Venise est vivante !

Extrait d’un récit de voyage (état juillet 2021 – disponible sur simple demande).

Table des matières
– « Venise est un cadavre »
– Les couples de Venise / Amour des touristes
– Le homard de Venise (Beauvoir & Sartre)
– Venice is not dead
Accademia
– Parrocchia Santo Stefano
– San Zaccaria
– Pauvre Carpaccio
– Pauvre gamin

– Ca’ d’Oro
– Une démocratie de flics
– Un samedi à Venise
– Ca’ Pesaro
– Ljubinka, Isis & la Popova
– Technologie
– Le palais des Doges
– Le palais Correr
– La gare autoroutière / Paul Morand
– Peggy Guggenheim Collection
– L’Italie, championne d’Europe 2021
– Un spritz Campari
– Il pleut sur Venise
– Basilica Santa Maria Gloriosa dei Frari
– Giuseppe Rensi
– Basilique San Marco
– Museo di storia naturale
– Départ

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Andy Warhol, artiste tragique dans la société spectaculaire-marchande

Le mot d’ordre d’Arthur Rimbaud, « La vie est la farce à mener par tous »1, Andy Warhol et ses compagnons de la Factory l’ont suivi à la lettre. Mais à la Factory, autant que pour Rimbaud, la farce a été tragique2.

Pourquoi tragique ?

Le mot semble inapproprié et même incongru pour celui qui prônait la superficialité comme idéal, et qui aimait affirmer qu’il voulait être une machine3. Mais c’est justement dans ce type d’affirmations que se trahit la conscience acérée qu’Andy Warhol a de sa position intenable : qu’il le veuille ou non, il ne peut pas être une machine.

Qu’est-ce que le tragique ? Pour s’en tenir à une définition simple, le tragique est un antagonisme sans résolution possible. Une aporie sans espoir. La fatalité de l’impossibilité. De Sophocle à Racine, de Rimbaud à Warhol, la tragédie consiste toujours, à son degré le plus élémentaire, dans l’incompatibilité des impératifs individuels (au premier rang desquels figurent les désirs) et des impératifs sociaux (les devoirs). Un hiatus entre ce qu’on appelle le « moi » et ce qu’on appelle son « image ». Et, outre ce postulat problématique d’un « moi » originel, c’est bien la dichotomie conflictuelle original/copie (modèle/simulacre), que Platon a consignée et théorisée, qui provoque l’engrenage tragique. Nous voulons démontrer, à travers le paradigme warholien, que l’artiste (la figure de l’artiste), malgré ses prétentions, qu’il vive à New York ou à Dakar, à Londres ou à Hong-Kong4, dans un monde globalisé (à l’ère de la deuxième ou troisième mondialisation5) ne peut dépasser cette aporie qu’il partage, finalement, avec tout individu contemporain. Nous voulons démontrer que l’œuvre d’art est la dernière « marchandise » et que l’artiste est, dans la société spectaculaire-marchande6, le plus efficace de ses protagonistes (la contradiction, sur laquelle nous reviendrons, a été soulignée par beaucoup d’observateurs, et notamment Gilles Lipovetsky et Jean Serroy7). Nous assistons en fait, avec Andy Warhol, à une dialectique de la fascination et du rejet de la société, que la création (qu’elle soit, du reste, verbale ou visuelle, poétique ou plastique) cherche à dépasser – en vain. C’est cette dialectique (dialectique tragique) que nous voulons, dans cet article, mettre en lumière. En quoi y a-t-il tragédie ? Comment fonctionne cette tragédie du banal ? Que nous apprend-elle sur la figure de l’artiste, – sur nous-même ? La question, pour le dire selon la formule du poète – longtemps apatride – Ghérasim Luca, est la suivante : « comment s’en sortir sans sortir ? »8

Plus que tout autre artiste, Andy Warhol permet à la fois de préciser les termes de cette dialectique, et d’apporter un début d’explication. Non seulement en tant qu’il est une icône, mais parce qu’il s’est lui-même érigé en icône – qu’il est sa propre création. Ce geste artistique extrême, accomplissement, pour beaucoup9, de l’art, s’inscrit dans une perspective occidentale, économique et artistique, que nous étudierons dans un premier temps.

Ainsi nous apparaîtra plus clairement cette « tragédie du banal » que nous avons évoquée, et qui semble, aujourd’hui, le lot de tout à chacun. La formule détourne à dessein le titre du livre d’Arthur Danto, La Transfiguration du banal10, où le philosophe analytique cherche à inscrire l’expérience esthétique warholienne dans un universalisme de l’art, en élargissant l’acceptation du mot « art ». C’est aussi pour interroger cette lecture que nous menons notre réflexion. Car la tragédie fondamentale de l’expérience warholienne nous amène à interpréter dans un sens nouveau et plus large l’essentialisme : en cherchant à affirmer un universalisme de l’art, tout individu (qu’il soit un professionnel de l’art ou non) adhère à ce que la société veut lui faire accroire11 : qu’il y a un « universalisme » (ce qui sous-entend la notion de « vérité universelle ») qui transcende la contingence humaine. Pour le dire autrement, en affirmant l’idée d’un universalisme, le philosophe idéaliste (ou même l’artiste) déjoue, parfois malgré lui, la plus fondamentale des critiques à l’encontre d’une société eurocentrée, patriarcale, déshumanisante, dont, par ailleurs, il reconnaîtra tous les travers. C’est cela aussi que nous voulons prouver : que l’idée même d’un « universalisme » est mise à mal par l’aporie warholienne. Si la volonté de l’artiste est nécessairement débordée par la réception de son art, c’est peut-être malgré lui (il ne nous appartient pas d’en juger) qu’Andy Warhol permet de remettre en cause l’idéalisme, dont l’essentialisme est issu12. Et pour prouver cela, nous nous bornerons, dans cet essai, à aborder la théorie platonicienne des Idées. En nous appuyant sur les réflexions de Gilles Deleuze sur le renversement du platonisme dans Logique du sens, nous démontrerons que l’art d’Andy Warhol est une illustration des limites d’un platonisme utilisé par le capitalisme.

Ainsi, loin de s’inscrire dans une universalisme de l’art, Andy Warhol, artiste et œuvre de lui-même, expose toute la tragédie de l’individu de la société spectaculaire-marchande – qui est encore la nôtre. Il expose, selon les termes des théoriciens de la Critique de la Valeur, la tragédie contemporaine provoquée par la Valeur devenue sujet automate. Peut-être sera-t-il possible pour le lecteur et la lectrice, alors, d’envisager d’autres manières d’être-au-monde et de concevoir la création.

Situation de Warhol : un artiste à l’heure du capitalisme triomphant

Andy Warhol a pu échapper à sa condition grâce à l’argent

Andy Warhol suscite une fascination qui l’a – ou l’avait – rendu aussi célèbre que les vedettes (les « stars ») qu’il représentait : sa silhouette (lunettes, pâleur, perruque) était aussi connue que celle des acteurs et des actrices de Hollywood. Acteurs, actrices, musiciens, musiciennes, tous des « artistes », du reste, comme on l’entend dire communément. Warhol est devenu ainsi l’un des symboles de « l’Amérique » (en fait, rappelons-le, seulement les États-Unis d’Amérique), un de ses mythes, une, aussi, de ses « réussites » : un self-made-man. Une illustration du rêve américain. Fils d’immigrés élevé dans un milieu modeste13, Andrew Warhola était devenu riche et célèbre en tant qu’artiste ; ce qui est une double réussite. Qu’on apprécie ou non son œuvre, cette réussite reste un modèle, un idéal pour beaucoup d’artistes, jeunes et moins jeunes. Et qu’est-ce qui a permis cette réussite ? Ce que Howard S. Becker appelle « les mondes de l’art »14.

Pablo Picasso ou Salvador Dali étaient devenus des « stars » de leur vivant même. Picasso avait été, dit-on, le premier peintre millionnaire. Mais cette richesse et cette réussite n’avaient pas été leur objectif premier. Certainement pas pour Picasso qui, au Bateau-Lavoir, avait vécu dans une pauvreté à la limite de l’indigence, ni même pour Salvador Dali dont le personnage médiatique n’est apparu que tard dans sa carrière. Au contraire de ces deux exemples canoniques, Andy Warhol avait toujours eu le désir du succès et de l’argent. Mieux : il savait que succès et argent allaient de pair, et que pour devenir un grand artiste, il lui fallait avant tout être célèbre. Publiciste, il avait mis en place un art (au sens plein de « technique ») fondé sur ce qu’on appellerait aujourd’hui le marketing. Sans doute, la richesse ne pouvait pas venir sans une certaine popularité : Warhol, par souci d’efficacité, avait compris que c’était désormais (à l’heure de l’entertainment et de l’industrie culturelle15) par le grand public qu’il atteindrait le plus vite possible ses objectifs. Quitte à contourner les acteurs traditionnels du monde de l’art, et d’attendre que d’autres n’apparaissent (comme Arthur Danto). Ainsi, contrairement à ses compatriotes de l’élite culturelle (on pense surtout à l’abstractionnisme abstrait, de la puissance d’un Pollock à la peinture intellectuelle et littéraire d’un Motherwell, dont la réception par le grand public était difficile – et le reste), il avait cherché dès le début à se rapprocher de la « culture populaire », c’est-à-dire la « culture » marchande, ce qui a donné le terme de Pop Art.

Rappelons, à cet égard, que le Pop Art précède Andy Warhol et que ce dernier s’est appuyé sur les structures culturelles du Pop Art pour non seulement se lancer sur la scène artistique new-yorkaise mais aussi faire évoluer ses productions en fonction des besoins de ces structures. Arthur Danto explique par exemple que Warhol avait été interloqué par, pour ainsi dire, « l’avance » que Roy Lichtenstein avait sur lui : « Warhol se rendait régulièrement à la galerie Castelli, où étaient exposés les artistes qu’il admirait le plus16. C’était la galerie, où il aspirait à avoir sa place. Lors d’une de ses visites, il découvrit qu’il n’était pas seul : d’autres avaient emprunté une voie très proche de celle qu’il tentait de suivre. [Ivan] Karp lui montra les œuvres de Roy Lichtenstein, qui venait de rejoindre la galerie. / Warhol fut abasourdi : un autre peignait des bandes dessinées et des icônes publicitaires. »17 Ainsi, un peintre qui reprenait des images publicitaires, mais aussi des images de comics, comptait déjà parmi les artistes de la galerie de Léo Castelli qui était, comme on le sait et comme on le voit, à la pointe de l’art contemporain – qui en était, au même titre que les artistes eux-mêmes, un des acteurs. Il fit alors évoluer son art de manière radicale : il expurgea de ses tableaux les reliquats expressionnistes qui les caractérisaient encore. Suivant les conseils d’Emile de Antonio, il élimina les coulures18. Un autre paramètre s’avéra fondamental : alors que, précise Danto, « Lichtenstein s’adressait à un public extrêmement raffiné », Andy Warhol comprit qu’il fallait s’adresser au plus « grand nombre ». Ce « plus grand nombre », en fait, ne l’est pas : il ne s’agit pas de l’Américain « moyen », mais, à New York, plutôt d’une jeunesse « émergente », c’est-à-dire aisée et avide de nouveautés, attentive aux messages publicitaires, bref une « middle class » en passe de prendre, après mai 68, les rênes des institutions, sinon politiques, du moins économiques. Cet appui sur ce « grand public » restera un des principaux amers de Warhol toute sa carrière.

Mais Andy Warhol (cela a été abondamment commenté) ne se restreint pas aux « mondes de l’art ». Ou plutôt, issu du monde de la publicité (ce pour quoi, comme dans une variante de racisme classiste, il sera toujours très critiqué par certains acteurs conservateurs du monde de l’art), il sait qu’il s’imposera aussi – et surtout – grâce à l’argent, en s’appuyant sur le monde des affaires. En cela, du reste, il ne fait que privilégier un des mondes mêmes de l’art : celui du marché. Produit d’une démocratie industrielle (c’est-à-dire d’une démocratie à l’ère industrielle), c’est, dès les années 50, en tant que publiciste, qu’Andy Warhol connaît un certain succès. Il remporte un premier prix pour sa publicité pour les chaussures I. Miller et un second, pour l’ensemble de ses publicités, en 1957. Il fonde alors une société gérant les commandes publicitaires et, en parallèle, expose dans des galeries (sa première exposition a lieu en 1952) : dès le début, la création et les affaires sont inséparables.

Mai 68, moins qu’une révolution, a été une résolution des discordances entre structures économiques et structures sociétales

Mais c’est dans les années 60 que la « conversion »19 a lieu. Plus qu’une conversion, nous interpréterions davantage le changement qui a lieu alors comme un premier accomplissement. Andy Warhol trouve en effet la formule qui fonctionne et connaît le succès. En quoi consiste cette formule ? Dans le principe, en un ajustement du produit artistique avec la société de consommation qui se redéfinit alors. Les événements des années 60 sont connus : début de reconnaissance politique pour certaines « minorités » (les Noirs et les femmes), phénomène para-révolutionnaire de mai 68. Dans ces deux cas, l’évolution se lit davantage comme un accroissement du territoire capitaliste que comme une amélioration des conditions de vie de certaines catégories oppressées (même si, même maigres, améliorations il y eut alors). Il faut comprendre les événements de 68 non pas comme un renversement d’un ordre social injuste, mais plutôt comme une mise à jour d’un ordre social devenu désuet par rapport aux nécessités du marché. Les événements de 68, on le sait, ont touché surtout une population néo-bourgeoise dont les potentialités économiques ne pouvaient pas se réaliser dans l’agencement politico-moral en place. Car qui n’avait pas d’argent n’en a pas eu davantage après 68. Qui était exclu de la société n’y a pas été intégré : l’appareil s’est ajusté, il est devenu plus efficace, c’est-à-dire plus redoutable, il n’a pas été renversé.

En quoi Warhol accompagne cet ajustement ? Il l’accompagne, dans le milieu artistique (où il est déjà introduit et, sinon connu, du moins reconnu), en rendant l’art populaire. C’est-à-dire en réconciliant la consommation de masse avec la production artistique. Ce que personne n’avait tenté de faire, ou réussi à faire20. Andy Warhol sait qu’il y a encore trop « d’art », c’est-à-dire de réflexion critique, chez Jasper Johns, et cherche à simplifier le plus possible les images à la suite de Rosenquist et surtout de Lichtenstein. Devant des œuvres qui mettent à mal les critères esthétiques traditionnels, les critiques d’art (c’est-à-dire l’institution) sont hostiles, mais le public, jeune surtout (celui qui l’accompagnera à la Factory, auprès du Velvet Underground), lui, est enthousiaste. Cela ressemble à un paradoxe : en jouant le jeu de la société, Andy Warhol devient contestataire. En fait, il ne l’est pas, mais semble l’être : c’est le piège qui touche toute culture populaire qui se croit ou se veut « rebelle » ou « contestataire ». Theodor Adorno, puis Guy Debord, parmi d’autres, ont longuement analysé ce phénomène qu’on désigne couramment comme la capacité de « récupération » de la société spectaculaire-marchande des critiques et des attaques dont elle fait l’objet. Les contestations, loin d’apporter une émancipation des individus par un changement des rapports humains (abolition de la Valeur), ont plutôt l’effet d’un assouplissement des technologies de la domination et donc d’un renforcement de la domination elle-même. Pour le dire autrement : alors que nous croyons nous émanciper, nous perdons en fait l’acuité du sentiment de notre soumission, et notre force d’émancipation. Andy Warhol, s’il n’a pas réussi à échapper à cette domination qui l’écrasait, a non seulement cherché toute sa vie à y échapper (notamment en voulant s’identifier au système, pour ne plus le subir), mais en plus a déployé une force créatrice stupéfiante qui nous permet de mieux cerner les processus de domination de la société capitaliste culturelle.

Le « business plan » d’Andy Warhol

En effet, si certains critiquent l’art d’Andy Warhol, et le limitent au rôle d’un publicitaire talentueux, la plupart des critiques et des commentateurs, qu’ils blâment ou qu’ils louent, minimisent, au nom d’une certaine définition de l’art, un aspect fondamental de la « technique » d’Andy Warhol : le business. Or, il faudrait, dans la lignée des travaux d’un Pierre-Damien Huyghe21, étudier cette modalité de la production artistique qui consiste en la prise en compte par l’artiste lui-même des moyens financiers au sein de véritables entreprises qui s’apparenteraient à la bottega renaissante (nous pensons bien sûr, dans la droite ligne de Warhol, au très médiatique Jeff Koons).

En 1964, fort de ses succès, Andy Warhol crée la célèbre Factory. Si l’on relève habituellement ce que cette appellation sous-entend en terme de « production » (puisque factory n’est pas la « fabrique », euphémisme pittoresque, mais bien l’« usine »), plus rares sont les analyses qui portent sur ses structures financières. D’abord au cinquième étage du 231 East sur la 47e rue, où l’ambiance est encore très « underground » (les murs étant recouverts de peinture argentée, on l’appelle la « Silver Factory »), en 1968 (justement), elle se déplace au sixième étage du 33 Union Square West, où, le 3 juin de la même année, Valerie Solanas tire sur Andy Warhol et le blesse grièvement. Première ironie tragique : alors que Warhol cherche à privilégier la froideur de la création, et d’insister sur la déshumanisation de l’acte créatif, la composante humaine pathétique s’impose dans toute sa violence. De plus, on peut interpréter cet événement comme une forme de consécration, dans le milieu spectaculaire, de la réussite d’Andy Warhol : il a atteint un niveau d’abstraction de sa personne qui en fait une « idole », une « star », en proie aux cristallisations névrotiques iconoclastes. Cette consécration prend, dans cette tentative d’assassinat, une valeur « sacrificielle » (comme ce fut le cas pour John Lennon par exemple) : l’artiste, ayant accédé au rang de « star », voué à la société, dépossédé de lui-même et de sa vie, doit être intégré à la société inhumaine par sa négation en tant qu’individu. Andy Warhol canalise les aspirations et les frustrations de qui ne parvient pas à se faire accepter par la société spectaculaire (c’est le cas de Valerie Solanas). Cet incident, qui n’a heureusement pas abouti, accélère la « professionnalisation » et l’« institutionnalisation » de la machine warholienne (mise en place d’un système de sécurité, de laissez-passer, d’une véritable bureaucratie). Pourtant, la réussite est moindre. Ou, du moins, la charge provocatrice des œuvres de Warhol a diminué. S’il poursuit sa course avec la logique spectaculaire-marchande, la dissémination du capitalisme, désormais unifié avec la culture industrielle, ne permettait plus de coups d’éclat aussi frontaux que ceux qui avaient fait le succès de Warhol dans les années 60, et Warhol ne peut plus, alors, que consolider (ou solidifier) sa propre structure artistico-productive. Arthur Danto, tout en apportant quelques nuances, le confirme :

Le passage d’une Factory à l’autre entraîna une différence majeure dans la manière dont on concevait la production de l’art, et donc dans le genre d’art produit. En 1968, cette différence s’était déjà institutionnalisée, plusieurs mois avant que Solanas n’appuie sur la gâchette, début juin. Andy était devenu un cadre supérieur qui agissait en businessman de l’art, ce que symbolisait la deuxième Factory, en quelque sorte, avec son aura professionnelle, ses bureaux à plateau en verre, ses machines et ses téléphones imposants. Il considérait toujours avoir renoncé à la peinture pour se consacrer avant tout à la réalisation de films. Ses avocats travaillaient à donner un statut juridique à Andy Warhol Enterprises. S’il devait y avoir des peintures à l’avenir, elles seraient au regard de la loi la production non pas d’Andy Warhol artiste, mais d’Andy Warhol Enterprises S.A., même siles détails concrets restaient à préciser.22

Après le cinéma, Andy Warhol fait de la télévision. Il cherche à coloniser d’autres domaines de la société spectaculaire-marchande dont, cependant, seuls les professionnels détiennent désormais les codes complexes. Le succès est mitigé, et Andy Warhol, qui mourra en 1987, revient à la peinture, et même, dans un dialogue avec Léonard de Vinci, à la peinture religieuse… Malgré son énergie débordante et ses tentatives multiples, ce sont ses coups d’éclat des années 60 qui restent surtout en mémoire, et qui font, aujourd’hui encore, sa gloire. Il y a donc une assimilation entre les œuvres de Warhol et le personnage lui-même. En cela, Warhol a réussi à atteindre son but : célébrité, richesse, dépersonnalisation. Cependant, ontologiquement, voulant s’identifier à la société inhumaine pour en être accepté mieux que personne (ou autant qu’il voulait), il a dû payer le prix d’une abstraction de lui-même qui aurait pu lui être fatale : et c’est encore tragique.

La banalité du tragique : de l’icône à la remise en cause de la dichotomie original/copie

La banalité tragique du suicide de Marylin Monroe

La banalité du tragique peut s’appréhender d’au moins deux manières : à travers les œuvres d’Andy Warhol, et à travers le monde de la Factory.

L’ambivalence du rapport d’Andy Warhol à la société dans laquelle il vit est fascinante. Ouvertement critique à certains égards, notamment dans la banalisation de la violence des images (notamment avec la série des Deaths & Disasters qui, comme toujours dans l’œuvre de Warhol, accompagne autant qu’il consigne un phénomène), ses œuvres peuvent apparaître aussi bien une célébration qu’une critique de cette société. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple des tableaux de Marilyn Monroe de l’année 1962.

Le 5 août 1962 que Noma Jean Mortenson – Marilyn Monroe – se suicidait. On sait que la jeune femme vivait difficilement l’écart entre qu’elle pensait (ou voulait) être et son image sociétale. Au mieux, « symbole » (de la séduction plus, à bien y réfléchir, que de la beauté), au pire (au plus vrai) « produit ». Warhol, en décidant d’utiliser son image pour ses sérigraphies, accomplit la logique d’un mouvement qu’il avait initié une décennie plus tôt, et que le passage par la Bouteille de Coca-Cola et la soupe Campbell, aussi bien que par les Deaths & Disasters, pouvait enfin permettre. En utilisant des produits inanimés de consommation courante et des images de journaux, Andy Warhol avait conduit le public à accepter, non seulement visuellement, mais surtout moralement, l’utilisation de l’image de Marilyn Monroe : il avait fait basculer la tragédie humaine dans le marchandising. Non pas, bien évidemment, qu’il fût le responsable de cette déshumanisation (tout le système de production, depuis au moins la Traite des Noirs, profitait de la légèreté humaine), mais il a été l’individu qui, dans le contexte artistique occidental, a célébré la tragédie humaine comme sacrifice nécessaire de la société dite de « consommation ». Ce qui se répète régulièrement avec d’autres « stars », notamment dans la musique (Jimi Hendrix, Jim Morrisson, Janis Joplin, John Lennon et Kurt Cobain surtout, ou encore Amy Winehouse, pour ne citer que quelques exemples célèbres). « L’assassinat de Kennedy » est un autre exemple de sacrifice typique de notre société23. Andy Warhol vivait lui-même, on l’a expliqué, cette dichotomie entre être-soi24 et image de soi. Il n’est pas question de juger la sincérité de l’émotion d’Andy Warhol face au suicide d’une de ses idoles. Mais si on peut interpréter le procédé de représentation de Marilyn comme une sacralisation d’une figure profane, que les contrastes forts des couleurs outrées symbolisent le drame intérieur de l’actrice autant que la violence du processus spectaculaire de starification (de déshumanisation de l’individu), ou encore que la sérigraphie permet, dans la perte qualitative des copies successives, un effet mélancolique, voire fantomatique presque romantique, il n’en reste pas moins que ce qu’on voit n’est pas Marilyn Monroe, mais la Marilyn de Warhol – et donc un « produit » warholien. Warhol, en utilisant l’image de Marilyn, sert sa propre cause d’artiste : il nourrit son propre succès. C’est pourquoi il ne prend que des icônes de la culture commerciale ambiante (Liz Taylor, Elvis Presley ou encore Debbie Harry, Jane Fonda, etc. – la liste est longue…), et même s’il prend des inconnus, ce sont des inconnus qui aspirent à la gloire, et qu’Andy Warhol veut rendre célèbre (les Warhol Superstars). Sinon, ce sont des portraits mondains, dans la tradition monnayée du portrait…

Idole, donc, mais idole bafouée. La transgression – si transgression il y a – est trop subtile pour que la portée critique soit entendue : c’est la célébration qui prime. Warhol se confronte au monde, cherche à le dominer, y parvient par des moyens qui font qu’au moment même de sa victoire, intégré par la société qu’il voulait dominer, il perd ce monde. Cette déperdition est la marque même du tragique.

Drames à la Factory

Tragédie aussi, cette scène de la Factory qui était tout sauf une « usine » froide : elle grouillait de personnalités, d’individus en rupture de ban et en quête de reconnaissance. Une tragédie est d’abord une pièce de théâtre, et dans le théâtre de la Factory, comme dans la fameuse pièce de Jean Rotrou, Le Véritable Saint Genest (1646), les acteurs se prennent pour leurs rôles et en meurent.

Nous avons rapproché Warhol et Rimbaud. A priori deux opposés : Rimbaud le pur contre Warhol le corrompu. Mais les deux hommes ont tout deux, cherché par la création, à être-au-monde. Comme pour Rimbaud, l’angoisse et la « nostalgie » (qui étaient déjà celles d’un Musset – bien que Rimbaud l’abhorrât – dans Un Enfant du siècle, comme archétype d’un passé mythique ou fantasmé – à l’opposé des « fantômes » de Warburg qui peuplent, si on veut, notre Jadis) se maquillent à la Factory de jeu, et on pourrait croire à une grande fête, à une grande insouciance. Mais c’est tout le contraire : il y a une tristesse profonde, et souvent un désespoir authentique dans l’univers warholien qu’est la Factory. L’utilisation des procédés spectaculaires-marchands (provocation, publicité, détournement, etc.) s’apparentait encore à une tradition tardo-dix-neuviémiste, c’est-à-dire à une forme de « suicide » rimbaldien, puisque le processus de récupération de l’œuvre (ou du « produit » en général) par le système était le principe même, pour Warhol, de sa propre exposition. Cela revenait à dire que malgré toutes les marginalités (drogue, liberté sexuelle, travestissement…), le système finissait toujours par écraser et faire converger les différences vers un point centralisé, celui du pouvoir – économique, idéologique : c’est-à-dire l’« essence ».

Peut-être ne suffit-il que de cette analyse pour démontrer la teneur nostalgique-conservatrice du Pop-Art d’Andy Warhol et de la Factory. Mais il ne faut pas s’arrêter là : plus que la nostalgie, il y a une véritable mélancolie de l’art d’Andy Warhol. En s’inscrivant au sein même de la société nouvelle (d’après-guerre), c’est-à-dire en épousant son principe essentiel, Andy Warhol ne pouvait plus que produire une œuvre fondamentalement mélancolique. En effet, il se constituait prisonnier de cette société qu’il savait néfaste mais qui lui offrait, en échange de son propre sacrifice, le luxe. Cette lumière spectaculaire désubstantialiserait, déréaliserait tout ce qu’il toucherait. Il le savait, et creusait le processus même de cette désubstantialisation comme pour en sonder le gouffre. À moins qu’image de soi-même, il finit par ne plus avoir la possibilité d’être-au-monde différemment que de manière désubstantialisée.

Qu’on regarde à présent celles et ceux qui l’ont accompagné, et qui portent le nom – sériel encore – de « warhol superstars » : on sera sûrement étonné, si on l’ignorait, de la charge émotive, et parfois tragique, que cet univers dégageait : déchéances ou suicides d’Andrea Feldman, de Paul America et de Fred Herko, « accidents » de Candy Darling, d’Eric Emerson, de Nico ou encore d’Edie Sedgwick. Les survivants ne sont plus que des devenir-fantômes d’une nostalgie incarnée et travestie. Pas de recherche de « renversement » de l’ordre établi, mais un abandon à cet ordre des choses qui s’apparente davantage à une soumission (presque, encore une fois, un « sacrifice ») qu’à une manière de profiter du système. En voulant devenir une machine, Warhol cherche à accompagner le processus de déshumanisation de la société contemporaine, et, donc, à échapper à sa charge destructive. Plus encore : en voulant que l’œuvre échappe à l’authenticité que lui procure la main de l’artiste, Warhol expérimente les limites de toute la modernité. Loin d’être un badinage, il se confronte, seul, à l’Histoire. Ce qui advient, c’est que l’aura se déplace encore : de l’œuvre au moyen de production, du moyen de production à l’artiste lui-même. Comme le souligne Walter Benjamin : « à l’unicité de ce qui apparaît dans l’image, le spectateur tend à substituer l’unicité empirique du créateur ou de son activité créatrice. »25 L’aura perdue est remplacée par l’artiste lui-même, dernier gage de la réalité. Mais le processus de diffusion de l’art et de l’artiste passe nécessairement par l’abstraction des images : si le hinc et nunc ne peut plus être représenté que par l’artiste-star lui-même, c’est au prix d’une abstraction qui, tout en se déclarant le dernier garant de l’authenticité, achève de ruiner toute possibilité d’authenticité. Nouvelle tragédie. Si nous voulions frapper les esprits, nous écririons qu’après la perte de l’aura, Warhol en signe la mort. Pour preuve : alors que, selon Walter Benjamin, en photographie le portrait était la dernière niche de cette aura mise à mal par la reproduction technique, le portrait sérigraphié de Warhol, par le passage du polaroid à la sérigraphie, porte atteinte au principe même du hinc et nunc, authenticité autant de l’artiste que du modèle. Et même si la sérigraphie, pour être précis, présente l’ambiguïté de demeurer un système de reproduction artisanal et limité (de la manière dont Warhol utilise cette technique, en laissant se boucher la trame de l’écran au fil des passages, il ne peut obtenir qu’un nombre limité de copies, ce qui, en toute discrétion, et comme un ultime scrupule ou une énième ironie, laisse à l’œuvre – finalement – une possibilité, même infime, même mélancolique, d’unicité). Mais ce détail, aussi complexe et passionnant puisse-t-il apparaître, n’entrave pas la marche forcée de l’œuvre d’art vers sa reconnaissance en tant que marchandise. Andy Warhol, en tuant l’aura (ou en en consignant tragiquement la mort dans la société spectaculaire-marchande), expose le fait que l’œuvre d’art n’est plus qu’un « produit ». Pour le dire autrement, l’art n’est plus et ne peut plus être que commercial, à partir du moment où il est reconnu comme tel dans les mondes de l’art. C’est sans doute cela la tragédie ultime.

Contre l’essentialisme ou le renversement du platonisme

Pourtant, nous ne pouvons nous arrêter à ce constat terrible. En effet, à partir du moment où l’art institutionnel ne peut plus être que commercial, où l’artiste ne peut plus être qu’institutionnel et un rouage de la Valeur, bref à partir du moment où le système se réalise lui-même, il s’écroule à son tour – ou, du moins, permet d’apercevoir sa propre finitude. Ainsi, Andy Warhol permet d’entrapercevoir le dépassement du système capitaliste par sa négation radicale26. S’il ne nous est pas permis de développer ce point dans le cadre de cet article, nous voudrions cependant nous arrêter sur une des prémices du processus : le renversement du platonisme.

