Anna Langfus, “Les bagages de sable” (prix Goncourt 1962)

Le choix de la focalisation interne, comme si nous étions engoncés dans une partie de sa conscience, en plus de ce qu’on apprend de son passé concentrationnaire, ne peut que nous ranger du côté de Maria. La différence d’âge, aussi, entre elle et Michel Caron, à tel point qu’on les prend systématiquement pour père et fille (même à une époque où, sans doute, une différence d’âge entre conjoints est répandue), nous incite à condamner l’attitude du « vieil homme » qui, sans conteste, profite de la fragilité de la jeune femme pour, non pas même la séduire, mais se l’approprier et la posséder. Michel Caron porte dans son nom sa duplicité : le vainqueur du démon, le vieux nautonier. Car c’est bien pour retrouver le temps perdu, pour prolonger une jeunesse morte, que cet homme tente de soigner la jeune fille prostrée. Comment condamner, alors, le renversement de situation, où l’attitude fuyante de Maria, presque de résistance passive, lointaine disciple de Bartleby, manque de tuer M. Caron ? La fin est ambiguë : est-ce un retour à la solitude, un échec du soleil, l’impossibilité de s’en sortir ? Ou est-ce, au terme d’un parcours initiatique, un lent retour à la vie ? Le suicide d’Anny – presque homonyme de l’autrice – ne serait donc pas sacrificiel ? Maria, jusqu’au bout, jusqu’au cri du corbeau (un « nevermore »), rejette la douleur, rejette la fraîche intransigeance de Germain (un Grand Meaulnes rendu impossible – Adorno dit « barbare » – par la Shoah), laisse faire le jeu des adultes. Et s’en rend complice.

Et c’est bien là que la lecture peut, en même temps que l’interprétation, se renverser : par son indifférence, Anna n’est-elle pas coupable de tout le mal qui se commet autour d’elle, n’est-elle pas coupable de la fausseté ambiante, de la « mauvaise foi » dont fait preuve la totalité des adultes ? Et même plus : victime du mal, n’est-elle pas devenue elle-même une ennemie ? Indifférente à tout, prête à tout pour demeurer dans une insensibilité confortable, et jusqu’à devenir porteuse de mort : celle d’Anny qu’elle ne parvient pas, par ses mensonges, son indifférence, sa froideur, à empêcher ; celle, presque, de Michel Caron. Prolonge-t-elle, à sa manière, la « banalité du mal » ?

La question de la responsabilité, centrale à l’époque de parution de roman (1962), se pose à travers celle de la conscience. Conscience des êtres, conscience des évènements, conscience des choses. Les objets ont une belle épaisseur dans ce texte, et cette épaisseur rappelle celle des romans de Simone de Beauvoir et, à travers elle, d’Hemingway. C’est en fait l’influence de l’existentialisme qui est sensible dans ce récit. Avec une puissance époustouflante. Presque contraignante : le lecteur lui-même est obligé de s’engager. Accueillir la faiblesse et la médiocrité des adultes, assister à la dégradation de l’enfance, observer – déjà – et c’est bien le pire, l’oubli qui guette le génocide industriel (« La mort, elle aussi, et devenue un produit industriel »), alors même que celles et ceux qui en sont rescapés n’ont pas quitté l’âge tendre. La méconnaissance et l’oubli. Car le temps, autant que la conscience, impose son mystère dans ce texte. Qui parle de son passé à Maria ? Qui ne tente pas d’en profiter pour assouvir ses besoins : même le jeune homme en moto qu’elle semble reconnaître – ce qui n’est pas écrit – par le matricule tatoué sur son bras alors qu’il ramasse un collier qu’elle a fait tomber, même ce jeune homme avec qui elle se sent enfin capable de parler et d’être-au-monde pleinement, ne cherche qu’à la saouler pour l’abuser. Toute communication est donc impossible. Autant pour qui revient des camps que pour qui ne les a pas connus (Madame Vallon et Anny). Nous-mêmes, réduits à ce que veut bien nous traduire un être empêché (cela rappelle L’Étranger), en plus de notre propre statut de lecteur – soumis par nature, et volontairement – nous sommes condamnés à l’impossibilité de parler : le texte se referme sur nous et que pouvons-nous en dire, que pouvons-nous en faire ?

En plus que de par la condition de femme et la mort prématurée de l’autrice (à 45 ans, 3 romans et quelques pièces), c’est sans doute aussi cette aporie, l’épaisseur de cette aporie, la réussite même de l’écriture de cette aporie, qui, après l’engouement (à une époque où le sujet ressurgit), a relégué dans les limbes ce texte fondamental.

Nastassja Martin, “Croire aux fauves” et l’écrire

Une curiosité du malheur doit présider la plupart du temps à la lecture de ce court récit. À curiosité, on accolerait volontiers l’épithète « malsaine », parce que l’appétence au savoir et à l’inconnu est détournée, dans notre système marchand, pour gonfler les ventes de produits de toutes natures mais sans intérêt. La curiosité n’est pourtant jamais malsaine en soi, ne l’est peut-être jamais à cause de qui la ressent, ne l’est peut-être tout simplement jamais : « malsain », en revanche, peut être qui la suscite. Plus pertinent serait le terme sartrien de « salaud » : vouloir faire passer l’apparence pour une essence, en toute conscience du subterfuge. Bluffer afin de réduire une vitalité en poids inerte. Chiquer pour engranger. Tromper pour persévérer dans sa domination. C’est-à-dire imposer une supercherie afin d’en tirer des bénéfices (économiques). Ce qui n’est pas, finalement, le cas ici – ou pas principalement : la curiosité fait basculer dans un autre monde, le monde étranger, nocturne, inhumain de Nastassja Martin. Dont l’exhibition du malheur (son attaque par un ours qui lui a croqué le crâne et la mâchoire) participe à un processus de résilience (Verticales, par ailleurs, est la maison d’édition de Maylis de Kerangal dont Réparer les vivants prête à l’écriture une fonction résiliente que d’aucuns, par ailleurs, lui réfutent). Exhibition la plus pudique possible, et qui cherche surtout, non pas à ex-poser (mettre au dehors) une intériorité, mais à im-poser (faire (r)entrer à l’intérieur) une extériorité, et même peut-être l’extériorité elle-même. Or, en faisant rentrer l’extériorité en soi, on ne peut qu’éclater. C’est tout le propos, nous semble-t-il, de ce récit : proposer une autre manière d’être-au-monde que celle – pour le dire vite – de « l’Occident ». Cette autre manière d’être-au-monde s’articule autour de la question de la séparation de l’animal et de l’humain – ou plutôt de leurs retrouvailles dans le baiser initial. C’est tout naturellement, alors que nous y pensions bien avant qu’il n’apparaisse, que Nastassja Martin cite Pascal Quignard et, à plusieurs reprises, fait référence à la scène du puits de Lascaux où un homme ithyphallique, à tête d’oiseau, tombe à la renverse face à un bovidé éviscéré. Derrière Pascal Quignard, on entend Georges Bataille aussi (sans jamais le citer l’anthropologue émérite qu’est Nastassja Martin ne peut ignorer Marcel Mauss, et Georges Bataille lui-même) qui, le premier, fit de la scène du puits le moment charnière de la séparation de l’animal et de l’humain, l’acte de naissance de l’humanité (dans Lascaux ou la naissance de l’art). La rencontre de Nastassja et de l’ours, à rebours, serait – au moment historique qu’est le nôtre – soit la naissance d’une nouvelle unité (« c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort », p.13), soit une unité retrouvée, un temps retrouvé, un jadis retrouvé (« C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. La scène se déroule de nos jours, mais elle pourrait tout aussi bien être advenue il y a mille ans. », p137 – affirmations quignardisantes assez douteuses).

Viennent alors s’accumuler les strates d’un récit où l’anthropologie, le politique et le poétique, le journal intime et les récits de rêves s’entremêlent pour justement franchir les frontières (ou s’affranchir), concrètes autant qu’abstraites, l’autrice parfois cachée par d’autres (par Yiula dans la voiture comme par d’autres auteurs dans le récit), parfois soutenue par son statut officiel (en tant qu’anthropologue française dans une région militaire), parfois malgré elle (la part qui échappe à tout écrivain). La frontière ou plutôt le limes, écrit l’autrice, férue comme il se doit de Jean-Pierre Vernant. Avec la volonté avouée de transgresser pour elle-même, entre dissidence sociale et shamanisme, ces limites humaines.

L’agon avec l’ours, qui ouvre le récit, n’est plus un « événement », car il est en fait une continuité plus qu’une rupture (Alain Badiou est-il présent dans ces lignes?), mais qui reste tout de même un « événement », en tant que moment d’un passage, réinscription dans une continuité que la séparation de l’humain et de l’animal avait rompue, rejetant tragiquement l’humain dans un temps discontinu (dont notre modernité technologique découle, bien plus qu’elle ne l’a permis). Le récit, au-delà de l’histoire extraordinaire de cette jeune femme victime d’une attaque d’ours au milieu d’une steppe lithique du Kamchatka, pose alors, nous semble-t-il, le problème tragique et aporétique de la conscience, de la dissociation fondamentale qu’engendre la conscience. Aporie qui ne trouve sa résolution que dans l’action, c’est-à-dire, pour Nastassja Martin, plus encore que dans le voyage (la deuxième partie du récit raconte, somme toute, l’échec du voyage), dans l’acte d’écrire.

Puisque l’écriture rabiboche l’intime et l’extime, l’histoire personnelle et l’Histoire politique. Un vivre-ensemble (ou pour être précis un « vivre-soi-avec-ce-qui-n’est-pas-soi »), le « vivre » comme étant-au-monde. Ultime étape d’une guérison, qui permet de « réparer le vivant », pour tordre légèrement le titre du livre de Maelys de Kerangal. Écrire, comme guérir, appartient à ce processus : « c’est un geste politique » (p.78).

Ce récit est bien plus, donc, qu’une énième anecdote spectaculaire ou la relation d’un voyage dans les steppes du Kamchatka (on pense néanmoins à ce que Sainte-Beuve écrivait de Baudelaire), dans une toundra tarkovskienne, dans une Russie mystérieuse et inquiétante. On échappe avec bonheur à l’exotisme, à l’idéalisation béate, à un éloge de la nature aux relents traditionalistes. On est confronté à la dureté, à la bêtise humaine, à une question fondamentale dont personne ne peut se targuer d’avoir la réponse, et sur laquelle toute la philosophie ou presque s’est cassée les dents : la question de la conscience. Comme les références puissantes et solides innervent ce texte, il ne semble pas déplacé de remarquer qu’un peu d’existentialisme (et de sociologie bourdieusienne) auraient rehaussé l’ensemble. Car cette question de la conscience et de son unité, en échappant au subterfuge essentialiste, Simone de Beauvoir l’avait posée dès L’Invitée, et plus subtilement que Jean-Paul Sartre dans La Nausée, et moins abstraitement qu’Albert Camus dans L’Étranger – car l’ours, en tant qu’animal n’est-il pas la figure extrême de l’Autre ? Nastassja Martin écrit l’alter et c’est cette question de l’altérité que l’anthropologue pose tout au long du livre, sans s’en dépêtrer tout à fait (mais est-il possible de s’en dépêtrer?).

