puis
liste commentée : historiens, prêtres, psychologues, etc.
S’arrête
sur Pierre
Gourou (1900-1999) : spécialiste de l’Indochine, contemporain
de Césaire.
Puis
à un prêtre, le R.P. Tempels (noter l’ironie de la répétition
systématique du titre).
Évoque
le colonialisme belge
(particulièrement
violent au Congoiii).
Puis
à Octave Mannoni (1899-1989), psychanalyste. Dénonce son hypocrisie
intellectuelle : il se réclame de l’existentialisme, alors
que cette philosophie (à la mode quand Césaire parle, grâce à
Jean-Paul
Sartre) dénonce le racisme, les oppressions, le colonialisme
(Sartre avait écrit la préface de l’Anthologie
de la poésie nègre et malgache de
Senghor, en 1948, sous le titre Orphée
noir,
disponible
en ligne ici).
Analyse
des propos d’Yves Florenne dans le quotidien Le
Monde.
Cite,
pour illustrer la précédence du « Mal » commis par les
Européens,
des sommités de la littérature : Charles Baudelaire (« C’est
du Baudelaire, et Hitler n’était pas né ! »),
puis
cite Isidore Ducasse, alias le comte de Lautréamont (1846-1870).
Lautréamont
est,
avec Rimbaud, une des références principales des Surréalistes (que
Césaire admire) :
selon
Césaire, Lautréamont (auteur des Chants
de Maldoror,
ouvrage inclassable où un personnage, Maldoror, multiplie les
cruautés et les horreurs en tous genres) n’invente rien : il
ne fait que regarder les
atrocités qui se commettent
autour de lui.
S’attaque
à Roger Caillois (1913-1978).
« Sa doctrine ? (…) Que l’Occident a inventé la
science. Que seul l’Occident sait penser. » « Il n’est
d’ethnographie que blanche. » (Césaire fait le parallèle
avec Gobineau, l’auteur d’un Essai
sur l’inégalité des races
paru
en
1853).
Nouvelle
idée :
l’Occident n’est
pas le garant de l’humanisme, au contraire, il le dévoie.
« jamais
l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus du mot,
n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un
humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme
à la mesure du monde. » (cette dernière formule rappelle la
phrase prêté
à Protagoras par Platon dans Théétète :
« L’Homme est la mesure de toute chose », formule
qui
sert de résumé à la pensée humaniste de la Renaissance).
5.
Après
avoir évoqué l’humanisme dévoyé par les bourgeois, Césaire
aborde la notion de « nation ».
« La
nation
est un phénomène bourgeois ».
Compare
le colonialisme à l’impérialisme romain
= longue dissertation :
l’impérialisme romain a sonné le glas de la civilisation romaine,
comme le colonialisme sonne le glas de la civilisation occidentale.
Dénonce
l’illusion de croire que l’Amérique (en fait, les États-Unis)
offre
une possibilité d’échapper à la décadence européenne. Le
racisme et le capitalisme américains favorisent la domination (« le
danger est immense »).
Idée
finale :
on n’échappe à l’oppression que par la révolution ! « le
salut de l’Europe (…) c’est l’affaire de la Révolution :
celle qui, à l’étroite tyrannie d’une bourgeoisie déshumanisée,
substituera, en attendant la société sans classes, la prépondérance
de la seule classe qui ait encore mission universelle (…) : le
prolétariat. »
*
Notes
pour l’oral
« Césaire
a-t-il raison ? » = pensez à l’état de l’Afrique
aujourd’hui : les pays sont-ils devenus riches et opulents ?
La
virulence
est
souvent
ad hominem
(=s’attaque à des personnes qu’il nomme). Pas
de langue de bois, et courage de s’attaquer à des sommités
reconnues par tous.
Appel
final
à une révolution prolétarienne.
L’écriture
d’Aimé Césaire est
poétique :
utilise
le sentiment autant que la raison, les procédés stylistiques autant
que la froide réflexion. = rhétorique virtuose.
*
Pour
aller plus loin (ouvertures)
Colonisation
de l’Algérie (en
1830 ; chute d’Abd el-Kader)
et
indépendance de l’Algérie (1962).
La
décolonisation
des
pays africains (1945-fin des années 80).
Contexte
du racisme (cf USA).
La
« françafrique ». La
décolonisation n’est pas encore finie : si les pays africains
ont des états indépendants, ils restent (r)attachés
aux pays colonisateurs par l’implantation des grandes entreprises
(Total, Bouygues…), l’exploitation de leurs richesses (les
matières premières), des systèmes financiers complexes et opaques
(le franc RFA, malgré
les
réformes).
Le
découpage des pays africains réalisé volontairement
« au couteau » empêche les peuples de se constituer en
« nations »-états
(ou en « peuples-états »).
S’ensuivent
des guerres, l’implantation
de
groupes terroristes qui profitent du désespoir, de la pauvreté, de
la frustration pour
proliférer.
Les campagnes de décolonisation dans les pays colonisateurs : débaptisation des noms de rue, déboulonnage de statues, etc. (France, Belgique, Canada, États-Unis aussi avec les Sécessionnistes).
*
iSi
Léopold Sédar Senghor (1906-2001), premier Africain à avoir été
élu Académicien, est reconnu comme un promoteur de
l’anticolonialisme, son action en tant que président du Sénégal
(1960-1980) soulève de nombreuses questions politiques et éthiques.
Certains l’accusent d’avoir favorisé le jeu des Européens en
Afrique plutôt que d’avoir combattu
iiLéon-Gontran
Dams, né à Cayenne en 1912 et mort à Washington en 1978, est un
poète, écrivain et homme politique français. Figure
incontournable de la Négritude.
iiiNoter,
au passage, la polémique récente autour de Tintin au Congo.
Bertold Brecht, Maître
Puntila et son valet Matti
(1950) – Tableau 11, Puntila, Matti, Laïna
Matti : Bonjour,
monsieur Puntila, comment va le mal de tête ?
Puntila :
Ah, voilà le salopard.
Qu’est-ce que j’entends à ton sujet, qu’est-ce que tu as
encore manigancé dans mon dos ? Est-ce que je ne t’ai pas
prévenu hier encore que je te flanquerais dehors et que je ne
t’établirais pas de certificat ?
Matti :
Oui, monsieur Puntila.
Puntila :
Ferme ta gueule, j’en ai marre de tes insolences et de tes
réponses. Mes amis m’ont éclairé sur ton compte. Combien as-tu
touché de Surkkala ?
Matti :
Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur Puntilla.
Puntila :
Quoi, maintenant tu prétends nier que tu es de mèche avec Surkala ?
Tu es un Rouge toi-même, tu as su m’empêcher de le balancer à la
date voulue.
Matti :
Permettez, Monsieur Puntila, je n’ai fait qu’exécuter vos
ordres.
Puntila :
tu aurais dû voir que les ordres n’avaient ni rime ni raison.
Matti :
Permettez, les ordres ne se laissent pas distinguer si facilement que
vous le voudriez. Si je n’exécute que les ordres qui riment à
quelque chose, vous me donnerez mon congé, parce que je suis
paresseux et que je ne fais absolument rien.
Puntila :
N’essaie pas de m’entortiller, criminel, tu sais très bien que
je ne veux pas de pareils éléments au domaine où ils font de la
provocation, jusqu’à ce que mes gens n’aillent plus au marais
sans œuf au petit déjeuner, espèce de bolchevik. Chez moi ce sont
les vapeurs de l’alcool qui m’ont empêché de le congédier en
temps voulu, il faut maintenant que je lui paie trois mois de salaire
pour m’en débarrasser, mais chez toi c’était un calcul. (Laïna
et Fina apportent sans arrêt des bouteilles.)
Mais cette fois c’est du sérieux, Laïna. Vous voyez par là que
je ne me contente pas d’une promesse, mais que je détruis
réellement tout l’alcool. Je ne suis jamais allé aussi loin les
fois précédentes, malheureusement, et c’est pourquoi j’ai
toujours eu de l’alcool à portée de la main dans mes moments de
faiblesse. Tout le mal venait de là. J’ai lu une fois que le
premier pas vers la tempérance, c’est de ne pas acheter d’alcool.
C’est bien trop peu connu. Mais quand il est là, il est nécessaire
qu’à tout le moins on le détruise. (A
Matti:)
Mon intention est que tu voies ça de tes yeux, toi spécialement, ça
te fera peur plus que n’importe quoi d’autre.
Matti :
Oui, Monsieur Puntila. Est-ce que je dois casser les bouteilles dans
la cour à votre place ?
Puntila :
Non, je ferai ça moi-même, escroc, ça pourrait te convenir ce beau
schnaps (il lève
une bouteille et l’examine)
en te l’envoyant dans le gosier !
Laïna :
Ne regardez pas la bouteille si longtemps, jetez-la par la fenêtre,
monsieur Puntila !
Puntila :
Très juste. (Froidement,
à Matti:)
Tu ne me feras plus revenir à la boisson, salopard. Tu n’es
content que si les gens se vautrent autour de toi comme des cochons.
Un véritable amour pour ton travail, pas question, tu ne remuerais
pas le petit doigt si tu ne devais pas crever de faim après, espèce
de parasite ! Quoi, te coller à moi et m’arriver toutes les
nuits avec des histoires malpropres, et me conduire à offenser mes
invités, parce que tu n’as de plaisir qu’à tout entraîner dans
la boue d’où tu sors ! Tu es un cas pour la police, tu m’as
avoué pourquoi on t’a renvoyé de partout, je t’ai moi-même
surpris en train de faire de l’agitation auprès des femmes de
Kurgela, tu es un élément subversif (Distraitement
il commence avec la bouteille à se remplir un verre que Matti lui a
apporté avec empressement.)
Tu as de la haine contre moi et tu voudrais que je sois possédé à
chaque coup avec ton « Oui, monsieur Puntila ».
Laïna :
Monsieur Puntila !
Puntila :
Laisse donc, ne t’en fais pas, je le goûte seulement pour voir si
le marchand ne s’est pas foutu de moi et parce que je célèbre ma
résolution inébranlable. (A
Matti:)
Mais je t’ai percé à jour au premier coup d’oeil et je t’ai
observé en attendant que tu te trahisses, c’est pour ça que je
buvais avec toi sans que tu te doutes de rien. (Il
continue de boire.)
Tu pensais que tu pourrais me faire mener une vie de bâton de chaise
et te payer du bon temps à mes frais, que je resterais en ta
compagnie, à boire sans arrêt, mais c’est là que tu te trompes,
mes
amis m’ont éclairé sur ton compte, je leur en dois de la
reconnaissance, ce verre, je le bois à leur santé ! Je frémis
quand je repense à cette vie, les trois jours à l’Hôtel du Parc
et la balade à la recherche d’alcool légal et les femmes de
Kurgela, quelle vie c’était, sans queue ni tête, et quand je
pense à la vachèreau soleil levant, elle voulait profiter de ce que
j’avais un coup dans le nez et de ce qu’elle avait de beaux
nichons, je crois qu’elle s’appelle Lisou. Toi, mon gaillard,
naturellement tu en étais toujours, tu dois le reconnaître, c’était
le bon temps, mais je ne te donnerai pas ma fille, salopard, mais tu
n’es pas un salaud, je le reconnais.
Laïna :
Monsieur Puntilla, voilà que vous recommencez à boire !
Puntilla :
Moi, je bois ? Tu appelles ça boire ? Une bouteille ou
deux ? (Il
attrape la deuxième bouteille.)
Détruis celles-là (il
donne à Laïna la bouteille vide),
casse-la, je ne veux plus la voir, je te l’ai pourtant dit. Et ne
me fais pas des yeux comme Notre Seigneur à Pierre, je ne supporte
pas qu’on me cherche des chicanes mesquines autour d’un mot. (À
Matti:)
Le gaillard m’entraîne vers les bas-fonds, mais vous, vous
voudriez que je moisisse ici et que je m’embête à m’en brouter
les doigts de pied. Quelle vie est-ce que je mène ici ?Engueuler
les gens du matin au soir et calculer le fourrage pour les vaches !
Alles-vous-en, misérables nabots ! (Laïna
et Fina sortent en secouant la tête. Puntila les suit du regard:)
Mesquines. Sans imagination. (Aux
enfants de Surkkala:)
Volez, pillez, devenez des Rouges, mais ne devenez pas des nabots,
c’est ce que vous conseille Puntila. (À
Surkkala:)
Excuse-moi si j’interviens dans l’éducation de tes enfants. (À
Matti:)
Ouvre la bouteille !
Matti :
J’espère que le punch est à point et pas une fois de plus poivré
comme l’autre jour. Avec Uskala il faut être prudent, Monsieur
Puntila.
Puntila :
Je sais et je fais toujours régner la prudence. Pour commencer je
bois toujours rien qu’une toute petite gorgée, pour pouvoir
cracher si je remarque quelque chose, sans cette précaution
habituelle j’avalerais les pires saloperies. Au nom du ciel,
prends-toi une bouteille, Matti, j’ai l’intention de célébrer
les résolutions que j’ai prises parce qu’elles sont
inébranlables, ce qui est toujours une calamité. À ta santé
Surkkala !
The sixth of january, 2017, three years ago, the Minesweeper boat set in fire on deptford creek, London.
She was utterly in
wood. To not be caught and blommed up by a mine.
No electricity, no
running water, but oil engine & raintank with filters.
And woodburners to
warm us up.
One month later the
blaze, when I met the chalk guy who was too high to not forgot
burning wood in a wood boat, he told me with his italian accent :
« Basically [Italians people always begin with
« praticamente »], it’s a good thing for them :
now they have to move & to do things. » He was talking
about the crew.
We were in a squatted bank on Deptford street, on the corner with the square where was settled the Public Library, very close to the swimmingpool where I used to take my daily bath, not far from the Albany center where I used to spend my wintertimes, warmly, writting and working on the layers of the next screenprinting book… We were high. Him much more than me. Acide. Cocaine. Heroin. Everything. Between the former strong room and the hall where hard speed punk electronic music wailed like it has to be at the doomday, few hours before – in the morning bells – police will besiege the happy-go-lucky people inside.
Ten years of
creation & freelife gone down in ashes.