Bien sûr, nous n’affirmons pas l’équivalence du platonisme et du capitalisme. Mais nous proposons d’analyser dans le capitalisme ce qui prend appui sur une pensée platonicienne (ou néo-platonicienne). Historiquement, dans sa mise en place à partir d’une pensée positiviste, qui elle-même s’est appuyée sur une tradition kantienne des Lumières, qui elle-même s’est construite à partir de Descartes, et de l’humanisme renaissant27. Logiquement, à partir d’un double postulat d’abstraction des réalités matérielles (la finance s’appuyant sur une tradition idéaliste) et d’une copule croissance-progrès dont l’héritage complexe pourrait être résumé à un néoplatonisme chrétien renaissant (Marsile Ficin) et, avant cela, plotiniste (Plotin a vécu au IIIe siècle)28. Le renversement du platonisme (c’est-à-dire non pas un abandon des idées platoniciennes, ce qui paraît aussi grossier qu’absurde, mais une analyse critique du platonisme) ouvre donc la voie à un renversement du capitalisme (compris comme Valeur). Et c’est chez assez logiquement Andy Warhol qui nous permet le mieux d’illustrer les enjeux d’un renversement du platonisme.

Rappelons que ce renversement du platonisme est une mission que s’est assignée Nietzsche et que Gilles Deleuze rappelle dans Logique du sens : il s’agit d’abolir « le monde des essences et le monde des apparences »29. Or, ce que Warhol fomente, avec une ironie socratique, dans ses différentes « séries », est justement cette double récusation à partir de la négation de l’inégalité entre simulacre et modèle (distinction au principe même de la théorie platonicienne des Idées30). Comment cela se manifeste-t-il ?hol ? Dans son investigation des potentialités de divergence (sa « recherche du temps perdu » – titre, ô combien significatif, d’une de ses œuvres), Warhol ne fait que buter contre le modèle, sans faire émerger les simulacres : le portrait multiplié de Marilyn demeure une copie-icône ; la série de la chaise électrique a même l’effet pervers (et assumée par Warhol) d’en faire l’éloge par sa puissance réactualisée, plutôt que d’en dénoncer la banalité inacceptable. Il n’y a pas d’opposition avec des simulacres-phantasmes : il n’y a que des fantômes. Un tableau à partir du portrait du Christ par Léonard, conservé dans les musées du Vatican, est à ce titre très intéressant. Sur un fond blanc, simplement la ligne noire de contour de la figure du Christ (la silhouette). Mais à un premier contour est ajouté, avec quelques millimètres de décalage, un deuxième contour, identique au premier. Un jeu d’optique est ainsi créé par la superposition des copies qui fait vibrer, comme dans certaines œuvres de l’Op art, l’image. Image, comme toujours chez Warhol, ambivalente (ou même simplement ambiguë), puisque, tout en s’inscrivant dans la tradition de l’art chrétien (le tableau est conservé dans le département d’art contemporain au Vatican), la puissance sacrée est simulée par un jeu minimaliste d’optique… Le sacré est intégré au monde profane, marchand : il est annihilé.

Mais il ne faut pas se contenter de cette première impression et rappeler qu’Andy Warhol est toujours resté chrétien (il était issu d’une famille catholique ruthène, attachée – cela n’a pas manqué d’être relevé – à la tradition iconique) et a même demandé à être enterré selon le rite catholique : on ne peut donc restreindre cette toile à un jeu ou (cette fois-ci non plus) à une forme d’échec. Par son sujet, par sa simplicité, par ses antécédents (les expériences sur les pouvoirs de l’image par le publiciste qu’était Warhol), et même par cette recherche d’un effet, ce tableau s’inscrit dans la tradition de l’icône. Copie-icône ? Warhol, sans aucun doute, le voudrait. Car c’est justement cet effet recherché qui révèle l’aporie de la posture warholienne : la volonté de réinvestir d’une aura l’œuvre d’art, et ici plus particulièrement, de faire œuvre sacrée (nous sommes en face d’un très bel exemple de Kunstwollen), se réduit à un procédé technique qui interdit toute transcendance. Non pas parce que procédé serait « médiocre » (le dévoilement par le rideau n’a rien d’exceptionnel en soi), mais parce qu’il s’inscrit dans un dispositif, dans un agencement spectaculaire à la fois synchronique et diachronique, vertical et horizontal, ou si l’on veut, « événementiel » et « historique ». Événementiel car c’est une œuvre parmi les autres dans un complexe muséal qui, du reste, renferme un nombre important de chefs-d’œuvre officiels ; historique parce que la réception de l’icône répond à des critères précis, et le spectateur peut d’autant moins honorer les conditions qu’il est la construction, en tant que sujet historique, de la désacralisation et de l’histoire de l’art (on ne peut plus penser l’icône, par exemple, de la même manière depuis Malévitch). Ainsi, encore une fois, et de plein fouet, Warhol se heurte à la représentation de l’image sacrée par les procédés industriels de reproduction. Le Vatican, du reste, ne met pas en évidence cette œuvre (nous n’avons, par exemple, trouvé aucune image sur Internet).

Pourtant, là non plus, nous ne devons pas nous arrêter à cette énième impression d’échec. Car, sans conteste, Andy Warhol était conscient de ne pouvoir produire une icône, surtout par ce procédé un peu vulgaire : son ambition n’en était pas moins grande, et peut-être beaucoup plus orgueilleuse (hubris tragique), puisqu’il voulait, dans les conditions qui étaient les siennes (chef de file du Pop Art, producteurs de musique, de films, de publicités, etc.), produire une œuvre d’art sacrée en sachant qu’elle rentrerait dans la tradition séculaire de l’art sacré. Il entendait rivaliser ainsi avec l’artiste dont il copiait l’œuvre : Léonard de Vinci. C’est par un procédé qui avait entériné son propre succès qu’il cherchait à faire une œuvre d’art qui rentrait dans la catégorie de l’art sacré. Le tableau se réduit donc, formellement, à un simple jeu – qui n’est toujours pas, cependant, une « plaisanterie », mais plutôt une mise en scène théâtrale totale (puisque comprenant l’objet, le sujet, et les agencements symboliques et sociétaux) dans un monde reconnu comme un monde de l’illusion (pourrait-on aller jusqu’à établir une analogie – ou même une continuité – avec le baroque contre-réformiste ? La Réforme n’était-elle pas, avant d’être dévoyée en un affranchissement par rapport à l’ordre économique imposé par Rome, une remise en cause de l’argent ?). Cette œuvre, chrétienne, renouerait alors avec le profond nihilisme que ne cesse de dénoncer Nietzsche et qu’on pourrait résumer par l’acceptation volontaire, et presque enthousiaste, du désespoir face à un monde dont il n’y a rien à attendre, le salut ne pouvant que se produire dans l’au-delà (échapper à la société spectaculaire-marchande). Loin de la fête new-yorkaise, les cimaises du Vatican exposent, dans l’ombre et l’oubli, le désespoir du « Pope » du Pop Art – l’échec annoncé d’une tentative d’échapper à un monde régi par un paradigme platonicien.

Sur un plan technique, l’usage privilégié de la sérigraphie31 est à ce sujet significatif : nous sommes entre l’artisanat et le refus de l’industrialisation. Plutôt que de choisir une impression en offset, Warhol préfère une technique artisanale qu’il contribuera à diffuser. C’est dans le choix même de cette technique que réside toute portée symbolique duPop Art warholien : il préfère encore les aspérités à l’aseptisation d’une impression commerciale, la tâche humaine (même si, comme chez les artistes conceptuels dont il se rapproche par plusieurs aspects, il délègue à des collaborateurs la réalisation – ce par quoi, du reste, il échappe à la contradiction que nous avons relevée plus haut à propos de l’artisanat comme « alternative » à l’art) au produit sériel, et d’une certaine manière, la main à la machine autonome. Contrairement à ce qu’on prétend, jamais Warhol n’a totalement abandonné les coulures et les tâches de ses premières toiles : on les retrouve avec la sérigraphie. Par ailleurs (et ce n’est pas qu’un détail), la sérigraphie ne peut donner qu’un nombre limité, voire très limité, de « copies ». Toutes les copies, de plus, seront différentes à cause des aléas induites par les manipulations : insolation, encres, température, geste (raclage), etc. C’est donc encore dans l’unicité de l’œuvre d’art (même si elle est reproduite à plusieurs exemplaires, comme le sont déjà beaucoup d’œuvres de la Renaissance et du XVIIe siècle au sein de la « bottega ») que réside la valeur du Pop Art (la cote de Warhol reste par ailleurs élevée, bien que le goût actuel ait quelque peu changé). Par là, nous retrouvons la réflexion de Deleuze et du platonisme. Car renverser le platonisme signifie – : faire monter les simulacres, affirmer leurs droits entre les icônes ou les copies. Le problème ne concerne plus la distinction Essence-Apparence, ou Modèle-copie. Cette distinction tout entière opère dans le monde de la représentation ; il s’agit de mettre la subversion dans ce monde,  »crépuscule des idoles ». Le simulacre n’est pas une copie dégradée. Il recèle une puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction.32

C’est un renversement complet des valeurs et des « modèles » visuels que ne peut pas supporter une création inscrite dans le jeu des institutions, sinon au prix d’une lourde mélancolie, d’un nihilisme qui s’ignore (ou qui s’achève en condamnation et/ou en suicide). C’est se perdre, non pas dans le labyrinthe, mais dans les jeux de miroir (le palais des glaces), c’est nourrir la nostalgie d’un lieu qui n’a jamais été. Le savoir visuel n’est ni gai, ni inquiet, il est déprimé : ce n’est plus un « effondement » mais un affaissement.

Conclusion : « artiste », un statut institutionnel – ou la création contre l’art

Nous espérons ainsi avoir démontré qu’Andy Warhol était un artiste tragique. En cherchant à transcender les limites de l’art et de la réalité, il se confronte au problème d’une révolution qui ne vient jamais, sinon dans le sang et au prix de nouvelles dominations33. La tragédie warholienne peut être ainsi résumée : la distanciation vis-à-vis d’une domination ne permet pas de s’affranchir de cette domination, elle n’en donne qu’une conscience plus aiguë et, de fait, souvent plus douloureuse. L’utilisation du narcissisme pour devenir célèbre est une distanciation vis-à-vis du narcissisme qui ne permet pas à Warhol de s’en libérer.

Il y a, enfin, un véritable hybris warholien. En se voulant une machine, en se voulant l’égal de la société inhumaine qui dirige les humains, Andy Warhol ne voulait rien moins que transcender sa condition d’homme. La célébrité ne lui suffisait pas. On ne peut limiter Andy Warhol à une figure de l’imposteur. Encore moins à celui d’un petit artiste. Cette pulsion de démesure qui le caractérise, sans être un critère suffisant ni exhaustif pour redéfinir sur des critères non marchands et non institutionnels la figure de l’artiste, fait qu’Andy Warhol s’inscrit dans une certaine lignée, et non pas des moindres : celle qui court de Michel-Ange à Picasso. Warhol permet, on l’aura compris, non pas d’élargir le concept d’art, mais de le mettre en question. Car s’il y a (au moins) deux héritages directs de Warhol (d’un côté des artistes comme Jeff koons ou Damien Hirst, de l’autre le monde quotidien des « graphistes », anciens publicitaires et nouveaux artistes du capitalisme), il y a aussi un héritage indirect qui permet de mieux prendre en compte le fait que le véritable artiste ne peut plus s’appeler « artiste », et que pour changer la société, il sera prêt à être emprisonné et qu’il cherchera à abattre la Valeur. Comme un Piotr Pavlenski mettant le feu, en octobre 2017, anniversaire d’une révolution, place de la Bastille, lieu d’une révolution, à la Banque de France.

Bibliographie

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1Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer, in Poésies, Une Saison en Enfer, Illuminations, Poésie/Gallimard, Paris, 1973, p.42.

2Pour ce rapprochement, a priori contre-intuitif, entre Warhol et Rimbaud, plaide aussi la dialectique de la fascination et du rejet des deux artistes vis-à-vis de la société qui était la leur. Après avoir vécu à Paris et à Londres, Rimbaud arrêta d’écrire, et s’il rejoint un monde non-occidental, c’était encore pour devenir marchand ; Andy Warhol, s’il ne cesse de proclamer sa fascination pour la société contemporaine, le fait avec une ironie qui rend à ce terme toute sa puissance, et dans une course effrénée qui ressemble fort à une fuite en avant. Cet article cherche à défendre et illustrer cette lecture particulière et, nous semble-t-il, originale de l’œuvre d’Andy Warhol.

3« Moins ça a de choses à dire, plus c’est parfait », interview réalisée par Gretchen Berg, citée par Hector Oblak, Andy Warhol n’est pas un grand artiste, Flammarion, Paris, 2001, p.82 ; « Si je peins de cette manière, c’est parce que je veux être une machine. », R.G. Swenson, Artnews, nov.1963, cité également par Hector Oblak, p.98. Nous voyons que nous interprétons ces citations et, en général, l’art d’Andy Warhol dans un sens diamétralement opposé à celui d’Hector Oblak.

4Selon une des acceptations les plus courantes – qui est autant un reliquat du Romantisme qu’une idée reçue – l’artiste, démiurge et prophète, échapperait à la situation de ses contemporains par sa capacité à donner une image du monde dans lequel il vit et à transformer ce monde par ses créations. Cette acceptation n’est pas la seule, mais elle est une des plus répandues, à travers le mythe du « génie » ou de la « vocation », comme l’a étudié Nathalie Heinich dans ses ouvrages, notamment dans La Sociologie de l’art, éditions La Découverte, Paris, 2001.

5On parle couramment de la première mondialisation autour entre 1870 et 1914. L’Empire romain était déjà une mondialisation. Sans doute, ces perspectives eurocentristes sont à renverser, mais nous les conserverons ici par commodité.

6Nous nous référons principalement à deux sources, liées entre elles, pour désigner la société dans laquelle nous vivons : d’un côté Guy Debord avec, surtout, La Société du Spectacle (Gallimard, Paris, 1996), de l’autre Anselm Jappe avec, surtout, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la Valeur (Denoël, Paris, 2003), et La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction (éditions La Découverte, Paris, 2017).Pour la bonne compréhension de cet article, même si de manière schématique, il est utile de rappeler que l’analyse debordienne porte sur la déshumanisation du monde par l’abstraction des rapports humains (« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des images », §4, La Société du Spectacle) et que la Critique de la Valeur analyse cette déshumanisation à partir d’une relecture de Marx (qui s’oppose au « marxisme ») en expliquant que la Valeur (qui est l’argent et la marchandise à leur niveau le plus abstrait) est devenue, avec l’évolution du capitalisme, un sujet à part entière, ce qu’ils appellent le « sujet automate ». La Valeur dirige nos vies bien plus que n’importe quelle politique, d’où l’impossibilité des États à s’opposer véritablement à l’ordre économique mondial. Du « spectacle » à la « Valeur », nous comprenons la pertinence de tels outils pour analyser l’art d’Andy Warhol.

7Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthétisation du Monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard, Paris, 2013.

8Ghérasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir, récital télévisuel, 1989.

9Une certaine modernité artistique pose la création de soi comme finalité idéale de l’art, de Lord Byron à Oscar Wilde en passant, bien sûr, par Charles Baudelaire : la figure du dandy en est le prototype. Et Andy Warhol a le flegme, le détachement, le soin de soi du dandy.

10Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Seuil, Paris, 1989. L’expression (dans un autre contexte) est présente dans le livre de Danto, Andy Warhol, p.59.

11Il faudrait, pour être tout à fait précis, opposer la « société » et « l’État », dans la lignée de l’essai de Pierre Clastres, La Société contre l’État (Les éditions de Minuit, 1974). La société, au contraire de l’État, n’instaure pas d’institutions dont le fonctionnement peut s’opposer à l’intérêt général. L’État est, étymologiquement et lexicalement, un « stans », une « station », c’est-à-dire une fixité, tandis que la société fluctue incessamment. Nous nous appuyons sur les ouvrages de Michel de Certeau, notamment L’Invention du quotidien (Folio, Gallimard, 1980). Le problème, cependant, se complexifie alors que l’État n’est plus l’instance qui prédomine (ou peut prédominer) sur la vie sociale, mais que c’est bien aujourd’hui le système économique – la Valeur. Cette « grande transformation » (pour reprendre le titre de Karl Polanyi) de la société nous fait privilégier, dans le cadre de cet article, l’opposition entre « société » (comprise comme « société du spectacle », « société spectaculaire-marchande ») et « individu », si l’on veut bien garder en tête que l’« individu » ne peut se définir et exister que par rapport à une communauté d’individus (c’est-à-dire qu’il n’est pas dans notre propos de valoriser l’individualisme par rapport à une communauté des individus).

12Ne serait-ce que par la reconnaissance d’Idées en soi qui transcenderaient les particularités historiques humaines, voire même l’humanité (ou pour le dire en termes sartriens, que l’essence précéderait l’existence).

13Pour les informations sur la vie d’Andy Warhol, nous renvoyons aux très nombreuses biographies sur le sujet. Nous puisons nos informations notamment chez Mériam Korichi, Andy Warhol (Gallimard, 2009).

14Nous ne pouvons plus ne pas faire référence au travail du sociologue Howard Becker quand nous employons cette expression.

15Nous renvoyons à Theodor Adorno sur cette notion. Il est notamment possible de consulter en ligne l’article de Theordor Adorno « L’industrie culturelle. In: Communications, 3, 1964. pp. 12-18. », disponible à l’adresse suivante : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1964_num_3_1_993 (consulté le 31/10/2018).

16Rappelons que les artistes qu’admirait « le plus » Warhol étaient Rauschenberg, Johns, Twombly. Il faut, à cet égard, rapprocher les œuvres du premier avec ses aînés, ce qui apparaîtra évident, sans l’avoir nécessairement été a priori (notre note).

17Danto, Ibid., p.32.

18Danto, Ibid., p.33.

19Danto, Ibid.,p.36.

20Si nous prenons l’exemple du mouvement anglais Arts & Crafts, animé par John Ruskin et William Morris, il s’agissait davantage d’une volonté de résister à l’industrialisation par le quotidien de chacun (mais les réalisations artisanales, ne pouvant échapper, une fois sur le marché, aux lois capitalistes, la tentative fut en partie en échec) ; et si nous prenons l’exemple du Bauhaus, l’esthétique avant-gardiste, proposée comme une avancée sociale, même s’appuyant sur des moyens de production industriels, n’a pas permis de rencontrer le succès escompté. Dans les deux cas, la volonté d’un changement sociétal est revendiqué. Ce qui n’est pas le cas chez Andy Warhol.

21Notamment Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, Circé, 2015.

22Danto, Ibid., p.124.

23Il faudrait aller plus loin dans cette analyse anthropologique du fonctionnement de notre société. La difficulté principale est le manque de distance qui ne permet que d’utiliser des schémas d’analyse permis par cette société même. Mais certainement on trouvera tout de même des analyses plus précises et plus pertinentes chez des spécialistes comme René Girard ou encore Georges Bataille.

24Nous utilisons par commodité l’expression « être-soi » : nous devrions utiliser la formule « devenir-soi », dans une acceptation nietzschéenne, c’est-à-dire épouser le mouvement qui nous fait (l’existence – en tendant vers une virtuosité d’être-dans-l’existence, d’étant). Puisque nous posons comme postulat l’absence de « nature humaine ».

25Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, Gallimard, p.19.

26Ce que, par ailleurs, expliquent de nombreux auteurs, d’André Gorz à, tout récemment, Annie le Brun dans Ce qui n’a pas de prix.

27On comprendra la difficulté, dans le cadre de cet article, de prouver cette généalogie. Nous renvoyons donc à Anselm Jappe, La Société autophage (La Découverte, 2017) et à Alain de Libera, L’Invention du sujet moderne, (Vrin, 2015).

28Nous renvoyons aux pages stimulantes sur la concomitance de l’apparition des abstractions philosophiques et de l’argent vers le VIe siècle avant J.-C. dont parle Anselm Jappe dans Les Aventures de la marchandises, au chapitre 4 : « Histoire et métaphysique de la marchandise », notamment à la sous-partie : « L’histoire réelle de la société marchande : l’Antiquité ».

29« Que signifie ‘’renversement du platonisme’’ ? Nietzsche définit ainsi la tâche de sa philosophie, ou plus généralement la tâche de la philosophie de l’avenir. Il semble que la formule veuille dire : l’abolition du monde des essences et du monde des apparences. », Gilles Deleuze, Logique du Sens, Les éditions de Minuit, 1969, p.347.

30« En termes très généraux, le motif de la théorie des Idées doit être cherché du côté d’une volonté de sélectionner, de trier. Il s’agit de faire la différence. Distinguer ‘’la chose’’ même et ses images, l’original et la copie, le modèle et le simulacre. », Ibid., p.347.

31Le mot, malgré les apparences, ne signifie pas « impression en série » : séri- vient du grec et signifie soie, car la maille des écrans étaient à l’origine de cette matière.

32Gilles Deleuze, Ibid., p.357 (Deleuze souligne).

33La teneur – et même la portée politique de l’art d’Andy Warhol mériterait qu’on s’y arrête plus longuement. Pas seulement à cause des portraits de Mao ou des emblèmes communistes, mais déjà pour la bouteille de Coca-Cola. « Ce qui est formidable dans ce pays, (…) c’est que les plus riches achètent en fait les mêmes choses que les plus pauvres. Le président des États-Unis boit du Coca, Liz Taylor boit du Coca, et, rendez-vous compte, vous aussi vous pouvez boire du Coca. (…) Aucune somme d’argent ne vous donnera un meilleur Coca que celui boit le clodo au coin de la rue. Tous les Coca sont pareils et tous les Coca sont bons. » (Ma philosophie de A à B, Flammarion, Paris, 1977, p.89-90). Dans ce passage célèbre, Andy Warhol semble faire l’éloge du système américain qui permettrait un rapprochement entre les différentes classes sociales. Mais ce passage se lit davantage comme la consignation d’une hypocrisie sociale permise par le système capitaliste américain : on s’émerveille de consommer les mêmes produits, mais le président restera le président et le clodo restera clodo. Rendre familiers les présidents, les riches, les patrons, c’est créer l’illusion qu’ils sont comme tout le monde alors qu’ils ont un statut différent. D’une certaine manière, la toile de Warhol nous rappelle cette différence fondamentale : le Président ou Liz Taylor pourront s’acheter la toile de Warhol représentant ce Coca commun, le clodo pas.

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Épilogue – Critique radicale & impropriation

Marcel Proust, qui avait lui-même étouffé sa critique politique (forte dans Jean Santeuil) en une critique morale (quoique dès le début et jusqu’au bout dreyfusard), s’était fait l’analyste infaillible des sensations dans le temps de nos expériences. Enfant de la Révolution industrielle, il n’a pas manqué de saisir l’importance des incidences d’une chanson populaire sur notre vie. Il a eu encore ces lignes magnifiques : « Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. (…) Le peuple, la bourgeoisie, l’armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs, porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d’amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. (…) Tels arpèges, telle “rentrée” ont fait résonner dans l’âme de plus d’un amoureux ou d’un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher comme un cimetière ou comme un village. Qu’importe que les maisons n’aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s’envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l’autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci. »1 Faut-il se contenter de la beauté de cette nostalgie ?

Le problème est dans la réception. Kurt Cobain, souvent, jetait la pierre au public, attaquait les « faux fans ». Jamais, semble-t-il, il ne remet en cause son propre hermétisme, ses propres ambiguïtés. Et la première de ces ambiguïtés n’est-elle pas sa « mauvaise foi » au sens sartrien : jouer un rôle et s’y identifier. Croire qu’on ne peut y échapper. Incarner l’idole, le prototype de l’idole, de cet étalon vide mis en vedette, et de refuser de l’incarner. De refuser d’incarner l’idole, et de continuer à nourrir la machine de l’industrie culturelle. Car si Kurt Cobain répète sans relâche que le succès lui est pénible, n’a-t-il pas, d’abord, tout fait pour le connaître (il passe de Sub Pop à Geffen dans les conditions qu’on a vues) puis, ensuite (car entre le fantasme et la réalité, le hiatus est incommensurable), n’a-t-il pas nourri ce succès ? Et si nous lui reconnaissions des circonstances atténuantes, son jeune âge, ses addictions, ses illusions, à quel point était-il piégé par la machine ? Pourquoi ne pouvait-il pas s’en échapper ?

En posant ainsi le problème, il semblerait que soit incriminé Kurt Cobain lui-même. Mais ce problème interroge bien davantage qui le pose plutôt que celui à qui il est posé. Kurt Cobain n’étant plus là, et n’étant pas nous-mêmes Kurt Cobain, c’est notre image de Kurt Cobain que nous interrogeons, c’est notreréception de Kurt Cobain qui nous turlupine, c’est notre rapport à l’industrie culturelle qui d’un côté nous dérange, de l’autre nous ravit, qui est au centre de notre préoccupation et, bientôt, de notre angoisse. Nous voudrions sauver Kurt Cobain, sauver Nirvana de la machine industrielle, sauver les Sex Pistols, Georges Brassens, Rage against the machine, et les autres, mais justement, sans cette machine industrielle, ni Kurt Cobain ni Nirvana ni les autres n’auraient jamais été portés à notre connaissance, n’auraient même jamais existé. Et il en va de même pour tous nos goûts culturels. La culture qui nous amène les possibilités d’émancipation n’est que le produit du capitalisme industriel qui non seulement en assure la production autant techniquement que qualitativement, mais en assure surtout la diffusion qui in fine en constitue le contenu. The medium is the message2. Car il y a bien des musiciens qui échappent à l’industrie musicale, mais alors ils restent cantonnés à la sphère amicale, puis tomberont dans l’oubli des âges.

La question, on l’aura senti, déborde le cadre de la musique et s’énonce exactement de la même façon avec le cinéma bien sûr, mais aussi avec la littérature. Elle s’exprime de manière presque analogue avec les autres arts. Et c’est toute notre construction culturelle, celle qui nous est la plus chère car touchant à notre manière de sentir, qui est remise en question. Le vertige de cette remise en question, qui apparaît pour certains comme une remise en cause existentielle, peut effrayer, et quand elle n’effraye pas, elle agace : « Et alors quoi, nous devrions ne plus rien écouter, ne plus rien regarder, ne plus rien lire ? » Ce serait là concevoir le monde de façon binaire, et même manichéenne. Et cette manière binaire et manichéenne ne serait finalement qu’un argument des nerfs pour éviter de réfléchir, pour éviter d’avoir mauvaise conscience, et pour continuer à consommer paisiblement les produits de l’industrie culturelle tout en se croyant – et se revendiquant très critique, très libre-penseur, très libéré, très conscient. Illusion parmi les illusions. Car, en effet, si le geste de rejet de toute l’industrie culturelle est un geste sublime, il se condamnerait à une autre illusion : celle de croire qu’on peut vivre en dehors de toute construction sociétale commune. Ce qui est appelé « société individualiste » n’est qu’un mythe : il est le postulat de la possibilité d’une société qui pourrait exister sans que les individus n’interagissent entre eux. Or, même quand c’est par la violence et l’exclusion, l’interaction est là. L’ermite dans la forêt était abordé par les visiteurs, par les voyageurs. Saint Antoine a été visité par le diable. Il ne reste plus donc qu’une seule autre possibilité : la critique de l’industrie culturelle la plus clairvoyante, sans remise en cause inutile et hors propos de l’existence elle-même. Affronter la réalité sans pathos narcissique inutile. L’exigence sans fanatisme. Nous avons aimé ce qui est détestable ? Soit. Détestons-le. Nous avons cru à une rébellion par le punk, par le rock, par le rap. Soit, cela n’était qu’une illusion : il faut aller plus loin désormais.

Mais il ne s’agit là que de la part critique, c’est-à-dire analytique, celle qui veut entrevoir à partir du constat froid et sans complaisance du système, des voies nouvelles. Car dans le quotidien, nous sommes tributaires des contraintes. Celle, déjà, de ne pas devenir fou. Le pragmatisme (celui de William James, de John Dewey) peut servir de boussole : évaluer à l’aune de la pertinence du résultat la pertinence de l’énoncé. Et de ce pragmatisme qui, dans le même temps, permet une action directe et une prospective au long cours, qui s’inscrit dans le temps de l’Histoire (sans quoi rien n’est compréhensible) et dans l’urgence des situations, peut être judicieusement rapprochée une notion du sociologue Michel de Certeau : le braconnage culturel.

Le domaine institutionnel est une aire de codifications. Il impose des règles, et une série d’interdits qui sont, somme toute, quasiment impossibles à respecter dans leur entièreté. Ces contradictions, qui sont interprétées ordinairement comme des « failles » (si le domaine culturel en connaît, c’est la sphère judiciaire qui en est le plus clairement truffée), font en fait partie intégrante du système. Les failles permettent à la fois une flexibilité dans l’exercice de la répression de la part des institutions du pouvoir (il viendra assez vite en tête des exemples à chacune et chacun) et induisent chez les personnes qui doivent respecter les règles du système un sentiment de culpabilité constant qui les pousse à s’auto-surveiller, à s’auto-censurer, bref à intérioriser la répression, autant qu’un sentiment de malaise qui appelle à se réfugier dans l’autorité et empêche un épanouissement dans l’indépendance. C’est ainsi qu’il n’y a plus, dans la période actuelle, de développement de véritable modèle alternatif radical de fonctionnement de la société, et que tous les efforts se concentrent, malheureusement et à tort, sur une forme de résistance. Comme l’exemple topique de Kurt Cobain peut nous le montrer, plus on tire sur le nœud coulissant, plus on s’étrangle. Nous sommes sacrifiés sur plusieurs générations : les puissances régressives polluent le tissu social. Michel de Certeau et son équipe de sociologues, avec leur enthousiasme grisant, ont cependant mis en lumière des pratiques de « braconnage » dans ce milieu coercitif. C’est une forme d’appropriation, de « faire avec », de débrouille (de « système D »). La logique globale est renversée, et c’est peut-être un schéma à généraliser dans les luttes : les « résistances », les « braconnages », les débrouilles ne sont pas des îlots sur une mer d’interdits : ce sont au contraire les interdits, les territoires surveillés, les oppressions institutionnelles et capitalistes (la pandémie du Covid a montré l’imbrication exceptionnelle du système politique et financier3), qui forment des îlots de coercitions sur la mer des pratiques humaines toujours bouillonnantes, toujours délictuelles, toujours mobiles et modulables4. Les individus s’approprient ce qui leur est imposé, et le détournent par un usage plus ou moins décalé, plus ou moins impropre. Oui, impropre. Peut-être alors mieux vaudrait-il parler d’impropriation plutôt que d’appropriation. Non pas faire rentrer dans le « propre » (le proprius n’est pas le contraire du « sale », c’est d’abord étymologiquement notre « intériorité »), mais détourner de ce qu’on a voulu en faire. En l’occurrence (comme en général), il s’agit de rendre impropre à la consommation, d’échapper à la marchandisation, à l’argent, à la déshumanisation du système qui médiatise les rapports humains par l’échange marchand, ce qu’on peut appeler la Valeur. Et sans qu’il y ait de recette, de règle – par définition –, cette impropriation sera différente pour chacun, pour chaque groupe, dans chaque manière d’être-au-monde.