Quand la psychologue (p.55-7), imbibée d’Emmanuel Levinas (maître furtif de Pascal Quignard qui a, rappelons-le, consacré le roman Terrasse à Rome à la défiguration), affirme que l’identité du sujet réside dans le visage, notre héroïne rétorque qu’il y a évidemment identité en dehors du visage. Mais elle va plus loin encore, in petto, en agrandissant l’angle de vue (et même en abolissant tout cadre) quand elle écrit : « Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel. » (p.56) Le moi n’est pas une unité, mais une pluralité, n’est pas une unicité mais un éclatement. C’est là tout l’enjeu de la réflexion (multiforme) que mène Nastassja Martin : qu’est-ce que c’est que le « moi » ? Au lieu de le chercher dans une intériorité fermée, elle s’ouvre à une extériorité. Plus elle va loin d’elle-même, plus elle comprend ce qu’est le « moi ». Mais cette extériorité apparaît encore comme une forme de prolongation de l’intériorité, en ce sens où la (re)naissance avec l’ours trouve, au fil des pages, rétrospectivement, des signes précurseurs à la fois dans les rêves, dans les prophéties inspirées ou shamaniques, et même dans le « cahier noir » que tient l’anthropologue la nuit, sous une forme poétique. L’évènement est nié, mais au profit de l’avènement. Le récit investigateur devient étiologique et téléologique. L’extériorité n’est plus, de fait, accueillie dans son étrangeté absolue. Elle était prévue, elle était annoncée. Elle était déjà présente en puissance. Or le piège est là : l’unité du sujet qui se réalise, dans la tradition occidentale, par la subjectivité raisonnante assez puissante pour intégrer – au prix nécessaire d’une transcendance (car il est impossible d’incorporer l’infinité des mondes) – tout ce qui lui échappe, laisse place à une évacuation non pas de l’intériorité, mais du concept de subjectivité, pour faire croire à une identification au monde par l’extérieur, alors qu’elle demeure un subterfuge de la conscience – et donc de la subjectivité qui ne se pense plus comme telle. Au lieu de l’interroger, elle est niée. Une fois ce verrou supprimé, est permise alors la relecture d’un cheminement à l’aune de son terme ; alors que le cheminement n’a aucun terme, aucune destination, aucune finalité. Si le baiser de l’ours a transformé la jeune femme en miedka, mi-femme mi-ours, bannie de la société occidentale (qui la réduira, avec condescendance, au statut de rescapée « miraculée » dont les élucubrations mystiques sont bien compréhensibles…) autant que de la société d’adoption « évène » qui la rejette au nom de superstitions (Valierka, p.128-132), elle lui offre surtout l’occasion de penser les rapports autrement. Rapports des êtres et des choses, des êtres aux êtres.

Mais le conflit de la conscience et du monde que Nastassja Martin réfléchit se résout encore une fois par un mysticisme qui revendique sa légitimité dans un lointain presque inaccessible (interdit), un ailleurs, une autre Histoire, un alter, une « voie autre », si on veut, qui est elle-même légitimée par des individus, des peuples, des tribus qui vivent ainsi, ou qui ont vécu ainsi, ou qui cherchent à continuer à vivre ainsi (trois cas que semble avoir rencontré, dans son travail, l’anthropologue). Le problème est pourtant toujours le même qui revient : peut-on échapper, en tant qu’individu occidental, à la pensée occidentale ? La réponse est non. La réflexion anthropologiste (comme la réflexion philosophique, poétique, artistique, bref créatrice) est tributaire de la tradition occidentale (et là, c’est à L’Ordre du discours de Michel Foucault qu’on pense), d’autant plus quand on atteint le niveau de Nastassja Martin, diplômée de l’EHESS, élève de l’excellentissime Philippe Descola (dont les cours sur les régimes – auxquels fait allusion Martin – dispensés au Collège de France, rappelons-le, sont disponibles sur Internet, en accès libre), ce qui est à la fois une formation (une mise en forme), en plus d’avoir été rendue possible par un « héritage » qu’il est, pour tout le monde, impossible de refuser, puisque cet héritage est la matrice de l’individu, son berceau, son véhicule, sa béquille, avant d’être même son tombeau. De fait, Nastassja Martin ne semble pas venir de nulle part, et fût-elle encore fille de chômeurs illettrés et alcooliques, parvenue (par miracle) à l’EHESS, en tant qu’occidentale, elle resterait occidentale. Le sceau de la naissance est plus profond que la morsure d’un fauve.

Cela ne signifie pas pour autant que rien ne soit possible. Mais ce possible passe nécessairement par la remise en cause de sa (propre) posture. A fortiori quand cette posture se veut émancipatrice. Or, c’est peut-être ce qui manque à ce récit : une remise en cause d’une posture du sujet. Parfois, l’esprit de sérieux étouffe la voix (mais n’est-ce pas, par ailleurs, compréhensible dans une situation aussi exceptionnelle?), notamment dans la prise en compte d’autrui justement. La critique systématique des individus qui vivent dans la société, loin de la nature (critique à laquelle n’échappent que peu de personnes, et jamais complètement – comme, par exemple, Marielle : « C’est étrange, elle qui ne sort pas des villes, belle femme apprêtée, nette, coiffée, maniérée parfois. C’est étrange mais je crois qu’elle comprend mes problèmes de fauve », p.90-1), traduit plus généralement une répulsion envers l’humain (peu de personnes inspirent de la sympathie) et réduit souvent les portraits à des caricatures : le médecin russe, la chirurgienne parisienne, la psychologue, les soldats, etc. Maladresse peut-être due à la volonté de concision. Qui se poursuit, çà et là, dans l’énonciation comme, par exemple, dans ce tic langagier repris à Pascal Quignard de propulseurs ambigus de phrases énonciatives venant interrompre le récit : « Il existe… » / « Il y a… ». « Il existe un qui-vive des êtres extérieurs aux hommes, toujours prêts à déborder leurs attentes. » (c’est un pastiche qui s’ignore), « Il existe selon Clarence un sans-limites qui affleure à la surface du présent, un temps du rêve qui se nourrit de chaque fragment d’histoire qu’on continue d’y adjoindre. Il y a dans le monde une latence et un bouillonnement, semblables à la lave qui attend sous le volcan que quelque chose la force à sortir du cratère. » (p.114-5) Deux types d’amorce qui insistent sur une « existence » plutôt que sur une « essence », sur un « phénomène », avec une humilité dont la voix impersonnelle veut témoigner mais derrière laquelle, finalement, se dissimulent la voix narratrice, et une subjectivité qui, tout en voulant s’effacer, n’en prétend pas moins atteindre, connaître et traduire une vérité générale, même si contingente, même si phénoménologique, même si tout extérieure. Fausse humilité donc, et « mauvaise foi » (sartrienne). Et si la mauvaise foi doit gratter aux encoignures de la réflexion, la fausse humilité est moins inconfortable puisqu’elle peut se faire vantardise comique quand Nastassja Martin ne répugne pas à se comparer, ni plus ni moins, à Hugo, à Soljenitsyne, à Trotski ou à Lowry : « Quatre murs étroits, une petite porte et des contacts restreints – Hugo sur l’île dans la paroisse face à la mer compose ses vers ; Soljenitsyne dans les bois du Vermont se ressaisit de l’histoire russe ; Trotski dans ses prisons échappe à la mort et écrit ; Lowry dans sa cabane face à la mer rassemble le bruit du monde pourtant invisible d’où il se trouve. Que fais-je d’autre que ce qu’ils ont accompli, depuis ma forêt sous mon volcan au retour de la presque-mort qui m’a guettée ? » Rien que cela. Mais si on s’amuse gentiment de cette jactance comique (qui n’aurait pas dû échapper à l’éditeur pourtant), il n’en reste pas moins qu’il y a trop de « foi », bonne ou mauvaise, peu importe, dans ce récit. Ce dont on s’étonne après la lecture, mais qui est brandi dès le titre : « croire aux fauves ». On remplace Dieu ou le Positivisme par le fauve ou un totem, le monothéisme par l’animisme, là où il aurait été révolutionnaire de remplacer l’action de « croire ». Non pas parce que l’animisme équivaut au monothéisme (sans doute l’animisme est-il infiniment plus intéressant dans ses possibilités sociales), mais parce que tout animisme, en Occident, serait un animisme à la sauce occidentale, ou qu’il est à peu près impossible d’être animiste tout seul. Et puis, finalement, est-ce véritablement « croire aux fauves » dont il s’agit ? Car nous avons plutôt l’impression que le titre aurait dû être : « écrire les fauves ». On peut toujours prétendre « croire », l’important est surtout ce que cette « croyance » fait faire. Mais c’est un moins bon titre, c’est vrai.

La critique peut paraître sévère, elle ne l’est pas. Elle est rendue possible par la curiosité, par l’intérêt, par la surprise. Elle est rendue possible par l’admiration. Face à un parcours, à une culture, à une pensée. L’écriture permet à Nastassja Martin de se sauver, mais l’écriture de Nastassja Martin nous met, nous, en danger. Et n’est-ce pas ce qu’on demande à un livre ?

Amelia Rosselli | “Sanatorio 1954”, écrit en français | présentation et extraits

Sanatorio 1954 est la troisième des dix sections qui constituent le recueil Primi scritti (1952-1963), publié chez Guanda, à Milan, en 1980.

Ce recueil est évidemment essentiel pour ceux et celles qui veulent retracer et comprendre le parcours de la poétesse. Les trois langues qui marquent sa “pluri-identité” (qui serait une “altérité courante”), l’anglais, le français et l’italien, se côtoient, puis se mélangent dans le surprenant “Diario in tre lingue” (Journal en trois langues).

Sanatorio 1954 a été composé, comme le titre l’indique, au Sanatorium Bellevue de Kreuzlingen, en Suisse, où Amelia Rosselli fut hospitalisée après la mort de Rocco Scotellaro (à qui est dédiée la section précédente du recueil : Cantilena) entre 1954 et 1955.

Le parallèle peut paraître rapide, et facile, mais qu’elle y subit un traitement aux électrochocs, évoque la figure désormais classique d’Antonin Artaud.

Les liens ne s’arrêtent pas à l’anecdote et il faudra peut-être un jour revenir sur les innombrables rapports que leur oeuvre respectif – involontairement semble-t-il (mais il est loin d’être exclu que la Rosselli ait eu connaissance des écrits de son aîné) – entretiennent.

*

Sanatorio 1954 (extraits)

 Fine poussière, orgueil des ancêtres, ramenez-moi aux tombes des vieux avec leurs calmes lyres et flûtes ! Je vis dans le désespoir, depuis que mon ami est mort, sur les plus belles côtes de l’Italie triomphante. Pour guérir il me faut un mari, assez tendre.

Il est heureux, celui que j’aime, et ne se soucie pas de moi. Il ne m’aime pas, il ne m’aime pas ! Nous partirons, à faire meilleure connaissance avec les pauvres. Il y aura une vieille musique, pour nous fêter. Cependant dors, et ne pense à rien. Il faut mourir pour vivre tranquilles.

L’angoisse est disparue, et ces paroles soulagent.

Il te faut un enfant naïf à embrasser.

*

La mort est une dame vêtue nue ; rusée, fine. Son chagrin ne pèse sur personne.

Quelle journée que celle-ci ! On dirait qu’il te fallait un fils, ou bien, tu aurais dû chercher la clef du mystère. Mais il n’y en a pas. Le moment viendra où tu devras te plier au joug des ambassadeurs.

J’admire les beaux arbres et leurs fleurs sèches, pâles dans l’aube sournoise.

Mais les branches sursautent éperdues. Tue-toi, tue-toi, alors qu’il en est temps encore. Ta rancune n’est pas de longue durée !

Quelle sale histoire ! Mes développements sont tardifs, et mes dents claquent de folie. Je ne prendrai pas le parti de me faire tuer ; – non, je n’en veux pas, – non, je te dis.

Il rit ! C’est bien ainsi qu’on peut se couper la gorge, soutenu par deux braves garçons, agents sans doute de la police.

Mais toujours est-il mieux de se moquer un peu, que de rire, – ou de pleurer… La prochaine fois je me jetterai tout simplement au fond du lac ; – lui, avec ses grosses dentelles me protégera. Ne crois-tu pas ? Ne crois-tu pas à ma simplicité ? Toute nue j’irai voir ce que fait là-bas mon frère en Amérique, sans un sou, traqué, battu, humilié devant les foules, heureuses de pouvoir enfin se dédier au fin meurtre, au fin meurtre social.