(La question des représentations dans l’essai King Kong Théorie de Virginie Despentes)
Writing herself in the world – Nanterres – colloque international
C’est
avec King
Kong Théorie
(2006) que Virginie Despentes aborde de front les problématiques de
l’autobiographie. La portée autobiographique de cet essai est
revendiquée par son auteure à plusieurs endroits du livre. Nous
trouvons, de manière assez classique et régulière, le récit
qu’‘‘une personne réelle fait de sa propre existence’’ qui
définit selon Lejeune le genre autobiographiquei.
Virginie Despentes propose un véritable ‘‘pacte
autobiographique’’ en élevant son cas particulier à une portée
générale : ‘‘J’écris de chez les moches, pour les moches,
les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les
imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du
grand marché à la bonne meuf.’’ii
La tonalité existentialiste de la déclaration qui arrive un peu
plus loin : « Je n’échangerais ma place contre aucune
autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire
plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire »
inscrit cette œuvre dans la lignée de l’essai féministe
autobiographique dont Simone de Beauvoir est sans doute la plus
populaire des représentantes. La parenthèse, au cours du livre, sur
Violette Leduc, qui était la protégée de Beauvoir, vient confirmer
cette filiation. Nous avons donc affaire à un ‘‘essai
autobiographique’’ qui ne se définit pas en tant que sous-genre,
mais plutôt comme une posture : c’est cette posture que nous
voulons interroger, afin de comprendre la portée du geste
littéraire, qui est aussi un geste politique, de Virginie
Despentes : comment l’usage du matériau autobiographique permet
la construction d’un discours politique ? c’est cela que nous
nous proposons ici de clarifier.
Cette
étude sera menée en trois temps. D’abord par l’investigation de ce
que nous appellerons le « lieu d’où l’on parle »,
c’est-à-dire l’agencement dans lequel s’inscrit l’essai, qui est
aussi une interrogation sur sa crédibilité. Ensuite, par l’analyse
du ‘‘pacte’’ de lecture, de son fonctionnement, selon les
principes de l’autobiographie, mais aussi selon les processus de la
confidence et de l’interaction par l’empathie. Ce qui nous
permettra enfin de comprendre la portée politique de l’essai de
Virginie Despentes, à travers la question des minorités, de
l’économie et du renversement de l’ordre des représentations.
Quelle
est la situation
de
l’essai King
Kong Théorie ?
Paru en 2006, il a d’abord été présenté – ou plutôt vendu –
par l’éditeur, Grasset, comme un ‘‘manifeste pour un nouveau
féminisme’’iii.
Ce territoire féministe, les exergues en début de chaque partie, et
la plupart des références du livre, le délimitent d’une manière
claire. Sans analyser ici l’influence de chacune des femmes citées,
nous trouvons en exergue Virginia Woolf (exergue de la partie ‘‘Je
t’encule ou tu m’encules ?’’ et de la dernière intitulée
‘‘Salut les filles’’) ; Angela Davis (‘‘Impossible
de violer cette femme pleine de vices’’) ; Gail Pheterson
(‘‘Coucher avec l’ennemi’’) ; Annie Sprinkle (en exergue
de la partie consacrée à la pornographie, ‘‘Porno sorcières’’)
et Simone de Beauvoir (‘‘King Kong girl’’ : c’est la
plus longue des exergues, tirée du Deuxième
sexe).
Nous trouvons également, au fil du texte, un certain nombre de
références comme Joan Rivière (‘‘psychanalyste du début du
XXe siècle’’, auteure en 1927 de La
Féminité comme mascarade)
et la sulfureuse Camilla Paglia. Mais, en tant que toutes ces
références sont également des autorités, elles apportent une
crédibilité aux propos de Despentes. Elles font de la romancière
(de la tisseuse de récits, l’auteur de Baise-moi
et des Chiennes
savantes)
une essayiste et, finalement, par son engagement sur la place de la
femme dans la société, une ‘‘intellectuelle’’.
Pourtant
ce n’est pas cet aspect-là qu’elle cherche à mettre en avant :
Despentes ne veut pas apparaître comme une ‘‘théoricienne’’,
mais bien comme une ‘‘écrivaine’’ dont la vie et l’œuvre
sont inséparables : nous pouvons dire qu’elle cherche une
certaine sincérité.
Elle insiste ainsi sur l’importance de l’influence des rencontres
personnelles et des circonstances particulières : il n’y a pas
chez Despentes de différence entre l’expérience de
l’être-au-monde et une ‘‘pensée’’ politique (qui serait
plutôt, d’ailleurs, ‘‘un penser’’). C’est ce que viennent
prouver les références à d’anciennes actrices X, convoquées aux
côtés des sommités intellectuelles que nous avons déjà relevées.
Despentes leur dédie même son essai : Raffaëlla Anderson (qui
a notamment joué dans Baise-moi),
Coralie Trinh Thi (qui a co-réalisé Baise-moi),
et la défunte Karen Bach (dont le parcours tragique présente
d’assez nombreuses similitudes pour qu’il nous soit permis de
supposer qu’elle a fortement inspiré le personnage de ‘‘Vodka
Satana’’ dans Vernon
Subutex).
Mais
c’est Camille Paglia surtout qui s’impose comme une figure tutélaire
pour Despentes. Comme le remarque (pour le lui reprocher) Marcela
Iacub, Virginie Despentes s’inscrit aussi dans une autre lignée que
celle du féminisme français, celui d’un certain
féminisme américainiv.
Sa rencontre en deux temps avec Camilla Paglia est décisive. D’abord
par la lecture d’un entretien :
Enfin,
en 1990, je monte à Paris voir un concert de Limbomaniacs, TGV, je
lis Spin.
Une certaine Camille Paglia y écrit un article qui m’interpelle (…)
au sujet du viol. J’ai oublié ses termes exacts. Mais, en
substance : »C’est un risque inévitable, c’est un risque que
les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles
veulent sortir de chez elles et circuler librement. Si ça t’arrive,
remets-toi debout, dust
yourself
et passe à autre chose. Et si ça te fait trop peur, il faut rester
chez maman et t’occuper de faire ta manucure ». (…) Depuis plus
rien n’a jamais été cloisonné, verrouillé, comme avant. (…)
Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes
américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à
prendre, inhérent à notre condition de filles. (…) Elle était la
première à sortir le viol du cauchemar absolu, du non-dit, de ce
qui ne doit surtout jamais arriver. Elle en faisait une circonstance
politique, quelque chose qu’on devait apprendre à encaisser.v
Ensuite
par une rencontre en chair et en os : ‘’Été 2005,
Philadelphie, je suis en face de Camille Paglia, on fait une
interview pour un documentaire. Je hoche la tête avec enthousiasme
en écoutant ce qu’elle dit.’’vi
La violence des propos de Paglia répond à la violence de ce qu’a
subi Despentes et à la violence que la société fait subir aux
femmes. Par une comparaison avec une autre expérience traumatisante,
qui est le moment d’une autre anecdote autobiographique, un constat
est établi : sur des sujets qui touchent indifféremment les
deux sexes (comme l’internement psychiatrique), les livres sont
disponibles, mais sur le viol, non : ‘‘aucune femme après
être passée par le viol n’avait eu recours aux mots pour en faire
un sujet de roman. Rien, ni qui guide, ni qui accompagne.’’vii
L’anecdote autobiographique est toujours le moteur d’une réflexion
sociétale.
Mais
c’est donc aussi une autobiographie intellectuelle que réalise
Despentes avec King
Kong Théorie :
découverte de la littérature au moment de l’internement (Le
Pavillon des enfants fous, Vol au-dessus d’un nid de coucou,
Quand
j’avais cinq ans je m’ai tué),
découverte du féminisme américain grâce à un magazine à
l’époque underground : Spin.
La précision n’est pas anodine : c’est la culture dite
« populaire » qui est mise en avant, une certaine
culture
populaire qui est, sinon une contre-culture,
au moins une culture underground,
c’est-à-dire qui échappe aux principaux schémas représentationnels
des forces dominantes de la société, notamment dans au début des
années 90. C’est une manière aussi, avec ces références
personnelles, de dresser un tableau des circonstances
socio-culturelles d’une époque et d’en esquisser l’évolution. On
a ici ce qu’on pourrait appeler un autoportrait
culturel.
Les références sélectionnées renvoient à des goûts personnels,
mais sont aussi partagées par l’ensemble d’une génération, et plus
précisément par les lecteurs et les lectrices auxquels l’écrivaine
s’adresse : Spin,
la musique punk-rock, certaines manières d’agir dans l’espace urbain
formalisé et protocolarisé (le stop, le vol, la fraude en ne pas
payant pas le train et en accumulant les amendes). Ce sont des
données sociales historiques rarement mises en avant par les études,
notamment parce qu’elles sont difficilement observables et
quantifiables : nous touchons ici à ces ‘‘ruses’’, ces
‘‘détournements », ces ‘‘braconnages’’ auxquels
Michel de Certeau a dédié un livre fondamentalviii.
Ce tableau
historique
est complété par d’autres acquis sociaux plus ou moins assurés :
le compte en banque, la pilule, l’avortement, etc. Et enfin par des
repères technologiques, qui, comme nous le montre Despentes,
construisent aussi l’individu
social :
le minitel, le TGV, la presse underground, c’est-à-dire la
communication.
Cette inscription historique est renforcée par les indications
chronologiques nombreuses et précises : l’année est indiquée
en début de chaque anecdote (‘Juillet 86, j’ai 17 ans’’ ;
‘’Je suis née en 69, pilule, masturbation, compte en banque,
etc.’’ix).
Les données chronologiques posent un décor politique précis,
inscrit dans un contexte socio-historique et politique tout aussi
précis, au-delà de la simple donnée autobiographique. La
construction narrative du moi
(de l’identité) s’inscrit dans cet agencement socio-politique qui
produit le livre.
Le
matériau autobiographique ne se présente pas sous la forme du
récit, mais morcelé en différentes anecdotes. Quel est alors le
pacte de lecture ? Il n’y a pas construction d’une narration
suivie, mais usage de références personnelles pour élaborer une
réflexion de portée générale. Nous sommes dans la confidence.
Ce
n’est plus à un large public qu’elle s’adresse, c’est encore moins à
une instance transcendante, c’est à une minorité
par rapport à une majoritaire oppressante. Ce n’est pas dans la
culpabilité, mais dans l’affirmation de sa faiblesse que Despentes
s’offre à l’autre (la référence à Antonin Artaud, a priori
négative, est en fait assez ambivalente : l’écrivain est le
parangon du malade qui veut faire accepter sa différence). Comme
l’indique Alexis Ferrand : la confidence est ‘‘une manière
de sceller une relation, d’obliger le partenaire.’’x
Nous sommes dans dans le lien direct, dans le lien social, dans le
lien politique.
Et c’est cette confidence qui scelle le pacte de lecture.
Elle implique l’empathie, et selon le titre de l’ouvrage collectif
publié par Catherine Kerbiat-Orrechoni et Véronique Traverso :
un ‘‘dévoilement de soi dans l’interaction’’. Gilles Lugrin
et Stéphanie Pahud écrivent notamment :
La nature performative de la confidence,
imposée au lecteur, est ainsi dédouanée par le dévoilement
qu’elle suppose. Mais dès lors qu’il accepte cette place
d’interlocuteur privilégié, le lecteur doit prêter une oreille
bienveillante à son interlocuteur, il doit faire preuve
d’empathie et d’un certain égard à l’attention de celui qui se
dévoile dans son intimité. La confidence se présente dans ce cas à
la fois comme une stratégie de captation et une stratégie visant à
rechercher l’empathie et la sympathie du lecteur.xi
Il
y a un va-et-vient incessant entre le récit à la première personne
et la réflexion générale qui ménage des effets d’intimité (le
discours politique est compris dans l’espace de l’intériorité) et
des retours émotionnels efficaces. Comme dans un discours poétique
(qu’on pense à Aimé Césaire par exemple), il y a un jeu rhétorique
savant fondé sur un rythme qui alterne l’argumentation
intellectuelle et la captatio
benevolentiae
émotionnelle, voire sentimentale.
Tout
au long de l’essai, nous avons la confidence répétée d’un manque
de confiance en soi, d’une faiblesse irréductible, qui permet
l’identification du lecteur avec l’auteure :
Les héroïnes contemporaines aiment les
hommes, les rencontrent facilement, couchent avec eux en deux
chapitres, elles jouissent en quatre lignes et elles aiment toutes le
sexe. La figure de la looseuse de la féminité m’est plus que
sympathique, elle m’est essentielle. Exactement comme la figure du
looser social, économique ou politique. Je préfère ceux qui n’y
arrivent pas pour la bonne et simple raison que je n’y arrive pas
très bien, moi-même.xii
Ce
qui est marquant ici c’est que le contre-modèle invoqué est un
modèle fictionnel. C’est à partir d’une fiction que Virginie
Despentes se jauge. C’est l’image de la femme, c’est sa
représentation.
Cette ‘‘représentation’’ est une construction politique,
dans le sens où elle est une production collective sociale (rapports
des individus entre eux), économique (financement de la production
et sources de ce financement – c’est-à-dire choix en l’occurrence
éditoriaux validant la légitimité idéologique de l’œuvre) et
industrielle (la matérialité de l’image informe le message, comme
l’ont démontré, entre autres, Marshall McLuhan et Régis Debray).
Le modèle littéraire sert ici d’aune dans l’ordre des
représentations. Nous passons de la fiction narrative, de la
littérature, ‘‘à son double’’ : la vie réelle. En
s’attaquant au modèle fictionnel, Despentes s’attaque à la
représentation imposée par la société.
C’est
ainsi que les deux chapitres centraux s’appuient sur une expérience
personnelle traumatisante. Dans le chapitre 3, nous trouvons le récit
du viol ; dans le chapitre 4, celui de la prostitution.
Certainement la troisième partie consacrée au viol est la plus
chargée émotionnellement. Or toute la structure du chapitre met en
avant ce processus de rythme qui assimile l’histoire personnelle à
des données socio-politiques. Il commence ainsi par le récit des
circonstances : ‘‘Juillet 86, j’ai 17 ans. On est deux
filles, en mini-jupe, je porte des collants…’’. Une date
précise, un âge (qui peut faire penser au vers de Rimbaud, devenu
proverbial : ‘‘On n’est pas sérieux quand on a 17 ans’’),
la description précise des vêtements (motifs des collants, couleur
des chaussures). Les phrases d’abord simples et courtes s’allongent.