Faut-il oublier Nirvana ? De la même manière que Baudrillard appelait à oublier Artaud, c’est-à-dire en réitérant son geste plutôt qu’en adulant ce qu’il a fait. Faut-il oublier nos amours enfantines ? El Topo, le premier film d’Alejandro Jodorowsky (1973), s’ouvre sur une scène de cet ordre : le jeune garçon doit enterrer sa poupée et la photographie de sa mère morte. Puis le père l’oblige à achever un moribond dans un village ravagé par une razzia de bandits. Contrairement à l’admiration que Grail Marcus voue, dans Lipstick Traces (1989), aux groupes punks qui lui ont appris, dit-il, à s’ouvrir à la révolte et à la rébellion, on ne peut s’en satisfaire. Sans la remise en cause de ces modèles, de ces idoles, de notre admiration, l’engrenage n’a aucun intérêt. Au contraire même : il ne nous aura permis que d’embrasser d’un regard nostalgique et un peu condescendant les révoltes de toutes les jeunesses. Comme un vieux professeur paternaliste affirme à un élève anarchiste sur lequel il se projette sans le comprendre : « Moi aussi, quand j’étais jeune, j’étais marxiste… »

Quand on ne sacrifie pas à ce pénible désistement, à cette résignation, loin de sacrifier sur l’autel de quelque idole jalouse et exigeante, objective et fétichiste, on creuse encore plus profondément la nostalgie – la douleur de la terre perdue. Car il y a la perte. Le temps, l’enfance, et bientôt la jeunesse, et bientôt le reste. Qui a quitté la scène tôt a résolu cette angoisse. Pour les autres, l’expérience continuant il n’est pas obligé de céder à la pression, à la fatigue, à la peine de chaque jour. C’est la puissance à l’écoute de ces chansons qui est à cultiver, et non pas la nostalgie de cette puissance perdue avec ces chansons d’un autre âge. C’est la puissance qu’on soigne, qu’on nourrit, qu’on rengorge à force d’expériences et de réflexion. Sauver le folklore n’a d’intérêt que pour qui a abandonné, que pour qui a capitulé. D’autres chansons, d’autres manières de les créer, de les partager, de les écouter restent à inventer. Rien ne sert de vouloir sauver ce qui est perdu, penser et expérimenter est plus vivifiant, est plus vivant. Et cela, même s’il est à peu près certain que nous ne connaîtrons pas, dans le temps long de l’Histoire, d’autre système que celui dans lequel nous nous vautrons.

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Bibliographie

Sur Nirvana, Kurt Cobain, le grunge

COBAIN, Kurt, Journals ;

CROSS, Charles R., Heavier Than Heavier, A Biography of Kurt Cobain ;

EVERETT, True, Nirvana, the biography ;

GOLDBERG, Danny, Serving the Servant, remembering Kurt Cobain ;

MCDOUGALL, Chrös, Kurt Cobain alternative rock innovator ;

Never fade away, the Kurt Cobain story ;

SOULSBY, Nick, Cobain on Cobain, interviews and encounters ;

– I found my friends, the oral history of Nirvana ;

TOW, Stephen, The Strangest Tribe, How a Group of Seattle Rock Bands Invented Grunge, 2011;

YARM, Mark, Everybody Loves Our Town, History of Grunge.

Livres cités

ADORNO, Theodor et HORKHEIMER, Max, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1974 (1947).

ADORNO, Theodor, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz, Klincksieck, 1995 (1970) ;

Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 1980 (1951) ;

Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, 1962 (1958).

BENJAMIN, Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, édition comparée, comportant une nouvelle traduction par Lionel Duvoy de la 4eme version de l’essai (1936) et une traduction inédite des passages non conservés par Benjamin figurant dans la deuxième version de l’essai (fin 1935-février 1936), Allia, 2003 ;

JAPPE, Anselm, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, republié aux éditions La Découverte, 2017 ;

La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, 2017.

CERTEAU, Michel de, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, Gallimard, 1990.

DESPENTES, Virginie, King Kong Théorie, Grasset, 2006.

FOUCAULT, Michel, Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical, PUF, 1963.

KLEIN, Naomi, La Stratégie du choc : Montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, coll. « Babel », 2010.

LABRY, Manon, Riot Grrrls, éditions La Découverte, 2016.

POLANYI, Karl, La Grande transformation, Gallimard, 2009.

SCHOLZ, Roswitha, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Crise & Critique, 2019.

PROUST, Marcel, Les Plaisirs et les Jours, Calmann-Levy, 1896.

ZINN, Howard, Une Histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, Agone, 2003.

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1Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, chapitre 13.

2Marshall McLuhan, nom du premier chapitre de Understanding Media: The Extensions of Man (1964).

3Sandrine Aumercier, Clément Homs, Anselm Jappe, Gabriel Zacarias, De Virus Illustribus : crise du Coronavirus et épuisement structurel du capitalisme, Crise & Critique, 2020.

4« À scruter cette réalité fuyante et permanente, on a l’impression d’explorer la nuit des sociétés, une nuit plus longue que leurs jours, nappe obscure où se découpent des institutions successives, immensité maritime où les appareils socio-économiques et politiques feraient figure d’insularités éphémères » (L’Invention du quotidien, I – Arts de faire, Folio, p.67).

III – Dialectique tronquée

Durant sa courte existence – quatre ans entre l’arrivée de Dave Grohl en 1990 et le suicide de Kurt Cobain en avril 1994 –, Nirvana est resté toujours profondément uni. Les membres du groupe ont partagé, durant cette période, une même vision musicale et une même attitude face aux polémiques. Ils ont partagé également, dans cette jeunesse, un même engagement social. Et si certains supposent que Kurt Cobain désirait quitter le groupe, sa mort le vérifie autant qu’elle le dément : il voulait tout quitter.

Définir Nirvana comme un groupe apolitique est erroné. Chris Novoselic ne cachait pas sa sympathie pour les Démocrates, et il déclarait assez régulièrement soutenir pour Bill Clinton, quitte à corriger – dans Sold Out! –, maladroitement, des saillies libertaires (plus tard, il s’engagea dans divers partis politiques). Sans doute Kurt Cobain était plus circonspect envers la politique et les politiciens, mais il n’a jamais précisé clairement sa position (il n’en avait sans doute pas) ni exprimé d’accointances anarchisantes. Ses préoccupations étaient d’ordre moral et psychologique. L’ère Reagan (deux mandats de 1981 à 1989, avec George Bush comme vice-président), autant que l’ère Thatcher en Angleterre (1979-1990), en imposant un régime et un imaginaire capitalistes financiers, restreignait consciencieusement toute opposition populaire à ces seules questions sociales. Dans les États-Unis du tournant des années 90, comme dans le reste de l’Occident, à l’heure de la chute lamentable de l’URSS identifié à la dictature, il était difficile – et sans doute impossible, et pas seulement pour de jeunes gens, de concevoir la possibilité d’un autre système.

A. Puissance et faiblesse des critiques de Nirvana1

Une des principales critiques sociales exprimées par Nirvana est celle de la place des femmes dans la société : violence, dénigrement, invisibilisation. Cette critique s’élargit à celle du genre. Même si, nous l’avons vu, les femmes sont importantes dans le quotidien des membres, le groupe reste exclusivement masculin, ce qui les appelle à s’interroger aussi sur la question du genre, Kurt Cobain ne se reconnaissant pas tout à fait dans celui qui est le sien. Puis, dans une forme instinctive d’intersectionnalité, à la question du racisme. Toutefois, la critique n’est pas aboutie : autant – nous l’avons rappelé – des failles existent dans l’image projetée de la femme, autant l’absence de réflexion radicale sur le mode de production capitaliste empêche d’en saisir toute l’épaisseur.

Dénonciation du viol

La dénonciation des violences contre les femmes est sans doute celle qui tient le plus à cœur à Nirvana. Tous trois, Kurt Cobain, Krist Novoselic et Dave Grohl, avaient subi le virilisme de la High school et se sentaient aussi étrangers au sein des groupes scolaires qu’ils étaient exclus par ceux – et celles – qui l’incarnaient.

Le milieu musical était tout aussi phallocratique et, dans son ensemble, le rock prônait un imaginaire univoque de virilité. Même les allures efféminées de Led Zeppelin, le déhanchement de Robert Plant, n’empêchaient pas par ailleurs une misogynie brutale2. Les élans révolutionnaires des années 60 et 70, s’ils voient les mouvements féministes émerger, ne sont pas exempts de constructions sexistes. Et une large partie de la scène punk n’est pas non plus épargnée. Nous avons vu que le Riot Grrrl, puissant dans l’état de Washington, avait sensibilisé les membres de Nirvana à la question de la situation des femmes, même si la position de leader du groupe portait naturellement en avant surtout Kurt Cobain. Souvent il répétait que l’ère viriliste de la musique était épuisée et qu’il aimait à penser que les « women are the only future in rock and roll. »3 Et les années 90 furent en effet une période de recrudescence des luttes féministes, notamment au sein de la scène musicale. Il y eut, parmi les tubes, « Just a Girl » de No Doubt, le « You Oughta Know » d’Alanis Morrisette ou encore le « Bitch » de Meredith Brooks. Plus largement, l’influence de Bikini Kill, de Hole, de L7 (Pretend we’re dead, Beauty Process…), de Garbage, autant que des personnalités comme Kim Gordon au sein de Sonic Youth, de PJ Harvey et de Patty Smith transformaient profondément les imaginaires. Bientôt une traduction grand public prit forme avec les Spice Girls et leur Wannabe. Néanmoins cette traduction commerciale tendait, comme d’habitude, davantage à une récupération anesthésiante d’un mouvement de profonde transformation socio-économique : car il n’est rien, dans le système du capitalisme industriel intrinsèquement patriarcal, qui ne vienne servir le système lui-même, et même ce qui semble le remettre en cause (ce que nous détaillerons bientôt).

Ont beaucoup été comparés le féminisme de Nirvana et celui de Pearl Jam. Le geste d’Eddie Vedder, qui représentait le « beau gosse » qu’exécrait Kurt Cobain (qui se trouvait très laid, et bien qu’il fut lui-même devenu une icône masculine), lors du catastrophique concert « unplugged » de MTV, avait été apprécié : après avoir dégringolé de son tabouret, à terre et comme pour conjurer cette honte, avait écrit sur son avant-bras : « pro-choice » prenant alors fait et cause pour l’avortement. Mais c’était encore mettre en lumière des figures d’hommes qui prenaient cause pour des femmes invisibilisées.

Il est donc important de rendre au Grrrl Riot ce que Nirvana, comme Pearl Jam et les autres, lui doivent. Comme nous l’avons déjà précisé, c’est Tobi Vail qui fit lire le SCUM Manifesto de Valerie Solanas à Kurt Cobain (Valerie Solanas avait tiré sur Andy Warhol, le blessant grièvement, le 3 juin 1968). Le texte marqua durablement le chanteur qui déclarera une fois : « In the animal kingdom, the male will often piss in certain areas to claim his territory, and I see macho men reacting towards sex and power in the same way. I’d like to see these lost souls strung up by their balls with pages of SCUM Manifesto stapled to their bodies. » C’est aussi auprès de Tobi Vail, Kathleen Hanna et des autres, qu’il découvrit la jeune Camille Paglia dont les Collected Essays sont mentionnés, avec ceux de Katherine Dunn, Valerie Solans et Elinor Wylie, parmi ses lectures préférées. Camille Paglia est toujours très active aujourd’hui, même si le féminisme intersectionnel, anti-impérialiste et anti-universaliste, ont élargi le spectre des théories féministes. Camille Paglia avait beaucoup réfléchi au viol et Virginie Despentes, qui l’avait découverte à la même période, s’en réclame régulièrement dans King Kong Théorie (2006). Elle raconte :

« En 1990, je monte à Paris voir un concert de Limbomaniacs, TGV, je lis Spin. Une certaine Camille Paglia y écrit un article qui m’interpelle et commence par me faire rigoler, dans lequel elle décrit l’effet que lui font les footballeurs sur un terrain, fascinantes bêtes de sexe pleines d’agressivité. Elle commençait son papier sur toute cette rage guerrière et à quel point ça lui plaisait, cet étalage de sueur et de cuisses musclées en action. Ce qui, de fil en aiguille, l’amenait au sujet du viol. J’ai oublié ses termes exacts. Mais, en substance : « C’est un risque inévitable, c’est un risque que les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles veulent sortir de chez elles et circuler librement. Si ça t’arrive, remets-toi debout, dust yourself et passe à autre chose. Et si ça te fait trop peur, il faut rester chez maman et t’occuper de faire ta manucure. » Ça m’a révoltée, sur le coup. Haut-le-cœur de défense. Dans les minutes qui ont suivi, de ce truc de grand calme intérieur : sonnée. Gare de Lyon, il faisait déjà nuit, j’appelais Caroline, toujours la même copine, avant de filer vers le nord trouver la salle rue Ordener. Je l’appelais, surexcitée, pour lui parler de cette Italienne américaine, qu’il fallait qu’elle lise ça et qu’elle me dise ce qu’elle en pensait. Ça a sonné Caroline, pareil que moi. Depuis plus rien n’a jamais été cloisonné, verrouillé, comme avant. Penser pour la première fois le viol de façon nouvelle. Le sujet jusqu’alors était resté tabou, tellement miné qu’on ne se permettait pas d’en dire autre chose que « quelle horreur » et « pauvres filles ». Pour la première fois, quelqu’un valorisait la faculté de s’en remettre, plutôt que de s’étendre complaisamment sur le florilège des traumas. Dévalorisation du viol, de sa portée, de sa résonance. Ça n’annulait rien à ce qui s’était passé, ça n’effaçait rien de ce qu’on avait appris cette nuit-là. Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. Une liberté inouïe, de dédramatisation. Oui, on avait été dehors, un espace qui n’était pas pour nous. Oui, on avait vécu, au lieu de mourir. Oui, on était en minijupe seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes, et faibles, incapables de leur péter la gueule, faibles comme les filles apprennent à l’être quand on les agresse. Oui, ça nous était arrivé, mais pour la première fois, on comprenait ce qu’on avait fait : on était sorties dans la rue parce que, chez papa-maman, il ne se passait pas grand-chose. On avait pris le risque, on avait payé le prix, et plutôt qu’avoir honte d’être vivantes on pouvait décider de se relever et de s’en remettre le mieux possible. Paglia nous permettait de nous imaginer en guerrières, non plus responsables personnellement de ce qu’elles avaient bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu’il faut s’attendre à endurer si on est femme et qu’on veut s’aventurer à l’extérieur. Elle était la première à sortir le viol du cauchemar absolu, du non-dit, de ce qui ne doit surtout jamais arriver. Elle en faisait une circonstance politique, quelque chose qu’on devait apprendre à encaisser. Paglia changeait tout : il ne s’agissait plus de nier, ni de succomber, il s’agissait de faire avec. Été 2005, Philadelphie, je suis en face de Camille Paglia, on fait une interview pour un documentaire. Je hoche la tête avec enthousiasme en écoutant ce qu’elle dit. « Dans les années 60, sur les campus, les filles étaient enfermées dans les dortoirs à dix heures du soir, alors que les garçons faisaient ce qu’ils voulaient. Nous avons demandé « pourquoi cette différence de traitement ? » on nous a expliqué « parce que le monde est dangereux, vous risquez de vous faire violer », nous avons répondu « alors donnez-nous le droit de risquer d’être violées. » »

Dans Baise-moi, la scène initiale du viol, et le discours qui suit, traduit cette attitude : on ne se laisse pas abattre, le viol, c’est le risque à prendre pour la liberté. L’espace public est un champ de bataille. Si Kurt Cobain n’a pas puisé cette énergie nietzschéenne dans ses combats intimes, il retient néanmoins la leçon de la dénonciation du viol dans plusieurs chansons. Camille Paglia, sans conteste, a inspiré à Kurt Cobain Rape me (à noter au passage que la précieuse revue Spin a aussi accueilli bon nombre des interviews les plus engagées du chanteur). Le discours est très similaire : refus de la victimisation par le défoulement, par l’énergie. Très justement, cette prise de position d’un homme – blanc, hétérosexuel – pour des femmes lui a été reprochée, et s’il ne savait pas très bien comment se dépatouiller de cette critique, il l’entendait, il la comprenait, il tentait de trouver une place adéquate.

Le féminisme de Nirvana est donc clairement et continuellement revendiqué. Sans ambages, il déclare : « I am definitely a feminist. I am fucking disgusted by the way women are still treated. It’s 1993 and some people still think we’re in the 1950’s. We need to make more progress. There needs to be more female musicians, more female artists, more female writers. Everything is dominated by fucking males and I’m sick of it! »4. Ailleurs, après avoir exprimé sa préférence amicale pour les femmes, il ajoute : « And I just always felt that they weren’t treated with respect, especially because women are just totally oppressed. »5 Dans Rolling Stone, il surenchérit : « I definitely feel closer to the feminine side of the human being than I do the male – or the American idea of what a male is supposed to be. Just watch a beer commercial and you’ll see what I mean. »6 Au-delà des déclarations, en septembre 1993, il joue avec Courtney Love au Rock Against Rape au bénéfice de la First Strike Rape Prevention (une organisation non-commerciale de Los Angeles). Il lève également 50 000 dollars pour le Groupe de Femmes de Tresjnevka, une organisation croate qui assiste les victimes de viol au sein du « nettoyage ethnique »7. Kurt Cobain décrit le viol comme « one of the most terrible crimes on earth and it happens every few minutes. The problems with groups who deal with rape is that they try to educate women about how to defend themselves. What needs to be done is teaching men not to rape. »8 Le viol comme culture, la violence faite aux femmes comme pratique intégrée, voilà qui peut apparaître aujourd’hui comme avant-gardiste pour l’époque, et qui ne l’est donc pas. Inutile d’insister. Mais il ne s’agit pas seulement, chez Nirvana, de critiquer les marques les plus phénoménales, les plus odieuses, les plus tragiques de cet aspect des choses : c’est la lancinante imagination misogyne qui est à la fois remise en cause et contrebalancée dans les chansons. Aux dénonciations directes s’ajoutent des références positives : dans Territorial Pissing, par exemple, un « pun » (ici une paronomase) est utilisé de manière non critique, ce qui est rare dans l’écriture de Kurt Cobain : « Never met a wise man, if so it’s a woman ». Mais ce n’est pas tout. Dans Been a Son (1992), Nirvana dénonce le regard porté sur les femmes, vilipende les stéréotypes, esquinte les postulats communs qui lui sont assimilés : qu’une femme doive faire attention à ne pas se donner inconsidérément (« She should have stayed away from friends »), qu’elle doive être à la disposition des gens (« She should have had more time to spend »), qu’elle doive faire la fierté de la mère en respectant la morale (« She should have made her mother proud »), qu’elle doive se tenir à l’écart de la foule – et donc rester chez elle (« She should have stood out in the crowd »), qu’elle soit une fille modèle si elle est malheureuse, sacrifiée, religieuse (« She should have worn the crown of thorns »), bref que c’est mieux d’avoir un garçon qu’une fille : « She should have been a son », « She should have died when she was born » sont aussi des références explicites aux féminicides infantiles.

Mais c’est dans In Utero que la sensibilité féministe est la plus explicite. La couverture expose une femme ailée, de viscères, de chair et d’os, et enceinte (même si, comme nous l’avons déjà relevé, cette image sacrifie encore à un fantasme idéaliste de l’« éternel féminin »). Dès la première chanson, Serve the Servants, la référence aux sorcières de Salem poursuit la thématique. Et puis il y a Heart-Shapped Box, Rape me bien sûr, et surtout Frances Farmer Will Have Her Revenge on Seattle qui est le modeste « J’accuse » de Nirvana contre l’industrie culturelle. La chanson traduit la volonté de réhabilitation d’une femme persécutée pour ses frasques, sa folie, sa différence. Mais c’est une autre chanson enregistrée avec Steve Albini, et malheureusement écartée de de cet album, qui est particulièrement précieuse sur cette thématique : Sappy. La voix de Kurt Cobain y est écartelée, la musique simple bouleverse par sa puissance. Les paroles illustrent la domination quotidienne sur les femmes d’une société structurellement machiste et phallocrate. Elles illustrent enfin l’intériorisation de cet état de soumission par la femme elle-même. La femme est maintenue sous une « cloche » : « He’ll keep you in a jar / And you’ll think you’re happy » (Y a-t-il une référence à The Bel Jar de Sylvia Plath ? Kurt Cobain ne cite jamais la poétesse.) Cette femme soumise par l’homme est alors amenée à se faire mal (« And if you cut yourself / You will think you’re happy ») et à se diminuer pour combler l’ego social de l’homme (« And if you fool yourself / You will make him happy »). La mélancolie qui, comme la part des anges d’un vin, s’évapore de cette litanie puissante, est la transcription la plus limpide de ce qu’est Nirvana : une révolte impossible.

Une histoire de genre

Mais ce n’est pas seulement la dénonciation des maux féminins par un homme, c’est aussi les maux de l’homme lui-même à travers l’image de la femme qui sont souvent exprimés en filigrane dans les chansons. Car cette dénonciation des violences systémiques envers les femmes, cette dénonciation du virilisme, est enrichie d’une remise en cause de la notion même degenre (« gender ») par les membres du groupe. La dénonciation du virilisme remet en cause l’identité genrée elle-même. La violence masculine interroge la polarité homme/femme selon des caractères : être dominant, être solide, être fort, et bientôt, peut-être, être capitaliste (car le capitalisme est si profondément patriarcal qu’il est légitime de parler de « partriarcapitalisme »).

Peu au fait des débats au sein de l’élite intellectuelle, comme ceux autour des « Gender Studies » nourries par les travaux de Joan W. Scott ou de Judith Buttler, c’est à travers les retombées dans la société ou les préoccupations très concrètes, très quotidiennes de leur entourage que ces jeunes gens y sont sensibilisés. Act Up a été fondé en 1987 (et interviendra dans les écoles de Seattle en 1991). Le sida décime les milieux marginaux dont se sentait proche Kurt Cobain, notamment les homosexuels qui subirent une recrudescence de l’homophobie. Or l’homosexualité est un thème récurrent dans les chansons de Nirvana, mais aussi dans les entretiens comme dans le journal où Kurt Cobain écrit : « I am not gay, although I wish I were, just to piss off homophobes. » All Apologies et Stay Away citent toutes deux le mot « gay », même si, dans Stay Away, son usage maladroit a donné lieu à un malentendu. « God is gay » n’est pas une insulte homophobe mais une critique des religieux homophobes qui ne voient pas que l’homosexualité appartiendrait à la Création comme tout le reste. Kurt Cobain l’expliquera dans plusieurs interviews et les membres du groupe, à plusieurs reprises, auront à cœur de s’embrasser à pleine bouche en public, pendant les concerts ou en 1993 aux MTV Video Music Awards.

Se sentant proche des femmes, quoique hétérosexuel, Kurt Cobain n’était pas ce qu’on appelle aujourd’hui « cis-genre ». Sans anachronisme oiseux, on peut relever toutefois quelques faits qui démontrent qu’ils remettaient en cause l’identité genrée qu’ils considéraient comme une construction de la société patriarcale. En janvier 1993, ils jouèrent un concert entier en jupe. Le clip In Bloom avait déjà été tourné en jupe. Le groupe se produisit à l’occasion de l’opposition de la « Measure 9 » qui était une ordonnance de l’État d’Oregon qui interdisait, en pleine épidémie du Sida, la protection pour les personnes LGBT. Dans une déclaration au sujet de cette initiative, on peut lire que la « Measure 9 goes against American traditions of mutual respect and freedom, and Nirvana wants to do their part to end bigotry and narrow-mindedness everywhere »9.

Enfin, sur cette question, il y a les dénonciations virulentes de Nirvana contre la scène rock, et de manière précise contre Axl Rose, le puissant leader de Guns’n’Roses. À plusieurs reprises Kurt Cobain dénonce le sexisme et l’homophobie d’Axl Rose : « He is a fucking sexist and a racist and a homophobe, and you can’t be on his side and be on our side. I’m sorry that I has to divide it up like this, but it’s something you can’t ignore. »10

Dénonciation du racisme

La dénonciation du racisme, sans être confondue à la question du féminisme ou du genre, vient nourrir une critique que l’on qualifierait aujourd’hui d’intersectionnelle. D’un côté il met en avant l’importance de la culture Afro-américaine dans la musique : « the Afro American invented rock and roll and yet has only been rewarded for their accomplishments when conforming to the white man’s standards. I like the comfort in knowing that the Afro American has once again been the only race that has brought a new form of original music to this decade (hip hop/rap). »11 De l’autre, clairement conscient que le racisme imprègne l’industrie musicale, et les États-Unis tous entiers (jamais les crimes racistes, notamment policiers, n’ont pris fin aux Etast-Unis), régulièrement il dénonce ces faits lors d’entretiens : « I would like to get rid of the homophobes, sexists, and racists in our audience. I know they’re out there and it really bothers me. »12 Qu’on rappelle encore ce qui peut être lu dans Incesticide : « If any of you, in any way, hate homosexuals, people of a different color, or women, please do this one favor for us – leave us the f*** alone. Don’t come to our shows and don’t buy our records. »

Ce sont donc toutes les formes d’oppression, toutes les formes d’intolérance, toutes les formes de violence qui sont dénoncées, sans être confondues, mais se croisant à certains moments, dans certaines situations, en certaines personnes. La critique d’ensemble est donc une critique sociale plus encore que morale qui trouve sa clef de voûte dans un anti-autoritarisme qui n’est pas seulement une critique de la société ou des institutions mais qui est surtout une critique des idéologies consacrées : « All isms (sic) feed off one another but at the top of the food chain is still the white, corporate, macho, strong ox male. Not redeemable as far as I’m concerned. I mean, classism is determined by sexism because the male decides whether all other isms still exists (sic) » Le pouvoir coercitif est celui des hommes blancs, et cette compréhension fine des racines de l’oppression sont toujours aussi valables.

Nous sommes au tournant des années 90. Les critiques sont nombreuses, les scandales, les émeutes, les meurtres sévissent. Si le Ganstarap a rapidement abandonné la critique politique au profit des attaques internes, jouant le jeu médiatique, d’autres groupes, d’autres modes musicaux vont s’emparer de ce sujet, et notamment, au-dessus de tous, Rage Against the Machine. Cependant, Rage Against the Machine présente les mêmes failles, les mêmes faiblesses que Nirvana, et peut-être davantage encore puisque la dénonciation anti-capitaliste est bien plus consciente et bien plus revendiquée.

B. Critique tronquée de l’industrie culturelle

Nous y voilà.

Ces critiques – nos critiques sont formulées à travers le prisme de l’industrie culturelle qui appartient à la machine coercitive. Un point aveugle, un point d’aveuglement qui englue, qui empoisonne, qui suicide. Impossibilité de se sortir de ce point qui est le nôtre, qui est le point de départ de notre parcours tout en étant, toujours, le point où nous sommes au fil de ce parcours.

Ainsi la critique de l’industrie culturelle ne peut qu’explorer les abords de ce point névralgique indéfini, indéterminé, pressenti mais insaisissable, explorer les pourtours sans jamais renverser la perspective. Si L’Enfer fait partie des livres préférés de Kurt Cobain, il connaît ce renversement du monde quand Dante traverse le sexe du diable. Tout bascule. Mais jusqu’à ce point de basculement, contrairement à Dante, Kurt Cobain n’est pas arrivé. Ni purgatoire, ni paradis.

De ces pourtours, de ces contrées prochaines, plusieurs motifs se dessinent : la figure du marginal, la critique des faux fans, la critique de l’industrie musicale. Jamais, donc, la prise de conscience de la graine germinale du système capitaliste, seule aire où la critique du capitalisme ne peut plus être récupérée par le capitalisme lui-même.

Éloge du marginal

Le pas de côté, la prise de conscience, même incomplète – ou incomplètement énoncée –, est figurée par le marginal – l’outsider. C’est la tangente du social. Car cette figure du marginal, finalement, sinon dans les assertions journalistiques, du moins dans l’intimité des chansons, s’élève au-delà du Bien et du Mal. Kurt Cobain dénonce sans ambiguïté certaines attitudes dans les interviews, mais de nombreuses chansons qui mettent en scène des marginaux sont beaucoup plus troubles. C’est que le marginal n’est pas simplement la figure sympathique du laissé pour compte, du mal aimé pour qui l’on ressent de l’empathie : c’est aussi celui qui peut blesser, qui peut, par son attitude, être exécrable. Il est à côté, presque en dehors. Il n’appartient pas tout à fait au même monde, ne partage pas les mêmes règles. D’où la constante ambiguïté (quand l’ambivalence se trouve débordée) des personnages caricaturés ou satirisés. Dans, encore, In Bloom : qui est ce jeune homme qui ne sait pas ce que tout cela veut dire (« he doesn’t know what it means ») ? Qui est-il sinon nous toutes et tous, finalement malgré nous, un peu ? Dans la sphère sociale, l’attaque est sans équivoque. Dans le théâtre de sa propre conscience, la porosité des limites, frontières sans barrières, rend le fonds humain plus commun, plus flou, plus inidentifié.Stain, Floyd the Barber, Negative Creep, Scoff, Lithium, Scentless Aprentice, etc. : comme une foule de variations sur le même thème. Malaise social, solitude, pulsions antisociales (se retrouvent, par échos, des accents de Joyce Carol Oates, que n’a pas lu pourtant, semble-t-il, K. Cobain – mais la lignée est ancienne).La voix (narrative) est éclatée, je suis un autre, je est un autre (les antiennes de Nerval et de Rimbaud sont nées dans la constitution du sujet de l’époque industrielle), je ne suis personne, je suis ce que je suis dans le mouvement de l’être, je suis ce mouvement de l’existant.Je n’est personne, je est ce que je est dans l’expérience, dans l’existant, dans l’action de chaque instant. Je est remis en cause incessamment. Impossible d’arrêter sans tout arrêter.Toute la puissance de mes convictions n’est qu’une baudruche tant qu’elle n’est pas actualisée dans l’épreuve sociale. Mais, à un moment ou un autre, il faut agir, dire, jouer, s’embrasser devant une troupe d’homophobes. Un moment il faut mourir. C’est le Bisogna morire de la passacaille. En attendant, la norme est vide. Et elle n’est tenue artificiellement que par la violence des virilistes hommes et femmes de la high school.

Le marginal, en anglais, c’est le freak. Topos littéraire, des romans picaresques (antiques déjà avec le Satyricon – nom d’un club où se sont peut-être recontrés Love et Cobain) jusqu’à la bande dessinée. Samuel Beckett, William Burroughs, Jack Kerouac, Ham On Rye et Post Office de Charles Bukowski, Grenouille de Patrick Süskind, The Outsiders de S.E. Hinton – tous parmi la liste des livres préférés du chanteur. De David Bowie à TheBlack Hole de Charles Burns (2005). Les Freaks de Ted Browning (1932). À tel point que cette figure fait partie des mythes des États-Unis. Dans sa manifestation plus épique, plus désirable du bandit. Le marginal convoqué par Kurt Cobain dans ses chansons, jamais positif, toujours méprisé et méprisable, est toutefois sauvé par la figure de Kurt Cobain lui-même. Car le processus cathartique se met en marche. C’est la réussite même de Kurt Cobain qui permet à la catharsis de fonctionner à plein : identification de chacun avec cette image de l’enfant de divorcés, du looser, du perdant, du mec qui se trouve laid – puis sublimation par l’illusion que ce looser est accepté par la société à travers le succès de la musique. Celui qui se croyait laid devient un sex symbol. Celui qui n’avait pas d’amis devient celui qu’on recherche comme amis. Celui qui était à la marge est adulé parce qu’il est à la marge. N’est-ce pas ce dont on rêve toutes et tous : être justifié dans notre singularité par la société grâce à la célébrité ? Être justifié dans notre monstruosité qui est parfois une monstruosité simplement de la vacuité intérieure. Vacuité intérieure puisque nous n’avons rien en nous que ce que nous y mettons : l’identité est flottante. On sait à quel point cette pulsion peut être puissante : elle régit encore la vie de certains criminels à la veille de leur exécution, et jusque dans une mauvaise foi au pied de la chaise électrique (Ted Bundy a été mis à mort en 1989). Le marginal n’est pas chez Kurt Cobain manichéen : il est insaisissable, fuyant, pétri de contradictions. Sa réussite c’est d’avoir toujours eu l’exigence de maintenir cette complexité.