Ne regarde ni à gauche ni à droite ; – jette simplement tes bretelles sur la rue couverte de boue, et sonne le claxon si tu veux. Il sera là, ton ami, il sera là, n’en doute pas.

Pourquoi, pourquoi te tiens-tu si loin de moi, de ma femme, de ma maison, dirai-je de la raison, si je ne savais pas qu’elle me planterait un poignard au cou au premier mot. Va donc te tuer, va. Mais ne retourne pas en arrière. Cache ton visage dans un châle, cache les vieilles photographies en arrière de cent ans, et pars donc, pars pour le pays des initiés au bal du comte Halifax. Va donc, qu’est-ce que tu attends, un millionnaire qui te porte dans ses bras ?

Les délices suprêmes tu ne les connaîtras qu’en ayant bu du fort vin un jour d’été, silhouetté dans toutes les usines modernes, les usines avec leur style confort-rouge, glacées.

*

Il y a deux espèces de bêtes au monde : l’une rit, l’autre pleure. Moi je m’ennuie de ces variations continuelles, et aimerais mieux la fine pluie, qui tombe douce.

N’y a-t-il pas d’autres habitants ? Les soirs portent des bas gris. Le lit est défait d’angoisse, comme s’il pleuvait. Pourquoi tant d’angoisse ? Ô angoisse !

Il nous faut un mari il nous faut un mari il nous faut un mari. C’est bien dit. Continue sur cette voie et les chats te souriront certainement. Ils ont les yeux bleus et gardent des uniformes. Pourquoi ne pas les tuer ? Mais, hélas, mes mains sont propres, comme celles d’une vieille dame plissée par l’âge. Mange donc ton pain à satiété. Les oiseaux noirs ne tarderont pas.

Il te faut un amant, ça c’est sûr, comme la mer qui tombe sur la plage dorée. Mes mains sont sales. J’aime l’odeur des bois, qui passe terriblement sur les passants triomphants. Il faudra survivre d’une façon ou d’une autre. Ton pire ennemi est le chat blanc, ses yeux percée joyeux, avec son hostilité. Porte donc tes soucis à l’abri.

Cette nuit ne voudra jamais finir ! Il y en a d’autres qui attendent, et les souris galoppent avec la certitude d’être prises et mangées. Cependant elles jouent méditatives au soleil. La lune flotte. Moi je me promène. La pluie arrivera avec son nouveau bagage, lente, sournoise, presque.

La pluie ne m’effraye pas, je le jure ! Ton chapeau est baigné. J’aperçois une nouvelle forme à la vue des paradis nuptiaux.

L’obscurité aide là où on ne croit pas. Il faudra prier. C’est difficile, et pour moi ce qui compte vraiment c’est l’ennui, quotidien.

Il te faut une moralité nouvelle ; chaque émotion se reflète dans l’eau du lac, et les douleurs se battent pour survivre. Rends-toi, je t’en prie ; personne ne nous touche. Tu ne dois pas t’échapper comme ton père.

Ma mère est morte. Lui, est tombé mort. C’est assez comique !

Ton intonation est fausse. Ma foi quelle attitude étrangère. Tu es un chat noir. Je désespère de te sauver. Reste placide dans ton île tranquille. Avec plus d’ardeur, dans une prison même perpétuelle se feraient des mots croisés pleins de signification.

Des aventures, du bon vin… tout n’est pas fini…

(Pourtant le ciel lève une accusation implacable). Regarde au moins les gens en face !

*

(…)

*

Peut-être dans le monde n’y a-t-il pas assez d’espace dans le monde pour les personnes, dans le monde. Imaginez donc ! Ils veulent tous se cacher entre une opération et l’autre !

Ne dites pas cela, cela ne vous fera pas de bien, répond-il.

Et bien, voilà l’erreur, voilà les programmes erronés ; voilà la justice des pauvres, voilà la différence entre nous deux, parcimonieux, mélancoliques.

On reconnaissait le retour du matin par le bruit des oiseaux, par le sifflotement des oiseaux, à l’aube.

Qu’y a-t-il d’étrange dans tout ceci ! s’exclama-t-il. La défense se fait obscure, par la défense des enfants. Elle se fait difficile, rapporta-t-il, et l’angoisse n’est point du tout une explication.

Très bien, alors, j’irai retrouver ma grand-mère morte, ainsi que le reste de ma famille.

Mais tes dons, ne sont pas ce qu’il faut ! dit-il, tout en proclamant son inaptitude aux études.

Sans s’en douter, il y avait de quoi se le reprocher tous les jours.

Quels sont les effets de l’électrochoc ? demanda-t-elle en souriant, perplexe et dégoûtée, et peu disposée à continuer le long de cette voie défendue, et totalement déroutée, par les milles choses qu’il y avait à voir, au cours des tours

en ville.

*

Il s’accroche au souvenir de l’enfance, et ne perd pas son temps à se douter des mots argentins, et fins, dans la pénombre ambiguë. Nous nous réalisons presque toujours, en attendant, dit-il un jour qu’il faisait frais. Prends ta robe avec toi, dit-il en riant. Sautons par dessus les ponts, et une jolie fermière ouvrira elle-même la porte.

Bonne nuit, dit-il, et il se promène nu par les rues d’hiver, en dansant. C’est tout, on a fini. On va se baigner la tête, c’est tout, il m’a dit en baissant la tête. Quelle fête ça sera, quelle collecton de vieux y aura-t-il dans les champs !

*

Le vieux il nous veut, sombres contre le mur. Car c’est la loi ici de se ruiner, même secrètement, au nom du laissez-moi tranquille, je vous épie. Et toit, qu’est-ce que tu fais ? Tu dors, hanté par les anciens problèmes.

Je n’y tiens plus, je vais m’échapper, avec mes os sur le dos pour faire un seul bond au cimetière. Ah terre brésilienne, je te secoue de coups ! La prison est mille fois mieux que cette odeur de racines baignées au soleil, silhouetté par tes grandes lois. Je n’existe que pour me tromper. Il ne fallait pas prêter l’oreille.

Qui dort ne souffre pas autant que nous le croyons. Dormir, se venger peut-être, voilà mon but. Le soir c’est le soleil qui se couche, pas moi, figée sur un fauteuil. Le vieux donc est parti, et mes habits me tirent par la manche. Il te faut une moralité toute nouvelle, les chiens répètent, rieurs ; – chaque instant a son privilège, et les morts se détachent heureux, eux, de défendre leur patrie avec tant de résolution.

Le sang se verse frais sur mon genou blessé. Chaque deuil est immense ; les chevaux galopent immenses, la nuque baissée. Moi je meurs d’anxiété brûlante, pour les vieux pour les enfants, désolée de n’avoir ni père, ni mère, attentive à leur besoins quotidiens. Je ne peux dormir, et ma conscience est trop éveillée pour un débat avec les Grecs, ou les Chinois, ou les Javanais. La mort, la mort comme une vieille dame sucrée ! Les chandelles se gonflent d’hystérie, et le passé se fait menaçant.

Je m’aperçois que tu ne prêtes grande attention à mes mots. C’est dommage, on aurait pû faire un couple bien tragique, nous deux, dans les fossés.

Qu’il est rude ton ami, qu’il me manque d’attention pour les femmes surtout ! Moi je deviens furieuse au son de son nom, et je ne peux m’empêcher de pleurer.

Tu as la vision claire, au moins ; tu ne tomberas que quand il sera trop tard.

Je veux dormir, je veux sentir la terre se dérober aux efforts pour lui porter son pain quotidien. Les étoiles mangent la terre, et les chats se promènent tranquilles sur les champs. Forte île, aux jardins troublés ! La lune sanglote, de plus en plus âgée.

Qui connaît mes efforts pour la publicité ? Je n’entends rien, tout est calme, les femmes portent leurs cigarettes à leurs bouches, et les hommes continuent secrets dans leur vaste mensonge. Le chat se tue. C’est donc fini ; la lune bordera sa bouche de ses propres impropriétés. Quoi dire ? Quoi dire de plus ?

Il te faut une morale nouvelle, c’est clair comme le vent qui porte ses enfants aux bains quotidiens de marbre dans leur splendeur d’albâtre. Oh le soleil sonne étrange à mes oreilles !

N’importe, le jour viendra où tu me regarderas souriant : – soulagé d’être au monde, curieux d’y mettre la main, bien loin des prières enfantines du dernier hiver. Te rappelles-tu ? C’était un désastre : – un mirage, un feu artificiel que nul objet n’éteignait. Plus la maison brûlait, plus tu t’y jetais, insouciant de l’avenir, brûlant de désirs inexprimés… Reste donc, ne te confie pas aux enfants sur la plage !

Il s’est tué, il s’est tué ! Pourtant l’île était faite pour nous tenir doux, forts, misérables mais vivants… Peut-être que je le suivrai dans son pays natal ; j’y cours, comme une mendiante, sans dignité. Je ne parlerai plus : – je chanterai un air paysan ; en prison, en prison irai-je, compter mes perles, sonner les cloches du hasard, comme une tendre mère que l’on a dévalisé les possessions, ses deux fils adorés, leur cendre une fine poussière.

Amelia Rosselli - Dino Ignani © Dino Ignani

Amelia Rosselli – Dino Ignani © Dino Ignani

Traduire, c’est accueillir

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Les débats sur la traduction sont pléthores – et souvent soporifiques. C’est ici (en pensant à Amelia Rosselli) une profession de foi – ou plutôt la présentation d’une méthode personnelle que je veux exposer.

Ce n’est pas en traducteur (professionnel, universitaire) que je traduis, mais en “écrivain”, c’est-à-dire en personne qui écrit et qui regarde comment les autres font pour écrire (comme un musicien ou un ouvrier observe son confrère), et c’est aussi en cela que mon hygiène de la traduction consiste à enrichir la langue d’accueil. Le parallèle est sans doute facile et simpliste, mais on accueille l’étranger dans la langue comme on l’accueille sur le territoire. Pour nous : avec générosité.

Traduire, c’est enrichir la langue.

Accueillir les bizarreries (qu’elles le soient en effet ou par rapport à l’aune de notre langue), ne surtout pas aplanir les aspérités, mais les restituer au risque de bouleverser les habitudes, voire même de choquer.

Car se contenter de restituer une atmosphère, c’est trahir. « La belle infidèle » est un ravage (pour rester poli). Et il ne faut pas minimiser ou édulcorer cette trahison : c’est annuler le texte – le rendre nul. C’est effacer sa texture, sa matière, son emprise sur le réel, c’est-à-dire (si on me permet cette extension logique) sur nos structures socio-politiques dont le langage me semble être une part bien plus importante qu’on ne le juge actuellement. Puisque le langage est nécessairement performatif (ne peut pas ne pas l’être).

Ainsi il faut accueillir la langue autre dans toute son altérité, dans toute sa puissance d’altération aussi. Bouleverser, c’est toucher l’échine (l’émotion structurante), c’est participer au changement, c’est agir enfin, finalement – plutôt que d’attendre que le changement vienne d’en haut ou d’ailleurs (deus ex machina de l’État ou de la démocratie). Car (c’est une fin, puis un début) traduire, c’est déjà connaître – au moins – une langue des autres, – apprendre à connaître les autres.

*

Le recueil “Document” (inédit en français) est paru aux éditions La Barque en décembre 2014.

Amelia Rosselli - La Barque - photographie de Dino Ignani - traduction Rodolphe Gauthier © Photographie

Amelia Rosselli – La Barque – photographie de Dino Ignani – traduction Rodolphe Gauthier © Photographie

Maxime Manac’h, désirs & désastres

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On ne pense pas les « peintures » de Manac’h, on s’y cogne, ou on s’y plaque… Violemment, ou par une lente dissolution à l’acide de ce qu’on appelle le « moi ». Ce petit « moi » clos qu’on veut à tout prix reconstituer, unifier, et bichonner.