Mais le récit reste assez froid, se veut ironique, devient grinçant
(‘‘J’imagine que, depuis, aucun de ces trois types ne s’identifie
comme violeur. Car ce qu’ils ont fait, eux, c’est autre chose. À
trois avec un fusil contre deux filles qu’ils ont cognées jusqu’à
les faire saigner : pas du viol. La preuve : si vraiment on
avait tenu à ne pas se faire violer, on aurait préféré mourir, ou
on aurait réussi à les tuer.’’xiii).
Mais l’émotion surgit soudain, par empathie, par interaction, par le
lien personnel quand c’est une amie qui se fait violer à Lyon :
‘‘Ça m’a plus révoltée que quand ça nous était arrivé
directement.’’xiv
Ce témoignage direct (ce qui lui est arrivé personnellement), puis
indirect (ce qui est arrivé à son amie) donne lieu à un ensemble
de réflexions sociales, culturelles et politiques : la place du
viol dans la culture, la prise de parole, la représentation de la
femme violée, la prise de position d’un certain féminisme
représenté par Camille Paglia, la représentation de la vengeance
au cinéma, la soumission de la femme par rapport à l’homme, et
enfin le fantasme sexuel du viol. On s’éloigne donc de l’émotivité
pour considérer des problématiques générales, mais à partir d’un
terreau émotionnel qui nous a préparé à les accueillir. C’est
avec le fantasme commun du viol (‘‘Nous ne sommes pas toutes les
mêmes, mais je ne suis pas la seule dans mon cas. Ces fantasmes de
viol, d’être prise de force, dans des conditions plus ou moins
brutales, que je décline tout au long de ma vie masturbatoire, ne me
viennent pas out
of blue.’’xv)
que nous revenons à l’émotivité de l’anecdote, c’est-à-dire par
l’intériorisation commune de représentations sociales externes, et
de la manière la plus intime qu’il soit possible : dans le
désir sexuel. Le fossé entre l’abstraction du fantasme sexuel du
viol et la réalité de la violence profonde de l’acte achève de
bouleverser le lecteur (qui est ici plus volontiers une lectrice) :
‘‘Quand le garçon se retourne et déclare »fini de rire » en me
collant la première beigne, ça n’est pas la pénétration qui me
terrorise, mais l’idée qu’ils vont nous tuer.’’xvi
Nous ne sommes plus dans l’ordre de l’imaginaire et du désir, mais
bien dans une situation extrême de survie.
Le
pacte de lecture se lie (se fixe) sur cette sincérité, sur cette
ressemblance/dissemblance qui permet l’empathie et l’identification.
Entre la réflexion et l’émotivité. Nous retrouvons les mêmes
procédés pour le chapitre suivant sur la prostitution (‘‘Coucher
avec l’ennemi’’ : cet ennemi étant l’homme). Si
le chapitre commence, avec raillerie, à parler des absurdités
législatives (‘‘Dormir dehors à quarante ans n’est interdit par
aucune législation. La clochardisation est une dégradation
tolérable’’xvii,
alors que travailler en se prostituant l’est), le récit devient
rapidement autobiographique et très intime : ‘‘Je l’ai dit
publiquement à plusieurs reprises, dans des interviews, je me suis
prostituée, de façon occasionnelle, pendant deux ans environ.
Depuis que j’ai commencé l’écriture de ce livre, je bute toujours
sur ce chapitre. Je ne m’y attendais pas. C’est plusieurs réticences
mixées. Raconter mon expérience. C’est difficile.’’xviii
Nous retrouvons cette vulnérabilité qui rend la « star »
qu’est devenue Despentes très humaine. On retrouve la précision
chronologique, on retrouve les détails matériels communs à tous :
‘‘En 91, l’idée de me prostituer m’est venue par le minitel’’,
etc. Une nouvelle fois Despentes se livre (sur les
réactions à Baise-moixix,
sur sa célébrité naissantexx),
puis nous revenons aux réflexions intellectuelles avec l’importance
des lectures d’auteures américaines pro-sexexxi
qui aboutit à des analyses critiques globales.
Il
faut noter l’attitude de prise à contre-pied de ces confidences.
Despentes propose une autre vision de la femme violée et prostituée
en se déclarant publiquement qu’elle a elle-même été violée et
prostituée. Elle réfute l’idée d’une victimisation de la femme et
ses conséquences. Elle prévient même la remarque du déni qu’on
fait communément aux ‘‘victimes’’ qui refuseraient d’être
vues comme telles, en admettant qu’elle-même a été pendant
plusieurs années dans le déni. En fait, elle a été dans le déni
jusqu’à ce qu’elle trouve un moyen de penser l’expérience vécue
autrement que comme une ‘‘faute’’. Elle refuse le
‘‘classement’’ et la ‘‘déclassification’’. Il n’est
plus question de la ‘‘valeur abstraite’’ d’un livre, d’un
bien, mais, si on veut, de sa ‘‘valeur d’usage’’. Il ne
s’agit pas de savoir par exemple si les théories de Paglia sont
justes ou erronées, mais si elles ont servi. Pour reprendre
l’expression très connue de Deleuze, Despentes réclame et propose à
son tour une ‘‘boîte à outils’’ : elle cherche des
concepts opératoires.
Le
matériau autobiographique est donc surtout d’un usage politique
qu’on peut ici observer selon trois grands angles : la question
de la minorité, la question économique, et la question des
représentations.
Le
début de l’essai – l’incipit – est déjà devenu célèbre.
‘‘J’écris
de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses,
les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques,
les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf.’’xxii
La formule « écrire pour » évoque irrésistiblement
Deleuze : écrire, c’est écrire pour (‘‘à la palce de’’)
les minorités. ‘‘Minorité’’ ne signifie pas nécessairement
‘‘moins nombreux’’, mais articulé avec une ‘‘majorité’’,
la notion évoque l’oppression d’un pouvoir. Si c’est contre les
représentations de l’ordre social et l’ordre des représentations
(une hiérarchie) que s’indigne Despentes, cet ordre des
représentations a des retombées concrètes qui n’aboutissent pas de
temps en temps
à une oppression physique, mais qui aboutissent tout
le temps
à l’oppression physique. Même si le discours s’appuie sur la cause
féminine, ce
n’est pas seulement sur l’image et la place de la femme dans la
société que Virginie Despentes veut insister, mais bien sur celles
de toutes les minorités. Le pouvoir serait cet étalon masculin,
blanc, hétérosexuel qui cherche à maintenir son autocratie par
tous les moyens. On peut relever la dénonciation d’un imaginaire
colonialiste, voire raciste, dès le début de l’essai où nous
rencontrons les expressions ‘‘la femme blanche’’xxiii
et ‘‘l’homme blanc’’xxiv.
La
minorité écrasée par la majorité implique une attitude
conflictuelle : nous sommes dans une guérilla.
Mais
surtout cette minorité constitue la véritable majorité. Déjà
parce que les femmes sont (dit-on) plus nombreuses, mais surtout
parce que la majorité n’est que l’abstraction des minorités
réunies. Ce sont les aspérités polies, – ragréées. C’est ce
qu’affirme Virginie Despentes dès la fin de la première partie (qui
sert en fait d’introduction) :
Parce
que l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien
mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, (…),
à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose,
de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien
qu’elle n’existe pas.xxv
‘‘L’idéal
dela femme blanche’’ est une abstraction, une représentation
idéale, et c’est cet idéal qu’il faut combattre.
Les minorités sont minoritaires parce qu’elles ne peuvent, par
définition, se regrouper. Dans la minorité, nous serons même
toujours des exceptions, et des ‘‘exclues’’. Dans la minorité
féminine, nous sommes
‘‘les exclues du grand marché à la bonne meuf.’’
Nécessairement ‘‘exclues’’, nécessairement minoritaires,
nécessairement confrontées à des lois et des mœurs d’échange
auxquelles nous cherchons à échapper.
Car
ce qui peut sembler être une image n’en est pas une : il y a
bien commerce de la femme dans la société phallocrate. Les
mécanismes de l’échange des filles et des sœurs ont été
longuement étudiés par les anthropologues dans différentes
sociétés (nous pensons notamment, bien sûr, à Marcel Maussxxvi
et à Claude Levi-Straussxxvii).
Comme il y a un commerce de l’ouvrier et du migrant. Comme il y a eu
un commerce de l’esclave. Nous passons de l’échange de la femme, de
l’échange de l’esclave, à l’échange de valeurs abstraites
soumettant des producteurs réels, ce qui crée une pauvreté au sein
même des sociétés les plus riches. La question de la minorité est
donc étroitement liée à la question économique, et c’est encore
par la confidence autobiographique que Despentes découvre et aborde
le problème économique, quand elle nous dit :
C’est
en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j’ai parlé
hier et que je recommence aujourd’hui. Quand j’étais au RMI, je ne
ressentais aucune honte d’être une exclue, juste de la colère.
C’est la même en tant que femme : je ne ressens pas la moindre
honte de ne pas être une super bonne meuf.xxviii
Minorité
féminine, minorité sans voix des pauvres. Il y a même une
assimilation constante entre économie et place de la femme. Les
privilèges, qui se manifestent essentiellement sous la forme d’abord
économique, sont l’apanage de l’homme. Ainsi, s’il y a eu
indéniablement une ‘‘révolution féministe’’, celle-ci n’a
pas eu d’impact économique : ‘‘la révolution féministe
des 70’s n’a donné lieu à aucune réorganisation concernant la
garde des enfants. La gestion de l’espace domestique non plus.
Travaux bénévoles, donc féminins. On est restées dans le même
état d’artisanat. Politiquement autant qu’économiquement, nous
n’avons pas occupé l’espace public, nous nous ne nous le sommes pas
approprié.’’xxix
Révolution incomplète et donc toujours actuelle. Et c’est en
s’attaquant également à l’économie qu’il pourrait y avoir une
émancipation complète de la femme : ‘‘Délaisser le
terrain politique comme nous l’avons fait marque nos propres
réticences à l’émancipation. Il est vrai que pour se battre et
réussir en politique, il faut être prête à sacrifier sa
féminité’’xxx .
Mais cette soumission économique n’est pas le seul problème de la
femme, elle est le problème de toutes les minorités : ‘‘Il
n’y a pas d’attitude correcte, on a forcément commis une erreur dans
nos choix, on est tenues pour responsable d’une faillite qui est en
réalité collective, et mixte. Les armes contre notre genre sont
spécifiques, mais la méthode s’applique aux hommes. Un
bon consommateur est un consommateur insécure.’’xxxi
Ce n’est plus une question de sexe, mais une question économique.
Cette dimension prendra une valeur essentielle dans les Vernon
Subutex.
C’est,
en somme, à la construction des représentations sociales que
s’attaque Despentes. Celle bien sûr de la féminité et celle de la
masculinité (avec un point de vue assez original que nous ne
développerons pas ici et qui fait de l’homme la victime aussi du
système phallocrate, comme le colonisateur est déshumanisé par le
système colonial chez Césairexxxii),
mais aussi, d’une manière plus fondamentale, à la question
culturelle. Despentes, en effet, traite sur un même plan
hiérarchique la culture savante et la culture populaire. L’essai se
veut accessible, il se veut d’une facture brute, comme le sont ses
romans : anglicismes, jargon, verlan, langage oral, familier,
grossièretés à la limite parfois de l’incorrection. Le titre
résume cette démarche. Il a quelque chose de comique et de violent.
Le terme ‘‘théorie’’ est connoté scientifiquement et
philosophiquement, mais la syntaxe est anglaise. De plus, il
ressemble à une série en vogue à la même époque, Bing
Bang Theory.
Cette prégnance de la culture populaire est évidente avec le
personnage choisi. Mais le décalage n’est pas gratuit : il faut
noter qu’elle s’approprie un personnage qui aurait tendance davantage
à renvoyer à la masculinité pour parler de la féminité. Il y a
‘‘déclassement’’ (dans une acceptation très bataillienne du
terme) et, comme nous l’avons montré, renversement.
Ce
n’est pas seulement dans l’écriture qu’on relève ce renversement.
Alors que nous pourrions facilement identifier une structure et un
plan dans l’essai (introduction, chapitres, conclusion), Virginie
Despentes semble vouloir brouiller tout ce qui pourrait évoquer un
schéma traditionnel. Cela rajoute à son accessibilité et à un
décloisonnement. De même, alors qu’une bibliographie savante vient
à la fois accréditer le propos,
légitimer le savoir, compléter les compétences (la crédibilité
se construit sur la double orientation expérience/savoir théorique :
je parle de ce que je sais, je sais de quoi je parle), tout est fait
dans le corps du texte pour être proche de celles et ceux à qui
Despentes cherche à s’adresser. Ainsi, il y a une absence
systématique de hiérarchisation entre une culture dite noble et une
culture populaire. Dire
qu’il existe une culture ‘‘populaire’’ du reste vient
renforcer l’idée qu’il existe une culture ‘‘noble’’.
Despentes ne parle de culture populaire, ne parle pas de culture
savante, elle prend ce qui l’intéresse et la touche. Cela se fait de
manière tout à fait naturelle, et cette licence de tonalité et de
repères est facilitée par le genre qu’est l’essai. L’autobiographie
mêle références personnelles et références culturelles,
références savantes et références quotidiennesxxxiii.
En vrac, on trouve les groupes de musique Public
Enemy
et Trust
(cité
en exergue d’un chapitre!), l’émission Nulle
Part Ailleurs,
les dessins animés Goldorak
et Candyxxxiv,
et encore, parmi d’autres exemples possibles, des références au
Punk rock (la musique tient une place fondamentale). Mais Despentes
ne dresse pas une mythologique contemporaine (comme l’a fait Roland
Barthes) : elle détourne et s’approprie des pratiques de
consommation. Pour le dire autrement, Despentes se place du côté du
‘‘grand public’’, du côté de la ‘‘masse’’
minoritaire contre une ‘‘élite’’ majoritaire. Et on comprend
alors très bien son antagonisme avec une autre grande figure de la
pensée féminine contemporaine, Marcela Iacub.