La musique est le domaine favorable du marginal. De nombreux musiciens ont plus ou moins représentés cette marginalité : Bob Dylan, Leonard Cohen, Johnny Cash. Bientôt un filon commercial rendu grand public par Nirvana lui-même. Moins le trop viscéral Zero des Smashing Pumpkins dans le pur chef-d’œuvre que resteMellon Collie & Infinite sadnessque le tube imbuvable de Nada Surf,« I’m popuplar » qui est de la même année :1995. Stephen Row n’a sans doute par tort de parler de décadence. Exploitation sans vergogne de ce Mal du siècle distillé par Nirvana, et tragiquement vécu par Kurt Cobain. Mais c’est désormais un adage : « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux »13. La tragédie réelle du suicide de Kurt Cobain est devenu un énième pic du spectacle continuel, du spectaculaire intégré.

Critique des faux fans

La marginalité devient donc trendy. Il est à la mode d’être hors-mode. Ou plutôt : à côté de la traditionnelle « vague » qui sert de norme – même mouvante – à qui voudrait désespérément et au prix d’efforts terribles rester dans le rythme de la marche, émerge la possibilité d’être à côté de la vague, à côté de la plaque. Ce n’est pas l’opposition binaire in/out, mais la participation égale, sur deux modes parallèles, à un même système. La mise en scène fictionnelle, même satirique, de marginaux entraîne nécessairement des malentendus : elle est le malentendu. Le succès finit par brouiller ce qui est vraiment « à côté de » et ce qui est « dedans ». Les plus « populaires » des lycéens se mettent à écouter Nirvana. Nevermind, puis In Utero caracolent en tête des ventes pendant des semaines dans le pays industriel qui impose au monde occidental ce qu’il doit écouter : tout le monde écoute donc Nirvana. Nirvana passe à la radio, à la télévision, dans les émissions les plus suivies, dans les centres commerciaux, dans les salles d’attente, dans les transports en commun, dans les magasins. Partout. Kurt Cobain devient à bas coût une idole, un sujet de tabloïd. Il est sollicité constamment et, sans doute, comme on peut le constater dans les vidéos, il paraît content et même heureux de prendre la parole. Il répond aux interviews la plupart du temps avec complaisance et développe allègrement les sujets qui lui tiennent à cœur. Tout en critiquant le succès qui le ronge, il est heureux pour lui et pour son groupe d’avoir connu le succès. Kurt Cobain déclare détester la célébrité, mais il l’a voulue, il l’a cherchée, et une fois obtenue, il l’a cultivée. Alors il reporte son malaise sur des détestations irrationnelles. Il élabore des constructions projectives d’épouvantails. Il brode sur le motif : ce qu’il déteste le plus, affirme-t-il, c’est la bêtise de certains de ses fans. Le fan concentre en tant qu’étalon vide toutes les déjections de l’industrie culturelle, tous ces vices, tous ces torts. Et l’erreur est terrible : au lieu d’analyser avec clairvoyance l’industrie dans laquelle il baigne, il se construit un fétiche qu’il peut à loisir incriminer. Le fan, qui n’existe pas plus que le reste en tant qu’abstraction généralisée, mais qui est élevé en tant que personnage à part entière du show-business, lui fournit une source intarissable de mécontentements, vient canaliser ses griefs mal dégrossis, son malaise urticant. Insaisissable, inidentifié dans ses particularités, le fan est le résultat de l’opération mentale d’individualisations dans la foule. Cette opération mentale s’appuie sur des phénomènes mais les fantasme, s’en tient à la superficialité de l’apparence infinie, s’enivre et se perd dans le chatoiement des surfaces. Bref, le fan n’existe pas en tant que « fan », mais la présence encombrante de certaines personnes instables à certains moments et qui elles-mêmes canalisent sur autrui un malaise dont elles ne savent pas quoi faire, comme un vêtement trop large qui gêne le moindre de nos mouvements et qu’on n’arrive pas à retirer, cette image du fan dévie l’attention, magnétise la concentration, obnubile sur un objet et, somme toute, travaille et aliène de façon à ne plus avoir le loisir (l’oisiveté, l’otium) de penser et de pratiquer l’étant-au-monde d’une toute autre manière que celle qui nous est habituellement imposée. Plus que jamais, même dans l’art, surtout peut-être dans l’art en ce qu’il prétend justement l’inverse, le neg-otium (la négation du loisir) qui est le négoce (la marchandise fétichisée qui aliène) interdit l’otium qui est le temps de chercher à vivre mieux, et donc à vivre-mieux-ensemble.

Après Nevermind, c’est dans l’album le moins séduisant pour le grand public de Nirvana, prévu et vérifié comme un échec commercial, Incesticide, que Kurt Cobain s’adresse directement à la foule des fans : « At this point I have a request for our fans. If any of you in any way hate homosexuals, people of different color, or women, please do this one favor for us leave us the fuck alone! Don t come to our shows and don t buy our records. Last year, a girl was raped by two wastes of sperm and eggs while they sang the lyrics to our song Polly. I have a hard time carrying on knowing there are plankton like that in our audience. » Adresse bien naïve en petits caractères sur une pochette qui ne sera jamais lue d’un album peu vendu… Mais c’est surtout accepter et légitimer le système des « fans », et donc du show-business. Enfin, c’est vouloir « nettoyer » ou réformer un système en s’attaquant à la partie la plus superficielle de ce système : c’est soigner une gangrène avec quelques sparadraps.

Mais il n’y a pas que des violeurs et des rednecks, des racistes, des sexistes, des homophobes, toutes ces catégories qu’on peut sans réserve conspuer à l’envi : arrivant pour un concert, Kurt Cobain raconte avoir surpris des jeunes gens fumer de l’héroïne dans de l’aluminium : c’était cela aussi l’individualité de ses « fans ». Il prit alors conscience ce que signifier symboliser la rock star droguée : légitimer la toxicodépendance de jeunes gens qui vous adulent. Ses déboires, et ceux de Courtney Love, faisaient de plus en plus souvent la une des tabloïds, et le couple se vit retirer Frances Bean à la suite du fameux reportage de Lynn Hirschberg dans Vanity Fair. Cette identification le mit aussi mal à l’aise que l’utilisation de Polly lors d’un viol. Mais c’était encore s’aveugler d’une naïveté difficilement défendable : la musique, les paroles, les interviews, tout faisait de Nirvana le groupe du malaise, d’une jeunesse en perdition, d’un éloge des paradis artificiels bien plus rude, bien plus dépouillé, bien plus aride que celui d’un Baudelaire. Les médias lui renvoyaient l’image peut-être pas si faussée de sa propre instabilité, de son manque de confiance, de ses défauts d’assise. Les médias lui renvoyaient l’image, faussée cette fois-ci, d’un échec, ou plutôt d’un abandon, d’un cynisme par rapport à la société, à ses questions. Kurt Cobain, Nirvana, le grunge, représentaient une jeunesse dépolitisée, écervelée, perdue jusqu’à la toxicomanie.

Mais cette génération est plus sûrement encore l’héritière de l’échec de leurs aînés, dans les années 60 et 70, de transformation fondamentale de la société. Elle assistait à la chute de la seule entité politique qui, même si c’était à tort, représenta pour la plupart des gens, pendant des décennies, la seule alternative concrète au capitalisme sauvage : l’URSS. Kurt Cobain incarnait – et encore plus après sa mort – la victime sacrificielle d’un idéal, l’icône de l’échec de la révolte. Nirvana représentait, dans le système capitaliste, la figuration de ce qui était décalé, délaissé, désespéré. Il permettait à toute une frange de la société de canaliser cette puissance mélancolique, de lui offrir un moule confortable où elle put s’installer sans trop déranger. Il en allait de même avec le ganstarap qui fédéra, dans le cadre (le carcan) même d’un système qui les exploitait, les écrasait, les utilisait, les jeunes gens dont la violence était plus dangereuse, parce qu’armée : entre deux émeutes épidémiques, les gangs se décimaient les uns les autres pour des questions fondamentalement économiques, jouant les importants, les grands patrons, dans cette sphère de la population qui n’avait pas eu accès à des charges officielles, institutionnelles, légales. Ces personnes pouvaient s’identifier avec Tupac et Notorious B.I.G., et espérer leur succès, quitte à finir comme eux, assassinés à 24 et 25 ans. Il en faut pour tout le monde : certains pencheront pour le ganstarap, certains pour Nirvana et le grunge, certains pour la techno naissance et déjà les rave sauvages, certains se contenteront des Spice Girls. Tant que l’industrie elle-même n’est pas remise en cause, rien n’est possible.

Critique de la scène musicale

La thématique de l’industrie culturelle, chez Nirvana, ne dit finalement jamais véritablement son nom. Dans In Utero, elle est encore camouflée, comme nous venons de le voir, la plupart du temps par la thématique des « mauvais fans ». C’est le folklore qui est dénoncé, ce sont des symptômes, mais la maladie est ignorée. Ou elle apparaît incurable. Ou elle apparaît comme un mal nécessaire. Fatalisme aveugle et écrasant.

Pourtant, les chansons qui dénoncent cette emprise de l’industrie culturelle apparaissent avant le succès, dès le premier album, Bleach. « Big Cheese », qui est interprétée comme une chanson anti-autoritariste (« Big Cheese » est une manière de dire « Big boss », « grand patron » ou « gros bonnet »), vise tout particulièrement les deux patrons de Sub Pop, et notamment Jonathan Poneman, qui alors, pourtant, ne gèrent qu’un label amateur. On aura toutes et tous observé autour de nous ces jeunes gens (car il ne faut jamais oublier qu’ils ont tous alors une vingtaine d’années) qu’un succès local rend imbuvables. L’attaque est facile. Mais la thématique se retrouve dans Nevermind aussi, puis elle se fait plus aiguë dans In Utero. D’abord parce que le succès est écrasant depuis plus de deux ans maintenant, ensuite parce que la volonté de dépasser les thèmes adolescents incite Kurt Cobain à se concentrer sur d’autres sujets qu’il connaît. Ainsi il s’identifie à l’actrice Frances Farmer ou il fait référence à la chasse aux sorcières et à la tragédie de Salem (Serve the Servants) qui catalyse plusieurs de ses centres d’intérêt : le féminisme, la persécution, la marginalité, la littérature (les sorcières de Salem sont le sujet à de nombreuses œuvres littéraires, notamment au dramaturge Henry Miller, un temps marié à Marilyn Monroe). Mais, somme toute, l’attaque dans ces chansons comme dans d’autres en demeure au stade du folklore. Soit Kurt Cobain n’avait pas les outils théoriques pour penser l’industrie culturelle (si sa connaissance du féminisme et des questions du gender sont nourries, la part politique reste dérisoire). Il est difficile de vivre de sa musique et de pousser la critique de l’industrie culturelle qui la produit et, fondamentalement, la permet. Ou alors on critique la branche musicale de cette industrie, comme si les particularités de cette industrie la rendaient tout à fait détachée de l’industrie culturelle en général. Critiquer un aspect de la question sans attaquer les racines n’a jamais eu aucune incidence. Radiohead est un exemple typique de la contradiction sans issue de ce problème : dénonciation farouche du système, mais pur produit de ce système honni. Les subterfuges pour échapper à l’industrie, qui semblent rendre fiers les membres de ce groupe, ne sont que d’inutiles falbalas (la vente d’un album directement via Internet sans passer par des majors ne fait qu’accompagner les mutations économiques, les qualités superficielles de la marchandise). Et même l’excellent Rage Against The Machine n’échappe guère à cette critique. La valeur produite (qui est l’essence du système capitaliste) est due à la critique même du système… Il faut s’inquiéter de cette dérive, bien plus qu’il ne faut louer le message subversif du groupe. À force de subversion inutile, la subversion faiblit. Et quand il n’y a plus de subversion, comment alors sensibiliser ? De manière très simple et simplifiée, on entend dire que Kurt Cobain a été victime du système. On comprendra don qu’en un certain sens l’assertion est juste. En assimilant la morale délétère des sexistes, homophobes et racistes à une partie d’un public qu’il savait indifférent aux valeurs des musiques qu’il consommait, il entrevoyait le rôle de l’industrie culturelle dans l’oblitération des consciences, et dans l’affirmation des valeurs détestées. En effet, si le moyen de diffusion de nouvelles valeurs est inefficace, il ne peut que renforcer par son inefficacité même le jeu des dominations en place. L’invisibilité de la part progressive la rend non seulement inutile quant à ses objectifs intrinsèques, mais la rend utile aux dominations visibles qui se renforcent de cette faiblesse. Si la volonté de changement se montre incapable de changer quoi que ce soit, la perte de crédibilité entraîne sa disqualification : la légitimité de l’institution est confirmée.

La frustration est violente. C’est un nœud coulissant : plus on tire pour rompre le lien, plus on s’étrangle. C’est un sable mouvant : plus on se débat, plus on s’enfonce. La puissance des efforts est toujours puissance contre soi-même. Le geste le plus décisif contre la société sera le plus auto-destructeur. Ou la frustration se défoule sur l’autre, projection objectivée de soi-même. Kurt Cobain s’attaque à ses semblables. Si le cas d’Axl Rose est connu, sans doute, la critique contre Pearl Jam l’est moins et peut apparaître comme plus étonnante. En effet, Pearl Jam, notamment sur la question féministe, est proche de Nirvana. Pourtant, à plusieurs reprises Kurt Cobain critique sévèrement le groupe avec qui il partage une large part de son public. Et c’est justement sur la question de l’industrie culturelle, de la scène musicale, qu’est critiqué Pearl Jam. Kurt Cobain dénonce leur carriérisme : « pioneering a corporate, alternative and cock-rock fusion. » Malgré le féminisme revendiqué – et reconnu – de Pearl Jam, est dénoncée la dimension viriliste du groupe. C’est que, de manière très juste, et presque instinctive, il entrevoit la profonde similitude entre capitalisme et virilisme qui peut donner lieu, aujourd’hui, à ce mot-valise : patriarcapitalisme14. Eddie Vedder répétera souvent que Kurt Cobain ne les avait pas compris, que c’était là un malentendu lié à leur grande jeunesse. Eddie Vedder se trompe : Kurt Cobain avait parfaitement saisi ce qu’il y avait de détestable chez Pearl Jam, autant qu’il avait parfaitement saisi ce qu’il y avait de détestable chez Gun’n’Roses. Le problème est que cet aspect détestable innervait Nirvana lui-même, le rongeait comme un cancer. De cela aussi, à n’en pas douter, Kurt Cobain avait l’intuition viscérale.

C’est ainsi le début d’une dialectique critique qui se met en place, entre la nécessité d’exister par l’industrie culturelle et la dénonciation fondamentale de cette industrie culturelle. Mais cette tension entre un état des choses inacceptable et la velléité d’un renversement impossible aboutit à une aporie que Kurt Cobain, pour toutes les raisons qu’on a invoquées, n’a pas su résoudre. La dialectique critique restait tronquée. Sans prendre conscience de la nature profonde du problème, qui est celle de la Valeur, c’est-à-dire de la cellule germinale de la marchandise, et donc du capitalisme, Kurt Cobain ne pouvait que stagner à la surface d’un marécage nauséabond, patauger perdu sous son pont. En ce regardant dans le miroir, il se trouvait horrible, et tout le monde lui ressemblait : il ne pouvait reconnaître sa différence avec les personnes qu’il critiquait, les personnes qu’il exécrait. Son orgueil soupçonné lui donnait mauvaise conscience, et tous ces efforts pour construire un équilibre concret – musique, famille, maison –, au lieu de le combler, rajoutait à ses angoisses.

Ce mécanisme est devenu topique dans la sphère musicale : le hiatus entre un idéal naïf et la réalité crue aboutit à des drames quotidiens et, pour détourner la fameuse formule d’Hannah Harendt, à la banalité du suicide. Canaliser la critique sur la superficie des phénomènes (ce qui est le cas, aussi, malheureusement, dans d’autres milieux que dans celui de la musique), donne lieu, finalement, à une dialectique bien particulière, pernicieuse, dangereuse, mais difficilement critiquable car touchant à la sensibilité profonde de l’individu, et qu’on peut appeler la « dialectique pop ».

*

1On aura utilisé : https://medium.com/cuepoint/when-nirvana-and-pearl-jam-stood-up-for-feminism-96ec0b5c13 ; http://affinitymagazine.us/2016/08/27/nirvana-a-legendary-feminist-grunge-band/

2Susan Fast : « Rethinking Issues of Gender and Sexuality in Led Zeppelin : A women’s View of Pleasure and Power in Hard Rock » : https://www.jstor.org/stable/3052664?seq=1

3Lip Magazine : https://lipmag.com/featured/kurt-cobain-isms/

4La source exacte de la citation n’a pas pu être retrouvée, mais le propos, certainement authentique, reste même apocryphe, un bon condensé la pensée de Cobain.

5L’interview de Blank on Blank est disponible en vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=C1Z2BkZaOQc

6Michael Azerrad, « Nirvana: Inside the Heart and Mind of Kurt Cobain »,Rolling Stone le 16 avril 1992 : www.rollingstone.com/music/features/nirvana-19920416

7Cf http://www.oocities.org/~dperle/ms/rape/benefit.htm

8Entretien avec Mary Anne Hobbs pour NME pulbié le 23 novembre 1991 : https://www.nme.com/blogs/nme-blogs/nme-meets-nirvana-in-1991-archive-feature-770299

9The Register Guard, numéro 290, le 8 août 1992 : https://news.google.com/newspapers?nid=1310&dat=19920808&id=LUVWAAAAIBAJ&sjid=h-oDAAAAIBAJ&pg=6669,1568864&hl=en

10Keith Harris et Kory Grow : « Guns N’Roses vs. Nirvana: a beef history », Rolling Stones, le 11 avril 2016 : https://www.rollingstone.com/music/music-news/guns-n-roses-vs-nirvana-a-beef-history-166180/

11Lip Magazine : https://lipmag.com/featured/kurt-cobain-isms/

12Dans Spin, décembre1992 : https://www.angelfire.com/mo/juliejess/spin1.html

13Guy Debord, La Société du Spectacle, thèse 9.

14Sur cette similitude, de nombreuses études sont disponibles. Roswitha Scholz est celle qui nous paraît avoir été la plus exacte dans son analyse : Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Crise & Critique, 2019.

II.B. La banalité du cas Cobain

Démythifié, Kurt Cobain redevient un jeune homme de la classe moyenne, profondément meurtri par le divorce de ses parents, vaguement délaissé, médiocre à l’école mais curieux et sensible à l’art, et qui rêvait de devenir une rock star. Sa seule originalité est d’être doué d’une voix splendide, médiane, à la fois déchirante et lumineuse, sans afféterie (contrairement à celle de Billy Corgan des Smashing Pumpkins, de Michael Stipe deR.E.Mou encore d’Eddie Vedder de Pearl Jam). Il a écrit quelques bonnes chansons et a connu un succès sur lequel personne n’aurait parié, et qui relève de ces phénomènes aléatoires qu’on observe aujourd’hui très souvent, sans vraiment les comprendre, dans le succès « viral » de vidéos en ligne. Phénomène aléatoire de propagation. Même si a posteriori il est possible d’avancer certaines explications : cette voix, la simplicité des mélodies, la puissance pop, la médiatisation du couple Cobain-Love. Sa mort l’a consacré à l’instar de Jim Morrisson dont il peut être rapproché pour son goût pour la littérature, sa sensibilité exacerbée, sa vague teneur rimbaldienne. Mais autant Jim Morrisson, à la fin de sa courte vie, a imaginé et a tenté d’échapper, à Paris et au Maroc, à la société spectaculaire, autant Kurt Cobain, engoncé dans ses obsessions, n’y semble jamais avoir pensé.

La vie d’un jeune homme

Kurt Cobain s’est suicidé dans sa maison bourgeoise de Seattle, plus précisément dans l’abri de jardin, le 5 avril 1994. Un employé d’une entreprise d’éclectricité le retrouva trois jours après, le 8 avril. Il était né le 20 février 1967 à Aberdeen. Les yeux bleus translucides, le menton fendu, mal rasé, les cheveux de foin sales, il souffrait de scoliose depuis son enfance et de maux d’estomac que l’héroïne et les médicaments aggravaient tout en les soulageant. Sa chemise de bûcheron et son gilet moutarde, son t-shirt « grunge is dead » alors qu’il berce sa fille Frances Bean, son jean trouvé, ses sneakers Converse, ses mitaines inutiles, sa guitare portée très basse, son élocution à la fois mystérieuse et engagée, viennent compléter l’image de cette idole des années 90.

Sa mère, Wendy Elizabeth Fradenburg, née en 1948 en plein Baby-boom, était serveuse et son père, Donald Leland Cobain, né en 1946, était mécanicien automobile. Ils se sont mariés le 31 juillet 1965 à Coeur d’Alene, dans l’Idaho. Une sœur cadette, Kimberly, est née le 24 avril 1970. Si ces ancêtres sont de pauvres bougres, sa famille maternelle compte bon nombre de musiciens et de musiciennes et sa grande-mère paternelle, Iris Cobain, était une artiste professionnelle. C’est donc dans un milieu modeste, sans être totalement pauvre, sensible à la création sans être vraiment artiste, que grandit Kurt Cobain. Sa propre émotivité fut donc à la fois bercée et contrariée par le cadre familial qui lui transmit cette sensibilité sans l’impossibilité de la faire fructifier à cause d’une situation économique trop précaire.

Les années d’enfance n’en furent pas moins heureuses dans le cocon familial où la musique populaire (celle des Beatles, d’Arlo Guthrie, de ce qui passait à la télévision, et bientôt d’Electric Light Orchestra et des Ramones) promettait davantage que la peinture ou l’écriture. Heureuses, elles le furent du moins jusqu’au divorce parental qui eut lieu alors que Kurt Cobain avait 9 ans. Au premier âge de la construction consciente, tandis que l’enfant se déchire du tissu qui le lie à ses parents, le divorce impose une cassure extérieure, plus brutale que celle qui émerge de l’enfant lui-même, entre le monde aveugle d’avant et le monde nu d’après. Cette rupture, pour Kurt Cobain comme pour beaucoup d’autres, fut un traumatisme immense. À la fois envers lui-même qu’envers autrui, dans sa constitution sociale : « I remember feeling ashamed, for some reason. I was ashamed of my parents. I couldn’t face some of my friends at school anymore, because I desperately wanted to have the classic, you know, typical family. Mother, father. I wanted that security, so I resented my parents for quite a few years because of that. »1 Pendant longtemps, il ne put, disait-il, se faire d’amis que parmi les enfants de divorcés. Le peu qu’il y avait de décalé dans son milieu familial devînt chez lui une part entière de sa personnalité : il se reconnut comme un marginal.

Le père se remaria au grand dam de Kurt Cobain qui se retrouva isolé quand le couple eut, en 1979, un autre fils. La mère fut plus malhreuseuse : son nouveau compagnon était si violent qu’elle se retrouva une fois à l’hôpital le bras cassé. Kurt Cobain devînt turbulent, insupportable, intenable et le thérapeute à qui son père l’amena déclara, du haut de sa science, qu’il lui fallait un seul environnement familial. Les parents se disputèrent cette garde. Mais toujours aussi impossible, Kurt Cobain fut envoyé un temps dans la famille de son ami Jesse Reed où il retrouva un semblant d’équilibre, notamment autour de la religion. Par la suite, son père voulut en faire un sportif : lutte, baseball, rien ne lui plaisait, il ne pouvait plus répondre à l’image du jeune garçon modèle. Il se détacha alors de ce père ni aimé ni haï, définitivement étranger.

Enfin il rencontra Roger « Buzz » Osborne avec qui il découvrit le punk et le hardcore, en plus des premières ivresses et des premières drogues. Ensemble ils découvrirent surtout la seule possibilité de s’en sortir sans l’école et sans le travail : la musique. Kurt Cobain fonda en 1985 son premier groupe un peu sérieux, Fecal Matter, avec Dale Crover à la basse (futur Melvins) et Greg Hokanson à la batterie. Puis il y eut Osborne à la basse et Mike Dillard à la batterie. Spank Thru et Downer datent de cette période. C’est avec une démo de Fecal Matter qu’il convainquit Kris Novoselic, rencontré au lycée d’Aberdeen, de former un groupe qui devient, en 1987, Nirvana.

Peu avant d’obtenir son diplôme à la Aberdeen High School, Kurt Cobain arrêta ses études et sa mère l’obligea à trouver un emploi. Il se retrouva sur le canapé de ses amis. Puis trouva un job dans un hôtel d’Ocean Shores, une petite ville sur la côte. Il traînait à Olympia, y assistait aux concerts, se mit en ménage avec Tracy Marander, la fille d’About a girl et la photographe de la couverture de Bleach. Puis il rencontra Tobi Vail avec qui il voulut construire une relation classique tandis qu’elle considérait ce modèle comme sexiste, dépassé, idiot. Tobi Vail lui fit son éducation. Aussi bien politiquement, philosophiquement que musicalement : tandis que Kurt Cobain restait empêtré dans l’enfance incapable, Tobi Vail créait un fanzine, jouait dans un groupe, lisait Valerie Solanas et Camille Paglia. Elle lui offrit la profondeur qu’un groupe du nom « Fecal Matter » n’aurait jamais pu espérer.

Le reste appartient à l’histoire du groupe : le succès, le suicide. Et même la rencontre avec Courtney Love sur laquelle nous reviendrons.

Mais il reste une chose dont il est à peu près impossible de dire quoi que ce soit sans sacrifier à la marmelade des mots : sa voix. Sans doute faut-il reprendre les plus banales expressions pour en parler. Sa voix est une grâce. À la fois pure beauté du chant (dans le cadre historique des critères de la beauté vocale) mais grâce aussi en ce qu’elle est « ce qui sauve ». Or Kurt Cobain n’est pas sauvé par sa voix. Au contraire. La grâce de sa voix le condamne. Sa mère, encore en 2014, le compare à un « ange ». La comparaison est pénible de platitude, mais dans son schéma simpliste, elle peut fonctionner pour expliquer le paradoxe qu’est Nirvana en tant que groupe d’un petit genre musical confidentiel, le grunge, devenu musique d’une génération et, au-delà encore, d’un capitalisme industriel qui ne laisse aucune échappatoire. Car c’est dans le cadre de l’industrie musicale qu’il faut replacer, même si cela heurte, la beauté déchirée de cette voix. Si Kurt Cobain est un « ange » aux yeux de sa mère, c’est qu’il appartient à la dimension sacrée de la famille. Si la famille est la religion, l’enfant est un ange. Expulsé de cette famille (ou pour être tout à fait précis de l’état de non-conscience que traverse quasi tout mammifère humain dans son enfance), de cette unité idéale que l’on reconstruit sous les projections d’un au-delà, ou d’un rêve de Pamphilien, il devient un ange déchu, un ange sali, un ange qui ne retrouverait pas son paradis. Et pour cause : il n’y a pas de paradis. Kurt Cobain a donc perdu la foi (la foi en la famille). Mais il ne remet pas en cause l’illusion elle-même du paradis perdu. Il ressent que c’est une illusion, il vit ce paradis perdu comme une illusion, mais ses tentatives pour recréer un « paradis perdu » (avec Tobi Vail, puis Courtney Love, Frances Bean et le pavillon bourgeois absurde du Lake Washington Boulevard East) prouvent qu’il n’affronte pas cette illusion. Dans sa critique, il n’est pas allé assez loin. Il n’est pas allée aussi loin qu’il aurait pu aller. Et tout ce qu’il exprime dans ses paroles est cette impossibilité, est cette révolte tronquée.

Des mots & des paroles

La place des paroles a toujours été secondaire pour Kurt Cobain et cette négligence aura toujours été la source de conflits. « Music comes first; lyrics are secondary. Most of my lyrics are contradictions. I’ll write a few sincere lines, and then I’ll have to make fun of [them]. I don’t like to make it too obvious, because if it is too obvious, it gets really stale. You shouldn’t be in people’s faces 100% all the time. We don’t mean to be really cryptic or mysterious, but I just think that lyrics that are different and weird and spacey paint a nice picture. It’s just the way I like art. »2 Voilà un véritable « art poétique » : de l’indécis, de l’étrangeté, de la modeste beauté.

Dans une interview d’août 1993 avec Erica Ehm de MuchMusic, il explique : « People expect more of a thematic angle with our music. They always want to read into it. And before, I was just using pieces of poetry, and just garble—just garbage. Y’know, just stuff that would spew out of me at the time. And a lot of times when I write lyrics it’s just at the last second, ‘cause I’m really lazy. And then I find myself having to come up with explanations for it, you know? »

Faut-il vraiment porter crédit à ce qu’il dit au fil d’une longue conversation ? Les carnets, le journal, les brouillons ne viennent-ils pas démentir en partie cette déclaration de spontanéité ? Et même s’il y a spontanéité dans l’écriture des paroles, n’est-ce pas déjà le résultat d’un lent et profond processus qui relève de l’écriture automatique et de l’habitude même de cette forme d’écriture ?

L’influence de William Burroughs est transparente dans les écrits de Kurt Cobain. Les histoires de son journal, véritable officine de création, en portent l’ascendance. Autant dans les thématiques que dans la conception du fait littéraire. Dans ses livres, ses nouvelles, ses poèmes, William Burroughs traite de drogue – et de dépendance à la drogue –, de marginalité, d’inaptitude à se sociabiliser, de violence, et de la place extraordinaire, dans nos vies, de l’imaginaire. Junky, Naked Lunch et Queer sont trois romans parmi les préférés de Kurt Cobain. Comme Jimmy Page une décennie plus tôt, Kurt Cobain se fera photographier avec William Burroughs, dans une attitude infantile, dans un rapport explicitement filial avec l’écrivain. Une collaboration à l’initiative de Kurt Cobain (qui avait contacté William Burroughs en 1992) donnera « The ‘‘Priest’’ They Called him » le 1 juillet 1993. Les deux hommes ne se rencontreront qu’en octobre 1993, brièvement. William Burroughs y lit froidement le texte « Junky’s Christmas » (enregistré en septembre 1992 à Lawrence au Kansas) tandis que Kurt Cobain ajoutera des sons de guitare (l’enregistrement a lieu en novembre 1992 à Seattle).

Mais cela va encore plus loin : les modalités d’écriture de Kurt Cobain s’inscrivent dans la longue tradition dadaïste et surréaliste dont la Beat Generation, dont est proche William Burroughs, est l’héritière directe. L’imagination à outrance, volontiers morbide, cauchemardesque, maladive, cherchant dans l’inconscient ce qui révèle le malaise d’une société consumériste, impérialiste, raciste, violente, inhumaine ou déshumanisante ; le cut up qui, de la même manière, libère le potentiel signifiant de la parole, transcende l’individualité en accédant à la sphère collective, et laisse ouvert à l’infini le jeu des interprétations. Certaines paroles de Smell like teen spirit accumulent visiblement de manière aléatoire, ou selon des similitudes dogmatiques, des mots en dehors de leur sens ; les couplets d’In Bloom fonctionnent selon la technique du cut up ; certaines paroles de Come as you are jouent sur l’antiphrase (« hurry up, take your time ») ; Lithium enchaîne des non-sens, etc. Bien sûr, les mots ou les phrases sélectionnés gardent une saveur qui plaît à Kurt Cobain et de ce tri discriminant peuvent alors s’élever des possibles de significations. On retrouve des isotopes circonscrits : la drogue, l’aliénation, l’abandon, l’enfance, etc. Mais le sens est volontairement flouté, floué, afin que Kurt Cobain ne se sente pas enfermé dans des assertions qu’il ne veut pas assumer, puisqu’il aspire à ne pas subir la pression extérieure, la pression sociale, celle qu’il a connue durant sa scolarité, celle qu’il assimile à la société entière. Malheureusement, c’est bien tout l’inverse qui va se produire : la souplesse de l’interprétation va entraîner d’incessants contre-sens qu’il devra sans cesse corriger et qui l’épuiseront.

