Restif de La Bretonne, écrire sur les murs

Rapidement, la garrulité et la batterie des battologies de Nicolas Edme Restif de la Bretonne, prêtes de lasser, tournent l’ennui en fascination.

On a souvent comparé Restif de la Bretonne à Sade, son contemporain, on gagnerait à le rapprocher de Proust : même embarras vis-à-vis du temps, même usage de la stratification temporelle qui résout l’embrouillamini par des épiphanies, et même attention sado-masochiste (car qui la victime et qui le bourreau, de Nicolas ou de Sara, de Marcel ou d’Albertine?) à la jalousie, scrupuleusement, et complaisamment détaillée dans ses arabesques les plus tortueux, parfois – avouons-le – les plus barbants. Mais y a-t-il un défaut qui ne se transmute en exquise qualité, par forcènerie ?

Ainsi sa verbomanie, qui est commune à beaucoup, est pourtant sans égale.

« J’écrivis sur la pierre mes tourments » (p.122) Voilà qui est encore plus beau de ne pas être une image.

Cette folie, plus ou moins douce, n’a pas échappé à Nerval qui lui consacre une notice des Illuminés, ni aux Surréalistes. Proust, Breton : les deux fourches d’un pic ancré dans l’Ancien Régime et la Révolution.

Quand l’écriture est un acte de vie.

Cela peut nous paraître étranger. Aujourd’hui, plus personne n’écrit. Quand on écrit, c’est par corvée, ou sur un écran, et, pour la plupart des gens, pour quelques signes avarement comptés. Également faut-il rappeler, sans doute, ces pratiques lointaines et persistantes qui consistaient à écrire son nom ou des vœux sur des fresques dans des églises, dans des chapelles. Il s’en observe aussi bien à Rome qu’à Ravenne, dans les monastères reculés et les plus champêtres sanctuaires. Ceux du XVIe siècle y sont encore lisibles. Fonction performative de l’écriture, si l’on veut, comme Jakobson l’a définie pour la parole. Et certainement autant que la parole est toujours performative, l’écriture ne l’est pas moins, en tant, toutes deux, qu’actions, c’est-à-dire actes physiques. Certes, dans ce cas, non sans superstition : mais n’avait-on pas l’habitude ancestrale de considérer la prière comme performative (autant que nous avons l’habitude de croire qu’un bout de papier peut valoir le nombre imprimé dessus) ? Certains allaient même jusqu’à ingurgiter des pigments de fresque. Plus généralement, quel amoureuse quel amoureux, quel malheureux quelle malheureuse n’a pas gravé un chiffre dans l’écorce ou dans un banc, un nom, un mot, ou sur sa table sordide de classe ou sur les murs des toilettes ?

Mais, dans la pratique monomaniaque, Restif nous surpasse tous. Les gamins de l’île Saint-Louis l’avaient surnommé « le Dateur » (mais des enfants peuvent-ils vraiment attribuer un tel sobriquet en guise de quolibet?) et, dans Sara, il précise (sa franchise complaisante des petits vices le rapprochent de Rousseau – et ce n’est pas à tort que La Harpe le gratifia de « Rousseau des ruisseaux »), par la bouche d’une jeune fille sur le point d’être abusée, qu’on l’appelle « le Griffon ».

« Monstre » est son injure ultime ; celle dont il gratifie Sade (qu’il ne peut cependant, comme un enfant qui se cache les yeux de la main en laissant entrouvert ses doigts, ne pas admirer) quand il atteint l’apax de sa furie. Le griffon est bien une bête monstrueuse. Nouvelle infamie pleine d’esprit pour celui qui griffe la pierre, et presque (nous aimerions le croire) de mémoire involontaire pour un lointain collègue de Sébastien Gryphe (Restif a débuté comme ouvrier typographe, ce qui ne peut que doublement séduire).

Car ce qu’il grave sur les pierres, ce sont des dates. Son époque était particulièrement absorbée par la question du temps. La rigueur scientifique battait en brèche, après la place du Soleil et de la Terre dans l’espace, celle de l’humanité dans le temps : des 5000 ans de la création, on remontait, avec les géologues, à des dizaines de milliers d’années, bientôt à des centaines. Le gouffre s’élargissait. Quand Fabre d’Eglantine concocte son superbe calendrier (hélas abandonné dès le 22 fructidor de l’an XII pour revenir le 11 nivôse à la date du 1er janvier 1806, quand le système métrique eut plus de chance), Restif de la Bretonne élabore son Calendrier à partir de ses amours. Une amante à la place de chaque saint ; plusieurs les jours de fête. Mais, avec ses inscriptions lithiques, Restif de la Bretonne va plus loin : il réconcilie le temps et l’espace. Il échappe, à l’époque même de sa mise en place par la dissociation des tâches (imprimeur-libraire) et les premières machines, à l’industrialisation du livre. Et comment mieux y échapper par ce qui cette ligne de fuite, et cette folie, qu’est l’amour ? L’amour sur une nouvelle cythérée : l’île Saint-Louis. Ce n’est pas tant, semble-t-il, pour persévérer parmi les générations futures (le marbre plus durable que le papier?) que pour ex-pliquer sa propre mémoire, qu’il confectionne cette géographie urbaine sympathique et sentimentale dont se souviendra Cendrars et qui préfigure, d’une certaine manière, la psychogéographie situationniste de Guy Debord et Gilles Ivain.

De sa psychologie, Maurice Blanchot a tout écrit clairement (dans sa préface à Sara qui est par ailleurs et sans ironie son texte le plus drôle) : « la corruption masquée en innocence, les plaisirs pervers de la mauvaise foi, le souci larmoyant de la vertu, ainsi que des manies érotiques, déguisées, elles aussi, en obsessions de propreté, font de Restif un personnage des plus malsains et souvent difficile à apprécier. » (p.27) À cela, il n’y a rien à rajouter. Si ce n’est, encore une fois, que Nicolas n’est pas loin d’un Marcel quand il cherche à emprisonner Sara, véritable victime du vieil homme de quarante-cinq ans, et qui préfigure toutes les courtisanes miséreuses dont le XIXe siècle s’enchantera : les Paquita (La Fille aux yeux d’or de Balzac), les Dame aux Camélias (Dumas fils), les Nana (Zola) ou tel personnage des frères Goncourt qui ne pouvaient que mépriser les toquades sans style du chroniqueur des Contemporaines. Thibaudet ne se trompe pas quand il en fait un des premiers réalistes.

On ne s’attardera pas sur ce qui agace : plus encore que cette mascarade des « fifilles » et des « pépères », finalement drôle à force d’être ridicule et (innocemment) perverse (puisque revendiquée), ou même cette propension à la délation (vérifiée par des documents historiques), surtout l’attrait d’un homme mûr pour une très jeune femme (comme contre-point de l’attirance de Restif pour des femmes plus âgées) et la dépréciation encore une fois presque maladive à force d’être si grossièrement de mauvaise foi de la mère qui en ressort finalement comme la figure de la vengeance féminine face au rejet des hommes (lire le passage avec M. Las, p.229).

Bref, presque un Séverin de Sacher-Masoch à travers masochisme, soumission, avilissement, et volupté dans l’avilissement, ou plutôt un Casanova entre les griffes de la Charpillon (sa décadence à 38 ans à peine), et, un siècle plus tard, un Don Mateo qui, dans La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs (1898), met en garde son ami André Stévenol, exactement comme Nicolas prétend mettre en garde d’autres lui-mêmes. Ou encore un « amour insensé », comme tous les véritables amours, tel que nous le décrira Junichiro Tanizaki en 1947.

Car c’est bien, finalement, cette appétence, cette puissance du désir, de la chair, de la beauté physique qui, au-delà de tous les amphigouris axiologiques, transperce dans ce récit. Et c’est ce désir qui libère à tout prix, au prix du crime et de la destruction de soi, qui achève l’oeuvre. Le désir de Nicolas, celui de Sara, celui de la mère, aussi. Sara, forme absolue du futur, comme mot-récit du désir et de la frustration, de la vieillesse et du refus de renoncement.

Michel de Montaigne, Journal de voyage

(septembre 1580 – novembre 1581)

L’identité du secrétaire reste mystérieuse, autant que la raison de son départ de Rome au Carême. Qui était « celui de [s]es gens » qui avait si bien, et même mieux que lui-même, accompagné l’auteur des Essais ? Il s’agit de l’un des grands mystères de la littérature. Qui passe cependant assez inaperçu. Et pourtant, quel personnage fascinant. Non seulement par la qualité de son écriture et de son observation, mais surtout pour son attention méticuleuse aux détails. Une attention presque maniaque. Quoique la manie serait plutôt dans les verbigérations sans fin qu’on nous sert depuis deux siècles. Peu de livres, peu d’auteurs où l’on peut lire, avec autant d’intérêt, les précis pratiques (viennent en tête Genevoix, Beauvoir, un peu de Tournier, peut-être du Cormac McCarthy…).

On a beaucoup glosé sur les préférences sexuelles de Montaigne. Débat oiseux. S’il était attaché à « l’amitié maritale », s’il était bon père, son attachement à Marc-Antoine Muret, outre qu’à La Boétie, et son éloge de la « bele secte » des hommes mariés entre eux de San Giovanni Porta Latina ne laissent guère de doute sur son intelligence à ce sujet-là, autant que sur tant d’autres.

Ci-dessous des notes de lecture brutes, sans commentaires ou presque, sur le séjour à Rome.

Le texte est disponible en pdf à l’adresse suivante :

https://montaignestudies.uchicago.edu/h/lib/JV1.PDF

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Rome

Notes de lecture à partir de l’édition folio de Fausta Garavini

avec des citations dans le texte original prise sur Wikipedia

https://fr.wikisource.org/wiki/Journal_du_voyage_de_Montaigne/Partie_3

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(p.187 note 436) : dans les Essais, III 9 et 13, M parle de sa paresse

Au départ de Ronciglione, se lève « trois heures avant le jour, tant il avait envie de voir le pavé de Rome. »

(p.188) Arrivent le 30 novembre 1580 (Saint-André) à 20h, par la porte del Popolo

attente et difficultés pour rentrer à cause de la peste de Gênes (1579-80), 28000 victimes.

30 nov-1er déc : Dorment à l’Ours. Auberge de l’Orso, fréquentée par les étrangers. Son nom vient d’un bas-relief figurant l’animal.

2 décembre : chambres chez un Espagnol, devant Santa Lucia della Tinta, via Monte Brianzo, en amont du pont Saint-Ange (quartier des teinturiers). 3 chambres. 20 écus/mois (avec commodités).

(p.189) M se plaint du nombre de Français à Rome

(p.189-190) sur la Rome ensevelie (notamment arc de Sévère)

laisser sa bourse aux banquiers car voleurs

fouillé à l’entrée de la ville, on lui prend des livres

25 décembre messe du pape à Saint-Pierre

p.192 : « comme à Paris, la beauté plus singulière se trouvait entre les mains de celles qui la mettent en vente »

29 décembre : rencontre avec le pape : détail de l’étiquette

p.194 description du pape Grégoire XIII

31 décembre : chez le cardinal de Sens : détail des usages très stricts à table.

Salle du consistoire avec le pape et les cardinaux à vêpres.

3 janvier 1581 : le pape sous la fenêtre, avec sa pompe.

11 janvier : va in Banchi. Assiste à l’exécution du bandit Catena, et aux supplices infligés à son cadavre.

Peu de cloches et peu d’images (peinture) dans les églises.

Le secrétaire assiste au supplice de deux frères, « anciens serviteurs du secrétaire du Castellan, qui l’avaient tué quelques jours auparavant de nuit en la ville, dedans le palais même dudit seigneur Jacopo Buoncompagno, fils du pape. »

Réflexion sur la taille de Rome et comparaison avec Paris.

Jeudi 26 janvier : mont Janiculum, puis les statues du Belvedere, la galerie des peintures du pape.

p.200 Perd sa bourse.

Étudie Rome, d’abord avec un guide, puis seul.

Réflexion sur les ruines ensevelies. « Il disait qu’on ne voyait rien de Rome que le ciel sous lequel elle avait été assise et le plan de son gîte. »

p.201 : Le Testaccio.

Tout le passage est une belle description de la part du secrétaire.

30 janvier : description minutieuse d’une circoncision à la synagogue.

Février (entre le 12 et le 16?) : description du carême, de la couse del palio sur le Corso (à l’occasion de laquelle, les voyageurs louent une estrade 3 écus).

p.206-7 : Description des femmes. Puis de l’habit des hommes.