L’oralité
de l’écriture joue un rôle fondamental dans ce renversement et
cette construction nouvelle des représentations. Elle semble
faciliter l’assimilation entre culture populaire et culture savante,
mais aussi entre l’image et le mot, qu’on a tendance à opposer. Il
n’y a pas de différence entre la vie et le texte : la
littérature entre, comme les autres formes d’expression, dans
l’expérience de chacun, dans l’expérience de l’être-au-monde. Ce
n’est pas un luxe ou un ‘‘divertissement’’ (dans le sens
pascalien du terme ou dans sa version anglo-saxonne
d’entertainement) :
pour reprendre le mot de Bourdieu, elle ne fait pas diversion.
Ici, ce n’est plus un discours, mais un acte. Et le combat commence,
pour Despentes, par la prise de parole dans l’espace public.
Certaines
affirmations de Virginie Despentes peuvent sembler rapides, et
parfois cavalières. Mais c’est à dessein : l’écrivaine
reste attachée à son image ‘‘punk-rock’’, et c’est une
forme d’expressionnisme (la sensation précède la raison). Peut-être
pourrait-on voir chez Despentes une attitude post-punk qui aurait
troqué un ‘‘no futur’’ par un ‘‘no community’’. Il
ne faut cependant pas oublier que le parcours de l’écrivaine reste
celui d’une normalisation : après le scandale de Baise-moi
(qui a été censuré à sa sortie en France, ce qui n’était pas
arrivé depuis 28 ans ; il reste interdit aux moins de 18 ans,
alors que la majorité sexuelle, rappelons-le, est fixée à 16 ans),
et Les
Chiennes savantes
(1996), Les
Jolies choses
(1998) remporte le prix de Flore et le prix Saint-Valentin (qui
récompense, comme son titre le laisse entendre, un roman d’amour…)
avant d’être adapté en 2001 au cinéma par Gilles Paquet-Brenner
avec à l’affiche deux vedettes : Marion Cotillard et Stomy
Bugsy. Apocalypse
bébé
(2010) signe la consécration de l’écrivaine, en lice pour le
Goncourt, et qui remporte alors, en plus du prix Virilo, le prix
Renaudot. En juin 2015, elle devient membre du jury Femina, et en
janvier 2016, elle est élue à l’Académie Goncourt au couvert de
Régis Debray (elle
démissionne en janvier 2019).
Enfin, l’ampleur de la trilogie Vernon
Subutex
(2015-2017) témoigne de cette volonté de ‘‘respectabilité’’
dans (et par) l’écriture romanesque.
Bibliographie
Virginie
Despentes, King
Kong Theorie,
Paris, Grasset & Frasquelle, 2006 ;
Virginie
Despentes, Vernon
Subutex 1, 2, 3,
Paris, Grasset, 2015-17.
Michel
de Certeau, L’Invention
du quotidien, 1. arts de faire,
Paris, Folio essais, 1990 ;
Aimé
Césaire, Discours
sur le colonialisme,
Paris, Présence africaine, 2000 (1959) ;
Alexandre
Geffen et Bernard Vouilloux, Empathie
et esthétique,
Paris, Hermann, 2013 ;
Catherine
Kerbrat-Orecchioni, Véronique Traverso (dir.),
Confidence/dévoilement
de soi dans l’interaction,
Lyon, Max Niemeyer, 2007 ;
Philippe
Lejeune, Le
Pacte autobiographique,
Paris, Seuil, 1975 ;
Claude
Levi-Strauss, Les
structures élémentaires de la parenté,
Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences
Sociales, 2017 (1947) ;
Marcel
Mauss, Essai
sur le don,
Paris, PUF, 2007 (1923-4).
iPhilippe
Lejeune, Le
Pacte autobiographique,
Paris, Seuil, 1975 : l’autobiographie est un ‘‘récit
rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre
existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en
particulier sur l’histoire de sa personnalité’’ (p.14).
iiVirginie
Despentes, King
Kong Theorie,
Paris, Grasset & Frasquelle, 2006, p.10.
iiiC’est
ce qui apparaissait sur le bandeau de vente.
ivDans
Le
Monde des livres
n°19190, 6 octobre 2006 « En Finir avec le viol » :
« à l’instar de beaucoup de féministes américaines,
Despentes
affirme sans fioritures qu’au commencement, à la base, dans la
structure des relations entre les sexes, »il
y a le Viol ». »
xiCatherine
Kerbiat-Orrechoni et Véronique Traverso (dir.),
Confidence/dévoilement de soi dans l’interaction,
Lyon, Max Nemeyer, 2007, p.216. Si l’article s’intéresse surtout à
la publicité, il n’y a cependant, selon nous, pas de différence
méthodologique avec une captatio
benevolentiae
purement littéraire. L’essai, du reste, est un genre à thèse qui
réclame, sinon l’adhésion, au moins la bienveillance du lectorat.
Sur les procédés de l’empathie, nous renvoyons aussi à
l’ouvrage dirigé par Alexandre
Geffen et Bernard Vouilloux, Empathie
et esthétique,
Paris, Hermann, 2013.
xx« La
partie promotionnelle de mon taf d’écrivain médiatisé m’a
toujours frappée par ses ressemblances avec l’acte de se
prostituer. » (p.75). Sur le rapport
de la pornographie à l’écriture, voir p.84.
xxxii
‘‘Des rapports de domination et de soumission qui transforment
l’homme colonisateur en pion’’, Césaire,
Aimé, Discours
sur le colonialisme,
Présence africaine, 2000 (1959), p.42.
xxxiii
Il faudrait ici évoquer Annie Ernaux, mais on peut aussi, en
remontant dans l’histoire littéraire, évoquer Proust qui, s’il
fait référence encore à une culture traditionnelle dans son
parcours initiatique (question de milieu plus que d’époque), ramène
ces œuvres à un niveau quotidien, et n’hésite pas à parler de
téléphone et de manteaux à la mode.
Gvidon
Birolla n’est sans doute connu par aucun d’entre vous. La
peinture slovène vous semble
sans doute tout aussi
obscure. Peut-être
êtes-vous déjà allés dans la
très belle ville de
Ljubljana, peut-être même avez-vous pris le temps de visiter la
Narodni Galerija –
la Galerie nationale,
et encore, même si vous vous êtes arrêtés quelques secondes
devant le mur où sont accrochées
quelques-unes des
œuvres de l’art slovène,
exténué depuis longtemps par la masse culturelle,
et dérouté par leur
impondérable bizarrerie,
vous ne devez en avoir gardé aucun souvenir.
Vous
avez croisé Gvidon Birolla et la
peinture de Gvidon Birolla est, pourtant,
remarquable.
La Narodni Galerija de
Ljubljana conserve 149
dessins et aquarelles, 16 peintures à l’huile et
des archives personnelles de
l’artiste. L’influence
qu’il exerça
est surtout
liée au groupe « Vesna » qu’il créa à 22 ans avec
d’autres peintres slovènes et croates en 1903 à Ljubljana, alors
sous l’égide
de l’Empire austro-hongrois.
Gvidon
Birolla était né en 1881 à Trieste, austro-hongroise elle aussi
depuis 1552 (et déjà sous
la protection des Habsbourg depuis
1382). Son père, Feliks (ou
Fortunat) Birolla était
moitié Italien (du père
donc) et
moitié Croate. Né à Pazin
(aujourd’hui en Croatie) il
s’était installé
dans le port prospère de
l’Empire pour exercer une activité de commerçant. Mais à sa mort,
en 1884, sa
femme, Antonija
Birolla, née Šink,
qui semble avoir eu elle
aussi des origines croates, retourne s’installer dans son village
natal, à
Škofja Loka (aujourd’hui
en Slovénie).
Attirée
elle-même par le dessin,
elle
encourage son fils dans
sa vocation artistique qui
ira se former – comme la
plupart des artistes de l’époque –
à Vienne. Gvidon Birolla y
est actif à partir de 1902, mais s’y installe officiellement le 9
mai 1903. Il a pour professeur à l’École des Beaux-Arts Christian
Griepenkerl (1836-1916). À
son retour en 1907, il s’installe à Skofja (où
vivent déjà de nombreux artistes),
dans l’ancien presbytère qu’il
aménage en studio. Il
rencontre alors Ivan Grohar (1867-1911),
grand peintre slovène (son
tableau, Le Semeur,est représenté aujourd’hui
sur les pièces de 5 centimes
d’euro) dit
« impressionniste »,
avec qui justement il peint sur le motif dans les environs de Škofja.
À
la mort de son frère en
1917, il décide de reprendre
l’entreprise
familiale
de four à
chaux à Zagorje ob Savi où
il y déménage, puis
à Kresnice. Il
semble abandonner
alors toute activité
créatrice.
Quand il reprend en 1939,
contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, son art a évolué,
et a même profondément
changé. Après la Seconde
Guerre mondiale, il se consacre à l’art et
s’installe à Ljubljana où
il meurt le 29 mai 1963.
S’étant
tourné vers Vienne, s’étant reconnu Slovène plutôt qu’Italien (et
il n’est pas absurde d’imaginer que la situation eût
pu être différente si le père n’était pas mort si tôt), Gvidon
Birolla reste encore
aujourd’hui, pour nous, un
inconnu. Les frontières qui
nous paraissent
si vieilles, si désuètes,
sont encore effectives.
Les soit-disant « impressionnistes »
slovènes
La
Slovénie, alors appelée « Carniole », est une région
intégrée à l’Empire austro-hongrois (la
région est sous contrôle de la famille des Habsbourg dès le XIVe
siècle).
C’est au XIXe siècle, avec l’éveil de la conscience des peuples –
c’est-à-dire avec le développement des nationalismes liés au
développement industriel et économique qui permettait aux
territoires de produire leurs propres richesses, et
d’en tirer les profits financiers –
sans l’aide et
la tutelle
impériales –, que l’intelligenstia locale commence à codifier la
langue et la culture afin de préparer l’émancipation
de
la nation (qui
n’a eu finalement lieu qu’en 1991…). Le Petit Palais à Paris a
consacré en
2013 une
exposition à
ces
premiers peintres de la modernité slovène : Ivan
Grohar (1867-1911), l’incroyable
Rihard Jakopič
(1869-1943), Matija Jama (1872-1947) et Matej Sternen (1870-1949).
« Les
Impressionnistes slovènes et leurs temps (1890-1920) ». Les
qualifier d’« impressionnistes » était aussi bien
sacrifier à des considérations publicitaires et marchandes que de
pécher par franco-centrisme, puisque ce qui liaient ces peintres à
leurs collègues français était bien maigre : un goût, pour
certains, de la peinture en plein air et sur le motif (mais
ce n’est pas l’apanage des impressionnistes) ;
un travail sur la lumière et la volonté de s’éloigner de la
mimesis pour privilégier l’émotion ; bref, ce qui définit en
général une évolution des
représentations (et donc du
paradigme artistique)
à l’époque d’un changement de quotidien lié à
l’évolution industrielle
de production des biens et des richesses.
Contrairement
à Jurij Šubic
(1855-1890) et à Ivana Kobilca (1861-1926, une des rares femmes
qu’on mette en avant dans l’art slovène), qui ouvraient l’exposition
du Petit Palais en tant que « réalistes », aucun
des « impressionnistes » cités
ci-dessus
n’a
vécu
à Paris. En
revanche, ils ont tous suivi l’enseignement d’Anton Ažbe
(1862-1905) qui
ouvrit à
Munich en 1891 une académie libre où
passèrent,
entre
autres, Kandinsky
et Jawlensky…
Pour
ces peintres de la modernité, il
s’agit d’expérimenter la
peinture en tant que matière plutôt qu’en tant qu’idée.
La
toile (l’objet),
par exemple,
restait visible ça et là à
côté des parties peintes, à
la manière de certains impressionnistes, mais
surtout à la manière de
leur inspirateur que fut Manet, et même (en remontant l’arbre
généalogique) que fut
Delacroix (le dernier Reni ne
faisait pas autrement). Même
si ce plaisir de laisser la toile apparente tient de la mode, d’une
certaine tendance qui vous inscrit visiblement dans
une certaine modernité, c’est aussi pour les peintres un moyen
d’abandonner la mimesis au
profit de l’affect. Il y a
dans le dépouillement, une
mise à nu qui est une mise en danger. Comme les enfants qui
s’encouragent les uns les autres à transgresser les interdits – à
« faire des bêtises » – pour se constituer en tant
qu’individus, pour vérifier eux-mêmes les discours abstraits qu’on
leur inculque, pour les mettre à l’épreuve, les jauger, les trier.
C’est le cas de Matija
Jama et surtout de Matej
Sternen (né en 1870) dont le
dépouillement rajoute à une sensualité à vif, presque crue.
Sternen, Matej (1870-1949) – Cheveux roux (1902) – huile sur toile, 119 x 71 cm
Ces
peintres, du reste,
étaient aussi différents entre eux qu’ils l’étaient de leurs
collègues français, même si, évidemment, l’influence d’un Manet,
d’un Renoir, d’un Monet, d’un Van Gogh – qui était davantage un
hommage –, est flagrante ici ou là. Mais autant Sternen était
bien plus influencé par Giovanni
Segantini (1858-1899),
peintre
italien célèbre à l’époque et très proche
d’Ivan
Grohar,
que par ses collègues français, autant il est impossible de réduire
Jakopič
au
statut
d’épigone
de Van Gogh. Rihard Jakopič
(sur
qui nous reviendrons dans un autre article) est
sans conteste l’un des peintres les plus puissants de ce tournant de
siècle, l’un des plus originaux, c’est-à-dire l’un
des
plus intransigeants à la fois dans l’usage de la peinture à l’huile
(qui précède autant un Chaïm Soutine qu’un Eugène Leroy à
un demi-siècle de là)
que
dans la prise de distance consciente avec le sujet – une
« prétoile » comme on
dit un « prétexte » – qui
évoque instantanément et à tout le monde, devant
des toiles qui datent de 1903,
la peinture abstraite.