Mais cette imprécision des paroles a permis aussi une diffusion très large de sa musique. Autant les non-anglophones ont l’habitude d’écouter des chansons anglaises sans en comprendre les paroles, mais les anglophones eux-mêmes ont tendance à minimiser l’importance des paroles, voire à les ignorer. De cela, Kurt Cobain se plaindra souvent alors même qu’il se défend de donner à ses chansons des sens trop précis. La contradiction ne peut manquer de jouer en sa défaveur. Les scrupules de Kurt Cobain à écrire des chansons engagées brouillent les messages qu’il aimerait faire passer et favorisent les incompréhensions dont il se plaint par la suite.

In Bloom, qui dénonce particulièrement l’incompréhension des adolescents qui écoutent sans comprendre, joue à plein de cette ambivalence. Le refrain dépeint un jeune homme qui fredonne une chanson (de Nirvana?) sans comprendre et préfère tirer avec son arme. Image du redneck viriliste. Pourtant ce jeune homme semble surtout perdu, seul, et attiré par une arme avec laquelle il tire au hasard et qui pourrait devenir l’arme avec laquelle il mettra fin à son propre ennui. « En fleur » confère à ce portrait une fragilité de l’âge qui semble bien éloignée d’une dénonciation brutale. Et les couplets n’aident guère à nous aiguiller : le sens ouvert par le cut up, par l’image de la Nature maltraitée (« Nature is a whore » n’est pas une affirmation, mais comme toujours chez Kurt Cobain le « discours rapporté » de ceux qu’il dénonce), par l’enfance brutalisée (« Sell the kids for food »), ont plutôt tendance à justifier le déboussolement du teenager qui tire seul, avec une arme à feu facile à se procurer, simplement pour tromper son ennui et, finalement, son mal-être. La société est violente, les armes à feu sont courantes, et même Kurt Cobain ne répugne pas à poser devant les photographes avec ce pistolet qui revient avec insistance dans ses chansons (dans les 3 premières chansons de Nevermind : Smell like teen spirit – « Load up your gun » -, Come as you are, In Bloom…) : malgré lui, l’ambivalence est totale.

Mais peut-on vraiment croire qu’il n’en avait pas conscience ? À la fois, il prétend que les paroles n’ont pas d’importance, mais il se plaint qu’elles ne sont pas comprises. Ainsi, on croira que Polly et Rape me sont des éloges du viol ou que « God is gay » (Stay Away) est une attaque homophobe – alors que c’est au contraire d’un côté une dénonciation de l’invisibilisation du viol et une dénonciation de l’homophobie religieuse. Les exemples d’incompréhension sont nombreux, peut-être amplifiés ou cultivés par la maison de disque (le scandale est une publicité) et il semblerait finalement que Kurt Cobain, quoi qu’il en dise, s’en réjouisse souvent.

L’exemple des premiers mots de Smell like teen spirit est sans doute le plus révélateur : « Load up your gun and bring your friends » (« Charge ton arme et amène tes amis »). Deux interprétations sont possibles : un appel à la révolte de la jeunesse ; une référence à la drogue. Car la formule « load up » veut dire aussi « charger une seringue ». Le message devient alors une invitation à se droguer ensemble, loin d’un appel à une transformation révolutionnaire de la société…

Mais faut-il vraiment trancher entre l’appel à la révolution et l’habitude mortifère du toxicomane ? N’est-ce pas les deux faces d’une même pièce ? La confusion d’un Janus ? Une révolution par la destruction ? Dans la continuité du punk rock (tradition à laquelle, somme toute, Nirvana se rattache par de nombreuses chansons), on ne sait plus quel message porter pour renverser cette société que l’on sait mortifère mais qui a patiemment et solidement condamné toutes les issues. Détruire la société, c’est aussi se détruire soi-même. Et c’est sentir, c’est ressentir une vérité sociale que le capitalisme libéral a ouvertement nié : l’indissociabilité de l’individu et de la société. C’est la réponse à la fameuse phrase de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas ! » (31 octobre 1987 dans le magazine britannique « Woman’s Own »). Détruire la société telle qu’elle est, c’est se détruire soi-même puisque nous sommes la société. No future. Le slogan éculé n’est pas l’apanage des punks, il est la traduction simple, concise, effrayante d’un état des choses : l’impuissance de la société à échapper à sa soumission. Et cela parce que l’entité de la domination n’est pas bien claire : le capitalisme, les capitalistes, des individus néfastes, les idées dans les individus, les idées en nous-mêmes, nous-mêmes… C’est cette incapacité à définir précisément le problème qui entraîne une suspicion envers la raison et le langage. Au lieu d’incriminer l’ouvrier, on incrimine l’outil. Kurt Cobain écrit « quelques lignes sincères » puis se sent obliger de les moquer, de les transformer, d’en faire quelque chose de « fun ». Il ne saisit pas que c’est justement l’entertainment qui l’empoisonne. Il ne déconstruit pas : il brouille. Il s’amuse : il n’assume pas.

L’enfance fantasmée

Le jeu de brouillage, l’amusement, l’entertainment devient un « divertissement » au sens de Pierre Bourdieu : il fait diversion. Pierre Bourdieu lui-même reprend, laïcise – ou sociologise – le discours de Blaise Pascal autour du mot : le divertissement est une consolation face aux difficultés que rencontre le moi. Se divertir, c’est se détourner de « soi » (non pas un « soi » comme « identité », mais un « soi » comme immédiateté au monde). L’hostilité ressentie par Kurt Cobain vire au délire obsidional. La dénonciation des « faux fans », nous y reviendrons, est dans une certaine mesure, sous cette forme, largement irrationnelle. L’autre versant est le désir d’un retour à l’état utérin. L’entertainment devient, comme l’a dit cyniquement le conseiller de Jimmy Carter, le tittytainment3.

La thématique du bébé, et même du fœtus, traverse assidûment tout l’œuvre, jusqu’à donner son titre au dernier album studio. Plus le sentiment d’insécurité grandit, plus la thématique s’impose. Bébé sur la pochette de Nevermind, fœtus sur celle d’In Utero. Scentless Apprentice s’ouvre sur l’image d’un Jean-Baptiste Grenouille qui est un bébé sans odeur (la thématique de l’odeur est fondamentalement liée à l’enfance) : « He was born scentless and senseless ».

Mais l’exemple le plus frappant est la chanson Drain you que Kurt Cobain affectionnait tout particulièrement et qui était systématiquement jouée en concert. Elle concentre en effet plusieurs obsessions : la frustration du couple, sa normalisation jusqu’à l’ennui, la peur de l’échec, le monde de l’enfance. Le couple mis en scène est réduit à l’état de deux bébés : « One baby to another says I’m lucky to have met you… » On pense à la tendance immonde, par les diminutifs hypocoristiques comme « mon bébé », qu’ont les individus en couple de se maintenir dans une régression intellectuelle et morale (la jalousie, la possession, la colère, le désir de manger, le confort domestique…). Pourtant il ne faut pas s’en tenir à ce sens unique qui serait la dénonciation d’un ridicule ou d’un abrutissement par le couple : il faut entendre aussi la tendance de Kurt Cobain à lui-même s’enferrer dans l’infantilisme. Car l’image des « bébés » n’est pas premièrement ou évidemment négative : c’est le vampirisme des individus qui est condamné dans la chanson, la tendance du couple à se nourrir l’un de l’autre – ce qui déclenche d’inévitables conflits (la chanson est aussi un dialogue avec la musicienne féministe Tobi Vail). L’image des « bébés », elle, renvoie même une charge positive : en plus de la fragilité et de l’empathie auxquelles elle renvoie, cette image semble représenter un stade primitif pas encore tout à fait corrompu par la société. Le bébé serait même chez Kurt Cobain l’image expressionniste de l’innocence en proie à la corruption sociale. Du Rousseau qui s’ignore. Mais nous sommes loin d’une image idyllique : ils sont déjà un peu monstrueux, ces bébés qui parlent, discutent, s’engueulent. Et c’est justement dans cet écart, et même dans cet écartèlement que se joue toute l’esthétique cobanienne : c’est à la fois pur et monstrueux. L’idéal n’est plus tout rose, tout pimpant, tout propre : il est monstrueux, sale, amusant dans l’outrance – mais il reste un idéal en tant que projection sublimée d’une réalité terrestre pervertie, ou du moins imparfaite, comme s’il manquait quelque chose qu’on trouverait dans un ailleurs.

In Utero, donc, achève – puisqu’il est le dernier album studio (et que Unplugged in New York n’est constitué que de reprises) – le processus d’infantilisation. Il pousse la logique jusqu’à son terme : l’enfance n’est pas suffisante, c’est le retour au stade minimum de vie qui est recherché. Kurt Cobain confère au fœtus une nouvelle dimension symbolique. Le fœtus n’est pas tout à fait vivant – car il ne peut survivre sans la mère –, mais il est déjà un début de vie. C’est la vie a minima. C’est la vie plus ou moins consciente (qui renvoie aussi au cocon de la drogue) mais, surtout et avant tout, c’est la vie protégée. Cette quête de protection est tellement obsédante chez Kurt Cobain que son unique tatouage représente un bouclier au centre duquel apparaissait la lettre « k » (il y fait référence dans Lounge Act : « I’ll wear a shield »). Et c’est encore l’argument de la protection qu’il invoque dans sa lettre de suicide4, même s’il s’agit cette fois de protéger sa fille, Frances Bean, à qui il s’identifie – ou qu’il identifie à lui : « I have (…) a daughter who reminds me too much of what I used to be, full of love and joy, kissing every person she meets because everyone is good and will do her no harm. And that terrifies me to the point to where I can barely function. I can’t stand the thought of Frances becoming the miserable, self-destructive, death rocker that I’ve become. » Et dans les quatre lignes rajoutées comme un ultime au-revoir, dans cet abri de jardin : « for Frances / For her life, which will be so much happier without me ». Cette identification sur sa fille, outre qu’il dénote un égoïsme aveugle, nous renseigne sur la nature de l’échec insupportable qui explique, en partie du moins, le geste définitif du chanteur : l’échec consiste à pas être parvenu à se construire, à dépasser les traumatismes enfantins et à affronter les difficultés (toutes relatives pour un jeune homme marié, père de famille et devenu riche…) de la société, et plus précisément à être capable d’assurer sa propre protection ainsi que celle de sa fille.

Dans cette lettre de suicide, du reste, le thème de l’enfance explose dans tout son pathétisme. Il l’adresse à « Boddah », son ami imaginaire (il a 27 ans), un « bouddha » intime, c’est-à-dire intérieur, la projection de son moi apaisé (Nirvana…), projection qu’il n’a pas su réintégrer. Les premières lignes, violemment déceptives, parlent d’elles-mêmes : « Speaking from the tongue of an experienced simpleton who obviously would rather be an emasculated, infantile complain-ee. » Après cet autoportrait en simplet et en looser, tel qu’il apparaît dans de nombreuses chansons (In Bloom, dont on a relevé l’ambivalence, On a plain, Dumb, et déjà dans School, Negative Creep et, finalement, dans un peu toutes de ses chansons), il revient non pas sur son enfance en tant que période de sa vie, mais sur son état infantile en tant que stade psychologique et social : « I must be one of those narcissists who only appreciate things when they’re gone. I’m too sensitive. I need to be slightly numb in order to regain the enthusiasms I once had as a child. » Référence banale au « narcissisme » mais qui n’est sans doute pas tout à fait fausse (nous laissons l’appréciation aux psychanalystes), et référence à une sensibilité à la fois apaisée et aiguisée par la drogue qui, devenue indispensable, permet de retrouver la protection, voire l’enthousiasme de l’enfance.

Car l’enfance, l’état émotionnel de l’enfance, tel qu’il est fantasmé, apparaît dès lors comme un idéal. Ou pour être plus précis, c’est à l’âge de la conscience de soi, à l’âge où les anciens Romains différenciaient l’infans – celui qui ne parle pas, ou du moins pas de manière réfléchie – du puer, jusqu’à l’adolescent, que les choses, pour Kurt Cobain (et pas seulement lui), se gâtent : « I have it good, very good, and I’m grateful, but since the age of seven, I’ve become hateful towards all humans in general. » Sept ans. Pourtant l’on sait que les parents ont divorcé alors qu’il avait neuf ans et que c’est l’évènement traumatique à partir duquel, selon ses proches, il a changé. Mais sept ans, c’est l’âge de la prise de conscience. Sept ans, c’est l’âge d’un certain abandon, d’un détachement et de la construction de soi. Dans Silver, il est laissé par ses parents chez ses grand-parents, c’est la crise. Mais à la fin il se rend compte que les parents, c’est le poison. De nouveau, cette ambivalence qu’il a le mérite de ne pas chercher à simplifier. C’est mal, c’est bien : non, c’est les deux à la fois. Impossible à résoudre. Ce qui en ressort, c’est la dissociation d’avec les autres, jusqu’à la haine de l’autre (et bientôt la haine de soi – qui n’est qu’une forme prolongée de la haine de l’autre, ou l’inverse). Et face à ce constat d’un indéfectible écart avec les autres, rien n’y fait, aucun effort, aucun succès, aucune tentative de construction – famille, maison, travail. « I’m too much of an erratic, moody baby! » L’état d’ataraxie du bouddhiste, le nirvana n’est pas atteint, et n’est pas atteignable : c’est la défaite.

Car, à bien y penser, ce n’est pas à sept ans que la rupture consciente s’est produite, mais au moment où il s’est dit que c’était à sept ans que la rupture s’est produite. Ce moment, il est difficile de l’identifier mais nous pouvons le supposer à l’adolescence. Car plus encore que l’enfance, c’est l’adolescence qui semble avoir été le stade de la construction difficile de son identité. Au moment où il n’est pas tout à fait adulte, plus entièrement enfant. Si les chansons reflètent une ambition artistique et un univers esthétique, les interviews sont plus prosaïques, plus pragmatiques, plus sociales : quand les chansons construisent un monde, les interviews explicitent ou tentent d’expliciter des rapports au monde réel. Or dans ces interviews, Kurt Cobain revient volontiers et avec insistance sur ses années scolaires. Il est de ceux qui restent hantés par ses années de lycée. Il semble que c’est pour lui l’image et le condensé de la société. C’est aussi, il faut le dire, le public auquel Nirvana s’adressera et qu’il touchera. Pourtant si 25 ans, c’est jeune, ce n’est pas non plus 15 ans. Ni même 17. Or la virulence des propos d’un homme de 25 ans à l’égard des adolescents qui l’adulent démontrent une absence de recul significative. Dans la sphère de l’industrie musicale, on maintient les groupes au niveau de leurs fans. Une prise de distance nécessaire n’a pas été non plus engagée par Kurt Cobain qui porte des jugements virulents à l’égard de ceux qui, tout en l’adulant, se droguent ou ont des idées régressives. Il se braque. Il refuse d’assumer sa position d’idole. Il se cache derrière sa sensibilité exacerbée, derrière ses problèmes domestiques, derrière ses angoisses infantiles, pour ne pas accepter le rôle social que sa position, qu’il le veuille ou non, lui impose. Il s’adresse même à ses fans, dans Incesticide, d’une façon possessive : « Please do this one favor for us leave us the fuck alone! Don’t come to our shows and don’t buy our records. » Nous laisser seuls… Nulle compréhension, nulle bienveillance, nulle empathie. Il se sent attaqué, il se défend. Seuls avec le monde. Seul contre tous. La fuite encore, le déni, la volonté de protection. Mais cette protection ne peut pas venir de l’intérieur, ne peut pas être imposée par la volonté de l’individu, hélas : elle ne peut que se construire de l’extérieur et avec l’extérieur. La subjectivité doit prendre en compte la réalité objective et tenter de la construire. En ce sens, Dave Grohl, qui a eu le temps de mûrir, a plusieurs fois, pour ce que nous en savons, su intégrer ses fans. Il leur en demande moins aussi : sa musique est facile, acidulée, un peu écœurante. Lui-même, par rapport à Kurt Cobain, est moins iconique, moins déchiré, moins déchirant.

À ce symbole régressif de l’enfant-fœtus s’ajoute enfin, dans l’univers d’In Utero, celui de la femme ailée. Car il aurait été trop simple et univoque de ne célébrer que le fœtus. Cela n’aurait pas été non plus tout à fait sincère : car ce n’est pas le fœtus, le stade du fœtus, que recherche Kurt Cobain, mais bien une échappatoire. Il faut au moins penser pour pouvoir jouir de la protection. Ainsi nous trouvons à la fois l’enfant protégé et la femme ailée : la femme ailée est le pendant « adulte » de la recherche du retour au stade prénatal. Elle symbolise surtout la reconnaissance que ce n’est pas tant dans le passé fœtal que se trouve cette « issue » désiré que dans un avenir politique : les ailes représentent ce qui va venir (le futur), la femme représente le couple, c’est-à-dire la construction d’un vivre-ensemble (le politique). Mais demeurer au niveau de symboles éculés permet sans doute de toucher le plus grand nombre de personnes dans un cadre commercial, mais pas de résoudre des problèmes de société. Car, au passage, tout féministe qu’il fut, Kurt Cobain en mettant en avant la figure d’une femme ailée, même écorchée, sacrifie à l’idéalisation de la femme qui la relègue à l’état de fantasme, loin des réalités sociales bien concrètes.

Le dernier album studio propose donc les symboles rebattus du « spleen » et de « l’idéal », de l’infantilisation à outrance, de la non-acceptation de l’abandon de l’état infantile. Or Kurt Cobain reconnaît lui-même qu’il n’y a pas de passé perdu à retrouver. Le passé était infernal, et c’est pourquoi tout le présent l’est. Deux mythes, deux mensonges, deux formes d’aliénation, dont il ne parvient pas à s’échapper. Il souffre. Il subit. Au lieu de lutter, il sombre dans l’enfance des suppositoires (« laxatives ») et du « lait chaud » (Pennyroyal Tea).

Mais se limiter à une analyse psychologique et personnelle serait manquer la partie la plus importante du problème : car tout est lié à l’impossibilité de se construire en tant qu’adulte dans une société qui infantilise les individus. Non pas l’adulte responsable, et qui travaille, et qui construit une famille (Kurt Cobain a tenté de « construire une famille »), mais l’adulte qui sait se détacher de l’enfance, qui n’a pas peur de connaître la peur (connaître la peur revient plusieurs fois dans ses chansons : dans le très symptomatique Lounge Act, on entend « afraid of never knowing fear »), qui s’investit pour mieux vivre avec les autres. Or l’enfant a besoin qu’on s’occupe de lui, et n’est pas en mesure d’être indépendant. Il est en manque. Constamment en manque. C’est cet échec, dont personne ne pouvait le sauver, qui plombe Kurt Cobain. On pourrait toujours invoquer d’éventuelles carences affectives du père ou de la mère, la psychanalyse ou l’existentialisme ont déployé les exemples à outrance, et ils sont, quand ils sont bons, souvent valables, mais même dans ce cas le père et la mère ne peuvent se limiter, en tant qu’individus, à leur fonction reproductrice : on ne peut pas reprocher, sans mauvaise foi, le manque d’affection à des parents qui, somme toute, ont élevé et pris soin de leur enfant. Le problème réside plutôt dans l’absence de prise de conscience des racines des maux capitalistes (même si, bien sûr, rien de moral là-dedans) qui ont plus sûrement enfoncé et maintenu Kurt Cobain dans sa dépression, ses addictions, son idéalisme rompu. L’industrie culturelle qui broie les individus autant que la drogue que les politiques mondiales économiques favorisent. Les toxicomanies sont possibles parce que les produits sont disponibles, que les trafiquants cherchent à faire de l’argent, que la société propose comme image de la réussite de « faire de l’argent » et que vendre et produire de la drogue est un moyen facile d’en faire. Que l’ivresse a été, en grande partie, rejetée par la société dans l’illégalité et que ceux qui n’ont pas les codes sociaux pour rentrer dans le monde légal de la réussite social se tournent naturellement vers la seule zone qui leur est accessible, c’est-à-dire l’illégalité. Etc. La puissance de vie de Kurt Cobain aurait pu se canaliser sur un engagement plus concret (au risque de faire de lui un dogmatique, ou un con) mais elle s’est retournée contre lui-même. L’alternative était celle-là : tomber dans le dogmatisme militantiste, sombrer dans le nihilisme. D’autres voies auraient pu être possibles, bien sûr, comme construire une carrière replète, se retirer pour profiter de la vie et de sa famille, etc., mais Kurt Cobain a sombré trop tôt pour les envisager. Et finalement cette première alternative, qui est l’alternative à son stade premier, se pose communément. Peut-être de manière encore plus aiguë au tournant des années 90, au moment de la chute du mur de Berlin (9 novembre 1989), au moment où le capitalisme américain semblait avoir triomphé à tel point que l’Histoire avait pu paraître avoir épuisé toutes ses possibilités – qu’elle était « finie », que tout semblait fini et sans issue.

De l’abstraction musicale à la destruction finale

La tentation de l’abstraction est liée pleinement à ce sentiment, ou plutôt à cette sensation d’impossibilité. C’est un moyen formel d’y échapper. Concrètement, l’ambiguïté des paroles qui brouille la réception, la simplicité des mélodies et des structures sont prolongées dans des phrases musicales totalement abstraites. Comme si la simplicité visait à laisser transparaître la puissance sans figure, sans forme (ou informelle, au sens batallien du terme5), la puissance nue. Le son grunge, par sa distorsion, par son inexactitude (tout à fait maîtrisée et soignée), ne tendait pas nécessairement à cette abstraction, mais la simplicité recherchée (« simple is better ») la facilitait. C’est une de ces deux tendances possibles, et peut-être même la même tendance qui, passée un certain degré, virevolte sur elle-même de manière à se retrouver totalement inversée, et par suite de ne plus répondre aux mêmes critères de réception. La tendance à la simplification de la mélodie élargit ainsi progressivement le panel de l’audience jusqu’à ce que cette simplification fasse disparaître tout repère mélodique : alors l’audience se resserre et diminue comme peau de chagrin.

Car cette tentation de l’abstraction manifeste la volonté d’échapper aux règles musicales classiques, et même à une certaine tendance « pop ». Par suite logique, elle révèle une volonté d’échapper à ce qui a institué ces règles, ou du moins de ce qui y répond et les respecte (car il est difficile de ne pas condamner, pour la plupart d’entre nous, ce qui transgresse les règles que nous nous imposons à nous-mêmes). Échapper à la mélodie, c’est échapper aux règles musicales, c’est échapper à la volonté d’être écouté par le plus grand nombre.

Mais l’abstraction peut renvoyer aussi à un monde pré-adolescent, pour ne pas dire enfantin et prénatal (comme, plus tard, chez Sugar Rós) : c’est retrouver le monde utérin où les règles ne semblent pas, aux yeux de qui l’examine, correspondre aux règles d’après la naissance. Dans le monde utérin, tout est pour nous atténué. Comme les sons dans le milieu aquatique. Après le bébé dans la piscine (Nevermind), c’est l’utérus dans le ventre exposé de la femme ailée (In Utero).

Dans les deux cas, c’est échapper à ce qui, dans la société, nous est contraire et hostile. C’est échapper aux lois, aux schémas, à la morale, aux préjugés. Pas tellement un imaginaire de la « pureté » (il n’y a pas d’imaginaire de la « pureté » chez Kurt Cobain, comme nous l’avons dit, ou cet imaginaire est impossible, interdit), mais une forme de liberté. Liberté conçue davantage, donc, comme fuite plutôt que comme victoire. Contrairement à ses camarades du Riot grrrl, le combat renvoie pour Kurt Cobain au virilisme, à la compétition (à la lutte qu’il pratiqua à l’université), et il se considère et se déclare trop fragile pour le mener.

Techniquement, cette abstraction musicale, dans les quelques chansons de Nirvana où elle se manifeste (Drain you etEndlessNamelesssurtout) mais surtout dans l’album qu’il réalise avec William Burrough, The « Priest » They Called Him (1993), utilise le feedback de la guitare. Et il faut, à cette occasion, évoquer la Fender Mustang qui fut produite jusqu’en 1982 et que la marque ressortit en 1990. Déjà privilégiée par Jimi Hendrix, elle fut utilisée par Kurt Cobain sur Nervermind. Jimi Hendrix l’appréciait pour la double rangée de capteurs et le système de vibrato qui démultipliaient les possibilités à la fois dans la texture du son et dans la gestion des feedbacks. L’ampli à ampoule Marshall, puissant, gras, sujet à ces « retours », et la fameuse pédale de distorsion Boss DS-1 constituaient le matériau que Kurt Cobain exploitait avec ravissement pendant de longues minutes en début et surtout en fin de concerts quand, après les mélodies, les abstractions aboutissaient à la destruction de la scène.

Car la destruction régulière des instruments en fin de concert, qui n’a pas peu fait dans la notoriété de Nirvana, doit être considérée dans ce qu’elle réalise. Elle fut pour beaucoup la garantie d’un esprit « punk » du groupe, et bientôt une caractéristique de l’esprit « grunge ». Kurt Cobain a souvent prétendu que cela évitait les rappels. Beaucoup y ont vu une violence gratuite et délétère. Spectaculaire quoi qu’il en soit, cette destruction s’apparentait à un rituel, accompagné par de longues plages abstraites, et presque d’expérimentations sonores (il faut rappeler, à cet égard, l’admiration de Kurt Cobain pour Sonic Youth). Les guitares venaient se fondre aux amplis, dans une apocalypse qui tournait à l’orgie fusionnelle. C’était le son de la fin, mais dans une satisfaction consommée jusqu’au bout. Une vraie fin en ce qu’elle n’était pas arbitraire, mais qu’il n’y avait plus possibilité de jouer après.

Éloge de Courtney Love

Pour conclure ce portrait en mouvement de Kurt Cobain, il est indispensable d’évoquer un peu plus en détail Courtney Love. Le traitement qui lui est réservé depuis maintenant presque 30 ans à Courtney Love est nauséabond et odieux. Certaines théories complotistes, qui postulent le meurtre de Kurt Cobain, font de sa femme la première suspecte, et la coupable toute désignée. Et quand elle n’aurait pas été la commanditaire de ce soi-disant assassinat, elle aurait été la goule qui aurait vampirisé et vidé l’âme du pauvre Kurt. Dans tous les cas, se répètent à l’âge du capitalisme industriel les schémas misogynes qui pourrissent la vie des femmes au fil des siècles. Yoko Ono, pour évoquer un exemple célèbre, et de qui on a souvent rapproché Courtney Love, a subi des attaques similaires (même si, par ailleurs, les rapports de Yoko Ono au monde marchand et spectaculaire sont condamnables). Le couple est devenu tellement iconique qu’il est difficile d’en retracer la romance. Tout a été définitivement perverti par les médias et, pour une fois, c’est sans doute mieux ainsi : seule Courtney Love, aujourd’hui, sait ce qu’il en est. Cela appartient à son intimité.

Née en 1964 à San Francisco dans un milieu de contre-culture, d’une mère psychiatre et d’un père manager de Grateful Dead, Courtney Michelle Harrison fut élevée à Portland où elle intégra dès son adolescence des groupes de punk. Elle passa un an à Dublin et à Liverpool avant de revenir aux États-Unis s’installer à Los Angeles où elle figura dans deux films, Sid and Nancy (1986) et Straight to Hell (1987) d’Alex Cox qu’avait vus Kurt Cobain. Elle fonda ensuite le groupe Hole avec le guitariste Eric Erlandson. Leur premier album, Pretty on the Inside (1991), est une pure merveille, violent, décharné, déstructuré, étrange, difficile. Il avait été produit par Kim Gordon (Hole avait joué en première partie de Sonic Youth en novembre 1990 sur la tournée de Goo). Le deuxième album, Live Through This, sortit en 1994. Beaucoup plus pop, ou plutôt plus « grunge », il bénéficia de la notoriété du couple devenu « people » Love-Cobain. C’est un des meilleurs albums de la décennie. Courtney Love, de toute évidence, était plus solide que Kurt Cobain qui l’admirait sincèrement. Même si, sans doute, le couple battait de l’aile, le suicide du père de son enfant ne peut être qu’un traumatisme inimaginable. Plus tard, en 1996, elle apparaît dans The Peaople vs. Larry Flynt de Milos Forman. Elle n’y est pas mauvaise. Mais son rôle dans Man on the Moon, en 1999, est l’apex de sa carrière d’actrice.Les albums de Hole, en revanche, sombrèrent dans l’inanité. Elle donna ensuite quelques écrits, une série de trois mangas avec Stuart Levy, Ai Yazawa et Misaho Kujiradou, Princess Ai (2004-6), et des mémoires, Dirty Blonde : The Diaries of Courtney Love (2006).

Cultivée, aventurière, sans conteste ambitieuse, elle ne pouvait que fasciner Kurt Cobain qui était attiré par ces femmes fortes. Si Courtney Love refuse d’être associée au Riot grrrl, beaucoup le firent pour elle : la teinte féministe de Teenage Whore qui ouvre Pretty on the Inside ou de tout l’album Live Through This est évidente. Les deux leaders se rencontrèrent soit en 1989 au Satyricon de Portland (version de Michael Azerrad) soit le 12 février 1990 (version de Charles Cross). Courtney Love a dit qu’elle avait rencontré son futur mai au Dharma Bums à Portland, mais Eric Erlandson croit savoir qu’ils s’étaient connus sur un parking à la sortie du concert de L7 au Hollywood Palladium le 17 mai 1991. Ils se retrouvèrent quoi qu’il en soit fin 1991 grâce à Jennifer Finch, la géniale bassiste de L7 justement, et se mirent en couple en 1992. Le couple se maria rapidement le 24 février 1992 bien que Kim Gordon le déconseilla vivement à Courtney Love. France Bean naquit le 18 août 1993.

Kurt Cobain était aussi ambitieux que Courtney Love, sans en avoir la carrure. Ils ne fuirent pas les médias, s’affichèrent dans un abominable reportage racoleur de Lynn Hirschberg, « Strange Love », publié dans Vanity Fair en septembre 1992. Nervermind avait projeté Kurt Cobain sous la lumière scialytique des médias, et bientôt le monde entier fut au courant de leur addiction à l’héroïne. On leur retira leur fille, on les poursuivit, on les moquait, on attaquait incessamment Courtney Love. Ils jouèrent quelquefois ensemble, notamment au Rock Against Love le 8 septembre 1993, enregistrèrent quelques chansons à deux, cherchaient à avancer tant bien que mal. Quand Kurt Cobain se suicida, Courtney Love était en cure de désintoxication à Los Angeles. Elle se retira quelque temps au Namgyal Buddhist Monatery d’Ithaca, dans l’état de New York. Le 16 juin 1994, Kristen Pfaff, la splendide bassiste de Hole, succomba à une overdose d’héroïne à Seattle. Melissa Auf der Maur la remplaça au pied levé pour assurer la tournée de Live Through This qui fut, à juste titre, un succès commercial et critique. Mais les années 1994-5 furent évidemment des années troubles dont Courtney Love dit ne pas se souvenir. Mais, contrairement à son mari, contrairement à beaucoup, Courtney Love s’en tira cahin-caha, en titubant, en gueulant, en frappant même Kathleen Hanna, en passant plusieurs fois devant les tribunaux mais, somme toute, sans abandonner. Si elle n’a pas su s’extraire du système toxique de l’industrie culturelle, l’ériger en sorcière ne fait que renvoyer au fond misogyne qu’elle a toujours dénoncé, et encore en 2005 à propos d’Harvey Weinstein (la vidéo est devenue virale à partir d’octobre 2017).