Jeudi gras : description minutieuse des plats

p. 208 : Ici, le journal est pris en charge par Montaigne : « Ayant donné congé à celui de mes gens qui conduisait cette belle besogne, et la voyant si avancée, quelque incommodité que ce me soit, il faut que je la continue moi-même. »

16 février : cérémonie de désenvoûtement

1 mars : station à Saint-Sixte

réflexion sur la grande dévotion des Romains (et Romaines) : presque du Stendhal : « Un quidam étant avec une courtisane, et couché sur un lit et parmi la liberté de cette pratique-là, voilà sur les vingt-quatre heures l’Ave Maria sonner : elle se jeta tout soudain du lit à terre, et se mit à genoux pour y faire sa prière. » Puis un autre exemple.

Sur l’ambassadeur du « Moscovite » (Yvan IV le Terrible).

6 mars : sur la bibliothèque du Vatican : description précise des livres (p.212-4).

13 mars : patriarche d’Antioche, « arabe, très bien versé en cinq ou six langues de celles de delà, et n’ayant nulle connaissance de la grecque et autres nôtres, avec qui j’avais beaucoup de familiarité » : Ignace Naamatallah ou Neheme, venu à Rome en 1578 pour négocier le rattachement à l’Église syrienne jacobite à l’Église catholique. S’occupait de médecine et d’astronomie.

« Un jour » : avec Marc-Antoine Muret et d’autres, sur la traduction de Plutarque par Amyot, et ses quelques erreurs.

p.215-6 : évocation des fresques de la Sala Regia de Vasari (sans le citer) sur la bataille de Lépante et la Saint-Barthélémy (mort de Coligny, appelé « amiral de Châtillon »).

15 mars : périple à Ostia avec Monluc (p.216-219)

16 mars : « il me prit envie d’aller essayer les étuves de Rome »

17 mars : sur les poissons (qu’apprécie beaucoup Montaigne) : comparaisons et détails.

18 mars : l’obédience de l’ambassadeur du Portugal au pape.

p.220 sur la secte des homosexuels de San Giovanni Porta Latina.

Article ici : https://www.ilmessaggero.it/rubriche/accadde_oggi/roma_chiesa_circolo_omosessuale-2571112.html

« Je rancontrai au retour de Saint Pierre un home qui m’avisa plesammant de deus choses : que les Portuguais faisoint leur obédiance la semmene de la Passion, & puis que ce mesme jour la station estoit a Saint Jean Porta Latina, en laquelle Eglise certains Portuguais, quelques années y a, étoint antrés en une étrange confrerie. Ils s’espousoint masle à masle à la messe, aveq mesmes serimonies que nous faisons nos mariages, faisoint leur pasques ensamble, lisoint ce mesme évangile des noces, & puis couchoint & habitoint ensamble. Les esperis romeins disoint que, parce qu’en l’autre conjonction de masle & femelle, cete sule circonstance la rand legitime, que ce soit en mariage, il avoit samblé à ces fines jans que cet’autre action deviendroit pareillemant juste qui l’auroit authorisée de serimonies & misteres de l’Eglise. Il fut brûlé huit ou neuf Portuguais de cete bele secte. »

Ironie de « l’ambassadeur du Moscovite » sur la « pompe espagnole ».

Dimanche des rameaux : l’enfant de 15 ans, assassin d’un autre garçon (p.221) : « Le Dimanche des Rameaus, je trouvai à vespres en un’église, un enfant assis au costé de l’autel sur une chese, vestu d’une grande robe de tafetas bleu neufve, la teste nue, aveq une courone de branches d’olivier, tenant à la mein une torche de cire blanche alumée. C’étoit un garçon de 15 ans ou environ, qui, par ordonnance du Pape, avoit été ce jour là délivré des prisons, qui avoit tué un autre garçon. »

Le lendemain : « le pape fit les sept églises ».

p.221 « Ce jour au soir me furent rendus mes Essais, châtiés selon l’opinion des docteurs moines. » : détail des recommandations (non suivies, du reste, par Montaigne).

Le mercredi de la semaine sainte : visite avec M. de Foix des 7 églises.

Sur les sermons.

Notamment ceux faits aux Juifs (obligation d’y assister).

p.223-4 : Sur « le mot d’un prêcheur que nous faisions les astrolabes de nos coches » pour regarder les courtisanes aux fenêtres : réflexion sur l’art de se rendre belle.

Le jeudi saint : les excommunications sont lues : contre Huguenots et « tous les princes qui détiennent quelque chose des terres de l’Église ; auquel article les cardinaux de Médicis et Caraffe, qui étaient joignant le pape, se riaient fort. » (car en détiennent : rivalité courante entre les grandes familles et le pape.)

Sur la torche envoyée au peuple qui se bat pour l’avoir.

Puis bénédictions publiques.

p.225 : la Sainte-Face (vera iconica) « Ces jours se montre la Veronique qui est un visage ouvrageus, & de colur sombre & obscure, dans un carré come un grand miroir. »

une femme possédée (« spiritata »)

p.226 « le fer de lance dans une bouteille de cristal »

puis sur la procession « la plus noble chose et magnifique que j’aie vue, ni ici ni ailleurs », et les pénitenciers, souvent loués (cf Essais, I, 14) : critique.

p.228 : Évocation rapide du Panthéon

puis sur San Giovanni in Laterano, « les chefs saint Paul et saint Pierre » (qui avaient redécouvertes au XIVe siècle dans la chapelle Sancta Sanctorum).

Le mercredi après Pâques : parle avec M. Maldonat (jésuite) : « le menu peuple était, sans comparaison, plus dévot en France qu’ici ; mais les riches, et notamment courtisans, un peu moins. »

p.229 Paul Vialard

p.229-30 sur les jardins

sur les courtisanes qui vendent leur conversation…

dimanche de Quasimodo (1er après Pâques, ici en avril) : « cérémonie de l’aumône des pucelles » (qui sont 107) par le pape à Santa Maria sopra Minerva.

p.231 « Je disois des commodités de Rome, entr’autres, que c’est la plus commune ville du monde, & où l’etrangeté & differance de nation se considere le moins ; car de sa nature c’est une ville rappiecée d’étrangiers ; chacun y est come chés soi. » (cf Essais, III, 9)

p.232 sur la volonté d’obtenir le « titre de citoyen romain », obtenu difficilement le 5 avril 1581 daté du 13 mars

3 avril passe par la porte San Lorenzo Tirbutina pour Tivoli (p.233-6)

p.235 évoque les statues célèbres de Rome

p.236 évocation rapide la Villa Adriana

15 avril « je fus prendre congé du maître del Sacro Palazzo et de son compagnon, qui me prièrent ne me servir point de la censure de mon livre » (Montaigne ne retranchera rien – au contraire – et son livre circulera librement jusqu’en 1676 quand il sera mis à l’index à cause de l’utilisation qu’en faisaient les libertins).

p.237 rencontre le Polonais Stanislas Reske

remarque sur le climat très doux

18 avril visite au palais « du signor Jean George Cesarini » pour admirer les « vraies têtes de Zénon, Posidonius, Euripide et Carnéade » et le portrait de Clelia-Fascia Farnèse

19 avril départ de Rome, après dîner, accompagné jusqu’au Pont Milvio (ici « Molle ») par des gentilshommes français.

Via Flaminia jusqu’à Castel Nuovo où ils dorment.

Aimé Césaire – “Discours sur le colonialisme”

Eléments sur la vie d’Aimé Césaire

Né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe, en Martinique.

Poète, dramaturge, homme politique français.

Boursier, il vient terminer ses études à Paris.

Rencontre Léopold Sédar Senghori et Léon-Gontran Damasii avec qui il définit la notion de « Négritude » (valorisation de tous les aspects des cultures noires, puis, plus largement, non-européennes : africaines, créoles, océaniennes, etc.).

En 1935, adhère aux Jeunesses communistes. S’intéresse au Surréalisme.

Entre à l’Ecole Normale Supérieure, obtient un doctorat et devient professeur de lettres en Martinique.

Fondateur en 1939 de la revue Tropiques.

Publie Cahier d’un retour au pays natal.

En 1945, il est élu maire de Fort-de-France, puis député (jusqu’en 2001).

Adhère au Parti Communiste Français.

Ses positions anticolonialistes s’accentuent avec les massacres perpétués en Algérie, au Vietnam (bombardements français), à Madagascar.

En 1950, il publie Discours sur le colonialisme, texte qui oue un rôle considérable dans la prise de conscience des acteurs politiques et culturels de la décolonisation.

En 1956, après la révélation des crimes de Staline dans le rapport Khrouchtchev, il démissionne du PCF et fonde le Parti Progressiste Martiniquais (PPM).

Il reste très engagé toute sa vie :

– 1975, il vote la loi dépénalisant l’avortement dite « loi Veil » ;

– 2005, il refuse de recevoir le président Nicolas Sarkozy.

Il meurt le 17 avril 2008 à Fort-de-France.

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Discours sur le colonialisme

publié en 1950 aux éditions Réclame

puis en 1955, dans une version revue et actualisée, aux éditions Présence africaine (qui existent toujours : http://www.presenceafricaine.com/).

C’est un « essai » (=ouvrage en prose qui développe librement une idée principale), et plus spécifiquement un pamphlet (=petit écrit en prose au ton polémique violent, le plus souvent d’une portée politique).

En ligne, au format pdf : http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/cesairediscours_sur_le_colonialisme.pdf

*

Résumé et idées principales

Les parties ne sont pas numérotés, ou même clairement définies, dans toutes les éditions.

1.

Débute sur le constat d’une civilisation décadente, parce que bourgeoise = vision communiste.

Noter le vocabulaire de la rhétorique marxiste (« prolétariat », « régime bourgeois »…).

« L’Europe est indéfendable » : elle n’a pas d’excuse pour ne pas prendre en compte la question du colonialisme, pour ne pas accepter d’y voir un processus oppressif.

Or l’Europe sait qu’elle ne devrait pas agir comme elle le fait dans les pays colonisés : elle se ment.

Le premier mensonge est le suivant : la colonisation est civilisatrice. Non, la colonisation n’est pas synonyme de civilisation (« colonisation et civilisation »).

La colonisation ne sert pas, contrairement à ce que prétendent les colonialistes, à apporter le progrès de la civilisation, mais bien à enrichir les pays colonisateurs : « étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes » (afin de poursuivre son expansion économique).

Césaire précise le rôle négatif de la religion chrétienne, résumé par l’identification : « christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie », « d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes ».

Mais ne nie pas l’intérêt des rencontres des cultures : « l’échange est ici l’oxygène » (mais la colonisation n’a pas « mis en contact » les cultures, elle les a écrasées).

2.

« La colonisation travaille à déciviliser le colonisateur ».

Le nazisme est, en Europe, l’équivalent de ce que les Européens ont fait subir aux pays colonisés : « Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour… » : « il faudrait révéler au chrétien bourgeois qu’il porte en lui un Hitler » : ce bourgeois, « ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, c’est le crime contre l’homme blanc (…), d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes » qui ont déjà cours en Algérie, en Inde, en Afrique.

Pour prouver cette allégation, Césaire se lance dans une minutieuse enquête historique : il cite les propos racistes des intellectuels français du XIXe siècle, en commençant par Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale (1850).

= Césaire s’attaque à la « philosophie idéaliste », typique de l’Europe, à laquelle s’oppose le matérialisme dialectique (philosophie du courant communiste de l’époque).

Puis il cite des « R.P. », des « Révérends Pères », c’est-à-dire des prêtres de l’Église catholique.

Nouvelle idée : « une nation qui colonise, (…) qui justifie la colonisation – donc la force –, est déjà une civilisation malade ».

Il passe en revue les propos racistes des responsables de l’armée française de l’époque de la colonisation (XIXe-XXe siècles) : colonel de Montagnac, Saint-Arnaud (« On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. »

Puis il cite de grands écrivains français : Pierre Loti (auteur de nombreux romans).

Aimé Césaire, lui, parle de « hideuses boucheries », ce qui amène une nouvelle idée maîtresse : « la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé » : le colonisateur est déshumanisé au moins autant que le colonisé : les actes de barbaries avilissent ceux qui les commettent.

Puis il parle des colonisés : « Mais parlons des colonisés. »

Reprend les arguments des colonisateurs et les contredit. « Sécurité ? Culture ? Juridisme ? »

Les travaux pour améliorer les conditions matérielles (routes, train…) n’ont pas apporté le bonheur : ils ont non seulement coûté la vie à des milliers de personnes, mais ils ont détruit les ressources propres du pays.

« On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification. »

Il ne faut pas imposer une vision extérieure, mais laisser d’autres possibilités de « civilisation » et de « culture » que celles que nous connaissons.