Ces peintres, et encore moins ceux de la
génération suivante (que présentait aussi l’exposition de Paris),
à laquelle appartient Birolla, ne doivent être appréhendés à
l’aune de la peinture française, mais bien plutôt dans l’agencement
géo-politique et socio-économique qui est le leur. On pourrait dire
qu’il s’agit d’une question de méthode : il ne faut pas penser
fondamentalement la création selon des influences reçues et
exercées (même si, bien sûr, il ne faut pas en faire abstraction),
mais selon leur posture propre et particulière. Ce qui permet de
s’ouvrir davantage et plus facilement à des idées et des
observations qui nous sont étrangères. C’est à partir de cette
posture particulière (qui est la plus éloignée de l’observateur)
qu’on pourra ensuite s’adonner à toutes les comparaisons qu’on
voudra.
Birolla
au sein de « Vesna »
et l’art populaire
Le
groupe « Vesna » (qui est le
nom slovène de la déesse du
printemps) a été fondé par des étudiants et de jeunes artistes, à
l’aube de leur vingtième année, en 1903. Je n’ai pas trouvé de
liste exacte, et je laisse à d’autres le soin de préciser le rôle
de chacun dans ce mouvement éphémère qui marqua cependant
durablement (pour des raisons politiques évidentes) les mentalités.
Avec Birolla, ont participé, sinon à sa fondation du moins au
mouvement lui-même, des artistes slovènes et croates comme
Saša
Santel (1883-1945), Maksim Gaspari (1883-1980),
Svitoslav Peruzzi
(1881-1936 ; dont la
Galerie nationale de Ljubljana conserve un buste
du jeune Birolla),
Fran Tratnik (1881-1957), Tomislav Krizman, Mirko Rachki,
Hinko Smrekar (1883-1942),
Maks Koželj, Kerdić,
Krizman ou encore
Ivan Mestrovic (1883-1962),
qui est Croate, qui a longtemps vécu à Rome, qui
a été le premier artiste slovène à exposer au Victoria &
Albert Museum, dès 1915, qui s’est réfugié aux États-Unis, où il
est mort en 1962, pour fuir la
dictature de Tito.
Peruzzi, Svitoslav (1881-1936) – Gvidon Birolla (1904) – bronze – 89 x 46 x 37 cm
À
cette époque où la puissance austro-hongroise est mise à mal par
la Prusse, que sur tous les territoires, des
revendications nationalistes émergent, Vesna
se propose d’œuvrer pour
un art slovène et croate libéré
des influences germaniques.
La Slovénie étant un pays
de paysans, ils mettent en avant l’artisanat,
l’art
populaire, l’ornementation,
et s’adonnent à
l’illustration, la
caricature – volontiers
politique.
Les membres
collectionnent un
matériel ethnographique
qu’ils réutilisent dans leurs compositions : architectures
anciennes,
moulins, maisons, costumes,
objets, etc.
Cette
attention à ce qu’on appelle « art » populaire et qui
est une attention portée au quotidien est plus révolutionnaire
qu’il n’y paraît. C’est une valorisation de ce qui est dévalorisé,
une prise en compte de ce qui est écarté et méprisé, un
changement de représentation du quotidien qui favorise une
indépendance d’esprit (une liberté d’esprit, pourrait-on dire) qui
est sensible dans les œuvres de ces peintres, et qui en fait aussi
l’intérêt.
Vesna
eut cependant une
vie brève : une seule exposition à Belgrade en 1904 puis
le groupe s’étiole. Mais
le nom de « vesnani » et « vesnanstvo » –
les « Vesnistes »
– est resté
attaché, toute leur vie, à Birolla, Gaspari ou
Smrekar par exemple.
C’est
par leur volonté de s’émanciper
des influences allemandes qu’ils
nous donnent les clefs de leurs principales influences.
Une ascendance
française pourrait être toujours repérée
(comme l’exposition parisienne le démontre), mais il
serait plus intéressant peut-être (ou
désormais)
de mettre en évidence et d’étudier l’influence de l’art germanique
(dans une acceptation large)
sur cette « deuxième »
génération de peintres qui
étaient bien plus proches de Vienne et de
Munich que de Paris. Ces
influences
seraient
celles de
Caspard
David Friedrich
bien sûr, de Johan Joseph Hartmann (1753-1830), du Suisse Mathias
Gabriel Lory (1784-1846), mais aussi – et surtout ? – des
Nazaréens ou encore de Moritz
von Schwind (1804-1871). On
peut enfin les rapprocher des expressionnistes de tout bord, comme de
Kokoschka
ou
encore
de
Chagall, mais
les dates démontrent
que leurs
évolutions
sont
parallèles.
Ce
sont ces
influences qui peuvent se sentir dans la peinture de Birolla. Il
faudrait enfin – ou d’abord – mettre
en évidence l’influence des productions populaires, des « images
d’Épinal », pour embrasser pleinement le spectre des
pathosformeln, des
formes de l’expression émotive, chez Birolla. C’est dans cette
dynamique qu’il fait de son art un art slovène original et frais,
qu’on découvre à peine dans ce coin de l’Europe qu’on appelle
encore à l’Est, « l’Ouest »…
Les
grandes thématiques de Birolla
Ses
principales thématiques
de Gvidon Birolla sont
celles les
personnages populaires, les
contes traditionnels, les
paysages slovènes.
Birolla, Gvidon – Paysage – huile sur toile, 55 x 75,5 cm
Le
paysage slovène s’inscrit dans une tradition déjà assez riche.
Pavel Künl (1817-1871), Anton Karinger (1829-1870), Marko Pernhart
(1824-1871) sont trois des
grands noms attachés au genre du paysage. Pavel
Künl n’est
pas à proprement parler un paysagiste, et il a surtout été
apprécié après sa mort
pour ses vues pittoresques de
ville (d’une esthétique proche de celle des Romantiques),
notamment de Ljubljana. C’est justement cette spécificité locale et
l’attention portée à l’ambiance atmosphérique (deux autres
caractéristiques du
Romantisme) qui font de lui une référence pour les peintres de
Vesna.
Künl, Pavel (1817-1871) – Ribji trg, Ljubljana (1847)
Anton Karinger est très différent de Birolla, et appartient à ce Réalisme dont voulaient justement se détacher les jeunes Vesnistes. Mais non seulement il a donné ses lettres de noblesse au paysage typiquement slovène, devenant donc une référence vis-à-vis de laquelle il fallait se placer (ce qui apporte déjà en soi une qualité essentielle), mais il n’est pas non plus sans intérêt, nous semble-t-il, de noter qu’il partage avec Birolla un choix de vie artistique, puisque lui-même ne s’est adonné à la peinture qu’après sa carrière professionnelle (militaire en l’occurrence) : il considérait la peinture comme une activité du quotidien, non commerciale, non professionnelle, mais fondamentale. Marko Pernhart (1824-1871) appartient à la même veine réaliste de Karinger : le musée de Ljubljana conserve les quatre impressionnants panoramas de Šmarna gora, qui datent des années 60. Il est lui aussi le précurseur de cette identité nationale qui motive le jeune Birolla et ses amis. Cette caractéristique de la nature slovène (toujours d’actualité dans la publicité contemporaine) Gaspari en fait, dans son Couple slovène, presque un slogan.
Gaspari, Maksim – Couple slovène (1907) – huile sur toile, 98 x 59 cm
Birolla, de la manière manière, la
fige en image d’Épinal, comme dans ses Chanteurs Caroliens
(1939). Mais le traitement (surtout après 1939) des formes et des
couleurs semblent confondre paysages et personnages dans une même
décoction qui met en avant et célèbre, comme nous le verrons plus
bas, la puissance créatrice elle-même, plus que le sujet de
l’œuvre.
Birolla, Gvidon – Chanteurs Caroliens – 1939, oil, canvas, 33,7 x 45,7 cm
Contre le réalisme, les peintres de Vesna favorisent la fable et le conte. Ils développent un symbolisme particulier, différent du Préraphaélisme anglais ou des Symbolismes français, italiens ou germaniques. C’est encore une fois dans la culture populaire que puisent les peintres de Ljubljana, comme le font à la même époque les peintres allemands et russes, comme Kandinsky ou Malévitch. Les sujets ne sont pas tirés de la mythologie classique, du répertoire européen : c’est la modestie des chaumières qui intéresse Birolla.
Birolla, Gvidon – Vieille chanson (1907) – techniques mixtes sur papier, 45,9 x 42,8 cm
Il y a un abandon des grands thèmes, et la définition de nouvelles exigences. L’appropriation des techniques populaires, volontiers couplées entre elles (« techniques mixtes »), des techniques ou des genres dits mineurs encourage l’exploration de nouveaux domaines d’expression, notamment l’illustration.
Maksim Gaspari illustre les Contes
populaires slovènes et Hinko Smrekar a donné son nom au grand
prix de l’illustration slovène créé en 1993. Birolla lui-même a
fourni 12 illustrations monumentales aux Contes de fées de
Fran Milcinski (1867-1932). On touche à une culture commune,
compréhensible et lisible facilement par tous. Un art familier, avec
des personnages familiers, avec des paysages familiers, avec un
vocabulaire iconographique et symbolique familier et riche, et qui ne
peut qu’échapper en partie à l’observateur étranger (il faudrait
fournir le même travail sémiotique que pour un Chagall par
exemple).
À cela s’ajoute aussi le goût de la
caricature. Avec une prédilection pour les caricatures politiques.
Aussi bien Birolla, que Gaspari, Tratnik ou Smrekar publient dans les
revues de Ljubljana dont les noms sont déjà tout un programme :
Osa – La Guêpe, ou encore Jež
– Le Hérisson.
Il y a une prédilection pour le dessin
au crayon, plutôt que pour la peinture. Il y a, si l’on veut, un
dessin-peinture. Un rendu qui préfère la rudesse à l’enjolivement,
une impression de maladresse à l’illusion de maîtrise. Ainsi, il
faut bien apprécier la portée subversive de Vesna. Contre la
domination austro-hongroise, contre l’impérialisme majeur, l’art
slovène était nécessairement mineur. Autant que la littérature de
Kafka à Prague quelques années plus tard, comme nous l’expliquent
Deleuze et Guattari. Ce minorisme, cette faiblesse, sont considérées
comme des forces : il y a un retournement, qui est une
révolution – au sens propre – culturelle. Les valeurs
esthétiques que prône l’Empire sont celles qui lui servent :
il faut donc les ignorer, voire les contrer. Ce n’est pas un calcul
systématique, mais une intuition : l’art populaire donne le
ton. C’est l’individu contre l’institution. Cette volonté était
donc sociale. L’intérêt porté au patrimoine sans valeur, la
caricature, l’illustration de contes populaires sont des preuves de
la portée politique quotidienne du groupe Vesnaen général
et de Birolla en particulier.
Cette esquisse serait fautive si nous
omettions d’évoquer, à cette époque où les Slovènes prêtaient
une attention particulière à leur langue, ceux qui la firent entrer
dans l’intensité (la nervosité) moderne : Ivan Cankar
(1876-1918) ou Srečko Kosovel,
mort à 22 ans (1904-1926). Cette attention portée à tous les
moyens d’expression contribue à la richesse du groupe.
Appropriation de l’image :
l’exemple de la photographie peinte Femme en robe violette
Birolla, Gvidon – Femme en robe violette – Photographie peinte
Arrêtons-nous un instant sur cette
photographie peinte (albumine 9,2×5,7), dite Femme en robe
violette qui est assez symptomatique de cette intuition, de cette
sympathie naturelle pour un art qu’on pourrait qualifier aussi bien
de « brut » que de « populaire », en ce qu’il
préférerait le sentiment de la profondeur au lustre des règles.
La date, semble-t-il, est inconnue. J’ai
demandé à Mojca Jenko, qui est la responsable de la restauration de
la galerie nationale de Ljubljana (2016) et qui a redécouvert et
compris la nature de cette œuvre de Birolla exposée au musée, mais
je n’ai pas eu de réponse. Certainement d’avant 1917 ;
peut-être d’avant 1910.
Peindre la photographie de sa propre
mère est une forme d’appropriation de l’image, mais aussi de l’objet
lui-même. C’est un cliché approprié. La surcharge donne un aspect
brut et revêche à l’image, quelque chose presque d’enfantin. Il y a
sans doute une démarche cérémonielle dans cet acte. Birolla avait
de la même manière, à partir d’une photographie prise par le
studio d’Edmund Lichtenstein à Trieste avant sa naissance, peint le
portrait du père mort alors qu’il avait trois ans. Le décor du
studio a semble-t-il été remplacé par celui de la maison
paternelle à Pazin. Le peintre a fait le même travail à partir
d’une photographie de la mère, Antonija Birolla, née Šink
(même époque, même studio), en remplaçant le décor de la
photographie avec celui de la maison maternelle à Škofja,
et
en ajoutant le
portrait
de son père sur le mur. C’est à la fois assez classique (Giuseppe
Tominz
(1790-1866)
l’avait fait en 1848 dans un superbe portrait, sans concession, de
son propre père tenant le portrait de sa femme morte
dans la main gauche), mais la naïveté du traitement rappelle
davantage les images des ex-voto populaires qu’on peut voir dans tous
les petits musées de campagne, dans
ceux
des vallées les plus enclavées, et que les grandes institutions
muséales malheureusement ignorent totalement.
Horizon spéculatif : la couleur
de Venise à Vienne
Il y a
chez Birolla une palette
qui le rapprocherait des
Nabis, de Paul Ranson parfois, de Félix Valotton à d’autres
moments, sans qu’aucune
influence ne soit précisément attestée :
il y a une originalité et une indépendance puissantes chez Birolla
qui font aujourd’hui, alors que nos regards ne sont plus habitués à
ce genre de peinture, son étrangeté. Le rapprochement avec le
mouvement Nabi se défendrait aussi par une attention commune aux
arts dits mineurs, aux techniques artisanales. C’est une des
caractéristiques du tournant du siècle, très connue avec les Arts
& Crafts anglais ou le mouvement Art Nouveau européen, et qui
trouve son origine dans (et contre) la deuxième
révolution
industrielle (deuxième
moitié du XIXe siècle).
Il
y a cette palette si particulière, ces couleurs presque acidulées
et pourtant chez Birolla un peu ternes, surtout après 1939. Cette
palette est dans la lignée de Matevž
Langus (1792-1855), de Giuseppe
Tominz (qu’on appelle en slovène Jožef
Tominc et qui fut le plus
grand représentant du style « Biedermeier »), de
Pavel Künl. Cette palette
colorée, irréaliste souvent, est plus ou moins
lointainement héritée
de Venise qui la léguera
aussi bien au
style « Biedermeier »
qu’aux
Romantiques allemands, via
Vienne.