Les plaques de Manac’h, c’est ce moi vitriolé. Ce moi devenu surface : c’est enfin la peau (Valéry : « ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau », Idée fixe), mais une peau de zinc, de cuivre, de métal.

Comme dans Tetsuo de Shinya Tsukamoto ou Crash de Cronenberg (on retrouve chez Manac’h le choc, l’accident), les objets sont des prolongations de nous, ce sont aussi des extensions de nos corps, de la matière de nos corps – gaz indurés, méthane, carbone, poisons, fluides, et la gamme des acides pour couleurs et sons. La fermentation crée une tension, une intensité vers ces choses, et cette tension, cette intensité, on peut les appeler désir.

Le désir, desiderare, c’est étymologiquement le désastre, c’est se détourner des finalités, du but, de l’utile. Le désir, c’est l’altérité, c’est l’autre ; et l’altération, c’est le processus de changement en autre chose. Comme le dit Bataille, l’altération est à la base de toute création (1) : la matière est là – qu’elle soit même juste de la pensée – et c’est cette matière que l’on transforme pour créer.

Les plaques de Manac’h, c’est notre désir contre le social, l’organisé, l’humain, c’est notre désir du tout autre, c’est-à-dire de l’inhumain, ce qui est à l’intérieur de lui, antérieur à lui, antérieur même à l’animal que nous sommes encore : la matière.

Ces plaques sont des zones d’expérimentation des matières par elles-mêmes. La pensée n’y raisonne pas, elle s’y dilue, coule par trainées, s’agrège en pigments (les sérigraphies sont éclatantes de couleurs), se stratifie à la manière des plaques tectoniques ou des couches terrestres (certaines sont intitulées « paysages »). Zones de saturation par tâches, torsions, coulées, projections, c’est le jeu des variations, l’infini des possibilités qui rendent ces plaques si entêtantes, obsessionnelles.

Ces plaques laminées repassent encore par la machine déréglée qu’est Manac’h.

Mais elles ne sont pas finies – ni achèvement ni finalité : ces plaques intègrent l’altération du temps. Pas de commencement, pas de fin. Pas de téléologie, pas d’histoire. Pas de narration ni d’identité : une plaque de Manac’h ne fera jamais partie du pratimoine, elle est une négation de ces devoirs de mémoire qu’on nous impose, puisqu’elles continueront à se pervertir, à se transformer, à s’altérer, à être toujours autre. Pas de profondeur (pas de métaphysique) : tout vient se plaquer sur la surface, tout se passe sur cette surface.

Nous avons parlé de variations d’intensité, saturations, accidents : les plaques de Manac’h font du bruit. (Lui-même se définit comme “plasticien bruitiste” et travaille sur des partitions). Le processus temporel de ces surfaces s’identifie aux larsen, à tout ce qui n’est pas la pensée rationnelle qui nous oblige.

Loin du « bruit qui pense », ces bruits-là détraquent enfin la pensée.

Note

1. L’art primitif, L’art primitif, article de Documents, repris dans les Œuvres Complètes I, Gallimard, p.247.

Liens

Site de Maxime Manac’h

Notes à partir de “C’est un homme” de Primo Levi sur l’actualité des camps de concentration

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Note A : « Si celui-ci est un homme »

Se questo è un uomo pose d’emblée, dans son titre même, le problème de la possibilité de la communication. Le titre avait été choisi par le premier éditeur, Franco Antonecilli, mais Primo Levi se l’est rapidement approprié (donnant le titre I Sommersi e i salvati, en français Les naufragés et les rescapés à un essai beaucoup plus tardif). À qui peut bien s’adresser un tel livre ? Pour qui Primo Levi l’a-t-il écrit ? Certes, il n’avait pas le choix : il savait qu’il ne serait lu, potentiellement, que par ceux qui ont survécu et par ceux qui savent lire. Mais est-ce à eux qu’il voulait s’adresser ? Savait-il même à qui il voulait s’adresser ? Souvent la nécessité, l’impératif, l’obligation primaire et vitale de l’écriture ignorent sauvagement le destinataire. C’est une tache aveugle au fond de la nuit. Qui pourrait soutenir un tel discours ? Une telle conversation ? Primo Levi s’adresse à nous autant qu’aux Nazis (que nous pourrions être), autant qu’à ses compagnons d’infortune (que nous pourrions être), autant qu’à lui-même, dans une tentative désespérée, mais sans aucun doute utile, de « résilience ».

Se questo è un uomo. Il semblerait qu’en français nous ayons sacrifié à la simplification actuelle du langage un sens (un ensemble de sens) beaucoup plus complexe. On n’entend pas, avec Si c’est un homme, le démonstratif, presque péjoratif « questo ». L’élision dans le « c’ », même si elle peut rendre, à tendre l’oreille, une certaine ambiguïté contenue dans le questo italien, perd en poids et en pesanteur. La sublimation n’est que rarement intéressante. Dans ce livre limite écrit à 26, 27 ou 28 ans, il y a une haine profonde, en apparence froide, mais bel et bien magmatique, de tout ce qui peut entraîner cette « démolition d’un homme », de tout ce qui peut amener la constitution d’un « Campo di annientamento », un « Camp d’anéantissement » (la majuscule est de Levi).

Ce livre est la haine de tout système. Et si le système actuel le tolère, c’est qu’il est à la fois perdu dans la masse des autres produits (le produit livre), qu’il en perd du coup son évidence, et qu’il est soutenu et légitimé par l’Histoire, et ceux qui l’ont vécue, en premier lieu desquels les Juifs. Mais ce livre reste tout de même une zone d’ombre, et comme clandestin. Qui le lit entièrement ne pourra ignorer la charge extrême qu’il contient. En fait, c’est aussi cette tension extrême de sa charge qui le rend, de manière presque contradictoire, inoffensif : ce qui est passé est passé, et on répète à l’envi : « plus jamais ça ! », plus jamais de camps de concentration et de génocides… Comme s’il n’y en avait pas continuellement, et aujourd’hui au moins autant qu’hier.

Rejeté dans la mémoire et la commémoration, c’est-à-dire dans l’institution et le système (un système qui paraît autre, mais qui ne l’est pas vraiment) qu’il vomit, le livre bave et écume au seuil seulement de quelques tristes lecteurs et lectrices (les Sad few).

Se questo è un uomo : Si ceci est un homme. À la rigueur : Si celui-ci est un homme.

Cette chose-là, cette matière-là, pour un bref moment constitué en organisme plus ou moins fini. Cette chose-là, ce n’est pas seulement le Häftlingue, le Juif, le déporté, la chair à canon devenue chair à travail, et rebut, mais c’est aussi le civil, le fonctionnaire, le SS, et au final, ce questo est tout le monde.

*

Note B : Les camps actuels et quotidiens de concentration

Certainement, nous n’avons pas compris, nous ne voulons pas comprendre tout ce que manifestent les camps de concentration.

Nous n’avons pas pris en compte tout ce qu’exposa la constitution de camps de concentration. C’est-à-dire que nous n’avons pas voulu comprendre ce qu’ils remettaient en cause de la société occidentale. Ou peut-être n’était-ce (et n’est-ce) pas encore possible d’en tirer toutes les conséquences. Puisque, d’une manière ou d’une autre, c’est bien la société occidentale – la société dans laquelle nous vivons depuis des millénaires et dans laquelle nous vivrons encore des millénaires (au-delà des fantasmes puérils de « fin de civilisation ») – qui a permis les camps de concentration. Nous les nommerons, en suivant Primo Levi (et l’italien), Lager. Car, comme il le dit, les mots qui existent dans notre langue n’ont pas la capacité de signifier la chose que nous voulons qu’ils désignent. Lager, camp. Campo di annientamento,camp d’extermination.

S’il n’est pas possible de tirer toutes les conséquences de la réalité, pas encore si lointaine, des Lager, c’est justement parce qu’ils sont issus de notre propre société, peut-être même de notre propre civilisation, celle que nous désignerons par commodité « la civilisation européenne » (les pays industrialisés de l’hémisphère nord) et qui domineactuellement la plus grande partie du monde.

Il est possible d’édicter des faits et de distinguer des causes, comme on peut le lire dans des ouvrages spécialisés. Quantifier, classifier, interpréter. Mais cette rationalisation ne se révèle au fond qu’un minutieux processus d’exorcisme et de conjuration. La volonté de maintien de quelques privilégiés, par le moyen de la production (économie), et l’idée de progrès qui en découle (culture), venant légitimer la hiérarchie elle-même (politique). Les camps de concentration s’inscrivent dans la continuité d’une réalité plus terrible encore (s’il est décent de hiérarchiser l’horreur) de ce qu’on appelle La Traite des Noirs ou Traite négrière. Rien n’a changé, et il est certain comme un mécanisme d’horloge, qu’un phénomène analogue, dans les mêmes proportions, se produise encore (comme il s’en produit tous les jours, dans des proportions moindres, mais dans une intensité d’horreur égale).

C’est ainsi que nous comprenons aussi la formule d’Hannah Arendt, devenue canonique, de « banalité du mal ». Loin de toute superstition, il n’y a pas de métaphysique du mal (comme il n’y en a pas non plus, donc, du bien).

L’organisation du lager, que présente Primo Levi (et dont on trouvera des variantes ailleurs), si elle est différente de celle de la société civile, ne l’est pas par nature, mais plutôt par intensité. On pourrait dire que là comme ici, cette organisation se caractérise par des « tendances » plus que par ses « principes », puisque ces principes, ces règles (surtout des interdits), sont nécessairement pratiquées, sont transformées par l’usage. Seulement, dans les camps, les données (la déportation, le tri entre femmes et hommes, entre utiles et inutiles, les privations, les pénuries quotidiennes, etc) exacerbaient ce qui a cours avec plus de légèreté dans la vie civile. Ainsi, se vérifie ici, comme là, l’axiome : « a chi ha, sarà dato ; a chi non ha, a quello sarà tolto », dans cette concision que peut avoir l’italien et qu’il est difficile de rendre en français. Celui qui a, aura ; celui qui n’a pas, aura encore moins. À qui n’a, à celui-là on retirera.Adage qui se décline de mille manières, qui peut se vérifierquotidiennement.

Mais ce n’est pas encore sur cela qu’on n’insiste pas assez. C’est sur la structure en soi. Sur la structure en tant que telle, dans sa fonction sociale.

Deux choses. Premièrement, la structure est nécessaire, puisqu’elle ne peut pas ne pas exister. Elle s’impose d’elle-même à partir du moment où plusieurs individus se sont réunis. Ce n’est pas un devoir moral, ce n’est pas une « vérité objective », c’est une donnée biologique observable, comme chez d’autres espèces, chez l’homo sapiens sapiens. Deuxièmement, en vertu même de cette nécessité mécaniste (biologique), avoir foi en cette structure est la première étape de tout fascisme (compris dans un sens politique très large). Avoir foi est une des premières (dans la construction historique autant que dans l’ordre d’importance) conditions à la fascisation de la société (et sur cela, il aurait beaucoup à dire).

Il est difficile d’échapper à l’injonction morale. Les pathosformeln du langage nous y poussent mécaniquement. Notre propos n’est pas moral. Nous ne pouvons pas appeler chacun à prendre conscience de l’absurdité de la structure sociale, et du danger que constitue la foi en cette structure. Non pas par posture intellectuelle (« moi, je refuse de juger autrui, qui suis-je pour le faire ? » etc.), mais parce qu’il serait tout aussi ridicule de croire que « mon » injonction puisse avoir un poids sur la conscience d’autrui.

On serait tenté de qualifier cette illusion denaïveté imbécile, et de la balayer avec mépris. Mais ce serait se décourager face au nœud du problème : c’est justement cette illusion de l’injonction individuelle qui fait croire au pouvoir magique du groupe. Qui fait croire que les choses peuvent aller mieux en le voulant très fort. Vouloir, c’est laisser empirer.Oui, nous sommes ici dans le domaine de la magie : puisqu’il est question d’une volonté (individuelle qui se veut commune) qui changera d’elle-même l’ordre des choses, qui transformera la matière par le seul Verbe. D’une part, c’est qu’on confond la fonction performative de la langue, et l’effort manuel. D’autre part,c’est qu’on ignore – ou qu’on refuse – le « mécanisme » de l’humanité.