C’est « l’impérialisme » qui a détruit ces civilisations.

Nouvelle idée : la colonisation a retardé le progrès de l’Afrique. Une des preuves : le Japon a pu se développer sans l’aide européenne.

3.

Critique de la « barbarie américaine ».

Les massacres à Madagascar.

Fustige de nouveau l’hypocrisie bourgeoise. (« La règle, au contraire, est de la muflerie bourgeoise. »)

Cite Joseph de Maistre (1753-1821), écrivain royaliste anti-révolutionnaire. Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), anthropologue eugéniste. Émile Faguet (1847-1916), homme de lettres.

S’attarde sur Jules Romains (1885-1972) : écrivain, membre de l’Académie française, contemporain d’Aimé Césaire. Jules Romains est un écrivain reconnu qui a tenu des propos racistes pour lesquels il n’a jamais été vraiment critiqué (à part par Césaire).

4.

Résume tous ceux qui sont racistes : « te seront ennemis… » + énumération.

Puis liste commentée : historiens, prêtres, psychologues, etc.

S’arrête sur Pierre Gourou (1900-1999) : spécialiste de l’Indochine, contemporain de Césaire.

Puis à un prêtre, le R.P. Tempels (noter l’ironie de la répétition systématique du titre).

Évoque le colonialisme belge (particulièrement violent au Congoiii).

Puis à Octave Mannoni (1899-1989), psychanalyste. Dénonce son hypocrisie intellectuelle : il se réclame de l’existentialisme, alors que cette philosophie (à la mode quand Césaire parle, grâce à Jean-Paul Sartre) dénonce le racisme, les oppressions, le colonialisme (Sartre avait écrit la préface de l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de Senghor, en 1948, sous le titre Orphée noir, disponible en ligne ici).

Analyse des propos d’Yves Florenne dans le quotidien Le Monde.

Cite, pour illustrer la précédence du « Mal » commis par les Européens, des sommités de la littérature : Charles Baudelaire (« C’est du Baudelaire, et Hitler n’était pas né ! »), puis cite Isidore Ducasse, alias le comte de Lautréamont (1846-1870). Lautréamont est, avec Rimbaud, une des références principales des Surréalistes (que Césaire admire) : selon Césaire, Lautréamont (auteur des Chants de Maldoror, ouvrage inclassable où un personnage, Maldoror, multiplie les cruautés et les horreurs en tous genres) n’invente rien : il ne fait que regarder les atrocités qui se commettent autour de lui.

S’attaque à Roger Caillois (1913-1978). « Sa doctrine ? (…) Que l’Occident a inventé la science. Que seul l’Occident sait penser. » « Il n’est d’ethnographie que blanche. » (Césaire fait le parallèle avec Gobineau, l’auteur d’un Essai sur l’inégalité des races paru en 1853).

Nouvelle idée : l’Occident n’est pas le garant de l’humanisme, au contraire, il le dévoie. « jamais l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus du mot, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme à la mesure du monde. » (cette dernière formule rappelle la phrase prêté à Protagoras par Platon dans Théétète : « L’Homme est la mesure de toute chose », formule qui sert de résumé à la pensée humaniste de la Renaissance).

5.

Après avoir évoqué l’humanisme dévoyé par les bourgeois, Césaire aborde la notion de « nation ».

« La nation est un phénomène bourgeois ».

Compare le colonialisme à l’impérialisme romain = longue dissertation : l’impérialisme romain a sonné le glas de la civilisation romaine, comme le colonialisme sonne le glas de la civilisation occidentale.

Dénonce l’illusion de croire que l’Amérique (en fait, les États-Unis) offre une possibilité d’échapper à la décadence européenne. Le racisme et le capitalisme américains favorisent la domination (« le danger est immense »).

Idée finale : on n’échappe à l’oppression que par la révolution ! « le salut de l’Europe (…) c’est l’affaire de la Révolution : celle qui, à l’étroite tyrannie d’une bourgeoisie déshumanisée, substituera, en attendant la société sans classes, la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle (…) : le prolétariat. »

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Notes pour l’oral

« Césaire a-t-il raison ? » = pensez à l’état de l’Afrique aujourd’hui : les pays sont-ils devenus riches et opulents ?

La virulence est souvent ad hominem (=s’attaque à des personnes qu’il nomme). Pas de langue de bois, et courage de s’attaquer à des sommités reconnues par tous.

Appel final à une révolution prolétarienne.

L’écriture d’Aimé Césaire est poétique : utilise le sentiment autant que la raison, les procédés stylistiques autant que la froide réflexion. = rhétorique virtuose.

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Pour aller plus loin (ouvertures)

Colonisation de l’Algérie (en 1830 ; chute d’Abd el-Kader) et indépendance de l’Algérie (1962).

Franz Fanon.

La décolonisation des pays africains (1945-fin des années 80).

Contexte du racisme (cf USA).

La « françafrique ». La décolonisation n’est pas encore finie : si les pays africains ont des états indépendants, ils restent (r)attachés aux pays colonisateurs par l’implantation des grandes entreprises (Total, Bouygues…), l’exploitation de leurs richesses (les matières premières), des systèmes financiers complexes et opaques (le franc RFA, malgré les réformes).

Le découpage des pays africains réalisé volontairement « au couteau » empêche les peuples de se constituer en « nations »-états (ou en « peuples-états »).

S’ensuivent des guerres, l’implantation de groupes terroristes qui profitent du désespoir, de la pauvreté, de la frustration pour proliférer.

Les campagnes de décolonisation dans les pays colonisateurs : débaptisation des noms de rue, déboulonnage de statues, etc. (France, Belgique, Canada, États-Unis aussi avec les Sécessionnistes).

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iSi Léopold Sédar Senghor (1906-2001), premier Africain à avoir été élu Académicien, est reconnu comme un promoteur de l’anticolonialisme, son action en tant que président du Sénégal (1960-1980) soulève de nombreuses questions politiques et éthiques. Certains l’accusent d’avoir favorisé le jeu des Européens en Afrique plutôt que d’avoir combattu

iiLéon-Gontran Dams, né à Cayenne en 1912 et mort à Washington en 1978, est un poète, écrivain et homme politique français. Figure incontournable de la Négritude.

iiiNoter, au passage, la polémique récente autour de Tintin au Congo.

Bertold Brecht, Maître Puntila et son valet Matti

Bertold Brecht, Maître Puntila et son valet Matti (1950) – Tableau 11, Puntila, Matti, Laïna

Matti : Bonjour, monsieur Puntila, comment va le mal de tête ?

Puntila : Ah, voilà le salopard. Qu’est-ce que j’entends à ton sujet, qu’est-ce que tu as encore manigancé dans mon dos ? Est-ce que je ne t’ai pas prévenu hier encore que je te flanquerais dehors et que je ne t’établirais pas de certificat ?

Matti : Oui, monsieur Puntila.

Puntila : Ferme ta gueule, j’en ai marre de tes insolences et de tes réponses. Mes amis m’ont éclairé sur ton compte. Combien as-tu touché de Surkkala ?

Matti : Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur Puntilla.

Puntila : Quoi, maintenant tu prétends nier que tu es de mèche avec Surkala ? Tu es un Rouge toi-même, tu as su m’empêcher de le balancer à la date voulue.

Matti : Permettez, Monsieur Puntila, je n’ai fait qu’exécuter vos ordres.

Puntila : tu aurais dû voir que les ordres n’avaient ni rime ni raison.

Matti : Permettez, les ordres ne se laissent pas distinguer si facilement que vous le voudriez. Si je n’exécute que les ordres qui riment à quelque chose, vous me donnerez mon congé, parce que je suis paresseux et que je ne fais absolument rien.

Puntila : N’essaie pas de m’entortiller, criminel, tu sais très bien que je ne veux pas de pareils éléments au domaine où ils font de la provocation, jusqu’à ce que mes gens n’aillent plus au marais sans œuf au petit déjeuner, espèce de bolchevik. Chez moi ce sont les vapeurs de l’alcool qui m’ont empêché de le congédier en temps voulu, il faut maintenant que je lui paie trois mois de salaire pour m’en débarrasser, mais chez toi c’était un calcul. (Laïna et Fina apportent sans arrêt des bouteilles.) Mais cette fois c’est du sérieux, Laïna. Vous voyez par là que je ne me contente pas d’une promesse, mais que je détruis réellement tout l’alcool. Je ne suis jamais allé aussi loin les fois précédentes, malheureusement, et c’est pourquoi j’ai toujours eu de l’alcool à portée de la main dans mes moments de faiblesse. Tout le mal venait de là. J’ai lu une fois que le premier pas vers la tempérance, c’est de ne pas acheter d’alcool. C’est bien trop peu connu. Mais quand il est là, il est nécessaire qu’à tout le moins on le détruise. (A Matti:) Mon intention est que tu voies ça de tes yeux, toi spécialement, ça te fera peur plus que n’importe quoi d’autre.

Matti : Oui, Monsieur Puntila. Est-ce que je dois casser les bouteilles dans la cour à votre place ?

Puntila : Non, je ferai ça moi-même, escroc, ça pourrait te convenir ce beau schnaps (il lève une bouteille et l’examine) en te l’envoyant dans le gosier !

Laïna : Ne regardez pas la bouteille si longtemps, jetez-la par la fenêtre, monsieur Puntila !

Puntila : Très juste. (Froidement, à Matti:) Tu ne me feras plus revenir à la boisson, salopard. Tu n’es content que si les gens se vautrent autour de toi comme des cochons. Un véritable amour pour ton travail, pas question, tu ne remuerais pas le petit doigt si tu ne devais pas crever de faim après, espèce de parasite ! Quoi, te coller à moi et m’arriver toutes les nuits avec des histoires malpropres, et me conduire à offenser mes invités, parce que tu n’as de plaisir qu’à tout entraîner dans la boue d’où tu sors ! Tu es un cas pour la police, tu m’as avoué pourquoi on t’a renvoyé de partout, je t’ai moi-même surpris en train de faire de l’agitation auprès des femmes de Kurgela, tu es un élément subversif (Distraitement il commence avec la bouteille à se remplir un verre que Matti lui a apporté avec empressement.) Tu as de la haine contre moi et tu voudrais que je sois possédé à chaque coup avec ton « Oui, monsieur Puntila ».

Laïna : Monsieur Puntila !

Puntila : Laisse donc, ne t’en fais pas, je le goûte seulement pour voir si le marchand ne s’est pas foutu de moi et parce que je célèbre ma résolution inébranlable. (A Matti:) Mais je t’ai percé à jour au premier coup d’oeil et je t’ai observé en attendant que tu te trahisses, c’est pour ça que je buvais avec toi sans que tu te doutes de rien. (Il continue de boire.) Tu pensais que tu pourrais me faire mener une vie de bâton de chaise et te payer du bon temps à mes frais, que je resterais en ta compagnie, à boire sans arrêt, mais c’est là que tu te trompes, mes amis m’ont éclairé sur ton compte, je leur en dois de la reconnaissance, ce verre, je le bois à leur santé ! Je frémis quand je repense à cette vie, les trois jours à l’Hôtel du Parc et la balade à la recherche d’alcool légal et les femmes de Kurgela, quelle vie c’était, sans queue ni tête, et quand je pense à la vachèreau soleil levant, elle voulait profiter de ce que j’avais un coup dans le nez et de ce qu’elle avait de beaux nichons, je crois qu’elle s’appelle Lisou. Toi, mon gaillard, naturellement tu en étais toujours, tu dois le reconnaître, c’était le bon temps, mais je ne te donnerai pas ma fille, salopard, mais tu n’es pas un salaud, je le reconnais.

Laïna : Monsieur Puntilla, voilà que vous recommencez à boire !

Puntilla : Moi, je bois ? Tu appelles ça boire ? Une bouteille ou deux ? (Il attrape la deuxième bouteille.) Détruis celles-là (il donne à Laïna la bouteille vide), casse-la, je ne veux plus la voir, je te l’ai pourtant dit. Et ne me fais pas des yeux comme Notre Seigneur à Pierre, je ne supporte pas qu’on me cherche des chicanes mesquines autour d’un mot. (À Matti:) Le gaillard m’entraîne vers les bas-fonds, mais vous, vous voudriez que je moisisse ici et que je m’embête à m’en brouter les doigts de pied. Quelle vie est-ce que je mène ici ? Engueuler les gens du matin au soir et calculer le fourrage pour les vaches ! Alles-vous-en, misérables nabots ! (Laïna et Fina sortent en secouant la tête. Puntila les suit du regard:) Mesquines. Sans imagination. (Aux enfants de Surkkala:) Volez, pillez, devenez des Rouges, mais ne devenez pas des nabots, c’est ce que vous conseille Puntila. (À Surkkala:) Excuse-moi si j’interviens dans l’éducation de tes enfants. (À Matti:) Ouvre la bouteille !