Après 1939 : la peinture comme
macération
Quand il se remet à peindre en 1939, et
qu’après la guerre, installé définitivement à Ljubljana, il se
consacre à l’art, le style de Birolla n’a pu que changer. Ces deux
décennies de silence restent énigmatiques : comment peut-on
s’adonner avec tant d’ardeur à la création, tout interrompre d’un
coup et totalement, avant de s’y consacrer à nouveau avec autant de
fougue après autant de temps ? La patience nous manque pour
enquêter sur ces éléments d’ordre psychologique et biographique.
Sans doute, jamais Birolla n’aura arrêté de créer, mais son
activité est restée confidentielle et secrète. Si cela venait à
être confirmé, il y aurait alors beaucoup à dire. En attendant,
c’est bien un art nouveau qu’il propose à son retour. Si les thèmes
restent sensiblement les mêmes, la facture a gagné en consistance.
On parle généralement d’« apaisement ». C’est un
cliché. Il y a plus de puissance dans cette masse macérante que
dans le pailletage et le scintillement d’avant 17. Certes, Birolla a
arrêté la caricature. La Slovénie n’est plus austro-hongroise,
elle est devenue après la Seconde Guerre mondiale, Yougoslave.
Birolla, Gvidon – Harpiste (1939)
Cette
maturation est celle des peuples, des cultures, des personnages.
Ils font partie du décor, ils macèrent avec lui. Le terme
« macérer »
n’est peut-être pas satisfaisant, mais pour
l’instant c’est le
meilleur. Il faudrait comparer cette peinture à celle de Van Gogh
pour mieux comprendre tout
cela.
La peinture de
Van Gogh serait – si l’on veut bien accepter les impressions
verbales combinatoires – une « macération-frissolé ».
Celle de Birolla
serait elle
une « macération-gargouillement ».
Le mouvement de Van Gogh est
circulaire, en surface ; celui de Birolla est un bradyséisme :
la toile semble respirer sous la peinture, gonfler et dégonfler
lentement, presque imperceptiblement.
Cette
maturation dont on devient les témoins, en adoptant un point de vue
historique, est un véritable processus chimique. C’est
un grand mélange qui grouille, qui réagit. La caricature est
dedans, le conte populaire est dedans, le paysage est dedans. C’est
une marmite, un
chaudron.
Cette
peinture généreuse finit par avoir quelque chose d’agréable, voire
de confortable, même si une
certaine mélancolie imprègne
la rétine. C’est le plaisir
de la peinture elle-même qui est, non pas le sujet, mais le moteur
de cet art,
c’est le plaisir de la création en tant que pratique quotidienne, en
tant que pratique populaire.
Birolla, Gvidon – Vers la messe – huile sur toile, 52 x 53,5
Conclusion : redécouvrir les
arts oubliés
Ce n’est donc pas tant dans la rupture,
que dans une continuité repensée, que s’inscrit Birolla, avec les
peintres du groupe Vesna. C’est un expressionnisme, bien plus qu’un
post-impressionnisme. L’impressionnisme est la marque de la
domination de l’Europe de l’ouest sur le reste du monde, il est
marqué par le Positivisme, par les sciences, par la commande privée,
bourgeoise, et par un dernier idéal.
L’art
slovène, du groupe Vesna notamment, de Birolla en particulier, est
d’une originalité complète, tirée des influences particulières et
des aspirations locales. Nous en ignorons tout ou presque en France.
Et quand une exposition – déjà ancienne pour celle du Petit
Palais (2013) –
lui est consacrée, la seule chose sur laquelle on insiste, l’angle
d’attaque qu’on adopte, est celui des ressemblances avec l’art
français. On comprendra mieux un
jour en quoi cela est
irritant, sinon triste. Plus
qu’un (post-)impressionnisme, c’est un Symbolisme sans
équivalent, singulier,
qui s’offre à nous. C’est
dans ce sens-là qu’il faudrait investiguer. Un
Symbolisme Populaire, si l’on comprend que « populaire »
ne signifie pas ici « issu
du peuple » ou « flattant les goûts du peuple »,
mais plutôt « refusant
les canons institutionnels » à la faveur des impressions
communes, des techniques et des goûts du quotidien.
C’est un art populaire : l’expression domine la réflexion, mais
elle n’en est pas dénuée.
L’expressionnisme est, dans
ce sens, la marque du
« peuple ».
Gvidon Birolla
est de ce côté-là.
Le choix de la focalisation interne, comme si nous étions engoncés dans une partie de sa conscience, en plus de ce qu’on apprend de son passé concentrationnaire, ne peut que nous ranger du côté de Maria. La différence d’âge, aussi, entre elle et Michel Caron, à tel point qu’on les prend systématiquement pour père et fille (même à une époque où, sans doute, une différence d’âge entre conjoints est répandue), nous incite à condamner l’attitude du « vieil homme » qui, sans conteste, profite de la fragilité de la jeune femme pour, non pas même la séduire, mais se l’approprier et la posséder. Michel Caron porte dans son nom sa duplicité : le vainqueur du démon, le vieux nautonier. Car c’est bien pour retrouver le temps perdu, pour prolonger une jeunesse morte, que cet homme tente de soigner la jeune fille prostrée. Comment condamner, alors, le renversement de situation, où l’attitude fuyante de Maria, presque de résistance passive, lointaine disciple de Bartleby, manque de tuer M. Caron ? La fin est ambiguë : est-ce un retour à la solitude, un échec du soleil, l’impossibilité de s’en sortir ? Ou est-ce, au terme d’un parcours initiatique, un lent retour à la vie ? Le suicide d’Anny – presque homonyme de l’autrice – ne serait donc pas sacrificiel ? Maria, jusqu’au bout, jusqu’au cri du corbeau (un « nevermore »), rejette la douleur, rejette la fraîche intransigeance de Germain (un Grand Meaulnes rendu impossible – Adorno dit « barbare » – par la Shoah), laisse faire le jeu des adultes. Et s’en rend complice.
Et c’est bien là que la lecture peut, en même temps que l’interprétation, se renverser : par son indifférence, Anna n’est-elle pas coupable de tout le mal qui se commet autour d’elle, n’est-elle pas coupable de la fausseté ambiante, de la « mauvaise foi » dont fait preuve la totalité des adultes ? Et même plus : victime du mal, n’est-elle pas devenue elle-même une ennemie ? Indifférente à tout, prête à tout pour demeurer dans une insensibilité confortable, et jusqu’à devenir porteuse de mort : celle d’Anny qu’elle ne parvient pas, par ses mensonges, son indifférence, sa froideur, à empêcher ; celle, presque, de Michel Caron. Prolonge-t-elle, à sa manière, la « banalité du mal » ?
La question de la responsabilité, centrale à l’époque de parution de roman (1962), se pose à travers celle de la conscience. Conscience des êtres, conscience des évènements, conscience des choses. Les objets ont une belle épaisseur dans ce texte, et cette épaisseur rappelle celle des romans de Simone de Beauvoir et, à travers elle, d’Hemingway. C’est en fait l’influence de l’existentialisme qui est sensible dans ce récit. Avec une puissance époustouflante. Presque contraignante : le lecteur lui-même est obligé de s’engager. Accueillir la faiblesse et la médiocrité des adultes, assister à la dégradation de l’enfance, observer – déjà – et c’est bien le pire, l’oubli qui guette le génocide industriel (« La mort, elle aussi, et devenue un produit industriel »), alors même que celles et ceux qui en sont rescapés n’ont pas quitté l’âge tendre. La méconnaissance et l’oubli. Car le temps, autant que la conscience, impose son mystère dans ce texte. Qui parle de son passé à Maria ? Qui ne tente pas d’en profiter pour assouvir ses besoins : même le jeune homme en moto qu’elle semble reconnaître – ce qui n’est pas écrit – par le matricule tatoué sur son bras alors qu’il ramasse un collier qu’elle a fait tomber, même ce jeune homme avec qui elle se sent enfin capable de parler et d’être-au-monde pleinement, ne cherche qu’à la saouler pour l’abuser. Toute communication est donc impossible. Autant pour qui revient des camps que pour qui ne les a pas connus (Madame Vallon et Anny). Nous-mêmes, réduits à ce que veut bien nous traduire un être empêché (cela rappelle L’Étranger), en plus de notre propre statut de lecteur – soumis par nature, et volontairement – nous sommes condamnés à l’impossibilité de parler : le texte se referme sur nous et que pouvons-nous en dire, que pouvons-nous en faire ?
En plus que de par la condition de femme et la mort prématurée de l’autrice (à 45 ans, 3 romans et quelques pièces), c’est sans doute aussi cette aporie, l’épaisseur de cette aporie, la réussite même de l’écriture de cette aporie, qui, après l’engouement (à une époque où le sujet ressurgit), a relégué dans les limbes ce texte fondamental.
Une curiosité du malheur doit présider la plupart du temps à la lecture de ce court récit. À curiosité, on accolerait volontiers l’épithète « malsaine », parce que l’appétence au savoir et à l’inconnu est détournée, dans notre système marchand, pour gonfler les ventes de produits de toutes natures mais sans intérêt. La curiosité n’est pourtant jamais malsaine en soi, ne l’est peut-être jamais à cause de qui la ressent, ne l’est peut-être tout simplement jamais : « malsain », en revanche, peut être qui la suscite. Plus pertinent serait le terme sartrien de « salaud » : vouloir faire passer l’apparence pour une essence, en toute conscience du subterfuge. Bluffer afin de réduire une vitalité en poids inerte. Chiquer pour engranger. Tromper pour persévérer dans sa domination. C’est-à-dire imposer une supercherie afin d’en tirer des bénéfices (économiques). Ce qui n’est pas, finalement, le cas ici – ou pas principalement : la curiosité fait basculer dans un autre monde, le monde étranger, nocturne, inhumain de Nastassja Martin. Dont l’exhibition du malheur (son attaque par un ours qui lui a croqué le crâne et la mâchoire) participe à un processus de résilience (Verticales, par ailleurs, est la maison d’édition de Maylis de Kerangal dont Réparer les vivants prête à l’écriture une fonction résiliente que d’aucuns, par ailleurs, lui réfutent). Exhibition la plus pudique possible, et qui cherche surtout, non pas à ex-poser (mettre au dehors) une intériorité, mais à im-poser (faire (r)entrer à l’intérieur) une extériorité, et même peut-être l’extériorité elle-même. Or, en faisant rentrer l’extériorité en soi, on ne peut qu’éclater. C’est tout le propos, nous semble-t-il, de ce récit : proposer une autre manière d’être-au-monde que celle – pour le dire vite – de « l’Occident ». Cette autre manière d’être-au-monde s’articule autour de la question de la séparation de l’animal et de l’humain – ou plutôt de leurs retrouvailles dans le baiser initial. C’est tout naturellement, alors que nous y pensions bien avant qu’il n’apparaisse, que Nastassja Martin cite Pascal Quignard et, à plusieurs reprises, fait référence à la scène du puits de Lascaux où un homme ithyphallique, à tête d’oiseau, tombe à la renverse face à un bovidé éviscéré. Derrière Pascal Quignard, on entend Georges Bataille aussi (sans jamais le citer l’anthropologue émérite qu’est Nastassja Martin ne peut ignorer Marcel Mauss, et Georges Bataille lui-même) qui, le premier, fit de la scène du puits le moment charnière de la séparation de l’animal et de l’humain, l’acte de naissance de l’humanité (dans Lascaux ou la naissance de l’art). La rencontre de Nastassja et de l’ours, à rebours, serait – au moment historique qu’est le nôtre – soit la naissance d’une nouvelle unité (« c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort », p.13), soit une unité retrouvée, un temps retrouvé, un jadis retrouvé (« C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. La scène se déroule de nos jours, mais elle pourrait tout aussi bien être advenue il y a mille ans. », p137 – affirmations quignardisantes assez douteuses).
Viennent alors s’accumuler les strates d’un récit où l’anthropologie, le politique et le poétique, le journal intime et les récits de rêves s’entremêlent pour justement franchir les frontières (ou s’affranchir), concrètes autant qu’abstraites, l’autrice parfois cachée par d’autres (par Yiula dans la voiture comme par d’autres auteurs dans le récit), parfois soutenue par son statut officiel (en tant qu’anthropologue française dans une région militaire), parfois malgré elle (la part qui échappe à tout écrivain). La frontière ou plutôt le limes, écrit l’autrice, férue comme il se doit de Jean-Pierre Vernant. Avec la volonté avouée de transgresser pour elle-même, entre dissidence sociale et shamanisme, ces limites humaines.
L’agon avec l’ours, qui ouvre le récit, n’est plus un « événement », car il est en fait une continuité plus qu’une rupture (Alain Badiou est-il présent dans ces lignes?), mais qui reste tout de même un « événement », en tant que moment d’un passage, réinscription dans une continuité que la séparation de l’humain et de l’animal avait rompue, rejetant tragiquement l’humain dans un temps discontinu (dont notre modernité technologique découle, bien plus qu’elle ne l’a permis). Le récit, au-delà de l’histoire extraordinaire de cette jeune femme victime d’une attaque d’ours au milieu d’une steppe lithique du Kamchatka, pose alors, nous semble-t-il, le problème tragique et aporétique de la conscience, de la dissociation fondamentale qu’engendre la conscience. Aporie qui ne trouve sa résolution que dans l’action, c’est-à-dire, pour Nastassja Martin, plus encore que dans le voyage (la deuxième partie du récit raconte, somme toute, l’échec du voyage), dans l’acte d’écrire.
Puisque l’écriture rabiboche l’intime et l’extime, l’histoire personnelle et l’Histoire politique. Un vivre-ensemble (ou pour être précis un « vivre-soi-avec-ce-qui-n’est-pas-soi »), le « vivre » comme étant-au-monde. Ultime étape d’une guérison, qui permet de « réparer le vivant », pour tordre légèrement le titre du livre de Maelys de Kerangal. Écrire, comme guérir, appartient à ce processus : « c’est un geste politique » (p.78).