La langue est toujours performative. C’est-à-dire que ce qui est dit a un effet concret et direct sur la réalité. Mais cet effet ne peut pas transformer la matière elle-même : monuments, livres, institutions (les institutions sont rendues concrètes par des bureaux, des uniformes, etc). La langue transforme des rapports, des idées, des représentations, des comportements. Mais la matière reste l’œuvre du manuel. La langue est performative, mais elle n’est pas omnipotente.

Pour ce qui est du mécanisme de l’humanité, la question peut se poser de plusieurs manières. Mais nous ne l’aborderont ici que par la problématique de la « volonté ». Il y a une différence entre la volonté individuelle, la volonté de groupe, la volonté collective. Mais, à tous les niveaux, la volonté est le résultat d’une ensemble tellement riche et complexe qu’elle est rationnellement impensable. La volonté est inquantifiable et inobservable. C’est sa nature changeante qui la rend fuyante. C’est un mécanisme, mais un mécanisme dont les rouages se modifient incessamment (cette vision mécaniste du monde redéfinirait donc un matérialisme complexe, selon une méthodologie proche de « La pensée complexe » d’Edgar Morin).

C’est cette réalité mécanique instable et changeante que ne peuvent accepter l’institution et ses représentants. Elle impliquerait un turn-over rapide, un stizzicati des instances dirigeantes. Elle impliquerait sans doute, in fine, une répartition des richesses plus égale entre les citoyens, par le fait même d’une rotation plus intense des fonctions publiques.

Mais laissons là pour l’instant ces spéculations politiques.

La structure (institutionnelle, mentale, etc) est là, et il faut faire avec. Mais s’appliquer à la faire fonctionner parce qu’elle « doit » fonctionner, la maintenir parce qu’elle « doit » se maintenir, c’est toucher au point commun entre technocratie et fascisme. Elle ne repose sur rien, et ne peut se légitimer qu’elle-même, dans un solipsisme et une tautologie aporétiques (qu’on pense au mathématicien Gödel). Celles et ceux qui agissent pour la maintenir à tout prix, coûte que coûte, participent à la pire des oppressions (ce sont les « salauds » sartriens).

La banalité du mal stipule que les pires atrocités commises dans les camps de concentration auraient pu être commises par n’importe qui d’entre nous. Elles peuvent être encore commises par nous. Et, malheureusement, elles le sont. Primo Levi ne dit pas autre chose. Le vol, l’égoïsme, la domination, la volonté d’anéantissement de l’autre, étaient encouragés par les détenus eux-mêmes, par les premiers qui en souffraient. Celle ou celui qui agit au sein de sa structure laborieusecontre quelqu’un, contre une ou un de ses collègues, un pair, un compagnon, voire même un ami, mais aussi contre un étranger, un migrant, qu’il soit faible ou fort, bénéfique ou nocif,sympathique ou clairement adversaire, est dans la même position que le Kapos, le Kommander, le Prominenten. Si la norme n’est pas de mourir pour un oui ou pour un non, ou par pur hasard, cette manière de souffrir et de mourir, dans notre société quotidienne, n’est pas non plus tout à fait marginale.

Mais les gens préfèrent de toute façon ignorer tout cela : la torsion mentale de déformation des images (images-temps, images-mouvements – idées reçus – pathosformeln) qui est nécessaire pour simplement se poser la question entraînerait déjà de facto une révolution sociale, civique, politique (mais nous effleurons ici la spéculation inutile).

*

Note C : La soumission contre contre-don

En continuant à suivre Primo Levi, nous opposons société « civile » et société « concentrationnaire ».

Pourquoi dans la société civile, ceux qui ont le plus consacrent une partie de leur temps et de leurs ressources à ceux qui ont le moins ?

Qu’on ne se fourvoie pas, rien ne changera : ceux qui ont plus auront toujours plus, ceux qui ont moins auront toujours moins. Ce n’est pas par altruisme, ou par philanthropie, comme on le prétend, que ceux qui ont le plus donnent une infime partie de ce qu’ils ont (comme les Anciens versaient quelques gouttes de leur calice au sol en guise de libation ; nous sommes dans une « part des anges »). Ils pourront le croire, peu importe. Tout le monde pourra le croire à un moment ou un autre, quand les circonstances particulières sembleront en effet le confirmer. Que la conscience même de ces gens, à ces moments-là, soient en accord avec leurs actes (mais ce pourrait encore être une profonde mauvaise foi : le besoin de laver en face d’un moi social sa propre conscience) ne change rien au mécanisme : ce mécanisme est définitivement une échelle inhumaine. Ces circonstances particulières rentrent dans un ensemble général. Qu’on se le dise : c’est (au-delà de la conscience et de l’inconscience, de la volonté et de la mauvaise foi) le moyen mécanique, impensé, impensable, nécessaire, de préserver et de conserver une position dominante. Et cette position dominante, il faudrait être fou pour l’abandonner, aussi fou que de se couper les deux bras, les deux jambes, la verge ou de se crever les deux yeux.

Quand le possesseur concède un peu de ce qu’il a, en reprenant le vocabulaire de Mauss, il accomplit un don. Tout don réclame un contre-don. Quel est ce contre-don ? Le contre-don est le respect du pacte de non-agression du dominant par le dominé, de non-volonté de changement de l’ordre des choses. Comme dans tout échange social, les modalités de la transaction ne sont pas conscients, du moins au moment de son opération. Mais elles répondent à un protocole complexe élaboré au fil du temps (des millénaires de « civilisation indo-européenne »). C’est ainsi en tout cas que l’on peut expliquer la docilité des dominés, leur passivité, leur abnégation (outre que l’abrutissement préserve l’abrutissement).

Ce n’est pas une position éthique que l’on veut tenir ici, ni même porter un jugement, c’est une observation anthropologique autour de l’échange, du don. Ce n’est pas non plus parce qu’on voudrait se tenir nous-même au-delà du bien et du mal, qu’on pâtirait de notre vanité, de notre fatuité à juger l’autre ou simplement ses actes, qu’on voudrait se draper d’un lin blanc et de probité. On pourra se tromper sur les analyses, sur les détails, etc, mais cela n’aura pas vraiment d’importance, car une réflexion plus rigoureuse n’aura certainement pas d’avantage d’impact sur l’ordre des choses.

*

Note D : De la lecture

La question, enfin, qui se pose avec l’ouvrage de Primo Levi (Se questo è un uomo, mais aussi avec La Tregua qui est le récit du retour), n’est pas « pourquoi lire des livres ? », mais plutôt : « Comment lire des livres ? »

Il suffit de taper sur Internet le titre d’un ouvrage, de préférence classique, pour ne tomber que sur des fiches de lecture scolaires, ou des études universitaires inutiles. Aujourd’hui c’est cela lire un livre. On lit des livres par utilité sociale. Or il ne faudrait peut-être jamais rien faire par utilité sociale, la société s’en porterait sans doute mieux.

On voudrait finir sur une touche optimiste ou joyeuse, mais ce serait d’une bêtise crasse : en refermant Se questo è un uomo, en sortant dans la rue, en regardant Internet, en lisant le journal, en écoutant les nouvelles, ou ses voisins, en observant la police, on ne voit plus que « ça » : la tentation banale du fascisme et, pour reprendre – en en déformant quelque peu le sens – le titre d’Arendt : la banalité du mal.

Lire ne rend pas souvent plus joyeux (être joyeux pour être joyeux est un mensonge dont se repentent celles et ceux qui le soutiennent). Lire pour lire n’a pas plus d’intérêt que s’adonner à la philatélie, au tuning automobile, ou que repeindre chaque jour la plinthe derrière l’armoire de sa chambre à coucher. Rien de méprisant là-dedans : mais qu’on arrête de participer à l’oppression par la culture. Un livre ne donne pas envie d’en ouvrir un autre, mais bien au contrairede ne plus en ouvrir – au moins le temps d’une mue, d’une mutation, d’un mutisme.

Qu’on nous épargne les jugements hâtifs et simplets de « pessimisme » et de « nihilisme » (même emballés « à la Schopenhauer » que peu ont vraiment lu) : laissons de côté nos études, notre travail, notre roman à la mode, et lisons Se questo è un uomo. On ne peut finir alors que sur deux extrémités. La première estqu’il est impossible de parler pour celles et ceux qui ont fait l’expérience des camps, tout comme on ne peut pas réellement comprendre ce qui y a été vécu (« Noi sappiamo che in questo difficilmente saremo compresi, ed è bene così sia »). La seconde est que rien de volontaire ne pourra « améliorer » l’humanité. Elle est lancée sur un plan incliné.

Mais nous avons en revanche un impact direct, concret, efficace, sur des situations. Résistance, silence, abandon. C’est, dans Se questo è un uomo (plus que chez Nietzsche), l‘ultimo, – le « dernier des hommes ».

Quelques notes à partir de “Archéologie de la violence” de Pierre Clastres

Il ne s’agit pas tant ici d’une note de lecture que d’un prétexte à des réflexions libres en interrogeant le raisonnement de Clastres. Il y est donc question de « théorie mécaniste », de décroissance, de bellicisme et de pacifisme.

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Ce petit volume, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, publié l’année même de sa mort, en 1977, est fondamental dans l’œuvre de Pierre Clastres. Il l’est aussi dans l’histoire de l’anthropologie, puisque Clastres se donne comme tache d’y pallier un manque, mais aussi de prendre à contre-pied le peu qui a été dit jusqu’alors par les grands spécialistes sur la guerre dans les sociétés primitives : pour Clastres la violence, et plus particulièrement la guerre – sujet délaissé, refusé, ignoré – constitue le fondement même des sociétés primitives.

Trois « discours » classiques sont réfutés : le « discours naturaliste », « le discours économiste », le « discours échangistes ».

Le « discours naturaliste » et notre « théorie mécaniste »

Le « discours naturaliste », concentré dans la théorie d’André Leroi-Gourhan (spécialiste de la préhistoire), veut que la guerre soit le résultat de l’évolution naturelle de l’Homme, qui de chasseur serait devenu guerrier. L’argument opposé par Clastres est le suivant : « La société humaine relève non de la zoologie, mais de la sociologie ». Bref, la guerre n’est pas de l’ordre de l’instinct, mais de l’ordre de l’institution. Il n’a pas d’enchaînement logique avec la chasse qui a pour but de se nourrir, non pas de conquérir.

Cet argument apparaît plus lumineux quant on le compare à la « théorie mécaniste » de l’évolution politique, que nous développons nous-même. Il vient rendre du jeu là où la machine pouvait devenir « infernale ».

En quoi consiste cette « théorie mécaniste » ? Elle consiste à expliquer l’évolution politique de la société selon des dynamiques de fonds, qui dépassent en durée et en puissance l’influence de la volonté humaine. Les bénéfices étant de minimiser le rôle de l’individu dans l’évolution politique globale, à la fois pour contrer cet individualisme occidental comme conception ontologique privilégiée, et pour remettre en cause le moralisme politique qui vise à écraser l’individu en lui imposant des devoirs (moraux donc) générés par le pouvoir à seule fin de se maintenir (pour prendre un exemple concret : l’obligation morale de voter contre les extrémismes que le pouvoir par ailleurs favorise). Ce processus est parfois cynique (stratégie consciente des politiciens – qui jouent avec le feu et le diable), parfois de manière plus fondamentale (l’État – comme le mot l’indique du reste – est ce qui cherche à se maintenir, peu importent les personnalités qui le constituent : ce qui veut aussi dire que peu importe la sensibilité politique du pouvoir – de l’extrême-gauche à l’extrême-droite – tant qu’il ne mute pas en fascisme, il agira, à quelques détails près, de la même façon).