Matti : J’espère que le punch est à point et pas une fois de plus poivré comme l’autre jour. Avec Uskala il faut être prudent, Monsieur Puntila.

Puntila : Je sais et je fais toujours régner la prudence. Pour commencer je bois toujours rien qu’une toute petite gorgée, pour pouvoir cracher si je remarque quelque chose, sans cette précaution habituelle j’avalerais les pires saloperies. Au nom du ciel, prends-toi une bouteille, Matti, j’ai l’intention de célébrer les résolutions que j’ai prises parce qu’elles sont inébranlables, ce qui est toujours une calamité. À ta santé Surkkala !

The Minesweeper boat set in fire

The sixth of january, 2017, three years ago, the Minesweeper boat set in fire on deptford creek, London.

She was utterly in wood. To not be caught and blommed up by a mine.

No electricity, no running water, but oil engine & raintank with filters.

And woodburners to warm us up.

One month later the blaze, when I met the chalk guy who was too high to not forgot burning wood in a wood boat, he told me with his italian accent : « Basically [Italians people always begin with « praticamente »], it’s a good thing for them : now they have to move & to do things. » He was talking about the crew.

We were in a squatted bank on Deptford street, on the corner with the square where was settled the Public Library, very close to the swimmingpool where I used to take my daily bath, not far from the Albany center where I used to spend my wintertimes, warmly, writting and working on the layers of the next screenprinting book… We were high. Him much more than me. Acide. Cocaine. Heroin. Everything. Between the former strong room and the hall where hard speed punk electronic music wailed like it has to be at the doomday, few hours before – in the morning bells – police will besiege the happy-go-lucky people inside.

Ten years of creation & freelife gone down in ashes.

Sad celebration.

Further informations :

https://www.standard.co.uk/news/london/deptford-creek-boat-fire-arts-venue-destroyed-after-massive-explosion-sparks-blaze-on-board-boat-a3433886.html

Minesweeper Magazine | first issue

Minesweeper Magazine | issue 2

– Minesweeper Magazine | issue 3

– Minesweeper Magazine | issue 4



Virginie Despentes, du matériau autobiographique au discours politique

(La question des représentations dans l’essai King Kong Théorie de Virginie Despentes)

Writing herself in the world – Nanterres – colloque international

C’est avec King Kong Théorie (2006) que Virginie Despentes aborde de front les problématiques de l’autobiographie. La portée autobiographique de cet essai est revendiquée par son auteure à plusieurs endroits du livre. Nous trouvons, de manière assez classique et régulière, le récit qu’‘‘une personne réelle fait de sa propre existence’’ qui définit selon Lejeune le genre autobiographiquei. Virginie Despentes propose un véritable ‘‘pacte autobiographique’’ en élevant son cas particulier à une portée générale : ‘‘J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf.’’ii La tonalité existentialiste de la déclaration qui arrive un peu plus loin : « Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire » inscrit cette œuvre dans la lignée de l’essai féministe autobiographique dont Simone de Beauvoir est sans doute la plus populaire des représentantes. La parenthèse, au cours du livre, sur Violette Leduc, qui était la protégée de Beauvoir, vient confirmer cette filiation. Nous avons donc affaire à un ‘‘essai autobiographique’’ qui ne se définit pas en tant que sous-genre, mais plutôt comme une posture : c’est cette posture que nous voulons interroger, afin de comprendre la portée du geste littéraire, qui est aussi un geste politique, de Virginie Despentes : comment l’usage du matériau autobiographique permet la construction d’un discours politique ? c’est cela que nous nous proposons ici de clarifier.

Cette étude sera menée en trois temps. D’abord par l’investigation de ce que nous appellerons le « lieu d’où l’on parle », c’est-à-dire l’agencement dans lequel s’inscrit l’essai, qui est aussi une interrogation sur sa crédibilité. Ensuite, par l’analyse du ‘‘pacte’’ de lecture, de son fonctionnement, selon les principes de l’autobiographie, mais aussi selon les processus de la confidence et de l’interaction par l’empathie. Ce qui nous permettra enfin de comprendre la portée politique de l’essai de Virginie Despentes, à travers la question des minorités, de l’économie et du renversement de l’ordre des représentations.

Quelle est la situation de l’essai King Kong Théorie ? Paru en 2006, il a d’abord été présenté – ou plutôt vendu – par l’éditeur, Grasset, comme un ‘‘manifeste pour un nouveau féminisme’’iii. Ce territoire féministe, les exergues en début de chaque partie, et la plupart des références du livre, le délimitent d’une manière claire. Sans analyser ici l’influence de chacune des femmes citées, nous trouvons en exergue Virginia Woolf (exergue de la partie ‘‘Je t’encule ou tu m’encules ?’’ et de la dernière intitulée ‘‘Salut les filles’’) ; Angela Davis (‘‘Impossible de violer cette femme pleine de vices’’) ; Gail Pheterson (‘‘Coucher avec l’ennemi’’) ; Annie Sprinkle (en exergue de la partie consacrée à la pornographie, ‘‘Porno sorcières’’) et Simone de Beauvoir (‘‘King Kong girl’’ : c’est la plus longue des exergues, tirée du Deuxième sexe). Nous trouvons également, au fil du texte, un certain nombre de références comme Joan Rivière (‘‘psychanalyste du début du XXe siècle’’, auteure en 1927 de La Féminité comme mascarade) et la sulfureuse Camilla Paglia. Mais, en tant que toutes ces références sont également des autorités, elles apportent une crédibilité aux propos de Despentes. Elles font de la romancière (de la tisseuse de récits, l’auteur de Baise-moi et des Chiennes savantes) une essayiste et, finalement, par son engagement sur la place de la femme dans la société, une ‘‘intellectuelle’’.

Pourtant ce n’est pas cet aspect-là qu’elle cherche à mettre en avant : Despentes ne veut pas apparaître comme une ‘‘théoricienne’’, mais bien comme une ‘‘écrivaine’’ dont la vie et l’œuvre sont inséparables : nous pouvons dire qu’elle cherche une certaine sincérité. Elle insiste ainsi sur l’importance de l’influence des rencontres personnelles et des circonstances particulières : il n’y a pas chez Despentes de différence entre l’expérience de l’être-au-monde et une ‘‘pensée’’ politique (qui serait plutôt, d’ailleurs, ‘‘un penser’’). C’est ce que viennent prouver les références à d’anciennes actrices X, convoquées aux côtés des sommités intellectuelles que nous avons déjà relevées. Despentes leur dédie même son essai : Raffaëlla Anderson (qui a notamment joué dans Baise-moi), Coralie Trinh Thi (qui a co-réalisé Baise-moi), et la défunte Karen Bach (dont le parcours tragique présente d’assez nombreuses similitudes pour qu’il nous soit permis de supposer qu’elle a fortement inspiré le personnage de ‘‘Vodka Satana’’ dans Vernon Subutex).

Mais c’est Camille Paglia surtout qui s’impose comme une figure tutélaire pour Despentes. Comme le remarque (pour le lui reprocher) Marcela Iacub, Virginie Despentes s’inscrit aussi dans une autre lignée que celle du féminisme français, celui d’un certain féminisme américainiv. Sa rencontre en deux temps avec Camilla Paglia est décisive. D’abord par la lecture d’un entretien : Enfin, en 1990, je monte à Paris voir un concert de Limbomaniacs, TGV, je lis Spin. Une certaine Camille Paglia y écrit un article qui m’interpelle (…) au sujet du viol. J’ai oublié ses termes exacts. Mais, en substance : ”C’est un risque inévitable, c’est un risque que les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles veulent sortir de chez elles et circuler librement. Si ça t’arrive, remets-toi debout, dust yourself et passe à autre chose. Et si ça te fait trop peur, il faut rester chez maman et t’occuper de faire ta manucure”. (…) Depuis plus rien n’a jamais été cloisonné, verrouillé, comme avant. (…) Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. (…) Elle était la première à sortir le viol du cauchemar absolu, du non-dit, de ce qui ne doit surtout jamais arriver. Elle en faisait une circonstance politique, quelque chose qu’on devait apprendre à encaisser.v

Ensuite par une rencontre en chair et en os : ‘’Été 2005, Philadelphie, je suis en face de Camille Paglia, on fait une interview pour un documentaire. Je hoche la tête avec enthousiasme en écoutant ce qu’elle dit.’’vi La violence des propos de Paglia répond à la violence de ce qu’a subi Despentes et à la violence que la société fait subir aux femmes. Par une comparaison avec une autre expérience traumatisante, qui est le moment d’une autre anecdote autobiographique, un constat est établi : sur des sujets qui touchent indifféremment les deux sexes (comme l’internement psychiatrique), les livres sont disponibles, mais sur le viol, non : ‘‘aucune femme après être passée par le viol n’avait eu recours aux mots pour en faire un sujet de roman. Rien, ni qui guide, ni qui accompagne.’’vii L’anecdote autobiographique est toujours le moteur d’une réflexion sociétale.

Mais c’est donc aussi une autobiographie intellectuelle que réalise Despentes avec King Kong Théorie : découverte de la littérature au moment de l’internement (Le Pavillon des enfants fous, Vol au-dessus d’un nid de coucou, Quand j’avais cinq ans je m’ai tué), découverte du féminisme américain grâce à un magazine à l’époque underground : Spin. La précision n’est pas anodine : c’est la culture dite « populaire » qui est mise en avant, une certaine culture populaire qui est, sinon une contre-culture, au moins une culture underground, c’est-à-dire qui échappe aux principaux schémas représentationnels des forces dominantes de la société, notamment dans au début des années 90. C’est une manière aussi, avec ces références personnelles, de dresser un tableau des circonstances socio-culturelles d’une époque et d’en esquisser l’évolution. On a ici ce qu’on pourrait appeler un autoportrait culturel. Les références sélectionnées renvoient à des goûts personnels, mais sont aussi partagées par l’ensemble d’une génération, et plus précisément par les lecteurs et les lectrices auxquels l’écrivaine s’adresse : Spin, la musique punk-rock, certaines manières d’agir dans l’espace urbain formalisé et protocolarisé (le stop, le vol, la fraude en ne pas payant pas le train et en accumulant les amendes). Ce sont des données sociales historiques rarement mises en avant par les études, notamment parce qu’elles sont difficilement observables et quantifiables : nous touchons ici à ces ‘‘ruses’’, ces ‘‘détournements », ces ‘‘braconnages’’ auxquels Michel de Certeau a dédié un livre fondamentalviii. Ce tableau historique est complété par d’autres acquis sociaux plus ou moins assurés : le compte en banque, la pilule, l’avortement, etc. Et enfin par des repères technologiques, qui, comme nous le montre Despentes, construisent aussi l’individu social : le minitel, le TGV, la presse underground, c’est-à-dire la communication. Cette inscription historique est renforcée par les indications chronologiques nombreuses et précises : l’année est indiquée en début de chaque anecdote (‘Juillet 86, j’ai 17 ans’’ ; ‘’Je suis née en 69, pilule, masturbation, compte en banque, etc.’’ix). Les données chronologiques posent un décor politique précis, inscrit dans un contexte socio-historique et politique tout aussi précis, au-delà de la simple donnée autobiographique. La construction narrative du moi (de l’identité) s’inscrit dans cet agencement socio-politique qui produit le livre.

Le matériau autobiographique ne se présente pas sous la forme du récit, mais morcelé en différentes anecdotes. Quel est alors le pacte de lecture ? Il n’y a pas construction d’une narration suivie, mais usage de références personnelles pour élaborer une réflexion de portée générale. Nous sommes dans la confidence.