Ce récit est bien plus, donc, qu’une énième anecdote spectaculaire ou la relation d’un voyage dans les steppes du Kamchatka (on pense néanmoins à ce que Sainte-Beuve écrivait de Baudelaire), dans une toundra tarkovskienne, dans une Russie mystérieuse et inquiétante. On échappe avec bonheur à l’exotisme, à l’idéalisation béate, à un éloge de la nature aux relents traditionalistes. On est confronté à la dureté, à la bêtise humaine, à une question fondamentale dont personne ne peut se targuer d’avoir la réponse, et sur laquelle toute la philosophie ou presque s’est cassée les dents : la question de la conscience. Comme les références puissantes et solides innervent ce texte, il ne semble pas déplacé de remarquer qu’un peu d’existentialisme (et de sociologie bourdieusienne) auraient rehaussé l’ensemble. Car cette question de la conscience et de son unité, en échappant au subterfuge essentialiste, Simone de Beauvoir l’avait posée dès L’Invitée, et plus subtilement que Jean-Paul Sartre dans La Nausée, et moins abstraitement qu’Albert Camus dans L’Étranger – car l’ours, en tant qu’animal n’est-il pas la figure extrême de l’Autre ? Nastassja Martin écrit l’alter et c’est cette question de l’altérité que l’anthropologue pose tout au long du livre, sans s’en dépêtrer tout à fait (mais est-il possible de s’en dépêtrer?).
Quand la psychologue (p.55-7), imbibée d’Emmanuel Levinas (maître furtif de Pascal Quignard qui a, rappelons-le, consacré le roman Terrasse à Rome à la défiguration), affirme que l’identité du sujet réside dans le visage, notre héroïne rétorque qu’il y a évidemment identité en dehors du visage. Mais elle va plus loin encore, in petto, en agrandissant l’angle de vue (et même en abolissant tout cadre) quand elle écrit : « Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel. » (p.56) Le moi n’est pas une unité, mais une pluralité, n’est pas une unicité mais un éclatement. C’est là tout l’enjeu de la réflexion (multiforme) que mène Nastassja Martin : qu’est-ce que c’est que le « moi » ? Au lieu de le chercher dans une intériorité fermée, elle s’ouvre à une extériorité. Plus elle va loin d’elle-même, plus elle comprend ce qu’est le « moi ». Mais cette extériorité apparaît encore comme une forme de prolongation de l’intériorité, en ce sens où la (re)naissance avec l’ours trouve, au fil des pages, rétrospectivement, des signes précurseurs à la fois dans les rêves, dans les prophéties inspirées ou shamaniques, et même dans le « cahier noir » que tient l’anthropologue la nuit, sous une forme poétique. L’évènement est nié, mais au profit de l’avènement. Le récit investigateur devient étiologique et téléologique. L’extériorité n’est plus, de fait, accueillie dans son étrangetéabsolue. Elle était prévue, elle était annoncée. Elle était déjà présente en puissance. Or le piège est là : l’unité du sujet qui se réalise, dans la tradition occidentale, par la subjectivité raisonnante assez puissante pour intégrer – au prix nécessaire d’une transcendance (car il est impossible d’incorporer l’infinité des mondes) – tout ce qui lui échappe, laisse place à une évacuation non pas de l’intériorité, mais du concept de subjectivité, pour faire croire à une identification au monde par l’extérieur, alors qu’elle demeure un subterfuge de la conscience – et donc de la subjectivité qui ne se pense plus comme telle. Au lieu de l’interroger, elle est niée. Une fois ce verrou supprimé, est permise alors la relecture d’un cheminement à l’aune de son terme ; alors que le cheminement n’a aucun terme, aucune destination, aucune finalité. Si le baiser de l’ours a transformé la jeune femme en miedka, mi-femme mi-ours, bannie de la société occidentale (qui la réduira, avec condescendance, au statut de rescapée « miraculée » dont les élucubrations mystiques sont bien compréhensibles…) autant que de la société d’adoption « évène » qui la rejette au nom de superstitions (Valierka, p.128-132), elle lui offre surtout l’occasion de penser les rapports autrement. Rapports des êtres et des choses, des êtres aux êtres.
Mais le conflit de la conscience et du monde que Nastassja Martin réfléchit se résout encore une fois par un mysticisme qui revendique sa légitimité dans un lointain presque inaccessible (interdit), un ailleurs, une autre Histoire, un alter, une « voie autre », si on veut, qui est elle-même légitimée par des individus, des peuples, des tribus qui vivent ainsi, ou qui ont vécu ainsi, ou qui cherchent à continuer à vivre ainsi (trois cas que semble avoir rencontré, dans son travail, l’anthropologue). Le problème est pourtant toujours le même qui revient : peut-on échapper, en tant qu’individu occidental, à la pensée occidentale ? La réponse est non. La réflexion anthropologiste (comme la réflexion philosophique, poétique, artistique, bref créatrice) est tributaire de la tradition occidentale (et là, c’est à L’Ordre du discours de Michel Foucault qu’on pense), d’autant plus quand on atteint le niveau de Nastassja Martin, diplômée de l’EHESS, élève de l’excellentissime Philippe Descola (dont les cours sur les régimes – auxquels fait allusion Martin – dispensés au Collège de France, rappelons-le, sont disponibles sur Internet, en accès libre), ce qui est à la fois une formation (une mise en forme), en plus d’avoir été rendue possible par un « héritage » qu’il est, pour tout le monde, impossible de refuser, puisque cet héritage est la matrice de l’individu, son berceau, son véhicule, sa béquille, avant d’être même son tombeau. De fait, Nastassja Martin ne semble pas venir de nulle part, et fût-elle encore fille de chômeurs illettrés et alcooliques, parvenue (par miracle) à l’EHESS, en tant qu’occidentale, elle resterait occidentale. Le sceau de la naissance est plus profond que la morsure d’un fauve.
Cela ne signifie pas pour autant que rien ne soit possible. Mais ce possible passe nécessairement par la remise en cause de sa (propre) posture. A fortiori quand cette posture se veut émancipatrice. Or, c’est peut-être ce qui manque à ce récit : une remise en cause d’une posture du sujet. Parfois, l’esprit de sérieux étouffe la voix (mais n’est-ce pas, par ailleurs, compréhensible dans une situation aussi exceptionnelle?), notamment dans la prise en compte d’autrui justement. La critique systématique des individus qui vivent dans la société, loin de la nature (critique à laquelle n’échappent que peu de personnes, et jamais complètement – comme, par exemple, Marielle : « C’est étrange, elle qui ne sort pas des villes, belle femme apprêtée, nette, coiffée, maniérée parfois. C’est étrange mais je crois qu’elle comprend mes problèmes de fauve », p.90-1), traduit plus généralement une répulsion envers l’humain (peu de personnes inspirent de la sympathie) et réduit souvent les portraits à des caricatures : le médecin russe, la chirurgienne parisienne, la psychologue, les soldats, etc. Maladresse peut-être due à la volonté de concision. Qui se poursuit, çà et là, dans l’énonciation comme, par exemple, dans ce tic langagier repris à Pascal Quignard de propulseurs ambigus de phrases énonciatives venant interrompre le récit : « Il existe… » / « Il y a… ». « Il existe un qui-vive des êtres extérieurs aux hommes, toujours prêts à déborder leurs attentes. » (c’est un pastiche qui s’ignore), « Il existe selon Clarence un sans-limites qui affleure à la surface du présent, un temps du rêve qui se nourrit de chaque fragment d’histoire qu’on continue d’y adjoindre. Il y a dans le monde une latence et un bouillonnement, semblables à la lave qui attend sous le volcan que quelque chose la force à sortir du cratère. » (p.114-5) Deux types d’amorce qui insistent sur une « existence » plutôt que sur une « essence », sur un « phénomène », avec une humilité dont la voix impersonnelle veut témoigner mais derrière laquelle, finalement, se dissimulent la voix narratrice, et une subjectivité qui, tout en voulant s’effacer, n’en prétend pas moins atteindre, connaître et traduire une vérité générale, même si contingente, même si phénoménologique, même si tout extérieure. Fausse humilité donc, et « mauvaise foi » (sartrienne). Et si la mauvaise foi doit gratter aux encoignures de la réflexion, la fausse humilité est moins inconfortable puisqu’elle peut se faire vantardise comique quand Nastassja Martin ne répugne pas à se comparer, ni plus ni moins, à Hugo, à Soljenitsyne, à Trotski ou à Lowry : « Quatre murs étroits, une petite porte et des contacts restreints – Hugo sur l’île dans la paroisse face à la mer compose ses vers ; Soljenitsyne dans les bois du Vermont se ressaisit de l’histoire russe ; Trotski dans ses prisons échappe à la mort et écrit ; Lowry dans sa cabane face à la mer rassemble le bruit du monde pourtant invisible d’où il se trouve. Que fais-je d’autre que ce qu’ils ont accompli, depuis ma forêt sous mon volcan au retour de la presque-mort qui m’a guettée ? » Rien que cela. Mais si on s’amuse gentiment de cette jactance comique (qui n’aurait pas dû échapper à l’éditeur pourtant), il n’en reste pas moins qu’il y a trop de « foi », bonne ou mauvaise, peu importe, dans ce récit. Ce dont on s’étonne après la lecture, mais qui est brandi dès le titre : « croire aux fauves ». On remplace Dieu ou le Positivisme par le fauve ou un totem, le monothéisme par l’animisme, là où il aurait été révolutionnaire de remplacer l’action de « croire ». Non pas parce que l’animisme équivaut au monothéisme (sans doute l’animisme est-il infiniment plus intéressant dans ses possibilités sociales), mais parce que tout animisme, en Occident, serait un animisme à la sauce occidentale, ou qu’il est à peu près impossible d’être animiste tout seul. Et puis, finalement, est-ce véritablement « croire aux fauves » dont il s’agit ? Car nous avons plutôt l’impression que le titre aurait dû être : « écrire les fauves ». On peut toujours prétendre « croire », l’important est surtout ce que cette « croyance » fait faire. Mais c’est un moins bon titre, c’est vrai.
La critique peut paraître sévère, elle ne l’est pas. Elle est rendue possible par la curiosité, par l’intérêt, par la surprise. Elle est rendue possible par l’admiration. Face à un parcours, à une culture, à une pensée. L’écriture permet à Nastassja Martin de se sauver, mais l’écriture de Nastassja Martin nous met, nous, en danger. Et n’est-ce pas ce qu’on demande à un livre ?
Sanatorio 1954 est la troisième des dix sections qui constituent le recueil Primi scritti (1952-1963), publié chez Guanda, à Milan, en 1980.
Ce recueil est évidemment essentiel pour ceux et celles qui veulent
retracer et comprendre le parcours de la poétesse. Les trois langues qui
marquent sa « pluri-identité » (qui serait une « altérité courante »),
l’anglais, le français et l’italien, se côtoient, puis se mélangent dans
le surprenant « Diario in tre lingue » (Journal en trois langues).
Sanatorio 1954 a été composé, comme le titre l’indique, au
Sanatorium Bellevue de Kreuzlingen, en Suisse, où Amelia Rosselli fut
hospitalisée après la mort de Rocco Scotellaro (à qui est dédiée la
section précédente du recueil : Cantilena) entre 1954 et 1955.
Le parallèle peut paraître rapide, et facile, mais qu’elle y subit un
traitement aux électrochocs, évoque la figure désormais classique
d’Antonin Artaud.
Les liens ne s’arrêtent pas à l’anecdote et il faudra peut-être un
jour revenir sur les innombrables rapports que leur oeuvre respectif –
involontairement semble-t-il (mais il est loin d’être exclu que la
Rosselli ait eu connaissance des écrits de son aîné) – entretiennent.
*
Sanatorio 1954 (extraits)
Fine poussière, orgueil des ancêtres, ramenez-moi aux
tombes des vieux avec leurs calmes lyres et flûtes ! Je vis dans le
désespoir, depuis que mon ami est mort, sur les plus belles côtes de
l’Italie triomphante. Pour guérir il me faut un mari, assez tendre.
Il est heureux, celui que j’aime, et ne se soucie pas de
moi. Il ne m’aime pas, il ne m’aime pas ! Nous partirons, à faire
meilleure connaissance avec les pauvres. Il y aura une vieille musique,
pour nous fêter. Cependant dors, et ne pense à rien. Il faut mourir pour
vivre tranquilles.
L’angoisse est disparue, et ces paroles soulagent.
Il te faut un enfant naïf à embrasser.
*
La mort est une dame vêtue nue ; rusée, fine. Son chagrin ne pèse sur personne.
Quelle journée que celle-ci ! On dirait qu’il te fallait
un fils, ou bien, tu aurais dû chercher la clef du mystère. Mais il n’y
en a pas. Le moment viendra où tu devras te plier au joug des
ambassadeurs.
J’admire les beaux arbres et leurs fleurs sèches, pâles dans l’aube sournoise.
Mais les branches sursautent éperdues. Tue-toi, tue-toi,
alors qu’il en est temps encore. Ta rancune n’est pas de longue durée !
Quelle sale histoire ! Mes développements sont tardifs,
et mes dents claquent de folie. Je ne prendrai pas le parti de me faire
tuer ; – non, je n’en veux pas, – non, je te dis.
Il rit ! C’est bien ainsi qu’on peut se couper la gorge, soutenu par deux braves garçons, agents sans doute de la police.
Mais toujours est-il mieux de se moquer un peu, que de
rire, – ou de pleurer… La prochaine fois je me jetterai tout
simplement au fond du lac ; – lui, avec ses grosses dentelles me
protégera. Ne crois-tu pas ? Ne crois-tu pas à ma simplicité ? Toute nue
j’irai voir ce que fait là-bas mon frère en Amérique, sans un sou,
traqué, battu, humilié devant les foules, heureuses de pouvoir enfin se
dédier au fin meurtre, au fin meurtre social.
Ne regarde ni à gauche ni à droite ; – jette simplement
tes bretelles sur la rue couverte de boue, et sonne le claxon si tu
veux. Il sera là, ton ami, il sera là, n’en doute pas.
Pourquoi, pourquoi te tiens-tu si loin de moi, de ma
femme, de ma maison, dirai-je de la raison, si je ne savais pas qu’elle
me planterait un poignard au cou au premier mot. Va donc te tuer, va.