Rappeler que « la société relève non de la zoologie, mais de la sociologie » permet de ne pas s’enferrer dans un fatalisme nihiliste (qui est un des dangers de la théorie mécaniste – ou du moins une des critiques qu’on aime formuler à son encontre, puisque c’est le plus simple). Dans ces bradyséismes inhumains, il faut insister sur le principe que les possibilités de changement sont infinies. Pour le dire autrement : on peut toujours changer le cours des choses, à l’échelle du temps humain (celui d’une vie), mais pas en profondeur (ce qui demande plusieurs générations) : ces modifications seront nécessairement de courte durée, constitueront des « bulles » : ce sont les révolutions, les « communes », mais aussi les association, voire les amitiés, voire même le couple… mais développer tout cela nous porterait trop loin.

Le « discours économiste » et la lointaine perspective d’une décroissance

Le « discours économiste » veut que la guerre apparaisse à cause des pénuries, particulièrement de nourriture, chez les sociétés primitives. Elle présuppose que les sociétés primitives sont des sociétés qui vivent dans la pauvreté, l’indigence, le besoin. Le contre-argument est simple : cet état d’indigence supposé n’est pas réel. Je ne rentrerai pas dans les détails. Mais cette réfutation est d’autant plus intéressante aujourd’hui qu’on réfléchit à une décroissance généralisée de la société, et qu’on expérimente des communautés ou des régimes partiels de décroissance (à la campagne, mais aussi en ville, à l’échelle d’une communauté, mais aussi à une échelle individuelle – c’est-à-dire morale). Que les sociétés primitives se satisfassent de ce qu’elles ont, sans volonté de progrès technique ou d’évolution « positiviste » quelconque, apparaît évidemment comme une crédibilisation de la pensée décroissante qui pâtit d’une image d’« arriérisme ». On dit que la richesse n’est pas dans les biens, mais non seulement rarissimes sont ceux et celles qui les limitent (il n’est pas question de diogénisme, mais plutôt de réinvestir à tous les niveaux de l’entendement et du sentiment les objets qui nous entourent – cet investissement en limitera nécessairement le nombre), plus rarissimes encore peut-être sont ceux et celles qui n’ont pas une représentation intériorisée négative de la pauvreté (non seulement parce qu’elle est rarement voulue, mais surtout parce que la société exclue – légalement autant que moralement – les pauvres).

La remise en cause des fondements de l’anthropologie

Le « discours échangiste » est canalisé par Claude Lévi-Strauss : mieux, il « soutient [son] entreprise sociologique ». C’est donc aux fondements même de l’anthropologie que veut s’attaquer Clastres. C’est le véritable objectif de l’essai. Sans toutefois aller jusqu’à vouloir invalider l’œuvre lévi-straussienne dans son ensemble (« Mais (…) le texte discuté, d’ailleurs mineur, ne met nullement en jeu la théorie générale de l’être social telle que l’a développée Lévi-Strauss en des travaux d’une autre dimension. »).

La théorie de Lévi-Strauss veut que la guerre soit le résultat d’« échanges malheureux » (nous sommes dans le discours du don et du contre-don, par ailleurs développé par Mauss). À cela Clastres rétorque que la guerre n’est pas une conséquence mais une constituante : elle est constitutive de la société primitive parce qu’elle permet à cette société de persévérer dans son être-un. En effet la société primitive est définie par son unicité, sa « pureté », qu’elle est sans État parce qu’elle n’a pas besoin d’« unifier » des composantes sociales hétérogènes (contrairement aux nôtres…), qu’elle est donc « centrifuge ». La guerre préserve cette concentration. C’est à partir de là que se font les échanges, selon Clastres, et non l’inverse.

À partir de là, Clastres voit les possibilités d’un renouveau de l’anthropologie sociale, qu’il n’aura pas le temps de développer puisqu’il meurt dans un accident de voiture en 1977 à 43 ans. 

Questions

C’est donc davantage le thème de la guerre que celui de la violence qui est le sujet de ce petit livre. De violence au sein même de ces sociétés primitives, Clastres ne parle pas. Si l’individu n’est pas reconnu dans son unicité dans les sociétés primitives, est-ce que cela signifie qu’il n’y a pas de violence interne ? Cette question aux multiples retombées contribuerait aux réflexions sur l’individu, sur la sociologie du groupe, et bien d’autres choses encore. De la même façon, il n’est pas question de « criminalité ». La criminalité est-elle absente des sociétés primitives ? Cela serait étonnant, et on imagine toute la portée d’explications sur ce point.

Mais si Clastres ignore cette dimension de la violence, c’est qu’il s’intéresse seulement à la violence institutionnelle, et qu’il cherche à la séparer de cette violence « naturelle » à laquelle on a voulu, depuis le XVIe siècle (en dehors de Montaigne et La Boétie – dont il se réclame sans cesse), réduire la guerre dans les sociétés primitives.

Bellicisme clastrésien en tant que condition de la liberté

Une dernière question, fondamentale, reste en suspens : si la violence est constitutive des sociétés primitives, quand est-elle apparue ? Depuis quand y a-t-il la guerre ? Clastres fait mention, presque au vol, en tout début de l’essai, de la réalité de la guerre depuis les Australopithèques, c’est-à-dire, pour être clair, depuis que l’Homme est Homme, et non plus animal. La guerre, ainsi, est ce qui différencie l’humain de l’animal. La guerre, nous dit Clastres, n’appartient pas à l’instinct, mais à la culture, à l’institution. On sait combien ce point est épineux. L’archéologie ne vient pas forcément confirmer cette vision des choses, et chaque découverte de squelettes portant les marques d’une agression belliqueuse fait l’objet d’une médiatisation qui vient prouver la rareté du phénomène, autant que la propagande belliciste de notre époque en guerre.

L’essai se termine sur un air martial. Après une fronde contre l’État (« Qu’est-ce que l’État ? C’est le signe achevé de la division de la société, en qu’il est l’organe séparé du pouvoir politique : la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. »), typique de la pensée libertaire de Pierre Clastres (dont l’ouvrage le plus célèbre est La Société contre l’État), celui-ci oppose l’être-pour-la-guerre à cet État dominateur. Comme Clastres est contre l’État, il semble se positionner pour la guerre (« l’État est contre la guerre, la guerre est contre l’Etat »).

Ce bellicisme est peut-être symbolique : la guerre pourrait être la vitalité d’une société qui ne connaît ni l’aliénation ni les conflits intestins. Il pourrait même renvoyer à une « force vitale » nietzschéenne que Clastres sentirait en lui-même. Mais je crains que ce serait surinterpréter le texte ou l’interpréter d’une manière trop personnelle. Pas de paix pour les peuples primitifs, pas de paix pour les peuples insoumis. Cette archéologie s’achève donc sur un éloge de la guerre assez déconcertant.

Cependant, la position belliciste de Clastres ne concerne a priori que les sociétés primitives qui n’ont pas connu la servitude (pas besoin d’avoir connu la servitude, nous dit Clastres, pour ne pas vouloir la servitude : ainsi est évacuée toute velléité de mysticisme rédemptionniste ou eschatologique). Il y aurait donc une nostalgie de cette « société-pour-la-guerre » libre, qui refuse l’unification puisqu’elle est Un, qui refuse l’État puisqu’elle la diviserait. Nostalgie d’un monde que Clastres n’aura jamais connu – et relent donc, malgré tout, nous semble-t-il, d’idéalisme…

Possibilité du pacifisme ?

La question qui vient en tête après la lecture de cet opus génial, c’est : peut-il alors ne pas y avoir de guerre ? Que le paixsoit un régime de société souhaitable, qu’on pense aux camps de concentration pour s’en convaincre. Certainement, là encore, il faut faire attention : la guerre des sociétés primitives n’est pas la guerre moderne où se confrontent deux ou plusieurs États (les guerres actuelles sont des guerres d’État, des guerres de soumission/domination).

Mais, néanmoins, c’est cette pensée du pacifisme, mise à mal par les deux guerres mondiales du XXe siècle, qu’on voudrait voir redéveloppée quelque part, alors qu’il semblerait qu’on l’ait malheureusement totalement dénigrée ou quasiment oubliée. Et sur cela, il y aurait tout un livre à faire.

Roberto Deidier ~ Solstizio (2014), présentation et quelques traductions

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Roberto Deidier par Dino Ignani

        Solstizio, paru chez Mondadori l’année dernière (juin – justement – 2014), est un recueil qui demande une lente et longue appréhension. Comme un apprivoisement. Non pas qu’il soit difficile ou hermétique, mais la minutie et l’abondance de cette poésienécessitedu temps et de l’attention.

            Et c’est bien cette apparente contradiction entre minutie et abondance, entre netteté et profusion, qui explique pour nous le titre du recueil (sur lequel Roberto Deidier est revenu dans un article de son blog) : Sosltice est un équilibre au sommet, ce qu’on pourrait définir comme unclimax.

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Exigence et équilibre président donc à la réception de ce recueil, sur lequel nous aurions beaucoup à dire : mais il nous paraissait important, même sans présentation satisfaisante encore, de diffuser quelques extraits en français, conscients qu’il faudrait (qu’il faudra) en traduire bien d’autres pour donner une vision plus claire de la prolixité de l’inspiration.

                Roberto Deidier est né à Rome en 1965 et vit entre Rome et la Sicile où il enseigne. Il a publié Il passo del giorno (1995, qui a obtenu le prix Mondello du premier recueil), Libro naturale (1999), Una stagione continua (2002) et Il primo orrizonte (2002).

              C’est sous les auspices de Dario Bellezza et d’Amelia Rosselli que Roberto Deidier entre en poésie –et que noussommes nous-mêmes rentrés en contact.Le terme de Solstice, qui m’est – au pluriel – si cher, a fini de me rapprocher de lui.

*

Come avrebbe potuto non voltarsi…

In sogno erano apparse le valigie

Dei morti, lasciate in qualche stazione :

Quelle dei vivi le aveva pensate

Come un’improbabile carovana

Confusa nella sabbia infinita

In cammino verso un’altra città.

Non ci sarebbero stati più vivi,

Neppure lui rivolto alla rovina :

Scrutare nel presente era lo stesso

Che fissare in faccia la distruzione.

Si era fermato, lo sguardo all’indietro,

Il passo avanti verso l’orizzonte,

Un’istantanea senza redenzione.

Comment aurait-il pu ne pas se retourner…

En rêve étaient apparues les valises

Des morts, abandonnées dans une gare :

Celles des vivants il les avait pensées

Comme une improbable caravane

Indécise dans le sable infini

En chemin vers une autre ville.

Il n’y aurait plus eu de vivants,

Pas même lui retourné vers la ruine :

Scruter dans le présent était pareil

Que fixer en face la destruction,

Il s’était arrêté, le regard à l’intérieur,

Le pas en avant vers l’horizon,

Un instantané sans rédemption.

*

La mano libera rapprende

L’azzurro sulle voci del quartiere,

Scopre il nudo tra il cielo e la strada,

Le crepe negli sguardi dei passanti.

Adesso so quanto folla dimora

Nella mia inerzia. Ancora

Mi sento respirare sotto il sale.

La main libre coagule

Le bleu sur les voix du quartier,

Découvre le nu entre le ciel et la route,

Les crevasses dans les regards des passants.

Maintenant je sais à quel point la foule réside

dans mon inertie. Encore

Je me sens respirer sous le sel.

*

VIII

Rabbrividì pensando che davvero

Minacciava di mancare al suo pubblico

Mai più salendo su un solo trapezio.

Lo seguivo con lo sguardo, insistevo

Che due trapezi erano meglio d’uno,

Ne avrebbe guadagnato lo spettacolo.

Ma lo vidi già scosso dai singhiozzi.

Gli chiesi allora cos’era accaduto,

Al suo silenzio tentai una carezza

E spaventato m’accostai stringendo

Al mio il suo viso e mi bagnò il suo pianto.