Ce n’est plus à un large public qu’elle s’adresse, c’est encore moins à une instance transcendante, c’est à une minorité par rapport à une majoritaire oppressante. Ce n’est pas dans la culpabilité, mais dans l’affirmation de sa faiblesse que Despentes s’offre à l’autre (la référence à Antonin Artaud, a priori négative, est en fait assez ambivalente : l’écrivain est le parangon du malade qui veut faire accepter sa différence). Comme l’indique Alexis Ferrand : la confidence est ‘‘une manière de sceller une relation, d’obliger le partenaire.’’x Nous sommes dans dans le lien direct, dans le lien social, dans le lien politique. Et c’est cette confidence qui scelle le pacte de lecture. Elle implique l’empathie, et selon le titre de l’ouvrage collectif publié par Catherine Kerbiat-Orrechoni et Véronique Traverso : un ‘‘dévoilement de soi dans l’interaction’’. Gilles Lugrin et Stéphanie Pahud écrivent notamment :

La nature performative de la confidence, imposée au lecteur, est ainsi dédouanée par le dévoilement qu’elle suppose. Mais dès lors qu’il accepte cette place d’interlocuteur privilégié, le lecteur doit prêter une oreille bienveillante à son interlocuteur, il doit faire preuve d’empathie et d’un certain égard à l’attention de celui qui se dévoile dans son intimité. La confidence se présente dans ce cas à la fois comme une stratégie de captation et une stratégie visant à rechercher l’empathie et la sympathie du lecteur.xi

Il y a un va-et-vient incessant entre le récit à la première personne et la réflexion générale qui ménage des effets d’intimité (le discours politique est compris dans l’espace de l’intériorité) et des retours émotionnels efficaces. Comme dans un discours poétique (qu’on pense à Aimé Césaire par exemple), il y a un jeu rhétorique savant fondé sur un rythme qui alterne l’argumentation intellectuelle et la captatio benevolentiae émotionnelle, voire sentimentale.

Tout au long de l’essai, nous avons la confidence répétée d’un manque de confiance en soi, d’une faiblesse irréductible, qui permet l’identification du lecteur avec l’auteure :

Les héroïnes contemporaines aiment les hommes, les rencontrent facilement, couchent avec eux en deux chapitres, elles jouissent en quatre lignes et elles aiment toutes le sexe. La figure de la looseuse de la féminité m’est plus que sympathique, elle m’est essentielle. Exactement comme la figure du looser social, économique ou politique. Je préfère ceux qui n’y arrivent pas pour la bonne et simple raison que je n’y arrive pas très bien, moi-même.xii

Ce qui est marquant ici c’est que le contre-modèle invoqué est un modèle fictionnel. C’est à partir d’une fiction que Virginie Despentes se jauge. C’est l’image de la femme, c’est sa représentation. Cette ‘‘représentation’’ est une construction politique, dans le sens où elle est une production collective sociale (rapports des individus entre eux), économique (financement de la production et sources de ce financement – c’est-à-dire choix en l’occurrence éditoriaux validant la légitimité idéologique de l’œuvre) et industrielle (la matérialité de l’image informe le message, comme l’ont démontré, entre autres, Marshall McLuhan et Régis Debray). Le modèle littéraire sert ici d’aune dans l’ordre des représentations. Nous passons de la fiction narrative, de la littérature, ‘‘à son double’’ : la vie réelle. En s’attaquant au modèle fictionnel, Despentes s’attaque à la représentation imposée par la société.

C’est ainsi que les deux chapitres centraux s’appuient sur une expérience personnelle traumatisante. Dans le chapitre 3, nous trouvons le récit du viol ; dans le chapitre 4, celui de la prostitution. Certainement la troisième partie consacrée au viol est la plus chargée émotionnellement. Or toute la structure du chapitre met en avant ce processus de rythme qui assimile l’histoire personnelle à des données socio-politiques. Il commence ainsi par le récit des circonstances : ‘‘Juillet 86, j’ai 17 ans. On est deux filles, en mini-jupe, je porte des collants…’’. Une date précise, un âge (qui peut faire penser au vers de Rimbaud, devenu proverbial : ‘‘On n’est pas sérieux quand on a 17 ans’’), la description précise des vêtements (motifs des collants, couleur des chaussures). Les phrases d’abord simples et courtes s’allongent. Mais le récit reste assez froid, se veut ironique, devient grinçant (‘‘J’imagine que, depuis, aucun de ces trois types ne s’identifie comme violeur. Car ce qu’ils ont fait, eux, c’est autre chose. À trois avec un fusil contre deux filles qu’ils ont cognées jusqu’à les faire saigner : pas du viol. La preuve : si vraiment on avait tenu à ne pas se faire violer, on aurait préféré mourir, ou on aurait réussi à les tuer.’’xiii). Mais l’émotion surgit soudain, par empathie, par interaction, par le lien personnel quand c’est une amie qui se fait violer à Lyon : ‘‘Ça m’a plus révoltée que quand ça nous était arrivé directement.’’xiv Ce témoignage direct (ce qui lui est arrivé personnellement), puis indirect (ce qui est arrivé à son amie) donne lieu à un ensemble de réflexions sociales, culturelles et politiques : la place du viol dans la culture, la prise de parole, la représentation de la femme violée, la prise de position d’un certain féminisme représenté par Camille Paglia, la représentation de la vengeance au cinéma, la soumission de la femme par rapport à l’homme, et enfin le fantasme sexuel du viol. On s’éloigne donc de l’émotivité pour considérer des problématiques générales, mais à partir d’un terreau émotionnel qui nous a préparé à les accueillir. C’est avec le fantasme commun du viol (‘‘Nous ne sommes pas toutes les mêmes, mais je ne suis pas la seule dans mon cas. Ces fantasmes de viol, d’être prise de force, dans des conditions plus ou moins brutales, que je décline tout au long de ma vie masturbatoire, ne me viennent pas out of blue.’’xv) que nous revenons à l’émotivité de l’anecdote, c’est-à-dire par l’intériorisation commune de représentations sociales externes, et de la manière la plus intime qu’il soit possible : dans le désir sexuel. Le fossé entre l’abstraction du fantasme sexuel du viol et la réalité de la violence profonde de l’acte achève de bouleverser le lecteur (qui est ici plus volontiers une lectrice) : ‘‘Quand le garçon se retourne et déclare ”fini de rire” en me collant la première beigne, ça n’est pas la pénétration qui me terrorise, mais l’idée qu’ils vont nous tuer.’’xvi Nous ne sommes plus dans l’ordre de l’imaginaire et du désir, mais bien dans une situation extrême de survie.

Le pacte de lecture se lie (se fixe) sur cette sincérité, sur cette ressemblance/dissemblance qui permet l’empathie et l’identification. Entre la réflexion et l’émotivité. Nous retrouvons les mêmes procédés pour le chapitre suivant sur la prostitution (‘‘Coucher avec l’ennemi’’ : cet ennemi étant l’homme). Si le chapitre commence, avec raillerie, à parler des absurdités législatives (‘‘Dormir dehors à quarante ans n’est interdit par aucune législation. La clochardisation est une dégradation tolérable’’xvii, alors que travailler en se prostituant l’est), le récit devient rapidement autobiographique et très intime : ‘‘Je l’ai dit publiquement à plusieurs reprises, dans des interviews, je me suis prostituée, de façon occasionnelle, pendant deux ans environ. Depuis que j’ai commencé l’écriture de ce livre, je bute toujours sur ce chapitre. Je ne m’y attendais pas. C’est plusieurs réticences mixées. Raconter mon expérience. C’est difficile.’’xviii Nous retrouvons cette vulnérabilité qui rend la « star » qu’est devenue Despentes très humaine. On retrouve la précision chronologique, on retrouve les détails matériels communs à tous : ‘‘En 91, l’idée de me prostituer m’est venue par le minitel’’, etc. Une nouvelle fois Despentes se livre (sur les réactions à Baise-moixix, sur sa célébrité naissantexx), puis nous revenons aux réflexions intellectuelles avec l’importance des lectures d’auteures américaines pro-sexexxi qui aboutit à des analyses critiques globales.

Il faut noter l’attitude de prise à contre-pied de ces confidences. Despentes propose une autre vision de la femme violée et prostituée en se déclarant publiquement qu’elle a elle-même été violée et prostituée. Elle réfute l’idée d’une victimisation de la femme et ses conséquences. Elle prévient même la remarque du déni qu’on fait communément aux ‘‘victimes’’ qui refuseraient d’être vues comme telles, en admettant qu’elle-même a été pendant plusieurs années dans le déni. En fait, elle a été dans le déni jusqu’à ce qu’elle trouve un moyen de penser l’expérience vécue autrement que comme une ‘‘faute’’. Elle refuse le ‘‘classement’’ et la ‘‘déclassification’’. Il n’est plus question de la ‘‘valeur abstraite’’ d’un livre, d’un bien, mais, si on veut, de sa ‘‘valeur d’usage’’. Il ne s’agit pas de savoir par exemple si les théories de Paglia sont justes ou erronées, mais si elles ont servi. Pour reprendre l’expression très connue de Deleuze, Despentes réclame et propose à son tour une ‘‘boîte à outils’’ : elle cherche des concepts opératoires.

Le matériau autobiographique est donc surtout d’un usage politique qu’on peut ici observer selon trois grands angles : la question de la minorité, la question économique, et la question des représentations.

Le début de l’essai – l’incipit – est déjà devenu célèbre. ‘‘J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf.’’xxii La formule « écrire pour » évoque irrésistiblement Deleuze : écrire, c’est écrire pour (‘‘à la palce de’’) les minorités. ‘‘Minorité’’ ne signifie pas nécessairement ‘‘moins nombreux’’, mais articulé avec une ‘‘majorité’’, la notion évoque l’oppression d’un pouvoir. Si c’est contre les représentations de l’ordre social et l’ordre des représentations (une hiérarchie) que s’indigne Despentes, cet ordre des représentations a des retombées concrètes qui n’aboutissent pas de temps en temps à une oppression physique, mais qui aboutissent tout le temps à l’oppression physique. Même si le discours s’appuie sur la cause féminine, ce n’est pas seulement sur l’image et la place de la femme dans la société que Virginie Despentes veut insister, mais bien sur celles de toutes les minorités. Le pouvoir serait cet étalon masculin, blanc, hétérosexuel qui cherche à maintenir son autocratie par tous les moyens. On peut relever la dénonciation d’un imaginaire colonialiste, voire raciste, dès le début de l’essai où nous rencontrons les expressions ‘‘la femme blanche’’xxiii et ‘‘l’homme blanc’’xxiv. La minorité écrasée par la majorité implique une attitude conflictuelle : nous sommes dans une guérilla.

Mais surtout cette minorité constitue la véritable majorité. Déjà parce que les femmes sont (dit-on) plus nombreuses, mais surtout parce que la majorité n’est que l’abstraction des minorités réunies. Ce sont les aspérités polies, – ragréées. C’est ce qu’affirme Virginie Despentes dès la fin de la première partie (qui sert en fait d’introduction) : Parce que l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, (…), à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas.xxv

‘‘L’idéal dela femme blanche’’ est une abstraction, une représentation idéale, et c’est cet idéal qu’il faut combattre. Les minorités sont minoritaires parce qu’elles ne peuvent, par définition, se regrouper. Dans la minorité, nous serons même toujours des exceptions, et des ‘‘exclues’’. Dans la minorité féminine, nous sommes ‘‘les exclues du grand marché à la bonne meuf.’’ Nécessairement ‘‘exclues’’, nécessairement minoritaires, nécessairement confrontées à des lois et des mœurs d’échange auxquelles nous cherchons à échapper.

Car ce qui peut sembler être une image n’en est pas une : il y a bien commerce de la femme dans la société phallocrate. Les mécanismes de l’échange des filles et des sœurs ont été longuement étudiés par les anthropologues dans différentes sociétés (nous pensons notamment, bien sûr, à Marcel Maussxxvi et à Claude Levi-Straussxxvii). Comme il y a un commerce de l’ouvrier et du migrant. Comme il y a eu un commerce de l’esclave. Nous passons de l’échange de la femme, de l’échange de l’esclave, à l’échange de valeurs abstraites soumettant des producteurs réels, ce qui crée une pauvreté au sein même des sociétés les plus riches. La question de la minorité est donc étroitement liée à la question économique, et c’est encore par la confidence autobiographique que Despentes découvre et aborde le problème économique, quand elle nous dit : C’est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j’ai parlé hier et que je recommence aujourd’hui. Quand j’étais au RMI, je ne ressentais aucune honte d’être une exclue, juste de la colère. C’est la même en tant que femme : je ne ressens pas la moindre honte de ne pas être une super bonne meuf.xxviii

Minorité féminine, minorité sans voix des pauvres. Il y a même une assimilation constante entre économie et place de la femme. Les privilèges, qui se manifestent essentiellement sous la forme d’abord économique, sont l’apanage de l’homme. Ainsi, s’il y a eu indéniablement une ‘‘révolution féministe’’, celle-ci n’a pas eu d’impact économique : ‘‘la révolution féministe des 70’s n’a donné lieu à aucune réorganisation concernant la garde des enfants. La gestion de l’espace domestique non plus. Travaux bénévoles, donc féminins. On est restées dans le même état d’artisanat. Politiquement autant qu’économiquement, nous n’avons pas occupé l’espace public, nous nous ne nous le sommes pas approprié.’’xxix Révolution incomplète et donc toujours actuelle. Et c’est en s’attaquant également à l’économie qu’il pourrait y avoir une émancipation complète de la femme : ‘‘Délaisser le terrain politique comme nous l’avons fait marque nos propres réticences à l’émancipation. Il est vrai que pour se battre et réussir en politique, il faut être prête à sacrifier sa féminité’’xxx . Mais cette soumission économique n’est pas le seul problème de la femme, elle est le problème de toutes les minorités : ‘‘Il n’y a pas d’attitude correcte, on a forcément commis une erreur dans nos choix, on est tenues pour responsable d’une faillite qui est en réalité collective, et mixte. Les armes contre notre genre sont spécifiques, mais la méthode s’applique aux hommes. Un bon consommateur est un consommateur insécure.’’xxxi Ce n’est plus une question de sexe, mais une question économique. Cette dimension prendra une valeur essentielle dans les Vernon Subutex.