*

1Entretien avec John Savage : « Kurt Cobain: The Lost Interview »:

https://web.archive.org/web/20040430011407/http://www.nirvanafreak.net/art/art8a.shtml

2La musique vient d’abord ; les paroles sont secondaires. La plupart de mes paroles sont contradictoires. Je n’écris que quelques lignes vraiment sincères, puis j’essaie d’en faire des choses amusantes. Je n’aime pas quand c’est trop évident, parce que quand c’est trop évident, c’est vraiment fade. On ne peut pas être en face des gens 100 % du temps. Ça ne veut pas dire qu’il faut être cryptique ou mystérieux, mais je pense juste que les paroles qui sont différentes, étranges, planantes créent un bel effet. C’est comme ça que j’aime l’art.

3Le terme est relevé par Anselm Jappe, dans Crédit à mort : « En outre, l’industrie de l’amusement – de la télévision à la musique rock, du tourisme à la presse people – joue un rôle important de pacification sociale et de création de consensus. Ce fait se trouve très bien résumé dans le concept de « tittytainment » De quoi s’agit-il ? En 1995 s’est réuni à San Francisco le premier « State of the World Forum » auquel ont participé environ 500 personnes parmi les plus puissantes du monde (entre autres Gorbatchev, Bush junior, Thatcher, Bill Gates…) pour discuter de la question suivante : que faire dans l’avenir avec les quatre-vingts pour cent de la population mondiale qui ne seront plus nécessaires à la production ? Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller du président Jimmy Carter, aurait alors proposé comme solution ce qu’il appela « tittytainment » : aux populations « superflues », et potentiellement dangereuses en raison de leur frustration, sera destiné un mélange de nourriture suffisante et d’amusement, d’entertainment abrutissant, pour obtenir un état de léthargie heureuse ressemblant à celui du nouveau-né qui a bu au sein (tits en jargon américain) de sa mère. En d’autres termes, le rôle central assuré traditionnellement par la répression, afin d’éviter les troubles sociaux, s’accompagne désormais amplement de celui de l’infantilisation (mais sans la remplacer complètement, contrairement à ce que certains semblent croire). »

4On trouvera cette lettre et des lectures en suivant les liens suivants : https://genius.com/Kurt-cobain-kurt-cobains-suicide-note-annotated ; https://handwritinguniversity.com/members/weekly-newsletters/kurt-cobains-suicide-note-analyzed/

5L’informe se démarque de la forme en tant qu’elle la travailla, la déconstruit plus qu’elle ne l’annihile.

Partie I – Déterminations

Le mécanisme logique (c’est-à-dire « naturel ») du capitalisme industriel est d’imposer l’idée d’une pureté, d’une irrationalité fondamentale, essentielle, dans la construction des phénomènes. La Raison est profondément irraisonnable en ce qu’elle écarte tout ce qui ne correspond pas à ses critères. Non pas le mysticisme, la religion et la magie (qu’elle prend en compte), mais la Nature, l’Autre, le non-raisonnable. Ainsi elle a imposé et continue à imposer sa domination en invisibilisant une partie de l’humanité, en invisibilisant et en soumettant le reste de la réalité des choses1. Elle ménage un espace de croyances afin de faire diversion. Elle crée le divertissement autour de ces croyances afin de faire diversion. Elle met en scène et promulgue, tout en les critiquant, une foule de croyance afin de faire diversion. Complotisme, mysticisme, spiritualisme. Autant que « le Grand Homme » dans l’ordre de la politique (le messie capable de « reprendre en main la situation »), la star foudroyée fait partie de la panoplie de ces mythes. Elle symbolise ce qui échappe à la détermination sociale. Elle symbolise la solution facile, sans effort, et surtout sans que le monde ait à changer. Quand la vedette connaît un destin tragique, elle est transcendée par l’apothéose : elle devient la preuve que l’au-delà est en harmonie avec le système d’ici-bas (De l’exception qui confirme la règle ou l’Apococyntosis).

Pourtant, aussi exigeante à saisir soit-elle, il existe une détermination socio-historique qui explique, sans l’aide de mythes, cette réalité de « l’au-delà » qu’est le vedettariat. Nul génie, nulle grâce – mais l’industrie culturelle. Le phénomène « Nirvana », le phénomène « Kurt Cobain » s’inscrivent dans la détermination de cette industrie culturelle.

A. De l’industrie intime

Il ne sera pas question – ou à la marge – de Nirvana dans cette partie. Sans le réseau des nervures, rien n’est compréhensible des émotions. Il est nécessaire de contextualiser dans un déroulé au long cours, au large cours, le phénomène qu’est Nirvana. Ce sont les prolégomènes déterminatifs.

Heurs et malheurs de l’industrialisation

Il n’est pas certain que nous ayons, malgré des publications massives, encore saisi pleinement la portée des transformations induites par l’industrialisation.Le Capital de Karl Marx (1863) et La Grande Transformation de Karl Polanyi (1944), pour ne citer que deux ouvrages canoniques, ont bien sûr éclairé, au-delà des engagements politiques de leurs auteurs, des fondements reconnus pour la compréhension de notre contemporanéité. Mais le phénomène est si complexe, c’est-à-dire qu’il traverse tant de domainesa priori détachésde la vie (si ce n’est la totalité des domaines de la connaissance, autant que la vie elle-même qui les englobe) qu’il rend sans doute impossible sa compréhension globale. Dans l’exigence de connaissance, la propension à la classification, à la spécialisation, à la complexification de chaque domaine d’étude – propension purement arbitraire – accentue cet aveuglement global.

Mais cette interdiction du savoir total est compensé par un atout majeur : nous touchons, dans chaque domaine de la connaissance, à une exquise précision qui ouvre autant de possibilités pour l’avenir. Ce n’est pas tellement la synthèse des savoirs pour une compréhension globale qui manque, ou dont nous ressentons toutes et tous le manque, car plus qu’un système synthétique, c’est plutôt une manière d’appréhender le monde qui nous fait défaut et nous donne l’impression d’une aliénation, une manière d’avoir prise sur ce monde.

Or cette velléité d’emprise sur le monde ne s’inscrit-elle pas dans la tradition cartésienne, du moins moderniste de « l’homme maître de la nature » qui est justement accusée aujourd’hui d’avoir imposé un monde technologique où l’humain, finalement, et comme par ironie, se retrouve soumis et aliéné ? Pourtant, d’un autre côté, si l’on prône vertueusement un mode moins agressif d’être-au-monde, un étant-au-monde plus sensible, plus humble, plus doux, cette manière d’être-au-monde ne tend-elle pas à un passéisme politique qui lâche, aux plus cyniques, aux plus violents, aux plus vindicatifs, la bride sur le cou, c’est-à-dire, concrètement, leur laisse la possibilité de régir la vie des autres, de la soumettre à leurs propres intérêts ? Qui interdit, autant que le savoir total, une transformation totale ?

Voilà sinon l’impasse ou l’aporie, du moins l’embarras et la gêne qui sont les nôtres aujourd’hui.

Postuler que l’industrialisation est néfaste ne va pas de soi. La plupart des gens jugeront que l’industrialisation a été une bonne chose, ne serait-ce que parce que nous vivons plus longtemps et en meilleure santé. Cet argument ultime, le plus répandu, est pourtant le plus fallacieux quand on l’examine de plus près, car ce n’est pas l’industrialisation elle-même mais les progrès de la médecine qui ont permis cette meilleure santé globale. Or la médecine n’est pas systématiquement ni nécessairement liée à l’industrialisation. Ni la médecine en particulier, ni la science en général. Bien au contraire, chaque jour ou presque éclatent et sont étouffés les scandales où l’industrie entrave la science et la médecine plus qu’elle ne les encourage. L’industrie pharmaceutique, les brevets industriels, la nécessité d’application sont, au débotté, quelques exemples bien connus qui ne sont pas quelques malheureuses dérives du système, mais bien les composants intrinsèques au système lui-même. Il est tout à fait concevable d’imaginer que les inventions se détachassent des impératifs économiques indissociables, eux, de l’industrialisation. L’industrialisation moule notre matière quotidienne. Elle s’est insinuée jusque dans nos corps par nos manières de sentir, de ressentir, d’aimer, de se donner à l’autre – de mourir.

En ce qu’elle touche d’abord nos sens, la musique est le vecteur privilégié des doctrines du capitalisme industriel, non pas (d’abord) par une propagande verbale, mais par ce qu’elle est produite et diffusée par le capitalisme industriel qui tend à faire accroire que sans lui, la musique n’est pas possible. Elle véhicule par son existence même l’illusion de la nécessité de l’industrie. Sans industrie, la musique qu’on aime, celle qui nous a vu naître, celle que nos parents écoutaient, celle qui a accompagné notre vie, disparaîtrait. Voilà l’argument par l’absurde qu’il est possible d’entendre. Argument absurde parce qu’il est très peu probable qu’il y ait un véritable effondrement de la civilisation. La collapsologie, loin de remettre en cause le capitalisme industriel, le sert : hormis les quelques rares – mais tenaces, certes – illuminés qui s’y préparent, l’imaginaire d’une chute de la civilisation engage le commun des mortels à le soigner comme un pis aller plutôt qu’à espérer son dépassement. Malgré des évènements qui paraîtront a posteriori révélateurs et malgré l’attention que notre société porte à ce genre de signes, la transition d’un monde civilisationnel à un autre, sera invisible aux contemporains. Qu’on n’appréhende pas, donc, trop vite la perte inestimable de ne plus pouvoir écouter les vieux tubes de l’été. L’industrialisation continue à modeler la musique comme elle modèle nos rapports humains, et nos vies en général. Des technologies de la création aux techniques d’enregistrement, de la diffusion médiatique aux modes de réception, la musique n’est pas seulement indissociable du capitalisme industriel, elle est un des masques de ce capitalisme industriel au même titre que le cinéma, la télévision, la voiture, les vêtements, etc. Et cela n’est pas récent, même si l’accélération (si violente, du reste, qu’elle se brouille elle-même dans une multiplicité qui dépasse les capacités humaines de réception, nivelant d’une certaine manière sa propre puissance) donne l’impression que le XIXe siècle est aussi éloigné de nous que l’Antiquité. Avant même la possibilité de reproduction des œuvres musicales, l’industrialisation commençait à façonner la musique, indirectement, par la transformation de la société : l’urbanisation développait les cafés où les bourgeois et les ouvriers se retrouvaient, et les spectacles programmaient des chansons : les cafés chantant, les caf’conc de la Belle Époque sont restés dans l’imaginaire commun.

1900. C’est déjà l’époque d’une mondialisation. Aujourd’hui, la même musique s’entend dans l’ensemble des pays industrialisés, et même dans les pays écrasés par la domination des pays industrialisés. Cette mondialisation pourrait sembler ambivalente : d’un côté, elle créerait des liens entre les humains ; de l’autre, elle tendrait à l’homogénéisation. Mais ce n’est vrai ni tout à fait d’un côté ni tout à fait de l’autre.

Si, bien sûr, la mondialisation met en contact des personnes qui jamais, sans elle, ne se seraient côtoyés (et sans évoquer ici à quel prix humain ce contact a été mis en place), ce lien (désormais instauré) reste superficiel, souvent anecdotique, le plus souvent immatériel, ou simplement stérile. Il est, toujours, médiatisé. C’est la nécessité du commerce qui crée ce lien. Or cette nécessité commerciale, qu’elle soit favorable ou hostile, empêche les personnes de créer des liens personnels. Ce qui est vrai à l’échelle mondiale, l’est également, du reste, à l’échelle locale. Un rapport avec un.e employé.e de bureau, une caissière ou un caissier, une boulangère ou un boulanger, ou même un serveur ou une serveuse de bar, est toujours un rapport tronqué, biaisé, déterminé à son origine par une finalité marchande qui fausse la politesse ou la bienveillance qu’on voudra y insuffler. Pourtant ce type de rapport « professionnel » – c’est-à-dire « marchand », – est notre rapport le plus régulier des inconnu.es. À tel point que tout rapport qui sort de ce cadre habituel est un rapport suspect, potentiellement néfaste (ce qui finit parfois par s’avérer), ou simplement si difficile à provoquer qu’il est d’une rareté précieuse. De la même façon qu’échapper à un premier rapport marchand pour tisser un lien amical relève du miracle (les miracles ont quelquefois lieu). Contre cet état des choses, des lieux, des moments et des rencontres sont aménagés. Envie-besoin de chacun, peut-être nécessité sociologique et biologique. Bars, festivals, sorties organisées : mais ces espaces sont encore tributaires de l’ordre marchand et ils requièrent encore un effort pour s’en extraire.

Le phénomène est plus impressionnant à l’échelle internationale. Autant les nationalités et les cultures se côtoient, autant les échanges sont pauvres. Se retrouver à Goa pour écouter de la psy-trans, au carnaval de Rio pour apprécier la samba, à Fez pour transcender ses particularismes dans des « musiques du monde », etc., ne crée pas nécessairement des liens entre les participants. La distance et l’exotisme offrent l’illusion d’un dépaysement qui n’est que de surface : loin de toucher le monde entier, ces événements regroupent des individus appartenant peu ou prou aux mêmes classes sociales. Nombreuses sont les anecdotes de rencontres a priori improbables et ahurissantes d’un voisin à l’autre bout du monde. Proximité & méconnaissance, distance & ressemblance : le double hiatus antinomique brouille à bas prix la perception : c’est croire que le bâton est rompu quand on le voit dans un verre d’eau. La réalité reste simple : l’industrie culturelle ne rapproche les gens que par classes socio-économiques, mais les rend toujours plus étrangers les uns aux autres.Dans une salle de concert ou dans un stade, chacun écoute pour soi ou dans la sphère de ses amis, et les inconnus ne nouent qu’assez exceptionnellement des liens entre eux. Certaines musiques, sans doute, privilégient plus que d’autres la formation de liens. Soit qu’elles se déploient dans des événements particuliers, soit qu’elles véhiculent des messages d’union (le reggae par exemple). Mais c’est toujours au prix d’un malentendu fondamental (l’idéologie « rastafari », qui est en fait une religion, est méconnue de l’immense majorité des fans de reggae) ou alors, encore une fois, en rassemblant des personnes appartenant déjà à une même sphère, à une même classe sociale.

Pourtant la dénonciation d’une standardisation des pratiques ou d’une homogénéisation des goûts est à la fois erronée et pernicieuse. Erronée car ce serait méconnaître la puissance des habitudes autant que les réalités quotidiennes qu’on qualifie : s’il est vrai qu’on boit le même Coca-Cola d’un bout à l’autre de la planète, et jusque dans les recoins les plus reculés du globe, on ne le boit pas de la même façon. On le mélangera avec du vin en Espagne, on le boira chaud en Asie, on le boira avec du whisky au Sri Lanka, on le boira à l’apéritif ici, le soir là, seulement lors d’une fête à tel autre endroit. Le produit fera l’objet d’uneappropriation. Comme le démontrent et l’expliquent Michel de Certeau et ses collaborateurs, Luce Giard et Pierre Mayol2, les manières de consommer sont des actes singuliers et le piège du sociologue est de s’en tenir à des données chiffrées au lieu d’élaborer un lexique des pratiques3. Rien n’est quantifiable dans cette réalité mouvante des imaginaires. Que se passe-t-il dans la tête de qui regarde une publicité ? Quelle machine désirante se met en branle ? La musique, par sa réception sensorielle, par la richesse de ses dimensions facilite les appropriations. Outre la musique, il y a les paroles – même et encore plus si elles ne sont pas comprises –, les images et les vidéos, les discours rapportés sur elle dans telle ou telle sphère sociale et institutionnelle.

De manière générale, l’homogénéisation des goûts n’est qu’un écran de fumer pour masquer la standardisation des économies. Si l’on conçoit l’économie dans un sens large en tant que modalités d’échange, c’est bien là où l’on peut discerner le plus violemment une « homogénéisation ». Loin d’être « naturel », le capitalisme, on le sait, s’est imposé et s’impose encore à coups de guerres, de massacres, de coups d’État, de propagande, etc. Il n’y a pas d’homogénéisation des pratiques culturelles, mais des modes d’appropriation par les cultures d’apports extérieurs qui, autant que le langage des animaux ou des végétaux, nous échappent dans la plus large partie. Toutes ces modalités se nourrissent pour faire naître mille variations qui sont le chatoiement des vies. La dénonciation d’une « homogénisation » par la mondialisation est un mythe nourri par le capitalisme industriel qui fait écran à la véritable cause de souffrance : l’annihilation des modes et des mondes indigènes par le capitalisme. Il est nourri par le capitalisme industriel qui proposera de soigner lui-même ce qu’il extermine : c’est la mode du « tribal », du « fair market » (comme si un marché pouvait être « juste ») et des mensonges du capitalisme vert, ou de la production respectueuse de l’environnement.

Soumission & rébellion

Malgré cette capacité à l’appropriation et, pour reprendre un terme cher à Michel de Certeau, au braconnage, il n’est pas question de nier les effets catastrophiques de la mondialisation par la musique sur les individus. Simplement, ces effets catastrophiques ne sont pas nécessairement ceux qui sont généralement invoqués : comme souvent, la mise en lumière dévie l’attention. Il y a bel et bien un effet dommageable à cette mondialisation de la musique qui est la soumission à une superstructure qui s’impose par le biais sensoriel.

La musique saisit les chairs, crée une hypnose, un rythme qui a sur l’être humain une puissance que tout le monde connaît. Ce n’est pas magie ou sorcellerie, divination ou mysticisme, le phénomène peut être expliqué physiologiquement. On pourra parler de région limbique, de cervelet, de phéromones, etc. Le résultat est là. Le corps est saisi, l’empathie fonctionne, la raison est balayée. La sensibilité, longtemps prônée comme moyen d’échapper à la domination de la raison, notamment morale, est manipulée afin de soumettre à la raison de la puissance capitalo-industrielle. Le danger est la séduction par la musique. De l’inoculation de dynamiques mortifères par la musique. Comme elle touche le corps, la chair, et non pas les idées (à moins qu’elle soit « engagée »), la musique est assimilée au divertissement, à l’amusement, à la décontraction, à la relaxation, elle est jugée inoffensive, elle sera défendue, peu importe son mode de production, contre les détracteurs. Qui s’attaquera à ses manifestations passera au mieux pour un marginal ou un rabat-joie, au pire pour un « réactionnaire ». Theodor Adorno, sans doute celui qui est allé le plus loin dans l’analyse des phénomènes industriels, a été victime de ce malentendu en mai 68, vilipendé par des étudiant.es que pourtant il soutenait, et qu’il incitait à aller encore plus loin dans leur révolte : pour lui, il ne fallait pas s’arrêter à la critique de la morale bourgeoise, mais bien à l’économie bourgeoise. Ainsi la musique la plus engagée, comme la plus anodine, ne vaut pas tant en elle-même que pour ce qui lui permet d’exister : ce qui la produit, ce qui la diffuse. Elle va à son tour diffuser, à travers les moelles et le corps de qui l’écoute, les idées du temps. Comment s’articule cette dialectique ? En quoi une musique sans message peut-elle servir le capitalisme industriel ?

Il y a là sans doute une nouvelle manière de conquérir. Ou plutôt, le raffinement et l’exaspération d’anciennes techniques secondaires. Certes la culture (dont la religion) a toujours été utilisée pour dominer. Mais dans certains cas le propos est plus flagrant, la propagande plus lourde. La propagande capitaliste, elle, est subtile, elle est profonde, émotionnelle, elle est intime. Car le capitalisme ne dépend pas d’une personnalité précise, d’un gouvernement donné, elle ne dépend pas non plus de l’individu, de chacun de nous (dans un moralisme impossible à mettre en place sans fascisme, ni à respecter sans névrose) : il dépend du « sujet automate » qu’est la Valeur.

Qu’est-ce que la Valeur ? Toute marchandise, qu’elle soit un bien ou un service, a une double nature : elle a une valeur d’usage et elle a une valeur d’échange. Mais cette « valeur d’échange » nécessite, en toute logique, une « valeur » neutre, objective, à partir de laquelle cette valeur d’échange puisse se décider. Peu importe ce qu’on mettra derrière cette Valeur supérieure (nommée avec une majuscule pour la différencier), et longtemps ce fut l’or (jusqu’à l’abandon de l’étalon-or en 1976, nouveau stade de l’évolution du capitalisme) : cette Valeur sera toujours in fine immatérielle, inexistante : c’est une abstraction. Mais comme tout le système se fonde sur cette abstraction, elle est déjà définie par Karl Marx par la très belle formule oxymorique : « abstraction réelle ». Ainsi la Valeur s’apparente à un fétiche : c’est une construction de l’humain à laquelle il prête des pouvoirs qu’elle n’a pas. De manière très concrète, par analogie, un billet de 10 euros ne vaut pas 10 euros : pourtant tout le monde l’accepte – et le croit. La Valeur se voit dotée d’une dimension ontologique autonome. Elle est donc appelée « sujet automate »4. C’est ce sujet automate qui régit nos vies, qui médiatise les rapports humains. Certes personne ne prétend qu’un banquier, qu’un politicien, qu’un policier n’est pas coupable : ce sont des salauds au sens sartrien, dans le meilleur des cas, des criminels dans d’autres (parfois reconnus comme tels et punis, en guise de bouc-émissaire, par la société, à l’instar d’un Jérôme Kerviel). Mais nous sommes toutes et tous un peu salauds, et cela malgré nous (une des thèses de cet essai est que Kurt Cobain n’a pas su vivre avec cette dissociation ontologique – et il est loin d’être le seul). Qu’on prône le véganisme, la culture de la terre, le retour à la campagne, le boycott des technologies, il est désormais impossible d’être « pur », d’échapper à l’emprise globale du capitalisme industriel : la transformation sera nécessairement globale, et elle sera sans doute plus longue que nos vies, et que celles de nos descendants. Mais c’est cette nature intime du capitalisme, ce capitalisme physiologique, qui trouve sa meilleure propagation par l’émotivité.

La musique réside, comme cela a été souligné, dans la médiatisation sensorielle : le rythme, le son ; la cadence, la couleur. Elle touche l’intimité et suscite une affection. Cette affection crée une dépendance intime avec elle. Or elle est produite, elle est diffusée, elle est reçue dans le cadre très précis du capitalisme industriel : le groupe, la star, l’époque, la télévision, la radio, le concert, le bar, le bal, la victoire de telle équipe, etc. Elle mêle notre intimité à l’impersonnalité du capitalisme. Une indulgence accompagne sa réception. Une bonhomie tempère sa critique. « Oui, c’est nul, mais ça me rappelle les soirées avec mes parents… » ou « les bals du samedi soir… » Tout le monde aura un souvenir existentiel à lier avec la musique. C’est Proust (qu’il transfigure par l’intensité de sa réflexion). Cette bonasserie engendre un attachement qui rend superficiel la critique, qui nourrit l’illusion que la réforme vertueuse est possible, qu’on peut sauver certains aspects considérés comme positifs du capitalisme industriel, parce que liés à l’émotion intime. En fait les aspects qui peuvent – et doivent – être sauvés sont ceux justement qui échappent au capitalisme industriel – et que le capitalisme industriel soit condamne par le système judiciaire (la débrouille, le braconnage, etc.), soit tente d’intégrer dans son mécanisme (l’auto-stop, offrir le gîte, etc.).

Pourtant l’émotivité ne peut être circonscrite à un outil de soumission : elle est aussi une puissance d’émancipation. C’est dans cette irréductible ambivalence que tout se joue. C’est cette irréductible ambivalence qui, dans une même personne, permet les actes les plus généreux et les plus odieux. C’est aussi dans cette irréductible ambivalence que la tragédie couve. Le capitalisme industriel a constitué les médiations comme aire de combat. Mais ces médiations sont mouvantes, instables, toujours changeantes, toujours renouvelées, par là semblables et dissemblables à la fois. Or cette complexité d’appréhension rend fou. Par surenchère, la société est contrainte de circonscrire toujours davantage le domaine de la santé5, de déployer toute une politique médicale et une batterie médicamenteuse pour endiguer le flux des jugés fous. Cette prise en charge médicale, médicamenteuse, mais aussi carcérale (car les prisons sont pleines à craquer de gens qui ont craqué), est assurée par le capitalisme industriel. L’émotivité réprimée et astreinte à certains circuits reflue sur l’individu à la manière d’un retour de flamme. Alors que cette émotivité en tant que puissance peut transformer l’ordre social.

Ce n’est pas qu’il y a une « bonne » et une « mauvaise » émotivité. L’usage seul en qualifie la portée. L’émotivité en tant que débordement hors des cadres du corps social, quand il n’est pas canalisé par la société (par la fête, par la guerre6), est une puissance chaotique – c’est-à-dire qui instaure le chaos. Elle se retourne contre l’Autre, et se retourne également contre cet Autre que figure le Moi. C’est l’autodestruction lente ou fulgurante. Elle peut aussi, dans certaines circonstances, tourner à la rébellion. Quand la rébellion précise son ennemi, elle devient une révolte. Une révolte qui se structure est une révolution. Toute révolution, outre l’événement spectaculaire vendu comme une anecdote et un vieux tableau, s’étale en fait sur la longueur. Révolutions américaine, française, russe, chinoise : aucune ne se limite à l’irruption plus ou moins étroite et bornée que le schématisme commun lui assigne. Révolution-évolution. Cette (r)évolution sur la longueur est antinomique avec le fonctionnement intrinsèque du capitalisme industriel qui est tout d’à-coups, de chocs, de crises7. La société a désappris à l’individu le long cours. Tout désormais fait long feu. Pire, les institutions, par un système savant de commémorations et de célébrations, désamorce les révoltes au long cours. Pas seulement par la répression directe, mais par la reconnaissance. Or aucune révolte n’est plus possible au moment de sa reconnaissance institutionnelle par le capitalisme productif. Toute révolte reconnue est désamorcée dans son potentiel (long) révolutionnaire. Elle est ravalée soudain au rang de marchandise. Elle est régurgitée dans les limbes de la médiation – des médias.

La suite du raisonnement est sans surprise. La portée révoltée de la musique, qui assure pour beaucoup le rôle de garant de la liberté, est pour ainsi dire annihilée. Car cette liberté est bien sûr illusoire : on ne se libère pas par des images, par des sons, par des musiques ou des séries ou des films, ou ce qu’inventera la technologie capitaliste, on ne se libère pas par le défoulement des émotions, mais par des manières de vivre ensemble. « Manière de vivre ensemble » : telle est la définition en besogne du terme dévoyé de « politique ».

B. Histoire du grunge

C’est dans ce décor en mouvement que s’inscrit, au tournant des années 90 et jusqu’au mitan de la dernière décennie, l’histoire de Nirvana. Il faut encore le circonscrire, au moins à ses débuts, à sa genèse, dans son terreau, c’est-à-dire son aire territoriale : l’État de Washington aux États-Unis. Il faut encore, un instant, grossir le verre de la loupe sur Seattle, Olympia et même la petite ville d’Aberdeen. De cette banalité la plus totale, la renommée devenue mondiale de Nirvana et le suicide de Kurt Cobain révèlent ce qui se joua souvent dans l’ombre et dans l’ennui de cette fin de sièle, ce que cet ennui même eut de tragique.

Seattle et le grunge

L’histoire se déroule principalement autour de trois villes : Aberdeen, Olympia, Seattle. Toutes trois dans l’état de Washington. Aberdeen est la ville de naissance de Kurt Cobain et de Kris Novoselic. Olympia, chef-lieu de l’état, est une ville étudiante : là germa le grunge. Seattle, enfin, la « grande ville » qui permit la notoriété mondiale de ce mouvement marginal.

Seattle, dont le site est occupé depuis la dernière période glaciaire du Wisconsin (8000 ans avant J.-C.), a été envahi par les colons européens à partir de 1851. La tribu des Duwamish (Dkhw’Duw’Absh, « le peuple de l’intérieur »), que les colons ont chassée, peuplait une vingtaine de villages dans la baie Elliott et le long de la rivière qui porte son nom. Celui même de Seattle vient d’un de leur chef, Si’ahl (1786-1866). En 2001, le Bureau des affaires indiennes déclaraient la tribu éteinte, mais des descendants qui s’y reconnaissent tentent de faire révoquer cette décision. C’est le groupe Denny, du nom de leur leader, Arthur Amstrong Denny (1822-1899), qui mena l’expédition. Arthur Denny fonda officiellement la colonie de Seattle en 1855 et en devint naturellement le citoyen le plus riche.

La ruée vers l’or transforma profondément la ville en l’introduisant dans la sphère du commerce international. Le transport de marchandises, de passagers, et bientôt le port firent sa prospérité (dans l’Entre-Deux-Guerres, Seattle sera le deuxième port des États-Unis après New York). L’exposition « universelle » de 1909 (celle de la zone « Alaska-Yukon-Pacifique ») la consacra dans son importance. Mais elle n’émerge véritablement dans l’histoire nationale des États-Unis qu’en février 1919 à la faveur d’une grève générale.

Howard Zinn en fait le récit dans son livre désormais classique, Une Histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours. C’est la fin de la guerre, les membres de la direction de l’International Workers of the World (IWW, syndicat à prétention internationale fondé en 1905) sont en prison, la demande d’augmentation des salaires se fait de plus en plus pressante : ce jour-là, il y eut un débrayage général sur les chantiers navals. La centaine de syndicats locaux, après des tractations difficiles, s’unirent. Des soldats sont dépêchés sur place, mais la grève de cinq jours, à la surprise générale, fut pacifique. Des répressions eurent tout de même lieu. Ce fut à la fois la manifestation tangible d’un fond socialisant de la ville, et sa dernière manifestation avant longtemps. En 1924, l’économie était florissante et l’IWW, après une scission interne, perdit bon nombre de ses adhérents. Le silence retomba sur la ville.

À l’autre bout du siècle, Seattle fut de nouveau un lieu de contestations, avec les premières manifestations altermondialistes d’ampleur. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) y organisa sa troisième rencontre et de partout confluèrent des milliers d’opposants. Ce fut l’occasion d’une convergence des disparités que souligne Howard Zinn : « On assista à d’étranges alliances : les sidérurgistes rejoignaient les écologistes et les mécaniciens se joignaient aux défenseurs des droits des animaux. Le 30 novembre, les paysans participèrent à une manifestation syndicale réunissant environ quarante mille personnes, et les syndicats participèrent quelques jours plus tard à une manifestation de paysans. » Les discussions de l’OMC durent être interrompues.

Mais la ville natale de Jimi Hendrix est célèbre en grande partie pour la scène musicale qui s’y est développée dans la première moitié des années 1990. Ou plutôt qui s’est fait connaître mondialement à partir de 1991, et jusqu’en 1995 environ, après avoir fleuri pour ainsi dire dans la nuit des années 80. Stephen Tow, historien spécialiste de la musique populaire, dans son ouvrage The Strangest Tribe, how a group of Seattle rock bands invented grunge (2011), retrace la genèse du mouvement « grunge » dont il remet en cause l’existence effective sous cette appellation. Si une scène musicale vivante et puissante a bien émergé dans les années 80 à Seattle, une fois qu’elle fut révélée au monde sous le nom de « grunge », nous dit Stephen Tow, ce fut son déclin.