Non si calmava : Come faccio a vivere

Solo con questa sbarra tra le mani ?

VIII

Je frémis en pensant que vraiment

Il menaçait de manquer à son public

En ne montant jamais plus sur un trapèze.

Je le suivais du regard, j’insistais

Parce que deux trapèzes sont mieux qu’un,

Le spectacle y aurait gagné.

Mais je le vis déjà secoué par les sanglots.

Je lui demandai alors qu’est-ce qui était arrivé.

À son silence je tentai une caresse

Et apeuré je m’approchai en serrant

Contre le mien son visage et ses pleurs me baignèrent.

Il ne se calmait pas : Comment je vais faire pour vivre

Seul avec cette barre entre les mains ?

*

Davide e Golia

Avrei potuto giurarlo, perché era vero.
Non lo sapevo, no, non lo sapevo
Che fosse alto da oscurarmi il sole

E grande, tra le sue braccia la rabbia
Era un cielo di comete silenziose
E ogni muscolo un paesaggio
E il corpo una nazione.
La fronte faceva ombra sugli occhi
E sembrava che guardasse da ogni parte
Con quelle orbite oscure
Come la morte, come ogni morte.
Ma guardava solo me
Con l’aria di chi attende la sua preda.
Era deciso nel ruolo
Che gli era stato dato.
E io non potevo essere altro.
Una scena formale di poche mosse,
Le mie. Non si sarebbe mai spostato
Dal luogo in cui s’illudeva
Di nascondersi a se stesso, alla preda
Come il leopardo tra i cespugli.
Chissà cosa pensò quando avanzai
Per fermarmi solo dopo pochi passi:
Conta, mi dicevano i miei,
E ad ogni numero accorcia la distanza.
Ma era al tetto della fronte che puntavo,
A quella cima inespugnata.
Quando roteai la fionda
Capii che quella notte si stava spegnendo
Con tutta la ricchezza del suo cielo,
Per sempre. Lanciai la pietra senza pensare.
Cadere fu il suo ultimo battito.
Solo quando fu a terra e oltre
Già s’alzava la polvere della fuga
Mi distesi accanto a lui
Per vedere fin dove gli arrivavo.

J’aurais pu le jurer, parce que c’était vrai.
Je ne le savais pas, non, je ne le savais pasQu’il était grand à occulter le soleil
Et immense, entre ses bras la rage
Était un ciel de comètes silencieuses
Et chaque muscle un paysage
Et le corps une nation.Sonfront faisait de l’ombre sur ses yeuxEton aurait dit qu’il regardait de tout côté
Avec ces orbites obscures
Comme la mort, comme chaque mort.
Mais il ne regardait que moi
Avec l’air de celui qui attend sa proie.
Il était déterminé dans le rôle
Qu’on lui avait donné.
Et moi je ne pouvais pas être autre chose.
Une scène formelle de quelques mouvements,Les miens. Il n’aurait jamais bougé
du lieu où il croyait

Se cacher à lui-même, à la proie
Comme le léopard dans les buissons.
Qui sait ce qu’il pensa quand je marchai
Pour m’arrêter après seulement quelques pas :
Compte, me disaient les miens,Et à chaque nombre la distance diminuait.
Mais c’était le sommet du front que je visais,Cette cime inexpugnable.
Lorsque j’ai fait tournoyer la fronde
J’ai réalisé que cette nuit-là se fanait
Avec toute la richesse de son ciel,

Pour toujours. J’ai lancé la pierre sans réfléchir.
Tomber fut son dernier battement de cœur.
Une fois qu’il fut à terre et au-delà
Déjà s’élevait la poussière de la fuite
Je me suis couché à côté de lui
Pour voir jusqu’où je lui arrivais.

*

Non avevo mai potuto capire
Di che pasta fosse fatto l’amore.
Per me era solo una scia di parole
E di note intorno ai bivacchi.
Ero certo della mia immunità,
Io, il solo uomo a non poter salire
Sulle spalle degli altri.
Fu facile convincermi che facevo
Paura. Mi misero in prima fila
Ad aspettare l’orizzonte. Immaginavo
Un piccolo esercito da calpestare,
Invece mi si fece incontro lui.
Esile da non poterlo mettere a fuoco
E senza età. Fu questo a tradirmi,
Il voler capire. Chi fosse
E perché m’innamorava
Come uno specchio confonde i pensieri
E li deforma, come un’eclissi
Restituisce il giorno alla notte.
Non avrei potuto fare nulla.
Quando venne a sdraiarsi accanto a me,
Respiravo ancora.

Je n’avais jamais pu comprendre
De quel bois était fait l’amour.
Pour moi, c’était juste unetraînée de motsEt de notes autour des bivouacs.
J’étais sûr de mon immunité,Moi, le seul homme à ne pouvoir monter
Sur les épaules des autres.
Il a été facile de me convaincre que je faisais
Peur. Ils m’ont misau premier rangPourattendre l’horizon. J’imaginais
Une petite armée à fouler du pied,En revanche je suis allé à sa rencontre.Un exil à ne pas pouvoir mettre à feu
Et sans âge. C’est ce qui m’a trahi,
La volonté de comprendre. Celui qu’il a été
Et pourquoi il était amoureux de moi
Comme un miroir confond les penséesEt les déforme, comme une éclipse
Restitue le jour à la nuit.
Je n’aurais rien pu faire.
Quand il est venu s’allonger à côté de moi,Je respirais encore.

*

IX

Perché di te non m’arriva neppure

Il fiato d’un ricordo, l’acqua scura

Delle tue profezie scritte a matita

Come in una cartolina dal nord

Nel paesaggio di vetro si disperde.

Non ho mappe per venire a cercarti

Né luoghi o date, timbri di partenza.

IX

Parce que de toi il ne m’arrive même pas

Le souffle d’un souvenir, l’eau sombre

De tes prophéties écrites au crayon

Comme dans une carte postale du nord

Dans le paysage de verre on se disperse.

Je n’ai pas de carte pour venir te chercher

Ni de lieux ou de dates, timbres de départ.

Sur les traces d’Ernest Dowson (1867-1900) ~ notes et quelques traductions

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           C’est par Arthur Symons qu’on découvre Ernest Dowson dont il a préfacé les œuvres poétiques, publiées après sa mort. On papillonne dans le recueil, mais ici ou là on se sent frémir et on est bientôt captivé : des accents verlainiens où couvent l’intensité et la douceur.

              Ce n’est là qu’un début.

             Il y a des coïncidences que les gens veulent interpréter comme des signes, mais qui ne sont que des tangentes dans le désordre des géométries. Les coïncidences se créent. On feuillette plus attentivement, puis la curiosité nous vient d’en savoir plus et on lit la préface de Symons.

            Ce n’était qu’un début, oui : avant de savoir où Ernest Dowson était né, on voit qu’il est mort à Catford le 23 février 1900 à 32 ans. Toute une résonance personnelle se met en branle. Ma nuit à Catford. L’odeur de Catford. Le calme, l’isolement aujourd’hui encore du quartier. Dowson est mort de tuberculose, autant dire d’avoir trop vécu. Il est enterré à Lewisham au Brockley and Ladywell Cemeteries. Il était né le 2 août 1867 à Lee, quartier du Sud-Est de Londres.

                L’affection est géographique.

               Symons a la plume facile. On aime son portrait de Dowson en alcoolique, en bagarreur, en vagabond, non pas un marginal, mais un homme qui préférait les marins aux poètes, les tavernes aux cafés littéraires (où il ne dédaignait pas aller de temps en temps : c’est l’écart qui crée l’intérêt) :

              « Indeed, that curious love of the sordid, so common an affectation of the modern decadent, and with him so genuine, grew upon him, and dragged him into more and more sorry corners of a life which was never exactly “gay” to him. His father, when he died, left him in possession of an old dock, where for a time he lived in a mouldering house, in that squalid part of the East End which he came to know so well, and to feel so strangely at home in. He drank the poisonous liquors of those pot-houses which swarm about the docks; he drifted about in whatever company came in his way; he let heedlessness develop into a curious disregard of personal tidiness. In Paris, Les Halles took the place of the docks. At Dieppe, where I saw so much of him one summer, he discovered strange, squalid haunts about the harbour, where he made friends with amazing innkeepers, and got into rows with the fishermen who came in to drink after midnight. At Brussels, where I was with him at the time of the Kermesse, he flung himself into all that riotous Flemish life, with a zest for what was most sordidly riotous in it. It was his own way of escape from life. »

            « En fait, cet amour curieux pour le sordide, affectation si commune chez le décadent moderne et chez lui si naïf, prit le dessus sur lui, et le porta toujours plus dans les coins désolés d’une vie qui n’a jamais été à vrai dire « gaie » pour lui. Son père, quand il mourut, le laissa en possession d’un vieux dock, où il vécut un temps dans un maison moisie, dans cette partie glauque de l’East End qu’il fut amené à connaître si bien, et à s’y sentir si étrangement chez soi. Il but les liqueurs empoisonnées de ces mauvaises maisons qui pullulent autour des docks ; il s’y laissa aller en compagnie de n’importe qui croisait sa route ; il laissa l’insouciance se changer en un curieux mépris de l’hygiène personnelle. À Paris, Les Halles prirent la place des docks. À Dieppe, où j’ai vu tant de lui un été, il découvrit les repaires étranges, sordides autour du port, où il devint ami avec d’étonnants aubergistes, et se bagarra avec les pêcheurs qui venaient là pour boire après minuit. À Bruxelles, où j’étais avec lui à l’époque de la Kermesse, il se jeta lui-même entièrement dans toute cette vie flamande tapageuse, avec un goût pour ce qu’il y avait de plus sordidement déchaîné là-dedans. C’était sa manière à lui d’échapper à la vie. »

              Sur sa clausule, Symons trahit une fainéantise d’époque : cet élan idéaliste que tout le monde partage parce que tout le monde, au fond, est fainéant. Ce n’était pas sa manière d’échapper à la vie, évidemment, mais bien au contraire de s’y inscrire, de se sentir le plus vivant possible, le plus puissant possible qui poussait Dowson à de tels comportements.

               Que dire de plus de Dowson ? Si on veut en savoir plus, qu’on aille chercher. En attendant, on pourra lire ces quelques traductions.

*

 Summa Brevis Spem nos vetat incohare longam

La brièveté de la vie nous interdit de concevoir un long espoir – Horace (Ode 4)

THEY are not long, the weeping and the laughter,

            Love and desire and hate:

I think they have no portion in us after

             We pass the gate.

They are not long, the days of wine and roses:

             Out of a misty dream

Our path emerges for a while, then closes

             Within a dream.

Ils ne sont pas longs, les pleurs et les rires,
     Amour et désir et haine:
Je pense qu’ils n’ont plus part en nous après
     Que nous avons passé la porte.

Ils ne sont pas longs, les jours du vin et des roses:
     Horsd’un rêve brumeux
Notre chemin émerge un instant, puis se fane
     Dans un rêve.

*

A Coronal

With his songs and her days to his lady and to love

Violets and leaves of vine,
Into a frail, fair wreath
We gather and entwine:
A wreath for Love to wear,
Fragrant as his own breath,
To crown his brow divine,
All day till night is near.
Violets and leaves of vine
We gather and entwine.

Violets and leaves of vine
For Love that lives a day,
We gather and entwine.
All day till Love is dead,
Till eve falls, cold and gray,
These blossoms, yours and mine,
Love wears upon his head,
Violets and leaves of vine
We gather and entwine.

Violets and leaves of vine,
For Love when poor Love dies
We gather and entwine.
This wreath that lives a day

Over his pale, cold eyes,
Kissed shut by Proserpine,
At set of sun we lay:
Violets and leaves of vine
We gather and entwine.