C’est, en somme, à la construction des représentations sociales que s’attaque Despentes. Celle bien sûr de la féminité et celle de la masculinité (avec un point de vue assez original que nous ne développerons pas ici et qui fait de l’homme la victime aussi du système phallocrate, comme le colonisateur est déshumanisé par le système colonial chez Césairexxxii), mais aussi, d’une manière plus fondamentale, à la question culturelle. Despentes, en effet, traite sur un même plan hiérarchique la culture savante et la culture populaire. L’essai se veut accessible, il se veut d’une facture brute, comme le sont ses romans : anglicismes, jargon, verlan, langage oral, familier, grossièretés à la limite parfois de l’incorrection. Le titre résume cette démarche. Il a quelque chose de comique et de violent. Le terme ‘‘théorie’’ est connoté scientifiquement et philosophiquement, mais la syntaxe est anglaise. De plus, il ressemble à une série en vogue à la même époque, Bing Bang Theory. Cette prégnance de la culture populaire est évidente avec le personnage choisi. Mais le décalage n’est pas gratuit : il faut noter qu’elle s’approprie un personnage qui aurait tendance davantage à renvoyer à la masculinité pour parler de la féminité. Il y a ‘‘déclassement’’ (dans une acceptation très bataillienne du terme) et, comme nous l’avons montré, renversement.

Ce n’est pas seulement dans l’écriture qu’on relève ce renversement. Alors que nous pourrions facilement identifier une structure et un plan dans l’essai (introduction, chapitres, conclusion), Virginie Despentes semble vouloir brouiller tout ce qui pourrait évoquer un schéma traditionnel. Cela rajoute à son accessibilité et à un décloisonnement. De même, alors qu’une bibliographie savante vient à la fois accréditer le propos, légitimer le savoir, compléter les compétences (la crédibilité se construit sur la double orientation expérience/savoir théorique : je parle de ce que je sais, je sais de quoi je parle), tout est fait dans le corps du texte pour être proche de celles et ceux à qui Despentes cherche à s’adresser. Ainsi, il y a une absence systématique de hiérarchisation entre une culture dite noble et une culture populaire. Dire qu’il existe une culture ‘‘populaire’’ du reste vient renforcer l’idée qu’il existe une culture ‘‘noble’’. Despentes ne parle de culture populaire, ne parle pas de culture savante, elle prend ce qui l’intéresse et la touche. Cela se fait de manière tout à fait naturelle, et cette licence de tonalité et de repères est facilitée par le genre qu’est l’essai. L’autobiographie mêle références personnelles et références culturelles, références savantes et références quotidiennesxxxiii. En vrac, on trouve les groupes de musique Public Enemy et Trust (cité en exergue d’un chapitre!), l’émission Nulle Part Ailleurs, les dessins animés Goldorak et Candyxxxiv, et encore, parmi d’autres exemples possibles, des références au Punk rock (la musique tient une place fondamentale). Mais Despentes ne dresse pas une mythologique contemporaine (comme l’a fait Roland Barthes) : elle détourne et s’approprie des pratiques de consommation. Pour le dire autrement, Despentes se place du côté du ‘‘grand public’’, du côté de la ‘‘masse’’ minoritaire contre une ‘‘élite’’ majoritaire. Et on comprend alors très bien son antagonisme avec une autre grande figure de la pensée féminine contemporaine, Marcela Iacub.

L’oralité de l’écriture joue un rôle fondamental dans ce renversement et cette construction nouvelle des représentations. Elle semble faciliter l’assimilation entre culture populaire et culture savante, mais aussi entre l’image et le mot, qu’on a tendance à opposer. Il n’y a pas de différence entre la vie et le texte : la littérature entre, comme les autres formes d’expression, dans l’expérience de chacun, dans l’expérience de l’être-au-monde. Ce n’est pas un luxe ou un ‘‘divertissement’’ (dans le sens pascalien du terme ou dans sa version anglo-saxonne d’entertainement) : pour reprendre le mot de Bourdieu, elle ne fait pas diversion. Ici, ce n’est plus un discours, mais un acte. Et le combat commence, pour Despentes, par la prise de parole dans l’espace public.

Certaines affirmations de Virginie Despentes peuvent sembler rapides, et parfois cavalières. Mais c’est à dessein : l’écrivaine reste attachée à son image ‘‘punk-rock’’, et c’est une forme d’expressionnisme (la sensation précède la raison). Peut-être pourrait-on voir chez Despentes une attitude post-punk qui aurait troqué un ‘‘no futur’’ par un ‘‘no community’’. Il ne faut cependant pas oublier que le parcours de l’écrivaine reste celui d’une normalisation : après le scandale de Baise-moi (qui a été censuré à sa sortie en France, ce qui n’était pas arrivé depuis 28 ans ; il reste interdit aux moins de 18 ans, alors que la majorité sexuelle, rappelons-le, est fixée à 16 ans), et Les Chiennes savantes (1996), Les Jolies choses (1998) remporte le prix de Flore et le prix Saint-Valentin (qui récompense, comme son titre le laisse entendre, un roman d’amour…) avant d’être adapté en 2001 au cinéma par Gilles Paquet-Brenner avec à l’affiche deux vedettes : Marion Cotillard et Stomy Bugsy. Apocalypse bébé (2010) signe la consécration de l’écrivaine, en lice pour le Goncourt, et qui remporte alors, en plus du prix Virilo, le prix Renaudot. En juin 2015, elle devient membre du jury Femina, et en janvier 2016, elle est élue à l’Académie Goncourt au couvert de Régis Debray (elle démissionne en janvier 2019). Enfin, l’ampleur de la trilogie Vernon Subutex (2015-2017) témoigne de cette volonté de ‘‘respectabilité’’ dans (et par) l’écriture romanesque.

Bibliographie

Virginie Despentes, King Kong Theorie, Paris, Grasset & Frasquelle, 2006 ;

Virginie Despentes, Vernon Subutex 1, 2, 3, Paris, Grasset, 2015-17.

Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, Folio essais, 1990 ;

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 2000 (1959) ;

Alexandre Geffen et Bernard Vouilloux, Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013 ;

Catherine Kerbrat-Orecchioni, Véronique Traverso (dir.), Confidence/dévoilement de soi dans l’interaction, Lyon, Max Niemeyer, 2007 ;

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 ;

Claude Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2017 (1947) ;

Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2007 (1923-4).

iPhilippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 : l’autobiographie est un ‘‘récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité’’ (p.14).

iiVirginie Despentes, King Kong Theorie, Paris, Grasset & Frasquelle, 2006, p.10.

iiiC’est ce qui apparaissait sur le bandeau de vente.

ivDans Le Monde des livres n°19190, 6 octobre 2006 « En Finir avec le viol » : « à l’instar de beaucoup de féministes américaines, Despentes affirme sans fioritures qu’au commencement, à la base, dans la structure des relations entre les sexes, ”il y a le Viol”. »

vVirginie Despentes, Œuvre citée., p.43.

viIbid., p.42. Spin est un magazine musical américain qui, à l’époque, était consacré à la musique underground.

viiIbid., p.40.

viiiMichel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, Folio essais, 1990.

ixŒuvre citée., p.18.

xhttp://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1991_num_5_1_983 (consulté le 25/11/17).

xiCatherine Kerbiat-Orrechoni et Véronique Traverso (dir.), Confidence/dévoilement de soi dans l’interaction, Lyon, Max Nemeyer, 2007, p.216. Si l’article s’intéresse surtout à la publicité, il n’y a cependant, selon nous, pas de différence méthodologique avec une captatio benevolentiae purement littéraire. L’essai, du reste, est un genre à thèse qui réclame, sinon l’adhésion, au moins la bienveillance du lectorat. Sur les procédés de l’empathie, nous renvoyons aussi à l’ouvrage dirigé par Alexandre Geffen et Bernard Vouilloux, Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013.

xiiIbid., p.10.

xiiiIbid., p.35.

xivIbid., p.37.

xvIbid., p.51-2.

xviIbid., p.52-3.

xviiIbid., p.57.

xviii Ibid., p.59.

xixIbid., p.116 et ss.

xx« La partie promotionnelle de mon taf d’écrivain médiatisé m’a toujours frappée par ses ressemblances avec l’acte de se prostituer. » (p.75). Sur le rapport de la pornographie à l’écriture, voir p.84.

xxiIbid., p.83.

xxiiIbid., p.9.

xxiii Ibid., p.13.

xxiv Ibid., p.17. Il faut noter ici l’emploi de l’article défini.

xxvIbid., p.13.

xxvi Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2007 (1923-4).

xxvii Claude Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2017 (1947).

xxviii Œuvre citée., p.10.

xxix Ibid., p.24.

xxxIbid., p.25.

xxxi Ibid., p.24.

xxxii ‘‘Des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion’’, Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 2000 (1959), p.42.

xxxiii Il faudrait ici évoquer Annie Ernaux, mais on peut aussi, en remontant dans l’histoire littéraire, évoquer Proust qui, s’il fait référence encore à une culture traditionnelle dans son parcours initiatique (question de milieu plus que d’époque), ramène ces œuvres à un niveau quotidien, et n’hésite pas à parler de téléphone et de manteaux à la mode.

xxxiv Œuvre citée., p.135.

Gvidon Birolla (1881-1963) & la peinture slovène

Gvidon Birolla n’est sans doute connu par aucun d’entre vous. La peinture slovène vous semble sans doute tout aussi obscure. Peut-être êtes-vous déjà allés dans la très belle ville de Ljubljana, peut-être même avez-vous pris le temps de visiter la Narodni Galerija – la Galerie nationale, et encore, même si vous vous êtes arrêtés quelques secondes devant le mur où sont accrochées quelques-unes des œuvres de l’art slovène, exténué depuis longtemps par la masse culturelle, et dérouté par leur impondérable bizarrerie, vous ne devez en avoir gardé aucun souvenir.

Vous avez croisé Gvidon Birolla et la peinture de Gvidon Birolla est, pourtant, remarquable. La Narodni Galerija de Ljubljana conserve 149 dessins et aquarelles, 16 peintures à l’huile et des archives personnelles de l’artiste. L’influence qu’il exerça est surtout liée au groupe « Vesna » qu’il créa à 22 ans avec d’autres peintres slovènes et croates en 1903 à Ljubljana, alors sous l’égide de l’Empire austro-hongrois.

Gvidon Birolla était né en 1881 à Trieste, austro-hongroise elle aussi depuis 1552 (et déjà sous la protection des Habsbourg depuis 1382). Son père, Feliks (ou Fortunat) Birolla était moitié Italien (du père donc) et moitié Croate. Né à Pazin (aujourd’hui en Croatie) il s’était installé dans le port prospère de l’Empire pour exercer une activité de commerçant. Mais à sa mort, en 1884, sa femme, Antonija Birolla, née Šink, qui semble avoir eu elle aussi des origines croates, retourne s’installer dans son village natal, à Škofja Loka (aujourd’hui en Slovénie). Attirée elle-même par le dessin, elle encourage son fils dans sa vocation artistique qui ira se former – comme la plupart des artistes de l’époque – à Vienne. Gvidon Birolla y est actif à partir de 1902, mais s’y installe officiellement le 9 mai 1903. Il a pour professeur à l’École des Beaux-Arts Christian Griepenkerl (1836-1916). À son retour en 1907, il s’installe à Skofja (où vivent déjà de nombreux artistes), dans l’ancien presbytère qu’il aménage en studio. Il rencontre alors Ivan Grohar (1867-1911), grand peintre slovène (son tableau, Le Semeur,est représenté aujourd’hui sur les pièces de 5 centimes d’euro) dit « impressionniste », avec qui justement il peint sur le motif dans les environs de Škofja.