Seattle – et sa région – est donc le berceau de groupes mondialement célèbres comme Pearl Jam, Soundgarden, Alice in Chains, et la scène privilégiée d’une myriade de groupes plus ou moins confidentiels comme The Melvins, Mudhoney, Skin Yard, TAD, ou encore le très bon Walkabouts, Pure Joy et – surtout – Bikini Kill. Son aire d’influence rayonne sur Olympia, à mi-chemin avec Portland (Oregon). C’est à Olympia que se trouve l’Evergreen State College qui est l’université alternative à celle de Washington à Seattle. La radio de cette université plus libre, moins stricte, moins guindée, s’appelait radio KAOS. Elle était animée par John Foster et devint rapidement un label d’une certaine notoriété. Bruce Pavitt y fit ses premières armes, avant de créer son fanzine, Subterranean Pop, qui devint en 1988 le fameux label Sub Pop. C’est Sub Pop qui produisit une bonne partie de la scène grunge des débuts, dont Nirvana. Bruce Pavitt fut rejoint par un autre animateur de radio – KCMU –, Johathan Poneman, qui avait lancé également un fanzine devenu incontournable, Rocket. C’est dans un entretien publié dans Rocket que Bruce Pavitt, en avril 1988, utilisa le premier, semble-t-il, le terme « grunge » pour définir la musique produite par Sub Pop. Un mélange de hard-rock et de punk, lourdement influencé par les Ramones. Le son, saturé, devait être sale (« grunge » renvoie à la crasse des ongles) et tendit de plus en plus à une forme d’efficace simplicité. Ce « simple is better », moto d’Olympia promu par Calvin Johnson (entre autres choses, fondateur du label K Records), trouva sa manifestation la plus aboutie dans Nirvana.

Outre le peintre Robert Motherwell, Kurt Cobain et Kris Novoselic, tout comme Dale Crover (un des premiers batteurs de Nirvana) et Matt Lukin des Melvins sont nés ou ont grandi à Aberdeen, petite bourgade fondée en 1884 par un certain Samuel Benn qui s’ouvre sur la péninsule olympique et le port de Grays Harbor. Longtemps, elle fut un lieu mal famé, réputé pour ses tripots et ses maisons closes, abrutie par Billy Gohl, dit Billy Ghoul, assassin de 140 hommes, et si l’on en croit Kurt Cobain elle restait dans les années 80 un lieu de « rednecks », ces culs-terreux aux idées nauséabondes qui pullulent sur tout le territoire américain et en constituent finalement, d’une certaine manière, aussi l’unité.

Entre port et usines industrielles, entre mer et forêt, entre horizon barré et front bas, Aberdeen semble isolée mais peut vite s’ouvrir sur Olympia et Seattle. Un trou parmi des milliers d’autres. Mais quelques enfants paumés de la basse « middle-class », nés là par hasard parmi des milliards d’autres, devinrent pourtant célèbres. De la petite maison pavillonnaire, un peu sordide, négligée, semblables à toutes les autres, quelques-un.es eurent une trajectoire exceptionnelle.

Le Riot grrrl : du féminisme dans le punk-rock

Mais davantage que cette contingence qui ne vient nourrir que l’illusion du mythe de la grâce (grâce foudroyée), ce qui mérite d’être mis en avant au milieu de cette scène musicale en voie de garage, est le mouvement féministe qui l’innerva. Beaucoup l’ont oublié, ou pire, l’ignorent, mais au tournant des années 90, et au milieu du virilisme totalisant qui rejetait les féministes dans l’hystérie ou l’extrémisme (mais n’est-ce pas encore le cas aujourd’hui?), émergea une dynamique puissante et fraîche et libératrice : le Riot grrrl8.

Assimilé au féminisme de la « troisième vague » (l’expression apparaît dans un article de Rebecca Walker en 1992, « Becoming the Third Wave »), déjà intersectionnel, postmoderne9, éco et trans-féministe, le Riot grrrl se déploie dans la scène musicale d’Olympia, puis de toute la région, puis à l’internationale. Le groupe Bikini Kill en est sans doute la figure la plus connue, mais il y aussi Bratmobile, Skinned Teen, Excuse 17, Emily’s Sassy Lime ou encore, parmi tant d’autres et juste un peu plus tard (à partir de 1994), l’excellent Sleater-Kinney.

La chanteuse de Bikini Kill, Kathleen Hanna, étudiait au Evergreen State College d’Olympia. Elle avait très tôt commencé à former des groupes et avait comme amis Kurt Cobain, Kris Novoselic, Dave Croler, Matt Lukin, Bruce Pavitt. Elle s’acoquina avec la batteuse Tobi Vail qui inventa le superbe « grrrl ». Tobi Vail était une jeune femme super-active, curieuse, intelligente, pleine d’envies. En plus de la musique, elle avait lancé en 1989 le fanzine féministe Jigsaw. Alors que Kathleen Hanna flirta avec Dave Grohl, une fois qu’il eut rejoint Nirvana, Tobi Vail se mit avec Kurt Cobain qu’elle connaissait au moins depuis 1986. L’idylle fut brève, mais le jeune homme écrivit en pensant à elle beaucoup de chansons de Nirvana jusqu’à In Utero. C’est au contact de ces jeunes femmes que les membres de Nirvana furent sensibilisés à toutes les thématiques qui firent et qui font le succès de Nirvana. Ce sont ces jeunes femmes qui leur transmirent une morale qui dénote avec les valeurs du milieu rock, et qui, finalement, les sauvent de l’oubli. Comme trop souvent, on se souvient des hommes devenus célèbres, pas tellement des femmes, restées dans l’ombre.

*

1Une critique ramassée de la Raison a été proposée par Norbert Trenkle, dans Critique de l’Aufklarung en 8 thèses, disponible sur le site Palim-psao : http://www.palim-psao.fr/article-critique-de-l-aufklarung-8-theses-par-norbert-trenkle-groupe-krisis-122096801.html

2L’Invention du quotidien, 1. Les arts de faire ; 2. Habiter, cuisiner.

3« Ces faits ne sont plus les données de nos calculs mais le lexique de leurs pratiques. » Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, I – Arts de faire, Folio, p.52.

4Sur le sujet automate : Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise (Denoël, 2003, pp. 96-105), Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale (Mille et une nuits, 2009).

5L’histoire de la clinique a été écrite par Michel Foucault dans Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical (1963).

6Nous entendons « émotivité » de manière proche de ce que Georges Bataille appelait « part maudite » : c’est l’excès.

7Naomie Klein, The Shock Doctrine (2007).

8Cf Manon Labry, Riot Grrrls, éditions La Découverte, 2016.

9Le terme « postmodernisme » est à entendre ici de la manière très large de l’abandon des théories « modernistes » qui ont foi dans le progrès de la modernité aussi bien au niveau économique et industriel que dans les théories intellectuelles qui l’accompagnent.

II – Contingences irréductibles

Personne n’écoute le même Nirvana. Le son est intraduisible. Il est même difficilement communicable. Qu’entend l’autre ? En écoutant une musique ensemble, que partage-t-on ? Un enthousiasme ? Ou plutôt le son d’une époque, la reconnaissance dans cette époque selon ce qu’elle produit, sa texture musicale, une série d’instruments, des modes de composition, des réseaux de diffusion ? Dans ce déterminisme, pourtant, se meut une multitude de singularités contingentes, irréductibles. Il y a nous, il y a tous ceux qui écoutent Nirvana, et au sein de Nirvana, il y eut Kurt Cobain.

A. Nirvana

Nirvana s’est formé en 1987 à Aberdeen. Le groupe a enregistré 3 albums studio et en a sorti 2 autres (une compilation d’outtakes et un live)entre 1989 et 1994. 52 millions de copies vendues. Dans sa formation finale, il était composé de Kurt Cobain à la guitare et à la voix, de Kris Novoselic à la basse et de Dave Grohl à la batterie. Le nom du groupe vient du concept hindou et bouddhiste que Kurt Cobain définit avec justesse comme « un état de libération par rapport à la douleur, à la souffrance et au monde extérieur. » Le nom est bon. La musique ne répond pas vraiment à ce programme. Le nirvana est un spleen, un « paradis perdu » qui n’a jamais existé, et un idéal.

Avant de former Nirvana avec Kris Novoselic, Kurt Cobain faisait partie d’un groupe dont le nom est peut-être l’un des plus courants dans l’histoire de la musique depuis les années 80 : « Fecal Matter ». Quand Dave Grohl intègre définitivement Nirvana, lui conférant la précision la puissance incomparable de sa frappe, il avait été précédé, comme il le rappelle lui-même lors de l’entrée du groupe au Hall of Rock en 2014, par quatre autres batteurs dont nous conservons des enregistrements et qui marquèrent eux aussi de leur empreinte des chansons devenues cultes. D’abord Bob McFadden, Aaron Burckhard, Dale Crover puis Dan Peters, tous deux des Melvins, dont restèrent toujours proches les membres de Nirvana. En 1988, Chad Channing se joignit au duo et c’est avec cette formation qu’ils enregistrèrent Bleach pour le label Sub Pop.

Sub Pop est devenu le label iconique de la scène et du son de Seattle. Chez eux signèrent entre autres Green River, Soundgarden ou encore Mudhoney. Sub Pop fut fondé par Bruce Pavitt et Jonathan Poneman aux alentours de 1987-8. Ils découvrirent Nirvana par l’intermédiaire du producteur Jack Endino qui aida considérablement le groupe à s’améliorer. Jeunes encore, ils n’étaient cependant pas des débutants : ils avaient vingt ans et ils devinrent musiciens quand leurs parents étaient devenus employés.

Bleach

Un premier single sortit chez Sub Pop, Love Buzz, qui est une reprise du groupe hollandais Shocking Blue, sur l’idée de Kris Novoselic, composée par Robby Van Leeuwen (deuxième LP Sensational). Tout, là aussi, y est déjà contenu : simplicité de la musique, des motifs, des paroles ; passage « noise » du solo ; obsession, expression de la frustration ; volonté de puissance contrariée ; un murmure d’amour qui est plein de rage et qui exprime la dimension politique (du vivre-ensemble en société) de la relation de couple. La version originale est chantée par une femme, Mariska Veres (1947-2006), à la voix grave, légèrement rude, qui peut rappeler celle de Grace Silk. Le succès fut important, même si Kurt Cobain semble avoir déprécié cet enregistrement qu’il jugeait trop mou. La critique s’accorde sur l’insuffisance de la voix qui fait, oui, pâle figure en comparaison de l’original.

Sub Pop se décide à les enregistrer, mais veulent éviter le contrat. Bruce Pavitt et Jonathan Poneman expliqueront qu’à cette époque ils n’en signaient jamais : le label était confidentiel encore. Kris Novoselic insistera et Nirvana signera le premier contrat officiel du label.

Nous sommes en 1988.

Kurt Cobain désire un deuxième guitariste et Chad Channing propose Jason Everman. Ils joueront ensemble, mais n’enregistreront rien bien que Jason Everman sera quand même listé dans Bleach : il donnera 606,17 dollars pour la session studio. L’album, produit par Jack Endino, a été enregistré en 72 heures. Il sort le 15 juin 1989. C’est un succès. L’album sera vendu à 40 000 copies mais le groupe se plaindra que la faible distribution n’ait pu assurer des ventes plus importantes. Les premiers fans sont déjà là.

C’est un album noir. Le son est lourd, métallique, mais la simplicité musicale et l’esprit d’ensemble en font le parangon du son grunge. 13 chansons. Les paroles sont simples car Kurt Cobain avouait avoir des difficultés à les retenir. L’impression obsessionnelle, voire obsidionale, en est accentuée. Il s’ouvre sur Blew, qui est aussi la première chanson à avoir été enregistrée. Le thème de la honte, présent dans tout l’album, et dans les deux albums suivants, ouvre le bal. Le divorce des parents est évoqué, et la dépendance, déjà, à la drogue. On y entend le palimpseste de Leadbelly, Ain’t it a shame, chanson que, par ailleurs, ils reprendront comme ils reprendront à Leadbelly, bien sûr, l’ultime Where did you sleep last night ? Inauguration et clôture sous un patronage très beau.

Suit le satirique, le tragi-comique, et le dégoûtant Floyd the Barber. Un détournement d’une série culte des années 50, The Andy Griffith show. La culture télévisuelle innutrira de nombreuses chansons de Nirvana : c’est la voix de la société, la société de l’image, la société où les rapports sociaux sont médiatisés par les images. Un garçon qui veut s’échapper un instant du foyer étouffant finit étouffé par la touffe de l’Aunt Bee : « I die smothered in Aunt Bee’s muff ». « Muff » est argotique pour « vagin ». « Smother », c’est « étouffer » mais c’est aussi la « mother ». Glissement des mots, honte sociale (« I was shaved/shamed »), inadéquation, enfermement, malaise familial. Introspection rance. Incapacité à se tourner vers l’extérieur. L’obsession, comme dans Love Buzz, claquemure et asphyxie.

About a girl a été popularisée par sa reprise en acoustique lors de l’Unplugged in New York (1994). Elle a été composée pour la petite copine de Kurt Cobain, Tracy Marander (ce qu’elle dit n’avoir su qu’en 1998). Très pop. Trop pop sans doute, et pas seulement pour Sub Pop. Mais ce genre de mélodies, qu’affectionnait Kurt Cobain dans un éclectisme qu’il faut souligner, a assuré au groupe sa large diffusion. Et même son utilisation dans des publicités… Kurt Cobain l’a écrite après avoir écouté en boucle les Beattle’s qu’il admirait, et avec l’intention de copier R.E.M.

Le quatrième morceau reste dans l’ambiance high school dont il porte le titre. Mais en marque le décalage. C’est l’histoire d’un janitor, d’un portier : l’ancien élève se retrouve portier de l’école qu’il a fréquentée. Expérience vécue, a-t-on prétendu à tort, par Kurt Cobain. « Would you believe in just my luck ? » Ironie douloureuse. Honte peut-être. Dénonciation du travail : « no recess ». Il n’y a plus de « récréation » pour qui est entré dans le monde du travail. Mais c’est peut-être surinterpréter des paroles qui s’offrent continuellement à l’interprétation plurielle. Le rythme initial, schématique, brutal, rapide mais s’évasant sur sa fin, se retrouvera dans d’autres chansons :Negative Creepet surtout dans Scentless Apprentice d’In Utero. Simplicité absolue, presque punk, quoique la distorsion soit trop lourde pour renvoyer au dépouillement punk.

Après Love Buzz, Paper cut. Une des plus puissantes, émotivement, des compositions de Nirvana. L’histoire, encore, d’un enfant enfermé chez lui. Lourdeur lente, crissements, clarté fantomatique du refrain. Entre l’hypnose et l’obsession. Entre le songe et le cauchemar. Presque confortable. Amère et sucrée. La seule fois qu’apparaît le mot « nirvana » dans une chanson.

Comme School,Negative creep est lourde, métallique, enragée. Plus métal que punk, plus punk que grunge. On retrouve ce principe musical de la corde à vide, sous une distorsion pesante, qui est scandée par une note alternative, ici à l’octave. Les guitares sont presque toujours « tuned », c’est-à-dire descendues d’un ton ou d’un demi-ton. Le refrain démarque celui de Mudhoney : « Sweet young things ain’t sweet no more » donne « Daddy’s little girl ain’t a girl no more ». L’image dépréciée de soi, déjà postulée dans toutes les chansons précédentes, est ici exposée, revendiquée, presque hurlée, ou crachée. « I’m a negative creep and I’m stoned. I’m negative creep and a criminal. » C’est, comme on dit en Italien, l’io narratore, le « je-narrateur », le narrateur et le masque fictionnel endossé par le chanteur, Kurt Cobain, comme au théâtre grec. Qu’il ne quittera plus et avec lequel il sera incessamment confondu. La chanson plaisait à un public versé dans le metalet elle a été reprise, entre autres, par Machine Head. La version de Dee Dee Ramone n’est pas nulle.

Pendant longtemps Scoff me semblait être une chanson de couple. Un jeune homme était repoussé par une femme pour un tas de raisons qu’il énumérait (notamment qu’il n’était pas assez vieux pour être accepté dans sa chambre). Elle se moquait de lui (« to scoff ») et il retournait à l’alcool (« Give me back my alcohol »). Car c’est l’apanage de la musique – et de la poésie – de permettre toutes les interprétations, toutes les fantasmagories. D’autant plus que les paroles de Nirvana préfèrent le vague, le soluble, et joindre l’imprécis au précis. Mais le thème en est en fait la relation père-fils, la négligence du père, alcoolique, envers son fils. On sait combien Kurt Cobain était éloigné de son père : « I decided, écrira-t-il dans son Journal,to let my father know that I don’t hate him. I simply don’t have anything to say and I don’t need a father-son relationship with a person whom I don’t want to spend a boring Christmas with. In other words, I love you. I don’t hate you. I don’t want to talk to you. »1

Swap meet, elle, parle bien d’un couple. Elle fut peu jouée. Sa mélodie est bizarre. Y poser la voix est ardu. Pourtant elle a quelque chose d’envoûtant : « She loves him more than he will ever know. He loves her more than he will ever show. » Encore une distorsion sonore : le « him » est en réalité un « it » et la chanson est en fait une satire du couple ordinaire, tout en superficialités et en ennui. Mais ce n’est pas sans ambiguïté.

Mr. Moustache est une caricature – et donc encore une satire – du redneck, ce bof de base, raciste, sexiste, homophobe, d’un populisme à la Bush (père et fils) ou à la Trump, qui pullule aux États-Unis (nous avons pu voir vers 2013, près d’Albany, dans l’État de New York, un autocollant derrière un pick-up qui assimilait Barak Obama aux terroristes islamistes…). Kurt Cobain en avait fait également un « strip » qu’on trouve dans son journal. La focalisation est bien rodée : le narrateur est le personnage visé. Ce parti pris évite à la satire de sombrer dans la naïveté ridicule, mais a provoqué de nombreux malentendus : on a considéré parfois que les paroles de Nirvana étaient au premier degré.

Sifting est longue, lente, lourde. Le solo de la fin est particulièrement écorché. Elle teinte l’album en profondeur. Elle est obscure dans son sens. Il y est question d’école, de honte, de retrait, de persécution. Le titre trahit le goût de K. Cobain pour certaines sonorités (comme dans School, Scoff, Swap meet).

La satire morale se double d’anti-autoritarisme dans Big Chesse – le « big boss ». Il paraît que c’est Jonathan Poneman, le patron de Sub Pop, qui serait visé. Il avoue lui-même avoir pris la grosse tête à cette époque-là.

Enfin, Downer est sauvée du groupe précédent de Kurt Cobain, Fecal Matter. Logorrhée libre reprenant les thèmes dès lors habituels : anti-autoritarisme, ressentiment et critique de la morale ambiante. Le mot « communisme » apparaît : c’est la seule fois. La chute du mur est imminente. Mais on ne peut rien en tirer sur la connaissance, sans doute à peu près nulle, du communisme par Kurt Cobain en dehors de ce qu’il en a sans aucun doute entendu de vague et de vide à la télévision.

En 1992, après le succès de Nevermind, Sup Pop ressortira cet album, mais c’est Geffen qui assurera sa diffusion à travers le monde.

En 1990 un différend, d’ordre musical, selon les dires de l’intéressé, éclate avec Chad Channing. Alors que Kurt Cobain cherche à assouplir les musiques, Chad Channing préfère les durcir. « The early songs were really angry… But as time goes on the songs are getting poppier and poppier as I get happier and happier. The songs are now about conflicts in relationships, emotional things with other human beings. » (ce qui est inexact, parce qu’on a vu que les principales thématiques sociales et morales étaient déjà bien représentées dans le premier album). Nirvana enregistre quelques chansons avec le nouveau batteur de Mudhoney, Dan Peters, dont certaines figureront sur Incesticide. Mais la collaboration s’arrête là quand Buzz Osborne leur fait rencontrer Dave Grohl qui passera une véritable audition avant d’intégrer le groupe. Leur premier concert dans cette formation finale a lieu le 11 octobre 1990 à Olympia, état de Washington. Dave Grohl est donc le cinquième – et dernier batteur du groupe.

Les rapports tendus avec Jonathan Poneman se dégradent. Outre une antipathie personnelle, Kurt Cobain reproche à Jonathan Poneman une distribution trop faible. L’album est un succès, mais il n’est pas assez diffusé. Le patron de Sub Pop le reconnaît : « « Our metric for success was much more modest than even the bands, and that’s actually got us into trouble. Kurt would tell me regularly, ‘‘We should be selling a million of these !’’ » Même Kim Gordon avait dit du bien de la musique de Nirvana (n’y a-t-il pas une certaine proximité métallique entre Bleach et Confusion is sex?). Alors qu’un deuxième album, intitulé Sheep, était programmé chez Sub Pop, les démarches entreprises pour trouver un major plus compétent aboutissent, en avril 1991, à la signature avec David Geffen Company (DGC). Nevermind sort le 24 septembre 1991.

Nevermind

DGC imaginait en vendre 250 000 copies, il s’en est écoulé 30 millions. Deux mois après sa sortie il obtient le Gold et le Platinium. Il est numéro un des ventes – « Billboard 200 » – le 11 janvier 1992. Ce groupe qui aurait pu rester une niche pour une poignée de personnes, à l’instar de l’extraordinaire Slint, de Sloy, ou même de Pere Ubu, de Pavement, de Bikini Kill, pour ne citer que quelques exemples précieux – est devenu sans conteste le groupe emblématique des années 90. La touche de Butch Vig y est bien sûr essentielle. Mais cette surproduction rend aujourd’hui l’album parfois indigeste.

Alors que le label misait sur Come as you are, balade facile, c’est Smell like teen spirit qui, inopinément, devient la chanson phare. L’histoire est connue : Kathleen Hanna, chanteuse des Bkini Kill, aurait tagué quelque part que « Kurt smells like Teen Spirit ». « Teen Spirit » étant le nom d’une marque de déodorant à bas prix qu’utilisait Tobi Vail, la batteuse de Bikini Kill, et la petite amie alors de Kurt Cobain. On a qualifié cette chanson d’hymne de la jeunesse. Entre vague ennui et ennui vague, appel indécis à la révolution ou à la drogue : « Load up on guns and bring your friends » : métaphore pour la seringue ? Rage frustrée, adolescence perdue. Et finalement, ce n’est pas tout à fait faux, inutile de le nier, quoiqu’un peu plus compliqué. Nous y reviendrons.

In Bloom prolonge les thématiques habituelles : délaissement, déclassement, satire (ambivalente) du type de base, qui est un peu trop paumé pour être tout à fait antipathique. Cette chanson est importante dans l’histoire du groupe.

Beaucoup ont glosé sur Come as you are. Mélodieuse, très pop, à propos du rapport à l’altérité où rien, encore une fois, n’est vraiment dit alors que tout le monde attend quelque chose de précis. Chacun supplée, fantasme. N’y a-t-il pas dans cet horizon d’attente toujours déçu la clef de la fascination envers Kurt Cobain ? La drogue, les armes, l’autre. Des paroles assemblées par le principe du cut up de la Beat Generation. Des détournements. « Come as you are » est le message écrit sur les panneaux d’Aberdeen (à moins qu’Aberdeen ait inscrit bêtement ce message en l’honneur de Kurt Cobain?). Hypocrisie quotidienne. « Doused in moud, soaked in bleach » ne peut manquer d’interroger : il s’agit d’un message de prévention à destination des toxicomanes pour les inciter, en pleine épidémie du sida, à nettoyer leur seringue (quand le linge tombe dans la boue, il faut le nettoyer à la Javel). Et même des proverbes autour du thème de l’ami/ennemi qui permet un jeu des contradictions (« take your time, hurry up ») qui confère, à bas prix, une profondeur et qui n’est que l’expression de la confusion.

Le premier titre de Breed était Imodium, médicament contre la constipation (due à l’héroïne), dont nous conservons de nombreuses versions. Prend à contre-pied la chanson précédente. Tobi Vail est encore une fois à l’origine de ce morceau qui semble être une critique du couple, du mariage trop tôt, de l’enfant non désiré… Tout ce à quoi Tobi Vail répugnait et qui arrivera exactement à Kurt Cobain… Il dira : « Well, I have apocalyptic dreams all the time. Two years ago, I wouldn’t even have considered having a child. I used to say that a person who would bring a child into this life now is selfish. But I try to be optimistic, and things do look like they’re getting a little bit better—just the way communication has progressed in the past ten years. […] I was helpless when I was 12, when Reagan got elected, and there was nothing I could do about that. But now this generation is growing up, and they’re in their mid-20s, they’re not putting up with it. »2

Dans les nombreux tubes de Nirvana, Lithium tient une bonne place. Dénigrement de soi (« I’m so uggly »), rapport inconfortable à l’autre (« I found my friends in my head »), amour impossible. Bipolarité : de l’excitation à la dépression, de la dépression à l’euphorie. On a voulu voir une critique de la religion dans cette chanson (en rapport avec un séjour que Kurt Cobain, en rupture avec son père, aurait fait chez les parents très catholiques d’un ami où il aurait lui-même versé dans le mysticisme). Le lithium, médicament contre la dépression, serait aussi une image pour la religion, « opium du peuple ».

Polly s’inspire de l’enlèvement et le viol d’une enfant de 14 ans en 1987 qui est parvenue à s’échapper de sa séquestration.

La caution punk-rock-grunge de l’album est bien Territorial pissings. Défense de la femme, des « Natives », et attaque contre la violence suprématiste de l’homme occidental blanc.

Drain you est une des chansons préférées de Kurt Cobain, celle que le groupe a le plus jouée dans les concerts. L’histoire est celle d’un couple, dépeinte sous les traits de bébés, qui se vampirisent l’un l’autre.

Une des chansons les plus émouvantes de Nirvana est sans doute Lounge Act dont l’introduction à la basse, à la fois portée et cassée par la guitare, est d’une pure beauté. Sur la relation avec Tobi Vail. Sur l’impossibilité de se sentir en sécurité.

Stay Away porte un titre parlant. De teinte punk. Autant sur les problèmes d’incompréhension que sur l’arrogance, encore une fois, de l’homme blanc occidental. Le « God is gay » a posé de nombreux problèmes : Kurt Cobain, fondamentalement anti-homophobe (le thème revient souvent dans le journal et les entretiens), n’insulte ni les homosexuels ni Dieu, mais prétend que Dieu existait, il serait homosexuel. C’est maladroit.

On a plain est très pop dans sa mélodie, mais les paroles sont très noires. Le contraste sauve ce morceau. Sur le manque d’amour de soi et l’addiction aux drogues.

Something in the way introduit un violoncelle. La version avec la distorsion est sans doute plus belle, plus puissante. On retrouve l’univers de Bleach. Lourd, froid, solitaire. Le pont a été identifié, et il est devenu un lieu de culte pour les fans du groupe. Cette solitude au milieu d’une banlieue suburbaine dégueulasse parle à beaucoup de gens dans l’occident industriel et post-industriel. C’est l’univers des friches, des ruines, de la pollution des cours d’eau, de la saleté, de la misère. C’est le spectre du vagabondage3. On a prétendu que Kurt Cobain aurait dormi sous ce pont quand sa mère l’a jeté dehors parce qu’il avait arrêté ses études et ne trouvait pas de travail, mais Kris Novoselic et plusieurs autres de ses proches le démentent : les crues de la rivière empêchent qu’on y dorme.

L’album comprend une chanson fantôme. Subterfuge expressif d’un après, non pas d’un au-delà mais d’un en deçà. Le procédé sera réemployé dans In Utero. Ce qui porte le nombre de chansons à 13 (12+1). Endless, nameless tend à effacer la mélodie pour laisser apparaître le son pur dans une abstraction caractéristique chez Kurt Cobain. Le titre construit cette ambiance « grunge » de désarroi, de déstabilisation jusqu’à la perdition de soi. Image, se complut-on à dire, de la jeunesse désorientée, désœuvrée.

En 1992, aux MTV Awards, Nirvana remporte un prix dans les catégories « Best Alternative Video » et « Best New Artist » avec Smell like teen spirit. On refuse que soit jouée Rape me que commence cependant à entonner K. Cobain avant d’enchaîner avec Lithium (la vidéo est connue où, au lieu de jouer Lithium dans l’émission britannique « Tonight With Jonathan Ross », Nirvana balance Territorial pissings).

Incesticide

Le 14 décembre 1992, alors qu’est déjà ressorti Bleach, pour profiter du filon sort Incesticide qui compile des démos et des « outtakes » enregistrées depuis 1988. L’album est sans doute le moins aimé, et pourtant il est meilleur que Nevermind à bien des titres. Mais le son déstabilise les fans. On revient au grunge de Seattle.

Il s’ouvre sur Dive qui construit une complexe relation à l’autre. La vacuité, l’attente et la frustration (« everyone is hollow, everyone is waiting ») qui ne soignent pas dans l’autre (« Dive in me »).

Suit l’étrange Stain qui, outre l’habituelle inadéquation à la vie, évoque les douleurs d’estomac chroniques de Kurt Cobain. L’empilement de trois guitares sur la même mélodie ne renforce pas sa puissance mais l’écrase. Le solo distordu souligne l’aberration.

Been a son est une chanson féministe, et presque déjà sur le gender. C’est l’histoire, trop commune, d’une fille qu’on aurait préféré être un fils.

Turnaround est une reprise du groupe Devo, et Molly’s lips et Son of a gun sont des reprises de l’excellent groupe écossais The Vaselines. Puis, à la suite, une version rapide de Polly.

Le batteur, sur Beeswax, est Dale Crover. Les paroles sont farfelues, typiques de Kurt Cobain. Comme dans Floyd the Barber, c’est une série télévisée qui semble l’avoir inspiré. Dans l’épisode numéro 1 de la saison 4 de The Brady Bunch intitulé « Hawaii Bound », Bobby Brady, le plus jeune des trois fils, trouve une poupée vaudoue tiki et la reporte chez lui en pensant qu’elle porterait chance.

Comme Polly, Downer est accélérée.

Dale Crover assure encore la batterie sur Mexican seafood qui, comme le titre le laisse envisager, raconte les douleurs d’estomac du chanteur.

Même topo pour Hairspray Queen qui est une des plus étranges de Nirvana, autant dans la mélodie que dans la voix. Quelque chose de burlesque, tout en restant profondément triste.

Aero Zeppelin semble accoler les noms d’Aerosmith et de Led Zeppelin. Nouveau thème qui, jusqu’à présent, n’a été qu’effleuré : celui de l’industrie musicale. Kurt Cobain aurait déclaré : « Christ!? Yeah, let’s just throw together some heavy metal riffs in no particular order and give it a quirky name in homage to a couple of our favourite masturbatory 70’s rock acts. » Avec le succès, cette thématique, tout aussi classique que les autres, prendra de plus en plus d’importance.

Big Long Now appartient à la collection des mélodies lentes, lourdes, froides, fantomatiques et déchirées de Nirvana. Et comme les autres, elle en est une des plus belles réussites.

Mais Aneurysm aura beaucoup plus de succès. L’introduction, pour une fois, a le temps de se déployer à son aise. Elle raconte le malaise de Kurt Cobain lors de son premier rendez-vous avec Tobi Vail, et de sa défection à la dernière minute.

La volonté de casser le son de Nevermind est assez claire, au-delà de l’opportunité commerciale d’un album sans enregistrement, dans la sortie d’Incesticide. Il aurait dommage, aussi, de garder ces mélodies dans un placard. L’univers de Nirvana y est plus intimiste, moins produit que dans Nevermind. Même la couverture insiste sur cette intimité recentrée : le dessin est de Kurt Cobain qui laisse libre cours à ses velléités artistiques. L’occasion aussi d’adresser un message aux « mauvais fans » dont on reparlera.