Une Couronne

Avec ses chansons et ses jours à sa dame et à l’amour

Violettes et feuilles de vigne,
En une frêle, belle couronne
Nous recueillons et tressons :
Une couronne pour l’Amour à vivre,
Parfumée comme son propre souffle,
Pour couronner son front divin,
Tout le jour jusqu’à ce que la nuit approche.
Les violettes et de feuilles de vigne
Que nous recueillons et tressons.

Violettes et feuilles de vigne
Pour l’Amour qui vit un jour,
Nous recueillons et tressons.
Tout le jour jusqu’à ce que l’amour meure,
Jusqu’à ce que le soir tombe, froid et gris,
Ces fleurs, à toi et à moi,
L’Amour les portera sur la tête,
Les violettes et feuilles de vigne
Que nous recueillons et tressons.

Violettes et feuilles de vigne,
Pour l’Amour quand le pauvre Amour meurt
Nous recueillons et tressons.
Cette couronne qui vit un jour
Sur ses pâles, ses yeux froids,
Embrassés fermés par Proserpine,
Au coucher du soleil, nous déposerons :
Les violettes et feuilles de vigne
Que nous recueillons et tressons.

*

Villanelle of Sunset 

 Come hither, Child! and rest:
   This is the end of day,
Behold the weary West!

    Sleep rounds with equal zest
   Man’s toil and children’s play;
Come hither, Child! and rest.

    My white bird, seek thy nest,
   Thy drooping head down lay:
Behold the weary West!

    Now are the flowers confest
   Of slumber: sleep, as they!
Come hither, Child! and rest.

    Now eve is manifest,
   And homeward lies our way:
Behold the weary West!

    Tired flower I upon my breast,
   I would wear thee alway:
Come hither, Child! and rest;
Behold, the weary West!

Villanelle du Coucher du Soleil

Viens tout près, Enfant ! et repose-toi :

C’est la fin de la journée,

Contemple l’Ouest las !

Le sommeil embrasse avec un zèle égal

Le labeur de l’homme et le jeu de l’enfant ;

Viens tout près, Enfant ! et repose-toi :

Mon blanc oiseau, cherche ton nid,

Ta tête épuisée penche et tombe :

Contemple l’Ouest las !

Maintenant ce sont les fleurs qui tombent

de sommeil : dors, comme elles font !

Viens tout près, Enfant ! et repose-toi.

Maintenant le soir s’est manifesté,

Et le retour à la maison nous montre le chemin :

Contemple l’Ouest las !

Fleurs fatiguées, moi sur ma poitrine,

Je vous porterais à tout jamais :

Viens tout près, Enfant ! et repose-toi ;

Contemple l’Ouest las !

*

“Verlaine”, de Laurent Tailhade

Un texte superbe de Laurent Tailhade sur Verlaine dont il fut le disciple et l’ami. C’est la vie littéraire des années 1880-90 qui est ici brossée avec verve.

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 S’il fut poète, marqué par l’élégance du Parnasse qu’il condamne pourtant ici, c’est surtout en tant que polémiste et pamphlétaire qu’on se rappelle de Laurent Tailhade. C’est qu’il est aussi une figure importante du panthéon anarchiste, dont les adeptes transmettent passionnément la mémoire et les légendes. Son intransigeance rare fut sans défaut. Il fit de la prison pour provocation au meurtre, entre octobre 1901 et février 1902, après avoir écrit un article dans Le Libertaire sur Nicolas II en visite à Paris… Mais on aime surtout rappeler un épisode terrible de sa vie survenu plus tôt, en 1894. Alors qu’il dînait au restaurant Foyot, il fut victime d’un attentat anarchiste à la suite duquel il perdit un œil. Mais cette mésaventure n’entama pas le moins du monde ses convictions : il ne cessait de faire l’apologie de la violence, comme l’expression la plus pure, la moins morale, c’est-à-dire la moins contrainte par l’hypocrisie de la société, de l’énergie de l’individu. Il ne renia pas des convictions qui lui faisaient proclamer, le soir de l’attentat de Vaillant, en 1883 : « Qu’importent les victimes, si le geste est beau ! Qu’importe la mort de vagues humanités, si par elle s’affirme l’individu ! » Certainement il ne faut pas voir dans ces paroles le triomphe du cynisme, mais bien plutôt une limpide conception – qui touche à la vision – de l’absurdité de la vie, de l’absurdité de l’humanité, où seule l’expression viscérale – le cri des viscères – pouvait manifester l’existence particulière.

On retrouve ces trois grandes tendances dans Verlaine : la satire, la pureté, la mort. La satire en tant que virulence et violence ; la pureté en tant que forme dépouillée de tout artifice (la « Beauté » plus que le « Néant ») ; la mort, enfin, qui innerve ce texte et rejaillit ici et là avec mélancolie, parfois même avec une tendresse étonnante. C’est sans doute ce sentiment de la mort qui viendra finalement polir une fureur qui l’avait si longtemps fait vivre, et qui, comme chez d’autres, devait se muer, dans la dernière décennie de sa vie, en une foi qui, malgré tout, entame in extremis cette légendaire intransigeance…

Né le 16 avril 1854 à Tarbes, mort le 2 novembre 1919 à Combs-la-ville, il avait subi le joug de sa famille de magistrats conservateurs, épousé une femme et attendu sa mort avant de mener la vie de bohème à Paris. Travailleur acharné, duelliste inlassable, provocateur tout aussi infatigable, écrivain et journaliste prolixe qui prit le temps de traduire Le Sartyricon de Pétrone en 1902, puis les Trois Comédies en 1905 et La Farce de la marmite en 1909 de Plaute, il avait été dreyfusard, proche de Zola qui le défendit, au nom de la liberté d’expression, quand il avait appelé au meurtre du tzar et dont il prononce le panégyrique lors de ses funérailles. Par cette foi in extremis, par son anarchisme, par son goût du latin et du duel, il fut pleinement un homme fin-de-siècle. Et Verlaine est surtout la peinture de ce monde littéraire fin-de-siècle. Tableaux de la vie littéraire sous les augures de Verlaine qui sont aussi ses mémoires. Témoin direct ayant fréquenté pendant trente ans la plupart des protagonistes ayant séjourné à Paris, nous rencontrons, outre les grands noms (Rachilde, Mallarmé, Moréas, Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme, France, Montesquiou, Coppée ou encore le triste Maurras), les figures dites mineures de cette époque que l’on aime actuellement faire revivre : Ernest Raynaud, Rodo (à qui il dédie Quelques Fantômes de jadis), Émile Goudeau, Marie Krysinska, Gustave Kahn, Rollinat, Rodolphe Salis, Anatole Baju, Fernand Icres, Léon Cladel, Edmond Haraucourt, Mac-Nab, Emmanuel Signoret, Mathias Morhardt, Édouard Rod, Henri Cazalis, Charles Vignier, Rodolphe Darzens, Louis Veuillot, Marguerite Burnat-Provins, Alfred Vallette, Gabriel Vicaire, Marcel Legay, Pierre Quillard, Édouard Dubus, Gabriel Aurier, Albert Samain… Il rend toute son importance – non sans une ironie amicale – à Marie Krysinska, « la verseuse de Chopin », qui fut avec Gustave Kahn, l’inventrice du vers libre, et auprès de qui «  Rollinat avait appris à méditer sur la fragilité de l’humaine plasmature ». Il rend hommage à ses amis comme à ses ennemis en leur faisant le cadeau d’un portrait-charge, d’une remarque ironique, d’une simple occurrence. La satire est comique, la critique, si elle est parfois cinglante, est la plupart du temps savoureuse, et amicale, et l’humour, franc ou noir (comme lorsqu’il évoque le « petit cénacle des Hydropathes ou buveurs d’eau, fondé par Émile Goudeau, qui mourut alcoolique »), l’emporte sur la diatribe.

Ironie, critique acerbe, humour, et enfin mélancolie prégnante. L’évocation du temps qui passe marque le texte d’une tristesse insolite. Ainsi, les allusions à Édouard Dubus et de Gabriel Aurier, morts trop jeunes, et la commémoration d’Albert Samain, poète aujourd’hui à peu près oublié et qui revient chez Tailhade avec insistance, cristallisent cette perte inéluctable de la vitalité en tant qu’énergie. « Il mourut jeune, à quarante-deux ans, aimé des Dieux, sans doute, puisqu’un baiser de la Gloire vint fermer ses paupières et qu’il n’eut pas la douleur de survivre aux rimes en fleurs de ses vingt ans. » Albert Samain est l’une des rares figures épargnée par l’ironie systématique du polémiste. Il symbolise une pureté presque religieuse.

Car si les marques de cette conversion finale de Laurent Tailhade reste, dans ce texte, discrète, nous en relevons cependant des traces à la fois dans la tonalité (notamment l’envolée finale) et plus sûrement encore à travers deux références : Louis Veuillot, catholique engagé, et Antoine de Rivarol, royaliste. Elle n’entame pas son anarchisme qui devient, comme chez Tolstoï, un anarchisme chrétien.

Il y a tout dans ce texte : du phrasé abondant fin-de-siècle, qu’on aime dénigrer aujourd’hui en public, mais dont on s’encanaille en privé, au mépris des conventions littéraires, le comique et le pathétique, le majeur et le mineur, le cruel et le tendre, l’anarchie et l’éveil à une spiritualité religieuse. La haine de l’hypocrisie est restée constante chez l’auteur de Imbéciles et gredins (1900), et le mot « bourgeois », qu’il appelle « mufle » (Au pays du mufle, 1901), cristallise toutes les attaques. Mais il échappe aux généralités vides en stigmatisant des comportements bien précis. On ne le dit pas assez : Tailhade, en plus d’être pamphlétaire et polémiste, et même avant cela, est un vrai moraliste. C’est un moraliste de la fin du XIXe siècle, qui aime donner une forme directe, franche et concrète à ses remarques, un moraliste qui s’intéresse à l’ordre des représentations, et qui s’amuse à le renverser : « Mais l’animadversion des pleutres, la haine des lâches et des imbéciles, tant de mensonges accumulés grandissaient encore à nos yeux ce revenant de la douleur et de l’exil » dit-il pour Verlaine.

Car c’est, enfin, tout de même, un hommage du disciple au maître disparu.La présence de Paul Verlaine est presque furtive, mais elle est tutélaire. Le « maître » survole tout le texte et lui donne unsens esthétique et un sens ontologique :Verlaine est, « sans distinction de parti ou de doctrine, épris d’un art si neuf, de ce lyrisme ardent et pur ». Il ne s’agit pas simplement d’admiration, mais d’une véritable vénération : « Paul Verlaine, le plus grand poète du XIXe siècle, sans excepter Victor Hugo ! » Pour Tailhade, le XIXe siècle est le siècle de Paul Verlaine. Bien avant Antoine Adam par exemple, et de manière beaucoup plus concise, Tailhade propose une image claire et précise de qui était Verlaine et de ce qu’il représente : « Nul être humain ne fut, plus que Verlaine, spécialisé dans sa fonction. Ce fut un poète, et rien de plus. Ronsard, Victor Hugo, Jean Racine mêlent à leurs dons lyriques d’admirables facultés oratoires. Ce sont de merveilleux rhéteurs, d’incomparables avocats. Verlaine est tout en cris, en effusions passionnées. Il délire, il se meurt, il se pâme, transverbéré d’amour. / Poète admirable et spontané, il n’a que faire d’un travail soutenu. On l’imagine malaisément assis devant sa table, à des heures méthodiques, et reprenant le lendemain sa tâche de la veille. / La bohème, le désordre, la godaille populacière étaient le milieu propice à son génie. Il vivait naturellement parmi la crapule et trouvait, à l’assommoir, ses grâces les plus tendres, ses rythmes les plus purs. Il écrivait Green et couchait dans le ruisseau. Ce lys, naturellement, prospérait dans le fumier. » Rien que cette intelligence – cette richesse et cette délicatesse dans la nuance, ce regard vigoureux et implacable, feraientdéjà de Tailhade un écrivain incontournable.