À la mort de son frère en 1917, il décide de reprendre l’entreprise familiale de four à chaux à Zagorje ob Savi où il y déménage, puis à Kresnice. Il semble abandonner alors toute activité créatrice. Quand il reprend en 1939, contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, son art a évolué, et a même profondément changé. Après la Seconde Guerre mondiale, il se consacre à l’art et s’installe à Ljubljana où il meurt le 29 mai 1963.

S’étant tourné vers Vienne, s’étant reconnu Slovène plutôt qu’Italien (et il n’est pas absurde d’imaginer que la situation eût pu être différente si le père n’était pas mort si tôt), Gvidon Birolla reste encore aujourd’hui, pour nous, un inconnu. Les frontières qui nous paraissent si vieilles, si désuètes, sont encore effectives.

Les soit-disant « impressionnistes » slovènes

La Slovénie, alors appelée « Carniole », est une région intégrée à l’Empire austro-hongrois (la région est sous contrôle de la famille des Habsbourg dès le XIVe siècle). C’est au XIXe siècle, avec l’éveil de la conscience des peuples – c’est-à-dire avec le développement des nationalismes liés au développement industriel et économique qui permettait aux territoires de produire leurs propres richesses, et d’en tirer les profits financiers – sans l’aide et la tutelle impériales –, que l’intelligenstia locale commence à codifier la langue et la culture afin de préparer l’émancipation de la nation (qui n’a eu finalement lieu qu’en 1991…). Le Petit Palais à Paris a consacré en 2013 une exposition à ces premiers peintres de la modernité slovène : Ivan Grohar (1867-1911), l’incroyable Rihard Jakopič (1869-1943), Matija Jama (1872-1947) et Matej Sternen (1870-1949). « Les Impressionnistes slovènes et leurs temps (1890-1920) ». Les qualifier d’« impressionnistes » était aussi bien sacrifier à des considérations publicitaires et marchandes que de pécher par franco-centrisme, puisque ce qui liaient ces peintres à leurs collègues français était bien maigre : un goût, pour certains, de la peinture en plein air et sur le motif (mais ce n’est pas l’apanage des impressionnistes) ; un travail sur la lumière et la volonté de s’éloigner de la mimesis pour privilégier l’émotion ; bref, ce qui définit en général une évolution des représentations (et donc du paradigme artistique) à l’époque d’un changement de quotidien lié à l’évolution industrielle de production des biens et des richesses.

Contrairement à Jurij Šubic (1855-1890) et à Ivana Kobilca (1861-1926, une des rares femmes qu’on mette en avant dans l’art slovène), qui ouvraient l’exposition du Petit Palais en tant que « réalistes », aucun des « impressionnistes » cités ci-dessus n’a vécu à Paris. En revanche, ils ont tous suivi l’enseignement d’Anton Ažbe (1862-1905) qui ouvrit à Munich en 1891 une académie libre où passèrent, entre autres, Kandinsky et Jawlensky…

Pour ces peintres de la modernité, il s’agit d’expérimenter la peinture en tant que matière plutôt qu’en tant qu’idée. La toile (l’objet), par exemple, restait visible ça et là à côté des parties peintes, à la manière de certains impressionnistes, mais surtout à la manière de leur inspirateur que fut Manet, et même (en remontant l’arbre généalogique) que fut Delacroix (le dernier Reni ne faisait pas autrement). Même si ce plaisir de laisser la toile apparente tient de la mode, d’une certaine tendance qui vous inscrit visiblement dans une certaine modernité, c’est aussi pour les peintres un moyen d’abandonner la mimesis au profit de l’affect. Il y a dans le dépouillement, une mise à nu qui est une mise en danger. Comme les enfants qui s’encouragent les uns les autres à transgresser les interdits – à « faire des bêtises » – pour se constituer en tant qu’individus, pour vérifier eux-mêmes les discours abstraits qu’on leur inculque, pour les mettre à l’épreuve, les jauger, les trier. C’est le cas de Matija Jama et surtout de Matej Sternen (né en 1870) dont le dépouillement rajoute à une sensualité à vif, presque crue.

Sternen, Matej (1870-1949) – Cheveux roux (1902)
– huile sur toile, 119 x 71 cm

Ces peintres, du reste, étaient aussi différents entre eux qu’ils l’étaient de leurs collègues français, même si, évidemment, l’influence d’un Manet, d’un Renoir, d’un Monet, d’un Van Gogh – qui était davantage un hommage –, est flagrante ici ou là. Mais autant Sternen était bien plus influencé par Giovanni Segantini (1858-1899), peintre italien célèbre à l’époque et très proche d’Ivan Grohar, que par ses collègues français, autant il est impossible de réduire Jakopič au statut d’épigone de Van Gogh. Rihard Jakopič (sur qui nous reviendrons dans un autre article) est sans conteste l’un des peintres les plus puissants de ce tournant de siècle, l’un des plus originaux, c’est-à-dire l’un des plus intransigeants à la fois dans l’usage de la peinture à l’huile (qui précède autant un Chaïm Soutine qu’un Eugène Leroy à un demi-siècle de là) que dans la prise de distance consciente avec le sujet – une « prétoile » comme on dit un « prétexte » – qui évoque instantanément et à tout le monde, devant des toiles qui datent de 1903, la peinture abstraite.

Ces peintres, et encore moins ceux de la génération suivante (que présentait aussi l’exposition de Paris), à laquelle appartient Birolla, ne doivent être appréhendés à l’aune de la peinture française, mais bien plutôt dans l’agencement géo-politique et socio-économique qui est le leur. On pourrait dire qu’il s’agit d’une question de méthode : il ne faut pas penser fondamentalement la création selon des influences reçues et exercées (même si, bien sûr, il ne faut pas en faire abstraction), mais selon leur posture propre et particulière. Ce qui permet de s’ouvrir davantage et plus facilement à des idées et des observations qui nous sont étrangères. C’est à partir de cette posture particulière (qui est la plus éloignée de l’observateur) qu’on pourra ensuite s’adonner à toutes les comparaisons qu’on voudra.

Birolla au sein de « Vesna » et l’art populaire

Le groupe « Vesna » (qui est le nom slovène de la déesse du printemps) a été fondé par des étudiants et de jeunes artistes, à l’aube de leur vingtième année, en 1903. Je n’ai pas trouvé de liste exacte, et je laisse à d’autres le soin de préciser le rôle de chacun dans ce mouvement éphémère qui marqua cependant durablement (pour des raisons politiques évidentes) les mentalités. Avec Birolla, ont participé, sinon à sa fondation du moins au mouvement lui-même, des artistes slovènes et croates comme Saša Santel (1883-1945), Maksim Gaspari (1883-1980), Svitoslav Peruzzi (1881-1936 ; dont la Galerie nationale de Ljubljana conserve un buste du jeune Birolla), Fran Tratnik (1881-1957), Tomislav Krizman, Mirko Rachki, Hinko Smrekar (1883-1942), Maks Koželj, Kerdić, Krizman ou encore Ivan Mestrovic (1883-1962), qui est Croate, qui a longtemps vécu à Rome, qui a été le premier artiste slovène à exposer au Victoria & Albert Museum, dès 1915, qui s’est réfugié aux États-Unis, où il est mort en 1962, pour fuir la dictature de Tito.

Peruzzi, Svitoslav (1881-1936) – Gvidon Birolla (1904)
– bronze – 89 x 46 x 37 cm

À cette époque où la puissance austro-hongroise est mise à mal par la Prusse, que sur tous les territoires, des revendications nationalistes émergent, Vesna se propose d’œuvrer pour un art slovène et croate libéré des influences germaniques. La Slovénie étant un pays de paysans, ils mettent en avant l’artisanat, l’art populaire, l’ornementation, et s’adonnent à l’illustration, la caricature – volontiers politique. Les membres collectionnent un matériel ethnographique qu’ils réutilisent dans leurs compositions : architectures anciennes, moulins, maisons, costumes, objets, etc.

Cette attention à ce qu’on appelle « art » populaire et qui est une attention portée au quotidien est plus révolutionnaire qu’il n’y paraît. C’est une valorisation de ce qui est dévalorisé, une prise en compte de ce qui est écarté et méprisé, un changement de représentation du quotidien qui favorise une indépendance d’esprit (une liberté d’esprit, pourrait-on dire) qui est sensible dans les œuvres de ces peintres, et qui en fait aussi l’intérêt.

Vesna eut cependant une vie brève : une seule exposition à Belgrade en 1904 puis le groupe s’étiole. Mais le nom de « vesnani » et « vesnanstvo » – les « Vesnistes » – est resté attaché, toute leur vie, à Birolla, Gaspari ou Smrekar par exemple.

C’est par leur volonté de s’émanciper des influences allemandes qu’ils nous donnent les clefs de leurs principales influences. Une ascendance française pourrait être toujours repérée (comme l’exposition parisienne le démontre), mais il serait plus intéressant peut-être (ou désormais) de mettre en évidence et d’étudier l’influence de l’art germanique (dans une acceptation large) sur cette « deuxième » génération de peintres qui étaient bien plus proches de Vienne et de Munich que de Paris. Ces influences seraient celles de Caspard David Friedrich bien sûr, de Johan Joseph Hartmann (1753-1830), du Suisse Mathias Gabriel Lory (1784-1846), mais aussi – et surtout ? – des Nazaréens ou encore de Moritz von Schwind (1804-1871). On peut enfin les rapprocher des expressionnistes de tout bord, comme de Kokoschka ou encore de Chagall, mais les dates démontrent que leurs évolutions sont parallèles.

Ce sont ces influences qui peuvent se sentir dans la peinture de Birolla. Il faudrait enfin – ou d’abord – mettre en évidence l’influence des productions populaires, des « images d’Épinal », pour embrasser pleinement le spectre des pathosformeln, des formes de l’expression émotive, chez Birolla. C’est dans cette dynamique qu’il fait de son art un art slovène original et frais, qu’on découvre à peine dans ce coin de l’Europe qu’on appelle encore à l’Est, « l’Ouest »…

Les grandes thématiques de Birolla

Ses principales thématiques de Gvidon Birolla sont celles les personnages populaires, les contes traditionnels, les paysages slovènes.

Birolla, Gvidon – Paysage – huile sur toile, 55 x 75,5 cm

Le paysage slovène s’inscrit dans une tradition déjà assez riche. Pavel Künl (1817-1871), Anton Karinger (1829-1870), Marko Pernhart (1824-1871) sont trois des grands noms attachés au genre du paysage. Pavel Künl n’est pas à proprement parler un paysagiste, et il a surtout été apprécié après sa mort pour ses vues pittoresques de ville (d’une esthétique proche de celle des Romantiques), notamment de Ljubljana. C’est justement cette spécificité locale et l’attention portée à l’ambiance atmosphérique (deux autres caractéristiques du Romantisme) qui font de lui une référence pour les peintres de Vesna.

Künl, Pavel (1817-1871) – Ribji trg, Ljubljana (1847)

Anton Karinger est très différent de Birolla, et appartient à ce Réalisme dont voulaient justement se détacher les jeunes Vesnistes. Mais non seulement il a donné ses lettres de noblesse au paysage typiquement slovène, devenant donc une référence vis-à-vis de laquelle il fallait se placer (ce qui apporte déjà en soi une qualité essentielle), mais il n’est pas non plus sans intérêt, nous semble-t-il, de noter qu’il partage avec Birolla un choix de vie artistique, puisque lui-même ne s’est adonné à la peinture qu’après sa carrière professionnelle (militaire en l’occurrence) : il considérait la peinture comme une activité du quotidien, non commerciale, non professionnelle, mais fondamentale. Marko Pernhart (1824-1871) appartient à la même veine réaliste de Karinger : le musée de Ljubljana conserve les quatre impressionnants panoramas de Šmarna gora, qui datent des années 60. Il est lui aussi le précurseur de cette identité nationale qui motive le jeune Birolla et ses amis. Cette caractéristique de la nature slovène (toujours d’actualité dans la publicité contemporaine) Gaspari en fait, dans son Couple slovène, presque un slogan.

Gaspari, Maksim – Couple slovène (1907)
– huile sur toile, 98 x 59 cm

Birolla, de la manière manière, la fige en image d’Épinal, comme dans ses Chanteurs Caroliens (1939). Mais le traitement (surtout après 1939) des formes et des couleurs semblent confondre paysages et personnages dans une même décoction qui met en avant et célèbre, comme nous le verrons plus bas, la puissance créatrice elle-même, plus que le sujet de l’œuvre.