In Utero

Pour casser le son de Nevermind, le groupe fait appel à Steve Albini. Le musicien de Big Black, de Rapeman, de Flourpuis, plus tard, de l’excellent Shellac, favorisait un son plus naturel, plus brut, avec plus ou moins l’idée, fausse, de révéler une authenticité de la musique ou d’un groupe. Tous les albums qu’a touché Steve Albini sont des réussites, au moins sous l’aspect du son. Parmi toutes ces merveilles, Tweez et Untitled de Slint (1987 et 1994), Sufer Rosa et Death to the Pixies de ce groupe (1988 et 1997), Pure et Head de Jesus Lizard (1989 et 1990), Pod, Title TK et All Nerve des Breeders (1990, 2002 et 2018), In on the Kill Taker de Fugazi (1992), Rid of Me de PJ Harvey (1993), Plug et Planet of Tubes des trop méconnus Sloy (1995), Starters Alternators, Turns et surtout l’indépassable Dizzy Spells de The Ex (1998, 2004 et 2001), Walking into Clarksdale de Jimmy Page et Robert Plant (1998), Chateauvallon de Chevreuil (2003) en plus de quelques autres, plusieurs albums de Mono, The Weirdness d’Iggy & the Stooges (2007),ou encore Don Caballero et Sunn O))). La liste exhaustive est incroyable et c’est une mine de pépites pour les curieux. À quoi s’ajoute une éthique forte, le refus des royalties, un travail souvent gratuit ou en tout cas loin du coût des prestations habituelles, la dénonciation systématique du système capitaliste (dont il fait partie pourtant – mais cela est un autre problème).

In Utero sort le 13 septembre 1993 et devient numéro 1 aux États-Unis, plus par suite de Nevermind que pour ses qualités propres. Douze chansons plus une fantôme. La volonté est affichée et revendiquée de varier l’inspiration, d’être plus « impersonnel », de rentrer dans l’âge adulte. Pourtant l’album demeure profondément identique aux autres : l’enfance, la frustration, la drogue, le couple (Courtney Love, sa femme depuis l’année précédente, a inspiré plusieurs chansons), la dénonciation des violences contre les femmes, l’image publique.

L’album s’ouvre sur Serve the Servants qui parle, comme dans Scoff, de la relation au père, de la « teenage angst » qu’il veut surmonter sans y parvenir, du ras-le-bol – déjà – de la soumission aux fans ou du moins au « star system », d’où le titre. (Pygmy Lush a réalisé une belle reprise de ce morceau en 2014.)

L’inspiration littéraire s’impose dans Scentless Apprentice qui fait explicitement référence au Parfum de Suskind et à son personnage principal, Grenouille. Figure du marginal hanté par la mort, la décomposition et le suicide. Un petit goût de Kaspar Hauser. Mais si l’inspiration est plus « noble » que celle de Floyd The Barber, finalement, rien n’est profondément renouvelé. L’obsession cloisonnante persiste.

Heart-Shaped Box est une des mélodies qui a sauvé l’album auprès du public. Cette boîte en forme de cœur est celle qu’il a offerte à Courtney Love pour lui déclarer son amour. Dans une interview Courtney Love évoque la métaphore de son vagin pour cette fameuse boîte. Peut-être a-t-elle participé à l’écriture de la chanson. En tout cas, la similitude avec Live Through this est évidente : le couple s’enrichit mutuellement.

Rape me, sur le viol, a connu le succès et le scandale que l’on sait.

Frances Farmer will have her revenge on Seattle est dédiée à l’actrice Frances Farmer (1913-1970) qui, à cause de ses troubles psychologiques a subi l’acharnement médiatique. Le prénom n’aurait pas donné celui de Frances Bean, la fille de Kurt Cobain et de Courtney Love, qui viendrait plutôt de Frances McKee, la guitariste des Vaselines. Toutefois, Courtney Love portait une robe de Frances Bean à son mariage.

Dumb raconte la vie simple et idiote d’un jeune homme, entre critique et projection de soi. Très proche d’In bloom. Dans une interview avec Melody Maker qui l’interroge sur l’ironie de la chanson, Kurt Cobain explique assez clairement cette ambivalence récurrente :

« MM: The lyric for “Dumb” seems peculiarly direct, a song about life’s simple, silly little pleasures. Like “I think I’m dumb/Or maybe just happy.” Is it intended to reflect that new-found optimism you’ve mentioned, or should we be reading it ironically?

KC: That’s just about people who’re easily amused, people who not only aren’t capable of progressing their intelligence but are totally happy watching 10 hours of television and really enjoy it. I’ve met a lot of dumb people. They have a shitty job, they may be totally lonely, they don’t have a girlfriend, they don’t have much of a social life, and yet, for some reason, they’re happy.

MM: Are you ever envious of them?

KC: At times. I wish I could take a pill that would allow me to be amused by television and just enjoy the simple things instead of being so judgmental and expecting real good quality instead of shit. And just using the word “Happy” I thought was a nice twist on the negative stuff we’ve done before.

MM: So this has a negative tone, too, you’ve just hidden it?

KC: Yeah (laughs) »4

Very Ape, comme Territorial Pissings ou Stay Away, dénonce l’arrogance de l’homme blanc occidental, et remet en cause l’idée même de progrès. Kurt Cobain dit avoir voulu copier les Pixies dans cette alternance de rythme et d’intensité, courante chez Nirvana, entre les couplets et le refrain. Le résultat est totalement différent.

Milk it est une des chansons les plus agressives de Nirvana. Noire, désespérée, elle n’a pas la lenteur simple de Something in the way ou Big Long Now : elle est tout simplement hautement torturée. La célébrité, la drogue, le suicide y effacent tout distance et les jeux de mots ne font que renforcer le malaise (avec « look on the bright side/suicide », nous sommes loin des Monty Python).

Kurt Cobain était insatisfait de l’enregistrement de Pennyroyal Tea qui présentait à ses yeux trop de défauts. La chanson date de 1990. On y trouve cité Leonard Cohen et, de manière indirecte, Samuel Beckett et Rainer Maria Rilke. Loin, désormais, les réminiscences des séries télévisées… Solitude, douleur, autoportrait en souffrance. Les thèmes demeurent les mêmes.

Tandis que Radio Friendly Unit Shifter brosse les inconvénients de la célébrité, Tourette’s explicite son sujet par son titre. La première est assez originale dans ses sonorités, la seconde est traditionnellement proche du punk-rock.

Autre mélodie charmante, All Apologies est dédicacée à Courtney Love et Frances Bean. Balade mélancolique d’un bonheur qui ne vient que dans un soleil voilé. Elle fermerait l’album si la chanson fantôme, Gallons of Rubbing Alcohol Flow Through the Strip, ne revenait instaurer un chaos sec et dénudé, à propos des drogues. Improvisée au Brésil, elle a été jugée assez construite pour être publiée, peut-être comme un pied-de-nez par rapport à la production léchée de Nevermind.

D’autres morceaux de cette superbe session d’enregistrement de janvier 1993 à Rio de Janeiro, sous la houlette du très bon Craig Montgomery, auraient eu leur place dans In Utero. Intelligemment agencés les uns avec les autres, ils auraient même constitué un album à part entière, le plus noir et le plus viscéral de Nirvana. I hate myself and I want to die ; Gallons of Rubbing… ou son jumeau Other Improv ; le Season in the sun (dans une version plus sérieusement enregistrée) qui n’est rien d’autre que Le Moribond de Jacques Brel qui faisait pleurer, dans la version de Terry Jack, le jeune Kurt Cobain (David Bowie avait déjà repris Le Port d’Amsterdam en 1973). Et puis la chanson la plus torturée et la plus bouleversante de Nirvana : Marijuana – connue aussi sous le titre Moist Vagina. L’épure du schéma de composition, l’intensité du cri, le dépouillement halluciné jusqu’au cauchemar des paroles sacre ce morceau comme le plus déchirant du répertoire. Rarement une musique, par les oreilles, aura fouillé si profond les viscères.

De cette époque datent également plusieurs autres chansons produites par Steve Albini, dont Sappy. Le thème est celui de la violence à l’encontre des femmes. Musicalement, c’est la chanson typique de Nirvana : introduction, couplet-refrain 1, couplet-refrain 2, solo, reprise du couplet-refrain 1. La voix est sublime, écorchée jusqu’à la fêlure qu’elle frôle. D’une force mélancolique rare. Et c’est bien la principale caractéristique de Nirvana (partagée avec des Smashing Pumpkins plus arty) que cette puissance dans la mélancolie.

Unplugged in New York

Autant In Utero rompait avec Nevermind, autant Unplugged in New York rompt avec In Utero qu’il suit pourtant de très près. Enregistré en public le 1 novembre 1993 dans les studios de MTV, le concert sera diffusé le 16 décembre et sortira en album en avril 1994, peu après la mort de Kurt Cobain. Le groupe est désormais iconique. Pat Smear, présent depuis septembre 1993, assurera la deuxième guitare, et on fera appel aux frères Kirkwood, Cris et Curt (presque un double de Nirvana), du groupe Meat Muppets. Les Kirkwood connaissaient Pat Smear depuis l’enfance. C’était donc en famille. Le violoncelle sera assuré par Lori Goldston qui avait commencé à jouer avec le groupe lors de la tournée d’In Utero. Krist Novoselic, sur Jesus doesn’t want me for a sumbeam, emmanchera l’accordéon.

L’image de Kurt Cobain fut figée à jamais : gilet miteux, jean déchiré, t-shirt Frightwig, cheveux douteux, Converse aux pieds. Avec la chemise de bûcheron, voilà la panoplie du parfait grunge, endossée par toute une génération. Mais l’ensemble a été très soigné, et la réalisation a presque été trop sérieuse. De toute évidence, le groupe voulait éviter le ridicule de la prestation de Pearl Jam, l’année précédente, le 16 mars 1992, où Eddie Vedder tombe pitoyablement de son tabouret tandis que Jeff Ament monte sur la batterie. Ne furent interprétées que des reprises, soit des albums précédents soit d’autres groupes.

Ouverture sur About a girl qui deviendra la version culte, enchaînement avec Come as you are qui soulève l’approbation. Puis la troisième reprise de The Vaselines, Jesus doesn’t want me for a sunbeam. Premier acmé avec The Man who sold the world qui vaut bien la version, déjà très bonne, de David Bowie (la version avec refrain saturé est encore meilleure). Kurt Cobain assure seul un pathétique Pennyroyal Tea. À 26 ans, sa voix est devenue parfaite. Ce qu’il faut d’éraillement et de puissance. S’ensuivent Dumb et le désormais classique Polly (la moins bonne version). On a plain, un peu molle sans distorsion. Un Something in the Way plus chaleureux que sur Nevermind, et qui en perd sa charge émotive (c’est une chanson de la solitude qui s’accommode mal d’un public). Puis revient une montée extraordinaire en puissance avec le cycle Meat Puppers dont sont joués Plateau, Oh, Me et Lake of Fire, toutes trois tirées de l’album Meat Puppets II (1984) et qui incite à redécouvrir cet album qui a marqué également Pavement. Un bel hommage. All Apologies se révèle davantage ici, en acoustique, que sur In Utero, dont le son était trop brut pour une telle mélodie. Et, enfin, la définitive et dramatique Where did you sleep last night, reprise à Leadbelly (dont la version reste cependant incontournable), qui clôt le concert avec fracas, avec maestria, avec une élégance déchirante. Pourtant cette prestation sublime, au-delà des mots, n’a pas empêché qu’elle soit reprise et utilisée dans la plus vile et la plus ridicule des publicités. Tout est dit.

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1Le contexte est celui de l’écriture de Serve the Servants : https://s3.amazonaws.com/filepicker-images-rapgenius/qg2RadzsSgy6cyCjwIy3_journals%202.jpg

2The Advocate, février 1993 (Kurt Cobain fait la couverture du numéro : « The dark side of Nirvana’s Kurt Cobain, an exclusive interview », Kevin Allman).

3Il m’a toujours semblé que Larcenet s’en était fortement inspiré pour Blast.

4Entretien avec Melody Maker le 21 août 1993 : http://kurtcobain.com/interviews/dark-side-of-the-womb-part-1-melody-maker/

Introduction – La grâce et la crasse

Il y a cette voix. Il avait été une voix. Il y en eut d’autres, mais cette voix-là était la voix de l’adolescence. Du passage de l’enfance à l’adolescence, déchirant, cru, comme une mise à nu. Cette voix est la mise à nu et la mise à mort de cette enfance déchirée en adolescence. D’une illusion d’unité en une individualité incertaine. De cette a-conscience ouatée, ce brouillard familial dans son sac de coton, en un équarrissage sans raison. De cette deuxième naissance – vie dionysiaque, le deux-fois-né –, après la mise au pas, quand le traumatisme a été plus ou moins accepté, ne survit plus que cette voix. Voix lointaine, voix à la crête de la brisure, voix d’un suicidé, reprise et récupérée par une époque qui jamais n’a honte d’elle-même – une société impudente. Et ils se penchent, chauves et bedonnants, sur cette jeunesse passée avec la condescendance en guise de sagesse. Un samedi soir trop arrosé, entre deux gardes d’enfant ou deux projets professionnels, ils retrouvent un instant, dans l’ivresse, la puissance qui les grisait. Elle ne les a pas quittés, assurent-ils, ils restent fidèles à leurs amours juvéniles. Et pourtant tout a changé. Ils ne sont pas morts à 27 ans et ils sont venus gonfler le rang des esclaves salariés. Leur fidélité se monnaie en vinyles, en partage d’articles sur un portable, en vieilles photographies. Et, bien sûr, les voilà incapables (l’ont-ils jamais été?) d’entendre la moindre critique radicale.

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Le capitalisme industriel1 a tellement imprégné le tissu social qu’il est devenu impossible de le critiquer radicalement sans risquer l’ostracisation, volontaire ou subie. Le capitalisme industriel est parvenu à imprégner jusqu’à notre corps, jusqu’à notre intimité sensible. Voir, manger, aimer, respirer : la moindre de nos actions en est médiatisée par les productions industrielles que le capitalisme régit2. Chercher à comprendre les méfaits, les analyser et les dénoncer, risque d’entraîner un exil social ou un exil intérieur. D’un côté l’exode néo-rurale, de l’autre l’isolement au sein de la ville, traduisent cette même difficulté. Il est pour ainsi dire impossible de vivre sans le capitalisme industriel, ce qui entraîne nécessairement une dissociation (en plus de la dissociation induite par le capitalisme lui-même3) entre des idéaux et la vie concrète : mettre en accord sa vie et sa pensée, – sagesse de la philosophie latine, désormais vieille rengaine du militantisme casqué, – est devenu tout bonnement impossible. À quelque degré, le plus intransigeant se trahira. Personne ne peut jeter la première pierre.

Mais constat ne signifie pas résignation. Ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à sauver que tout est perdu : il restera toujours une puissance, et même une volonté de puissance, capable de penser et d’expérimenter de nouvelles « valeurs »4. Encore faut-il commencer par analyser froidement ce qui touche notre inviolable intimité. Logiquement, c’est parmi les penseurs intransigeants, radicaux – c’est-à-dire celles et ceux qui s’attaqueront à la racine – qu’on trouvera les voix les plus exactes. Et si, dans la vie quotidienne, les plus intransigeants, les plus « moraux » sont les plus faux, en plus d’être les plus imbuvables, ce sont les radicaux les plus tolérants, les plus ouverts, les moins jugeant qu’il sera opportun d’écouter. Car les contradictions sont inévitables. On peut condamner les téléphones portables, les voitures, les ordinateurs, mais si on demande au voisin de nous conduire, de nous prêter son téléphone, ou de consulter Internet pour nous, où est l’honnêteté ? Comme le dit un membre du Gang de la clef à Molette : « Je suis contre les autoroutes. Mais tant qu’il y aura des autoroutes, je ne vais pas marcher sur le bas-côté ! »5

La musique produite depuis la possibilité de sa reproduction technique n’échappe pas à cette loi6. Que ce soit dans ses processus de création ou de diffusion, elle est, autant que le cinéma, pleinement tributaire du capitalisme industriel. D’où, rapidement, pour qui a pris conscience des méfaits de ce capitalisme industriel, la contradiction (et bientôt le paradoxe) intime, c’est-à-dire au plus intérieur de soi, d’une critique exigeante et de la célébration d’une musique qui accompagna l’éclosion au monde, la construction de notre individualité et de notre agencement dans le tissu social.

Car la musique est aujourd’hui une des premières marques de la construction identitaire de l’individu dans cette phase de la vie qu’on appelle « adolescence ». Après avoir acquis la station debout (on « élève » un enfant), puis la parole, l’individu va gagner une autonomie progressive, très souvent en passant par le stade d’une opposition avec les personnes qui l’ont élevé, comme pour mieux s’en détacher, et se construire à la fois socialement et culturellement. Parmi les caractéristiques de cette construction, la musique occupe une place privilégiée : physiquement inscrite dans le corps par le battement du cœur, elle a ce pouvoir de saisir les chairs et les nerfs et de déclencher un mouvement physique. Elle est aussi puissante que le langage, tout en étant plus labile, plus insaisissable. Son omniprésence dans notre société contemporaine, aussi délétère puisse-t-elle s’avérer, s’accompagne néanmoins d’une diversité inépuisable. Une jeunesse en quête d’identité propre aura alors tout le loisir d’y pomper son originalité. Le sentiment d’appartenance à un groupe, ou du moins de reconnaissance mutuelle avec d’autres individus qui auront fait le même choix musical, servira d’amer dans le flot des rencontres. Ainsi, les premières amours musicales seront les plus puissantes. Elles le sont d’autant plus quand elles ne sont plus le seul fruit du hasard, de ce que les parents écoutent ou de ce que les médias favorisent selon les saisons et les modes, mais quand le goût personnel aura nécessité une recherche plus attentive. Si nous sommes le produit de notre milieu, de notre classe, de notre pays, nous sommes avant tout le produit de ce qui englobe et détermine toutes ces catégories : le produit de notre époque historique. Cette identité reste prégnante toute la vie, puisque nous nous définissons et nous nous présentons volontiers aux autres selon notre date de naissance, notre décennie. Entre deux personnes du même âge, il y a reconnaissance par un terreau culturel commun, dont bien sûr la musique. Nous grandissons avec la musique de notre époque, et elle sera toujours, qu’on le veuille ou non, qu’on la revendique ou qu’on s’en détache, constitutive de notre identité7. Mais certaines musiques, certaines ambiances sont plus puissantes que d’autres dans leur implication sociale. Si l’on peut se reconnaître dans le yéyé, dans le disco, dans la musique des « années 80 », et même si toutes les musiques sont imbibées d’idéologie politique, il y a cependant plus d’implications, plus de répercutions, à avoir écouté certaines mélodies, certains groupes plutôt que d’autres. Nirvana est de cet acabit.

Le suicide de Kurt Cobain est un événement traumatique pour une génération. Il a figé d’un coup une mode qui aurait pu s’épuiser avec le temps. La mort tragique d’une vedette assure auprès du public avide de mystique une aura, une fascination que les médias aiment cultiver, commémorer, analyser. Mais la glose superficielle n’a qu’un but, en réalité, publicitaire. On martèle violemment des icônes qu’on oublie tout aussi violemment. La liste des morts tragiques du show-business est interminable. Même en s’en tenant à la seule industrie musicale, nous pouvons encore sous-catégoriser avec le fameux « club des 27 » (« 27 club »), tous ces jeunes gens disparus à vingt-sept ans : Jim Morrisson, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Brian Jones, Mia Zapata, Fat Pat, Linda Jones, Kristen Pfaff, Robert Johnson, et plus récemment Amy Winehouse. Sans compter Jean-Michel Basquiat (qui commença par la musique) ou, en remontant plus avant, le poète Jules Laforgue. Les morts jeunes échappent à la déchéance qui touchent une bonne part des vedettes qui déçoivent : Johnny Rotten, Morrissey, ou encore, pour le public français, Renaud (dont on se demande, en renversant la perspective, comment il a pu écrire et porter une chanson aussi juste que « Hexagone »). S’imposent ainsi, à la machine industrielle, des destinées humaines qui lui échappent essentiellement. La mort est ce que la société capitaliste intègre le moins : soit elle tente de la dissimuler (hôpitaux, maisons de retraite), soit elle rêve de la vaincre (eugénisme).

Mais la singularité de Nirvana ne tient pas qu’au suicide de Kurt Cobain. Elle réside dans la dialectique entre révolte et dégoût, entre rage et mélancolie, entre engagement et renonciation, que le groupe symbolise. Révolte intime, violente, intransigeante, mais impossible, frustrée, désespérée. Nirvana incarne l’aporie tragique : le capitalisme industriel autorise la vie, le refuser c’est – d’une manière ou d’une autre – mourir. Nirvana incarne ainsi la révolte impossible du capitalisme industriel qui permet d’en formuler la critique. À peine la révolte se reconnaît en tant que « révolte », la voilà de facto institutionnalisée, désamorcée, annulée8.

C’est donc aussi la possibilité de la révolte qui est en jeu. L’échec de Nirvana, et le symbole, finalement, de l’échec qu’il est devenu, n’est pas la preuve de l’impossibilité de toute révolte, mais plutôt de l’insuffisance à puiser les possibilités de la révolte dans les produits du capitalisme industriel. L’émancipation ne viendra pas des marchandises. Loin d’appeler à la célébration nostalgique, le cas Nirvana incite davantage à prolonger un geste à peine esquissé. Doit-on alors faire le deuil de nos fascinations adolescentes ? La vie n’est qu’une suite de deuils. Doit-on chercher à sauver ce qui est corrompu, comme les communistes ont tenté de sauver le modèle soviétique par-delà Staline, le communisme par-delà Budapest ? Peut-on sauver Nirvana du capitalisme industriel dont il est le produit ? Le problème se pose avec tout ce qui a fait notre émotivité : Georges Brassens, les Doors, Sex Pistols, Rage Against The Machine, NTM (à ses débuts, quand il était lancé par les Bérus). La critique la plus diffusée, la plus juste, n’empêche ni les pires catastrophes ni une lente anesthésie des oppositions. Du succès de ces critiques, le système ressort affirmé et affermi, renforcé et fortifié. La transgression réaffirme la limite. En exhibant ses faiblesses, ou plutôt en mettant en scène l’exhibition de ses faiblesses, le système crée une illusion : malgré ses défauts, il démontre que la révolte et le changement ne peuvent aboutir qu’à pire. Il y a donc un véritable danger à ne faire qu’entrevoir les limites du système, à ne se satisfaire que de la prise de conscience des limites de ce système, à ne réclamer que des arrangements : celui de consolider le système.

Entrevoir une sortie un instant : soit la sortie a paru trop étroite, trop dangereuse, et je recule ; soit je m’engouffre dans le chemin et ne peux plus guère me satisfaire de demi-mesures.

L’organisation de cet essai est simple. D’abord, le contexte déterminatif : les fondements de l’analyse politique sont posés – où il ne sera guère question de Nirvana – (I.A) ; puis la proche contextualisation géographique et historique (I.B). La présentation de Nirvana et de Kurt Cobain est assurée à la suite (II). L’analyse en pratique arrive, très logiquement, à la fin (III). On pourra donc, selon son envie et son bon vouloir, se rapporter à l’une de ses parties, vagabonder d’un passage à l’autre.

L’idée qui a donné naissance à cet essai est, en quelque sorte, une épochè – une suspension du jugement, mais ici du jugement émotif, de cette émotivité qui est manipulée par la musique, les films, les séries, les images, bref, par l’industrie culturelle (Kulturindustrie9). Pour libérer notre émotivité de ce qui l’aliène. Non pas par évitement, mais pour aller plus loin, plus profondément, pour être plus radical, c’est-à-dire atteindre la racine. Il ne s’agit ni de condamner ni de gracier Nirvana, ou Kurt Cobain. Le grunge est la musique de la saleté, de la crasse, de ce qui gratte aux encoignures. Et cette question de l’émotivité manipulée est, en effet, une sale question.

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Lien vers la table des matières.

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1La terminologie est discutée : techno-capitalisme, capitalisme cognitif (Boutang), etc. Tout en ayant conscience des limites de la formule « capitalisme industriel », nous l’utiliserons de manière assumée comme nous apparaissant la plus claire. Car si le capitalisme est désormais « financier » plus que « industriel », il n’en reste pas moins que les marchandises submergent encore notre quotidien.

2Zygmunt Bauman parle de Vie liquide (2005).

3Sur la critique de la dissociation-valeur, nous renvoyons aux livres de la critique de la Valeur (Wertkritik) qui nous sert de fondement théorique principal dans cet essai. Cf. bibliographie.

4Zarathoustra disait : « « J’ai besoin de compagnons, des compagnons vivants, – non point de compagnons morts et de cadavres que je porte avec moi où je veux. (…) Des créateurs, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. » Prologue, 9.

5Edward Abbey, The Monkey Wrench Gang (1975).

6Walter Benjamin, avec L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), et Theodor Adorno, notamment Philosophie de la nouvelle musique (1948), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951), Prismes (1955).

7Cf le roman d’Annie Ernaux, Les Années.

8De la même manière que la communauté impossible de Georges Bataille qui hante Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, ou encore Pascal Quignard.

9Theodor Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la raison (1944).

Audre Lorde

Eclipse de lune

16 août 1989

La nuit dernière j’ai regardé la lune disparaître
devenir une lueur sombre et opalescente
je ne pouvais pas croire ce qui était en train d’arriver
même si je voyais le changement sous mes yeux.

La première fois que je t’ai rencontrée
nous sommes restées assises toute la nuit à lire
l’une pour l’autre nos poèmes les espoirs du matin
nous suivirent le long de Cole Street
bavardant comme une volée d’abandons.

Tu as traversé nos meilleures années
comme un fil conducteur vivant
entre paradis et enfer
à la guerre Être sœurs
n’est pas toujours facile
mais ce n’est jamais fade.

Je ne peux pas croire que tu as disparu
de ma vie
Alors ce n’est pas vrai.

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Ovide | Tristes

Composé et publié entre 9 et 12.

Livre I

1 – À son livre.

2 – La tempête. Écrit en mer ionienne.

3 – La dernière nuit romaine. Le départ déchirant.

4 – La tempête. Poème court. Écrit en mer ionienne.

5 – A un ami. Compare son sort à Ulysse. Suite d’arguments.

6 – A sa femme. Éloge.

7 – A un ami (Hygin?). Sur ses poèmes. Des vers pour le livre I des Métamorphoses.

8 – Sur son malheur. Renversement cosmique. Indications autobiographiques.

9 – A un orateur. Sur l’abandon des amis. Sur les débuts prometteurs de cet orateur.

10 – Ode au navire. Écrite sur l’île de Samothrace.

11 – Au lecteur. Ecrite pendant la navigation sur le Pont-Euxin. Rappelle les conditions difficiles d’écriture de ce premier livre. Appel à la bienveillance

Livre II

Poème unique (578) – Sur les causes de son exil (sa poésie). Demande la clémence d’Auguste. Parle des Métamorphoses. Sur sa culpabilité (« pourquoi ai-je rendu mes yeux coupables ? ») : possibilité d’avoir vu ou assisté à quelque chose d’interdit. Sur Livie. v.207 « Deux fautes m’ont perdu : mes vers et mon erreur » (« carmen et error »). Sur L’Art d’aimer, se défend. Catalogue des classiques.

Livre III

1 – (82) Le livre se promène à Rome : description de la ville.

2 – (30) Arrivé à Tomes, lamentations, rigueurs du lieu, appel à la mort.

3 – (88) à sa femme. Sur l’eau qui le rend malade. Demande à sa femme de ramener ses os à Rome.

4 – (46) Appel à fuir l’éclat. Thème de l’aurea mediocritas (Horace, od. 2, 10 ; Sénèque, Phaed., 1123-1140). « Bene qui latuit bene uixit » (v.25).

4b – (32) Phaéton. Regrets de Rome : sa maison, sa femme, ses amis.

5 – (56) à Carus, poète (peut-être), qui l’a défendu après son départ. Revient sur les raisons de son expulsion : « parce que mes regards ont vu inconsciemment un crime ».

6 – (38) Ami très proche (Curtius Atticus?), belle déclaration. Revient sur son « crime ».

7 – (54) à Périlla, élève (fictive?) d’Ovide, peut-être grecque. Sur ses talents, et la poésie.

8 – (42) Demande à Auguste le droit de revenir. Ou, du moins, de changer de lieu (42).

9 – (34) Les fondations grecques du Pont-Euxin, Médée qui y dépeça Absyrtos : Tomis>tomè, « coupure ».

10 – (78) L’hiver à Tomes. Composée pendant l’hiver 9-10.

11 – (74) Contre le personnage qu’il nomme « Ibis » qui cherche à spolier ses biens.

12 – (54) Avril 10. Printemps après l’hiver : descriptions. Craint d’y mourir.

13 – (28) Anniversaire.

14 – (52) à Hygin. Sur la mise en ordre de ses livres. Difficulté de l’expression due à la langue barbare (prône la pureté linguistique).

Livre IV

1 – (106) Les défauts du livre. La poésie comme consolation aux chagrins. Amour de la poésie. Participe à la protection militaire du camp (v.70). L’autodafé de ses livres.

2 – (74) Sur la campagne de Tibère pour venger la défaite de Varus en 11. Imagine le triomphe qu’il y a aura à Rome, sans lui.

3 – (84) à sa femme qu’il imagine affligée comme les héroïnes mythiques. Elle sera louée comme elles.

4 – (88) à M. Valérius Messalla Messalinus, fils du mécène d’Ovide et des lyriques. Pour changer de pays.

5 – (34) à M. Valérius Maximus Cotta. Éloge de courtoisie et vœux de bonheur.

6 – (50) Sur le temps qui habitue, mais abîme aussi. Finit sur sa souffrance.

7 – (26) Reproches à un ami qui ne lui écrit pas.

8 – (52) Sur la vieillesse.

9 – (32) Contre Ibis (?)

10 – (132) autobiographie. Amitié avec Macer, Properce, Horace, Bassus (42-54)

Livre V

1 – (80) Au lecteur, composé en 12. Sur sa poésie qui a changé de genre et n’est plus badine. Regrette leur qualité. La poésie est le seul moyen de vivre encore un peu à Rome…

2 – (44) A sa femme. Quelques reproches sur sa négligence, notamment pour changer de lieu d’exil. Se sent abandonné.

2b – (34) Prière à Auguste.

3 – (58) Les Liberia : 17 mars. Fête de Bacchus-Liber. Lui demande de le libérer…

4 – (51) Lettre à Curtius Atticus. La lettre est personnifiée et raconte le chagrin d’Ovide, puis s’adresse à l’ami.

5 – (64) Sur l’anniversaire de sa femme. Mais revient sur son cas.

6 – (46) Reproche à un ami (M. Aurélius Cotta Maximus) de l’abandonner (« Tu quoque… »).

7 – (68) Ovide a appris le gète. À un ami. Description du peuple et de la région. La poésie comme occupation et consolation.

8 – (38) Contre Ibis.

9 – (38) à M. Aurélius Cattta Maximus (ou Celse?). Gratitude.

10 – (52) 3 hivers. Le Danube gelé. Dangers du pays. Demande de changer de lieu d’exil.

11 – (30) à sa femme qui a été appelée « femme d’exilé » (« exulis uxorem ») alors qu’Ovide est « relégué ».

12 – (68) à un ami qui lui demande d’écrire, répond que c’est difficile : « Difficile est quod, amice, mones, quia carmina laetum / Sunt opus et pacem mentis habere volunt. »

13 – (34) Sur sa mauvaise santé à cause du froid.

14 – (46) à sa femme, qui sera célèbre grâce au talent du poète (qui ne dit pourtant jamais son nom). L’enjoint à la fidélité.

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