Mais ne retourne pas en arrière. Cache ton visage dans un châle, cache
les vieilles photographies en arrière de cent ans, et pars donc, pars
pour le pays des initiés au bal du comte Halifax. Va donc, qu’est-ce que
tu attends, un millionnaire qui te porte dans ses bras ?
Les délices suprêmes tu ne les connaîtras qu’en ayant bu
du fort vin un jour d’été, silhouetté dans toutes les usines modernes,
les usines avec leur style confort-rouge, glacées.
*
Il y a deux espèces de bêtes au monde : l’une rit,
l’autre pleure. Moi je m’ennuie de ces variations continuelles, et
aimerais mieux la fine pluie, qui tombe douce.
N’y a-t-il pas d’autres habitants ? Les soirs portent
des bas gris. Le lit est défait d’angoisse, comme s’il pleuvait.
Pourquoi tant d’angoisse ? Ô angoisse !
Il nous faut un mari il nous faut un mari il nous faut
un mari. C’est bien dit. Continue sur cette voie et les chats te
souriront certainement. Ils ont les yeux bleus et gardent des uniformes.
Pourquoi ne pas les tuer ? Mais, hélas, mes mains sont propres, comme
celles d’une vieille dame plissée par l’âge. Mange donc ton pain à
satiété. Les oiseaux noirs ne tarderont pas.
Il te faut un amant, ça c’est sûr, comme la mer qui tombe
sur la plage dorée. Mes mains sont sales. J’aime l’odeur des bois, qui
passe terriblement sur les passants triomphants. Il faudra survivre
d’une façon ou d’une autre. Ton pire ennemi est le chat blanc, ses yeux
percée joyeux, avec son hostilité. Porte donc tes soucis à l’abri.
Cette nuit ne voudra jamais finir ! Il y en a d’autres
qui attendent, et les souris galoppent avec la certitude d’être prises
et mangées. Cependant elles jouent méditatives au soleil. La lune
flotte. Moi je me promène. La pluie arrivera avec son nouveau bagage,
lente, sournoise, presque.
La pluie ne m’effraye pas, je le jure ! Ton chapeau est baigné. J’aperçois une nouvelle forme à la vue des paradis nuptiaux.
L’obscurité aide là où on ne croit pas. Il faudra prier.
C’est difficile, et pour moi ce qui compte vraiment c’est l’ennui,
quotidien.
Il te faut une moralité nouvelle ; chaque émotion se
reflète dans l’eau du lac, et les douleurs se battent pour survivre.
Rends-toi, je t’en prie ; personne ne nous touche. Tu ne dois pas
t’échapper comme ton père.
Ma mère est morte. Lui, est tombé mort. C’est assez comique !
Ton intonation est fausse. Ma foi quelle attitude
étrangère. Tu es un chat noir. Je désespère de te sauver. Reste placide
dans ton île tranquille. Avec plus d’ardeur, dans une prison même
perpétuelle se feraient des mots croisés pleins de signification.
Des aventures, du bon vin… tout n’est pas fini…
(Pourtant le ciel lève une accusation implacable). Regarde au moins les gens en face !
*
(…)
*
Peut-être dans le monde n’y a-t-il pas assez d’espace
dans le monde pour les personnes, dans le monde. Imaginez donc ! Ils
veulent tous se cacher entre une opération et l’autre !
Ne dites pas cela, cela ne vous fera pas de bien, répond-il.
Et bien, voilà l’erreur, voilà les programmes erronés ;
voilà la justice des pauvres, voilà la différence entre nous deux,
parcimonieux, mélancoliques.
On reconnaissait le retour du matin par le bruit des oiseaux, par le sifflotement des oiseaux, à l’aube.
Qu’y a-t-il d’étrange dans tout ceci ! s’exclama-t-il.
La défense se fait obscure, par la défense des enfants. Elle se fait
difficile, rapporta-t-il, et l’angoisse n’est point du tout une
explication.
Très bien, alors, j’irai retrouver ma grand-mère morte, ainsi que le reste de ma famille.
Mais tes dons, ne sont pas ce qu’il faut ! dit-il, tout en proclamant son inaptitude aux études.
Sans s’en douter, il y avait de quoi se le reprocher tous les jours.
Quels sont les effets de l’électrochoc ? demanda-t-elle
en souriant, perplexe et dégoûtée, et peu disposée à continuer le long
de cette voie défendue, et totalement déroutée, par les milles choses
qu’il y avait à voir, au cours des tours
en ville.
*
Il s’accroche au souvenir de l’enfance, et ne perd pas
son temps à se douter des mots argentins, et fins, dans la pénombre
ambiguë. Nous nous réalisons presque toujours, en attendant, dit-il un
jour qu’il faisait frais. Prends ta robe avec toi, dit-il en riant.
Sautons par dessus les ponts, et une jolie fermière ouvrira elle-même la
porte.
Bonne nuit, dit-il, et il se promène nu par les rues
d’hiver, en dansant. C’est tout, on a fini. On va se baigner la tête,
c’est tout, il m’a dit en baissant la tête. Quelle fête ça sera, quelle
collecton de vieux y aura-t-il dans les champs !
*
Le vieux il nous veut, sombres contre le mur. Car c’est
la loi ici de se ruiner, même secrètement, au nom du laissez-moi
tranquille, je vous épie. Et toit, qu’est-ce que tu fais ? Tu dors,
hanté par les anciens problèmes.
Je n’y tiens plus, je vais m’échapper, avec mes os sur
le dos pour faire un seul bond au cimetière. Ah terre brésilienne, je te
secoue de coups ! La prison est mille fois mieux que cette odeur de
racines baignées au soleil, silhouetté par tes grandes lois. Je n’existe
que pour me tromper. Il ne fallait pas prêter l’oreille.
Qui dort ne souffre pas autant que nous le croyons.
Dormir, se venger peut-être, voilà mon but. Le soir c’est le soleil qui
se couche, pas moi, figée sur un fauteuil. Le vieux donc est parti, et
mes habits me tirent par la manche. Il te faut une moralité toute
nouvelle, les chiens répètent, rieurs ; – chaque instant a son
privilège, et les morts se détachent heureux, eux, de défendre leur
patrie avec tant de résolution.
Le sang se verse frais sur mon genou blessé. Chaque
deuil est immense ; les chevaux galopent immenses, la nuque baissée. Moi
je meurs d’anxiété brûlante, pour les vieux pour les enfants, désolée
de n’avoir ni père, ni mère, attentive à leur besoins quotidiens. Je ne
peux dormir, et ma conscience est trop éveillée pour un débat avec les
Grecs, ou les Chinois, ou les Javanais. La mort, la mort comme une
vieille dame sucrée ! Les chandelles se gonflent d’hystérie, et le passé
se fait menaçant.
Je m’aperçois que tu ne prêtes grande attention à mes
mots. C’est dommage, on aurait pû faire un couple bien tragique, nous
deux, dans les fossés.
Qu’il est rude ton ami, qu’il me manque d’attention pour
les femmes surtout ! Moi je deviens furieuse au son de son nom, et je
ne peux m’empêcher de pleurer.
Tu as la vision claire, au moins ; tu ne tomberas que quand il sera trop tard.
Je veux dormir, je veux sentir la terre se dérober aux
efforts pour lui porter son pain quotidien. Les étoiles mangent la
terre, et les chats se promènent tranquilles sur les champs. Forte île,
aux jardins troublés ! La lune sanglote, de plus en plus âgée.
Qui connaît mes efforts pour la publicité ? Je n’entends
rien, tout est calme, les femmes portent leurs cigarettes à leurs
bouches, et les hommes continuent secrets dans leur vaste mensonge. Le
chat se tue. C’est donc fini ; la lune bordera sa bouche de ses propres
impropriétés. Quoi dire ? Quoi dire de plus ?
Il te faut une morale nouvelle, c’est clair comme le
vent qui porte ses enfants aux bains quotidiens de marbre dans leur
splendeur d’albâtre. Oh le soleil sonne étrange à mes oreilles !
N’importe, le jour viendra où tu me regarderas
souriant : – soulagé d’être au monde, curieux d’y mettre la main, bien
loin des prières enfantines du dernier hiver. Te rappelles-tu ? C’était
un désastre : – un mirage, un feu artificiel que nul objet n’éteignait.
Plus la maison brûlait, plus tu t’y jetais, insouciant de l’avenir,
brûlant de désirs inexprimés… Reste donc, ne te confie pas aux enfants
sur la plage !
Il s’est tué, il s’est tué ! Pourtant l’île était faite
pour nous tenir doux, forts, misérables mais vivants… Peut-être que je
le suivrai dans son pays natal ; j’y cours, comme une mendiante, sans
dignité. Je ne parlerai plus : – je chanterai un air paysan ; en prison,
en prison irai-je, compter mes perles, sonner les cloches du hasard,
comme une tendre mère que l’on a dévalisé les possessions, ses deux fils
adorés, leur cendre une fine poussière.
Les débats sur la traduction sont pléthores – et souvent
soporifiques. C’est ici (en pensant à Amelia Rosselli) une profession de
foi – ou plutôt la présentation d’une méthode personnelle que je veux
exposer.
Ce n’est pas en traducteur (professionnel, universitaire) que je
traduis, mais en « écrivain », c’est-à-dire en personne qui écrit et qui
regarde comment les autres font pour écrire (comme un musicien ou un
ouvrier observe son confrère), et c’est aussi en cela que mon hygiène de
la traduction consiste à enrichir la langue d’accueil. Le parallèle est
sans doute facile et simpliste, mais on accueille l’étranger dans la
langue comme on l’accueille sur le territoire. Pour nous : avec
générosité.
Traduire, c’est enrichir la langue.
Accueillir les bizarreries (qu’elles le soient en effet ou par
rapport à l’aune de notre langue), ne surtout pas aplanir les aspérités,
mais les restituer au risque de bouleverser les habitudes, voire même
de choquer.
Car se contenter de restituer une atmosphère, c’est trahir. « La
belle infidèle » est un ravage (pour rester poli). Et il ne faut pas
minimiser ou édulcorer cette trahison : c’est annuler le texte – le
rendre nul. C’est effacer sa texture,
sa matière, son emprise sur le réel, c’est-à-dire (si on me permet cette
extension logique) sur nos structures socio-politiques dont le langage
me semble être une part bien plus importante qu’on ne le juge
actuellement. Puisque le langage est nécessairement performatif (ne peut
pas ne pas l’être).
Ainsi il faut accueillir la langue autre dans toute son
altérité, dans toute sa puissance d’altération aussi. Bouleverser, c’est
toucher l’échine (l’émotion structurante), c’est participer au
changement, c’est agir enfin, finalement – plutôt que d’attendre que le
changement vienne d’en haut ou d’ailleurs (deus ex machina de l’État ou de la démocratie). Car
(c’est une fin, puis un début) traduire, c’est déjà connaître – au
moins – une langue des autres, – apprendre à connaître les autres.
*
Le recueil « Document » (inédit en français) est paru aux éditions La Barque en décembre 2014.
On ne pense pas les « peintures » de Manac’h, on s’y cogne, ou on s’y
plaque… Violemment, ou par une lente dissolution à l’acide de ce
qu’on appelle le « moi ». Ce petit « moi » clos qu’on veut à tout prix
reconstituer, unifier, et bichonner.
Les plaques de Manac’h, c’est ce moi vitriolé. Ce moi devenu surface :
c’est enfin la peau (Valéry : « ce qu’il y a de plus profond dans
l’homme, c’est la peau », Idée fixe), mais une peau de zinc, de cuivre,
de métal.
Comme dans Tetsuo de Shinya Tsukamoto ou Crash de Cronenberg (on
retrouve chez Manac’h le choc, l’accident), les objets sont des
prolongations de nous, ce sont aussi des extensions de nos corps, de la
matière de nos corps – gaz indurés, méthane, carbone, poisons, fluides,
et la gamme des acides pour couleurs et sons. La fermentation crée une
tension, une intensité vers ces choses, et cette tension, cette
intensité, on peut les appeler désir.
Le désir, desiderare, c’est étymologiquement le désastre, c’est se
détourner des finalités, du but, de l’utile. Le désir, c’est l’altérité,
c’est l’autre ; et l’altération, c’est le processus de changement en
autre chose. Comme le dit Bataille, l’altération est à la base de toute
création (1) : la matière est là – qu’elle soit même juste de la pensée –
et c’est cette matière que l’on transforme pour créer.
Les plaques de Manac’h, c’est notre désir contre le social,
l’organisé, l’humain, c’est notre désir du tout autre, c’est-à-dire de
l’inhumain, ce qui est à l’intérieur de lui, antérieur à lui, antérieur
même à l’animal que nous sommes encore : la matière.
Ces plaques sont des zones d’expérimentation des matières par
elles-mêmes. La pensée n’y raisonne pas, elle s’y dilue, coule par
trainées, s’agrège en pigments (les sérigraphies sont éclatantes de
couleurs), se stratifie à la manière des plaques tectoniques ou des
couches terrestres (certaines sont intitulées « paysages »). Zones de
saturation par tâches, torsions, coulées, projections, c’est le jeu des
variations, l’infini des possibilités qui rendent ces plaques si
entêtantes, obsessionnelles.
Ces plaques laminées repassent encore par la machine déréglée qu’est Manac’h.
Mais elles ne sont pas finies – ni achèvement ni finalité : ces
plaques intègrent l’altération du temps. Pas de commencement, pas de
fin. Pas de téléologie, pas d’histoire. Pas de narration ni d’identité :
une plaque de Manac’h ne fera jamais partie du pratimoine, elle est une
négation de ces devoirs de mémoire qu’on nous impose, puisqu’elles
continueront à se pervertir, à se transformer, à s’altérer, à être
toujours autre. Pas de profondeur (pas de métaphysique) : tout vient se
plaquer sur la surface, tout se passe sur cette surface.
Nous avons parlé de variations d’intensité, saturations, accidents :
les plaques de Manac’h font du bruit. (Lui-même se définit comme
« plasticien bruitiste » et travaille sur des partitions). Le processus
temporel de ces surfaces s’identifie aux larsen, à tout ce qui n’est pas
la pensée rationnelle qui nous oblige.
Loin du « bruit qui pense », ces bruits-là détraquent enfin la pensée.
Note
1. L’art primitif, L’art primitif, article de Documents, repris dans les Œuvres Complètes I, Gallimard, p.247.
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