Birolla, Gvidon – Chanteurs Caroliens – 1939, oil, canvas, 33,7 x 45,7 cm

Contre le réalisme, les peintres de Vesna favorisent la fable et le conte. Ils développent un symbolisme particulier, différent du Préraphaélisme anglais ou des Symbolismes français, italiens ou germaniques. C’est encore une fois dans la culture populaire que puisent les peintres de Ljubljana, comme le font à la même époque les peintres allemands et russes, comme Kandinsky ou Malévitch. Les sujets ne sont pas tirés de la mythologie classique, du répertoire européen : c’est la modestie des chaumières qui intéresse Birolla.

Birolla, Gvidon – Vieille chanson (1907) – techniques mixtes sur papier, 45,9 x 42,8 cm

Il y a un abandon des grands thèmes, et la définition de nouvelles exigences. L’appropriation des techniques populaires, volontiers couplées entre elles (« techniques mixtes »), des techniques ou des genres dits mineurs encourage l’exploration de nouveaux domaines d’expression, notamment l’illustration.

Maksim Gaspari illustre les Contes populaires slovènes et Hinko Smrekar a donné son nom au grand prix de l’illustration slovène créé en 1993. Birolla lui-même a fourni 12 illustrations monumentales aux Contes de fées de Fran Milcinski (1867-1932). On touche à une culture commune, compréhensible et lisible facilement par tous. Un art familier, avec des personnages familiers, avec des paysages familiers, avec un vocabulaire iconographique et symbolique familier et riche, et qui ne peut qu’échapper en partie à l’observateur étranger (il faudrait fournir le même travail sémiotique que pour un Chagall par exemple).

À cela s’ajoute aussi le goût de la caricature. Avec une prédilection pour les caricatures politiques. Aussi bien Birolla, que Gaspari, Tratnik ou Smrekar publient dans les revues de Ljubljana dont les noms sont déjà tout un programme : Osa – La Guêpe, ou encore Jež Le Hérisson.

Il y a une prédilection pour le dessin au crayon, plutôt que pour la peinture. Il y a, si l’on veut, un dessin-peinture. Un rendu qui préfère la rudesse à l’enjolivement, une impression de maladresse à l’illusion de maîtrise. Ainsi, il faut bien apprécier la portée subversive de Vesna. Contre la domination austro-hongroise, contre l’impérialisme majeur, l’art slovène était nécessairement mineur. Autant que la littérature de Kafka à Prague quelques années plus tard, comme nous l’expliquent Deleuze et Guattari. Ce minorisme, cette faiblesse, sont considérées comme des forces : il y a un retournement, qui est une révolution – au sens propre – culturelle. Les valeurs esthétiques que prône l’Empire sont celles qui lui servent : il faut donc les ignorer, voire les contrer. Ce n’est pas un calcul systématique, mais une intuition : l’art populaire donne le ton. C’est l’individu contre l’institution. Cette volonté était donc sociale. L’intérêt porté au patrimoine sans valeur, la caricature, l’illustration de contes populaires sont des preuves de la portée politique quotidienne du groupe Vesnaen général et de Birolla en particulier.

Cette esquisse serait fautive si nous omettions d’évoquer, à cette époque où les Slovènes prêtaient une attention particulière à leur langue, ceux qui la firent entrer dans l’intensité (la nervosité) moderne : Ivan Cankar (1876-1918) ou Srečko Kosovel, mort à 22 ans (1904-1926). Cette attention portée à tous les moyens d’expression contribue à la richesse du groupe.

Appropriation de l’image : l’exemple de la photographie peinte Femme en robe violette

Birolla, Gvidon – Femme en robe violette – Photographie peinte

Arrêtons-nous un instant sur cette photographie peinte (albumine 9,2×5,7), dite Femme en robe violette qui est assez symptomatique de cette intuition, de cette sympathie naturelle pour un art qu’on pourrait qualifier aussi bien de « brut » que de « populaire », en ce qu’il préférerait le sentiment de la profondeur au lustre des règles.

La date, semble-t-il, est inconnue. J’ai demandé à Mojca Jenko, qui est la responsable de la restauration de la galerie nationale de Ljubljana (2016) et qui a redécouvert et compris la nature de cette œuvre de Birolla exposée au musée, mais je n’ai pas eu de réponse. Certainement d’avant 1917 ; peut-être d’avant 1910.

Peindre la photographie de sa propre mère est une forme d’appropriation de l’image, mais aussi de l’objet lui-même. C’est un cliché approprié. La surcharge donne un aspect brut et revêche à l’image, quelque chose presque d’enfantin. Il y a sans doute une démarche cérémonielle dans cet acte. Birolla avait de la même manière, à partir d’une photographie prise par le studio d’Edmund Lichtenstein à Trieste avant sa naissance, peint le portrait du père mort alors qu’il avait trois ans. Le décor du studio a semble-t-il été remplacé par celui de la maison paternelle à Pazin. Le peintre a fait le même travail à partir d’une photographie de la mère, Antonija Birolla, née Šink (même époque, même studio), en remplaçant le décor de la photographie avec celui de la maison maternelle à Škofja, et en ajoutant le portrait de son père sur le mur. C’est à la fois assez classique (Giuseppe Tominz (1790-1866) l’avait fait en 1848 dans un superbe portrait, sans concession, de son propre père tenant le portrait de sa femme morte dans la main gauche), mais la naïveté du traitement rappelle davantage les images des ex-voto populaires qu’on peut voir dans tous les petits musées de campagne, dans ceux des vallées les plus enclavées, et que les grandes institutions muséales malheureusement ignorent totalement.

Horizon spéculatif : la couleur de Venise à Vienne

Il y a chez Birolla une palette qui le rapprocherait des Nabis, de Paul Ranson parfois, de Félix Valotton à d’autres moments, sans qu’aucune influence ne soit précisément attestée : il y a une originalité et une indépendance puissantes chez Birolla qui font aujourd’hui, alors que nos regards ne sont plus habitués à ce genre de peinture, son étrangeté. Le rapprochement avec le mouvement Nabi se défendrait aussi par une attention commune aux arts dits mineurs, aux techniques artisanales. C’est une des caractéristiques du tournant du siècle, très connue avec les Arts & Crafts anglais ou le mouvement Art Nouveau européen, et qui trouve son origine dans (et contre) la deuxième révolution industrielle (deuxième moitié du XIXe siècle).

Il y a cette palette si particulière, ces couleurs presque acidulées et pourtant chez Birolla un peu ternes, surtout après 1939. Cette palette est dans la lignée de Matevž Langus (1792-1855), de Giuseppe Tominz (qu’on appelle en slovène Jožef Tominc et qui fut le plus grand représentant du style « Biedermeier »), de Pavel Künl. Cette palette colorée, irréaliste souvent, est plus ou moins lointainement héritée de Venise qui la léguera aussi bien au style « Biedermeier » qu’aux Romantiques allemands, via Vienne.

Après 1939 : la peinture comme macération

Quand il se remet à peindre en 1939, et qu’après la guerre, installé définitivement à Ljubljana, il se consacre à l’art, le style de Birolla n’a pu que changer. Ces deux décennies de silence restent énigmatiques : comment peut-on s’adonner avec tant d’ardeur à la création, tout interrompre d’un coup et totalement, avant de s’y consacrer à nouveau avec autant de fougue après autant de temps ? La patience nous manque pour enquêter sur ces éléments d’ordre psychologique et biographique. Sans doute, jamais Birolla n’aura arrêté de créer, mais son activité est restée confidentielle et secrète. Si cela venait à être confirmé, il y aurait alors beaucoup à dire. En attendant, c’est bien un art nouveau qu’il propose à son retour. Si les thèmes restent sensiblement les mêmes, la facture a gagné en consistance. On parle généralement d’« apaisement ». C’est un cliché. Il y a plus de puissance dans cette masse macérante que dans le pailletage et le scintillement d’avant 17. Certes, Birolla a arrêté la caricature. La Slovénie n’est plus austro-hongroise, elle est devenue après la Seconde Guerre mondiale, Yougoslave.

Birolla, Gvidon – Harpiste (1939)

Cette maturation est celle des peuples, des cultures, des personnages. Ils font partie du décor, ils macèrent avec lui. Le terme « macérer » n’est peut-être pas satisfaisant, mais pour l’instant c’est le meilleur. Il faudrait comparer cette peinture à celle de Van Gogh pour mieux comprendre tout cela. La peinture de Van Gogh serait – si l’on veut bien accepter les impressions verbales combinatoires – une « macération-frissolé ». Celle de Birolla serait elle une « macération-gargouillement ». Le mouvement de Van Gogh est circulaire, en surface ; celui de Birolla est un bradyséisme : la toile semble respirer sous la peinture, gonfler et dégonfler lentement, presque imperceptiblement.

Cette maturation dont on devient les témoins, en adoptant un point de vue historique, est un véritable processus chimique. C’est un grand mélange qui grouille, qui réagit. La caricature est dedans, le conte populaire est dedans, le paysage est dedans. C’est une marmite, un chaudron.

Cette peinture généreuse finit par avoir quelque chose d’agréable, voire de confortable, même si une certaine mélancolie imprègne la rétine. C’est le plaisir de la peinture elle-même qui est, non pas le sujet, mais le moteur de cet art, c’est le plaisir de la création en tant que pratique quotidienne, en tant que pratique populaire.

Birolla, Gvidon – Vers la messe – huile sur toile, 52 x 53,5

Conclusion : redécouvrir les arts oubliés

Ce n’est donc pas tant dans la rupture, que dans une continuité repensée, que s’inscrit Birolla, avec les peintres du groupe Vesna. C’est un expressionnisme, bien plus qu’un post-impressionnisme. L’impressionnisme est la marque de la domination de l’Europe de l’ouest sur le reste du monde, il est marqué par le Positivisme, par les sciences, par la commande privée, bourgeoise, et par un dernier idéal.

L’art slovène, du groupe Vesna notamment, de Birolla en particulier, est d’une originalité complète, tirée des influences particulières et des aspirations locales. Nous en ignorons tout ou presque en France. Et quand une exposition – déjà ancienne pour celle du Petit Palais (2013) – lui est consacrée, la seule chose sur laquelle on insiste, l’angle d’attaque qu’on adopte, est celui des ressemblances avec l’art français. On comprendra mieux un jour en quoi cela est irritant, sinon triste. Plus qu’un (post-)impressionnisme, c’est un Symbolisme sans équivalent, singulier, qui s’offre à nous. C’est dans ce sens-là qu’il faudrait investiguer. Un Symbolisme Populaire, si l’on comprend que « populaire » ne signifie pas ici « issu du peuple » ou « flattant les goûts du peuple », mais plutôt « refusant les canons institutionnels » à la faveur des impressions communes, des techniques et des goûts du quotidien. C’est un art populaire : l’expression domine la réflexion, mais elle n’en est pas dénuée. L’expressionnisme est, dans ce sens, la marque du « peuple ». Gvidon Birolla est de ce côté-là.

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Références

Sur la vie de Gvidon Birolla, c’est le site Gorenjci.si qui nous a fourni la plus grande partie des informations : http://www.gorenjci.si/osebe/birolla-gvidon/1142/

Les références bibliographiques données en bas d’article sont les suivantes :

« F. Stele: Slovenski slikarji, Ljubljana 1949

F. Šijanec: Sodobna slovenska umetnost, Maribor 1961

J. Čopič: Gvidon Birolla, Ljubljana 1953

F. Mesesnel: Umetnost in kritika, Ljubljana 1953

E. Cevc: Birollove ilustracije Gregorčičeve “Oljki”, Dom in svet 1944, str.150-152
K. Dobida: Slikar Gvidon Birolla, Novi svet 1952, št. 1, str. 468

A. Pavlovec, Gvidon Birolla : ob razstavi v Loškem muzeju v počastitev njegove osemdesetletnice, Loški razgledi 1961, str. 103-111

Kamniti most, Škofja Loka 2011 »

Nous nous référons également au catalogue de la Narodni Galerija :

One Hundred Works of Art of the National Gallery of Slovenia, 2016

On trouvera sur le site du musée des informations en anglais : http://www.ng-slo.si/en/search?q=gvidon+birolla

Sur l’exposition du Petit Palais, le pdf est disponible ici : https://www.rodolphe-gauthier.com/Petit-Palais-peinture-slov%C3%A8ne.pdf

Les illustrations présentes dans cet article sont des reproductions (libres de droit, comme il se doit) d’œuvres de la Galerie Nationale de Ljubljana.

(Juin 2016)